1Les réceptions organisées en l’honneur des acteurs coloniaux constituent un autre volet de l’appropriation de la geste impériale. Ces manifestations qui, par vocation, sont des monstrations, ne peuvent être étudiées que de l’extérieur et à partir des bribes que les contemporains ont retenues – bribes indiquant le sens qu’ils ont privilégié. La relation de ces fêtes doit par conséquent interroger le visible et l’ornemental, « les représentations, [les] images matérielles ou mentales, [qui] font figure d’accompagnement de l’élément actif »1 afin de dégager ce qui doit être montré, à la fois dans une perspective pédagogique – dire le sens – et mémorielle – ce qui doit être consigné par et pour la collectivité. La démarche suggérée par Alain Corbin consistant à analyser les « modalités d’énonciation des valeurs qui fondent la portée pédagogique ou militante de la manifestation, qui traduisent la visée de conversion ou, plus simplement, de pénétration de la société par capillarité »2, permet de dégager les valeurs montrées en ces circonstances.

1893, LE RETOUR DU TCHAD DU HÉRAUT DU RENOUVEAU : LOUIS-PARFAIT MONTEIL

2Dans le Limousin, le cycle des célébrations est ouvert par la réception de Louis-Parfait Monteil à son retour du Tchad en 1893, inaugurant une pratique qui perdure au moins jusqu’en 1901. D’abord reçu à Paris par les sociétés d’originaires, l’Association corrézienne et la Ruche corrézienne, la réception parisienne3 du 2 février 1893 est un moment de glorification du renouveau de la France doublé d’une manifestation de la concorde sociale. Elle a lieu dans les locaux de la Société de géographie en présence des généraux Henri Brugère, Jean-Baptiste Billot et de Martinie, des sénateurs Arthur Le Cherbonnier et Léonard de Sal, des députés Édouard Delpeuch et Michel Labrousse, de Robert de Lasteyrie, membre de l’Institut, de Descubes, chef adjoint au ministère des Travaux publics, de Félix Vintéjoux, examinateur à Saint-Cyr et du comte d’Ussel, tous originaires de Corrèze.

3La visée éducative ou militante, la pénétration des valeurs « coloniales » se dégagent des deux discours qui ont retenu l’attention de La République de Corrèze : ceux des deux présidents d’associations d’originaires : Le Cherbonnier, président de la Ruche corrézienne et Isidore Roche, président de l’Association corrézienne et deux poèmes écrits pour la circonstance, celui d’Henri Deloncle, rédacteur du Parti National et celui de l’abbé Joseph Roux. Ces différents orateurs, quoique partageant à certains moments des points de vue identiques, développent des thématiques différentes. Un premier thème se dégage des discours : celui de l’exploration coloniale comme expression du renouveau de la France.

4Dans le discours de Le Cherbonnier, la dimension politique – quoique minorée – est présente alors qu’Isidore Roche axe son intervention davantage sur les valeurs reflétées par le périple de Monteil. Le Cherbonnier, après s’être excusé de la modestie de la réception placée sous le signe de la cordialité et de la rencontre familiale, organise son intervention de la sorte : la célébration de l’ami et du Corrézien et, dans un deuxième temps, le personnage national. Cette deuxième étape insiste sur sa carrière militaire puis sur sa contribution à la conquête de l’Afrique, replacée dans l’histoire européenne où « chaque nation cherche à arriver la première dans ces régions inexplorées ». C’est donc Monteil, désigné par son « passé » qui est chargé de « la périlleuse mission d’aller planter le drapeau français sur les rives du lac Tchad. »4

5La suite de l’intervention d’Arthur Le Cherbonnier reproduit le credo colonial justifiant les explorations africaines : la recherche de débouchés commerciaux associés à l’expansion économique et à l’extension de l’influence française. Le rappel des épisodes de l’exploration et de la « disparition » de Monteil, réveillant le souvenir de la mort de Marcel Treich-Laplène5 intervenue en 1890, ainsi que l’éloge du « modèle de colonisation français » illustré par Monteil au cours de son périple, complètent son discours.

6Le thème du modèle de colonisation, défini par la générosité, le caractère pacifique inspiré des « idées de tolérance, de progrès, de civilisation et […] du génie même de la France »6, emprunté à un précédent discours d’Eugène Étienne, fait écho aux débats sur les capacités colonisatrices de la France et sur la nécessité de la doter d’un nouvel empire colonial comme en témoigne sa reprise par différents intervenants. La « colonisation aimable », présentée par ces quelques vers composés par Henri Deloncle, repose sur la vocation universelle de la France dont les valeurs sont rassemblées dans la personne de Monteil :

« Vous qui, parti pour vaincre, avez su n’apparaître/A ces peuples obscurs que par votre bonté/Ayant tout d’un apôtre et n’ayant rien d’un reître/Et qui nous rapportez un continent dompté. »7

7Cette « colonisation aimable » fait immédiatement surgir la figure de Brazza. Son exemple n’est pas explicitement mentionné, mais le modèle de l’explorateur au service de la France et le modèle de colonisation caractéristique du « génie français » esquissés par Le Cherbonnier lui emprunte un certain nombre de traits. Ce qui laisse à penser que les orateurs, et une partie de la société française, ont fait leur ce modèle dont la genèse est située par Jules Dutreuil de Rhins à l’exploration de Savorgnan de Brazza en 1875 qui a imposé une « conception nouvelle [impliquant] l’établissement définitif de relations avec les noirs et toutes les conséquences qu’elle entraîne. »8 Savorgnan de Brazza, écrit l’auteur, « n’avance pas en explorateur scientifique ordinaire » qui parcourt un territoire « sans se soucier de l’impression qu’il laisse là où il ne reviendra plus ». Tout au contraire « il ne passera d’un village à un autre, d’une tribu à la suivante qu’après avoir créé, entre lui, entre la civilisation qu’il représente et les populations nouvelles, chez lesquelles il séjourne aussi longtemps qu’il est nécessaire, des relations amicales et des liens d’intérêt bien difficiles à rompre. »9

8Propos reproduits presque mot pour mot par Arthur Le Cherbonnier louant l’attitude de Monteil qui a « appris à leurs chefs à aimer et à respecter le nom de notre patrie », ayant fait « une œuvre incomparable » « sans coup férir » et su « négocier des traités de commerce et d’amitié avec les nations […] visitées » par son « habileté et [son] intelligente diplomatie »10.

9L’allusion au « modèle de colonisation » de Brazza n’est à aucun moment explicite11 lors de cette réception mais la récurrence du thème souligne la « visée de conversion » : il témoigne de la renaissance de la France qui a rompu avec le modèle d’Ancien Régime mais a néanmoins retrouvé « sa » tradition coloniale constitutive de son identité. C’est le sens de l’hommage que rend Arthur Le Cherbonnier à Louis-Parfait Monteil qui a « continué les traditions séculaires qui nous appellent en Afrique »12 qui serait une compensation « des colonies perdues »13 selon l’argument déployé par les propagandistes pour soutenir l’expansion coloniale.

10Tant il est vrai qu’« à l’immense domaine colonial que le xviii^e siècle a perdu, le xix^e siècle peut en substituer un nouveau, moins grand sans doute, moins varié, mais considérable encore », avait affirmé Paul Leroy-Beaulieu en 1891. Ce dernier, s’interrogeant sur l’éventuelle reproduction au xix^e siècle des « fautes du xviii^e », se rassure à l’idée que « notre pays fournit à l’heure actuelle des aventuriers aussi originaux et aussi audacieux qu’il y a un siècle. »14

11La nostalgie du premier empire colonial ainsi que l’affirmation d’un « modèle colonial français »15 réaniment la rivalité franco-anglaise qui affleure dans le discours de Le Cherbonnier quand il évoque Stanley, désigné par l’expression « certains voyageurs étrangers ». Cette évocation renvoie de la sorte à une figure doublement symbolique : celle de l’adversaire déloyal de Savorgnan de Brazza et celle de l’Angleterre, la rivale dans le « scramble » africain. Cette allusion porte-t-elle la trace d’une anglophobie ? Selon Henri Brunschwig, les Français de la Troisième République « n’étaient ni anglophobes ou anglophiles, mais Français et volontiers xénophobes »16. Dans le cadre de cette réception, la plupart des orateurs ont adopté l’attitude de réserve de la diplomatie française mais dans d’autres textes contemporains, des traces de la rivalité sont clairement exprimées, tout particulièrement par l’abbé Joseph Roux dans la strophe de son poème publié le 15 avril 1893 :

« Que trouva Cartier ? Une terre./Pour la France ? Pour l’Angleterre./L’Anglais triche toujours, partout ;/Mais toi tu lui jettes atout ! »17

12S’il faut relativiser l’anglophobie, l’insistance de Le Cherbonnier à montrer la violence des méthodes de colonisation de Stanley vient renforcer, à tout le moins, les arguments en faveur des revendications françaises en Afrique contrecarrées par celles des Anglais. Le récit suivant de Monteil, paru en 1896, penche en faveur de cette interprétation. Faisant une digression dans son récit, lorsqu’il aborde la question du coût de l’opération, soit 80 000F, l’explorateur rappelle en ces termes l’état de l’opinion à son retour :

« Depuis mon retour en Europe, on a fait souvent la comparaison […] entre les moyens tout pacifiques et de persuasion que j’avais employés pour effectuer mon voyage et ceux mis en œuvre par Stanley. On a louangé ma modération en l’opposant à la violence du grand voyageur américain. On a fait ressortir que j’avais rempli le véritable but humanitaire que l’Européen doit avoir en pays Noir [sic] : ouvrir des voies pacifiques que la civilisation empruntera plus tard pour faire disparaître la barbarie, à l’inverse de Stanley, lequel n’a fait qu’une trouée sanglante qui s’est refermée après son passage, laissant les populations terrorisées, devenues hostiles aux blancs qui avaient semé parmi elles la mort et la désolation. »18

13Ce « modèle français », défini par rapport au modèle anglais, devient un argument moral en faveur des droits de la France à coloniser, opposés à la volonté d’expansion de l’Angleterre. Les allusions à la perfidie de l’Angleterre – en particulier les tentatives de la Royal Niger Company de contrecarrer les ambitions françaises – associées à l’exposé de la « méthode Stanley », le succès de la mission Monteil qui se traduit par une modification du tracé initial de la ligne Say-Barroua au profit de la France19 sont autant de manifestations que la France a fait ses preuves. Le périple de Monteil réalise le dessein impérialiste défendu par Eugène Étienne de réunir en un tout les possessions françaises de l’Atlantique au Tchad en attendant la jonction Méditerranée-Congo. Monteil devient ainsi aux yeux du groupe qui l’accueille le « messager de l’aurore future » après le Recueillement imposé par la défaite de 1870, selon Deloncle, car, poursuit-il, « Ton geste ouvre l’Afrique à nos essors nouveaux »20.

14Compte tenu de l’actualité, ce propos peut effectivement être interprété comme un plaidoyer en faveur de la conquête de l’Afrique centrale qui permettrait à la France de stopper l’expansion anglaise qui menace les espaces qu’elle convoite. En effet, depuis 1892, Sir Gerald Portal avait été envoyé au Bouganda ; le Soudan, détaché de l’Égypte, était l’objet des convoitises anglaises, ce qui contrecarrait les manœuvres de la France, représentée par Victor Liotard dont la mission, depuis 1891 en Oubangui, consistait à « poser les jalons d’une « marche au Nil »21. Mais la suite du poème (« Tu pensais à ton frère, à l’exilé Binger22,/Et ton cœur s’inclinait vers l’Alsace-Lorraine./Reçois au nom des morts un long salut ici./Metz qui pleure et Strasbourg qui croit-on dit : Merci ! »23), associant explicitement l’expansion coloniale et la Revanche, nous ramène au thème central, le renouveau de la France : moral, politique mais aussi économique ainsi que le rappelle Le Cherbonnier qui duplique la croyance entretenue par le Comité de l’Afrique d’un Eldorado africain qui viendrait au secours de l’Europe24. La situation nationale plaide en faveur de la poursuite de l’expansion : les difficultés économiques et la concurrence des pays neufs, dont celle des États-Unis, ravivent l’espoir d’une force économique d’appoint venant au secours de la France et de l’Europe, concurrencées par ces pays qui disposent d’immenses territoires, concurrence à l’origine du vote de la loi Méline de 1892. La « visée militante » est présente mais ne concerne pas exclusivement l’idéologie coloniale ou, plus exactement, la question coloniale permet d’interroger le devenir de la société française dans l’expression de son renouveau.

15Dans ce cadre festif, ce procédé mis au service des problématiques régionales se déploie dans sa dimension nationale lors des interventions d’Isidore Roche et de l’abbé Roux mais leur double appartenance est aussi mobilisée dans ces retrouvailles fraternelles25. L’exploration coloniale, mais pas exclusivement, apporte la preuve d’un renouveau provincial et dément l’idée d’une « décadence »26 de la petite patrie, la Corrèze. Ce thème est explicite dans un poème de l’abbé Joseph Roux, déclamé le jour de la réception, dans lequel est reconstitué l’itinéraire de Monteil de l’Afrique à Tulle, son exploit, valorisé par l’échec de la mission Flatters et la rivalité avec Stanley et, enfin, l’hommage au Limousin terminant le poème. Filant la métaphore de la récolte abondante et attendue, le poète se félicite « des moissons promises » de « la terre limousine » qu’il célèbre en ces termes : « Entre tes bras et sur ton giron,/Quelle splendide gerbe joyeuse/Tout enrubannée, forment tes fils »27.

16La suite nous éclaire sur la composition de cette gerbe : Joseph Roux fait défiler la fresque des grands hommes en choisissant le seul exemple de l’Armée28 à laquelle il intègre Louis-Parfait Monteil, enfant du pays et Français, ainsi présenté :

« Monteil, tu as double droit d’être de leur compagnie/Tu viens d’ajouter un monde à la mère-patrie,/Tu viens de récolter, au prix de quels efforts !/Vingt peuples étrangers ! »29

17À la visée pédagogique et militante, il faut ajouter la signification sociale et politique de la « fête coloniale » qui est d’abord un moment de rassemblement de la communauté pour célébrer un événement extérieur à l’histoire nationale. La célébration de l’événement est indissociable de celle de l’homme. L’expansion coloniale représentée ici dans sa phase non militaire – puisque l’explorateur est défini dans son acception originelle, celui qui précède la colonisation et qui ouvre la voie à la colonisation – a ce pouvoir fédérateur. Pour Isidore Roche, le président de l’Association corrézienne, l’exploration coloniale est une opportunité de valoriser et de célébrer des :

« dévouements nobles, généreux et désintéressés qui nous procurent une salutaire et réconfortante diversion aux écœurantes amertumes dont nous abreuve notre fin de siècle, et qui affermissent notre foi inaltérable dans la robustesse vitalité [sic] de la France, et dans sa passion invétérée de la gloire et l’honneur. »30

18Pour Arthur Le Cherbonnier, la célébration a une vertu de réconciliation, car « au milieu des tristesses des heures présentes, c’est un spectacle réconfortant, pour quiconque aime son pays, que celui de cette œuvre patriotique que vous avez si heureusement accomplie et vous couvre d’une gloire pure et sans tache. Tous les Français de quelque parti qu’ils se réclament sont fiers de votre œuvre »31.

19L’événement colonial, diversion et réconfort moral, renvoie à une thématique connue : la colonisation comme exutoire des passions – politiques ? – françaises et plus précisément, c’est l’événement politico-militaire qui sert d’élément fédérateur. En effet, dans les hommages rendus à l’explorateur, les qualités qui sont soulignées par les orateurs accentuent sa force morale. Pour Le Cherbonnier, la « vigueur morale » qui caractérise l’explorateur tient pour une part à la formation militaire dispensée par « la grande école de l’armée » et, pour une autre part, au « sentiment élevé du devoir, si puissant dans les âmes fortement trempées » ainsi qu’au « souvenir de la patrie [au] souvenir de la France »32. Dans le discours d’Isidore Roche, la dimension patriotique n’est pas absente, mais il préfère retenir le sens du sacrifice et de l’apostolat que représente la fonction d’explorateur :

« Nous devons, à coup sûr, des manifestations exceptionnelles de gratitude à ces missionnaires laïques qui, eux aussi, au péril de leur vie, consacrent de nombreux et longs mois dans les contrées les plus lointaines, à faire respecter et aimer le drapeau national et qui préparent ainsi à notre commerce de nouveaux débouchés pour l’exportation de ses produits. »33

20Dans ce dernier discours, le thème du sacrifice débarrassé de sa dimension religieuse, privilégie le dévouement et l’abnégation à la cause du Progrès : « cette philosophie sublime, marque distinctive des cœurs d’élite, qui vous inspirait l’autre jour cette parole profonde : “toute idée de progrès a son martyrologue” »34.

21La personne de l’explorateur rassemble des valeurs positives et elle porte en germe une nouvelle période : à ceux qui se lamentent de la décadence française, Monteil apporte la preuve de la vitalité de la Nation, dont il est une particule. Il apporte en effet la preuve que l’Armée – grâce à l’expansion coloniale ? – a accompli la réforme morale nécessaire à la France depuis la Défaite et peut être encore nécessaire dans le contexte de la crise des institutions générée par le scandale de Panama. L’analyse de la place de l’Armée dans la société que propose Raoul Girardet dans La Société militaire de 1815 à nos jours trouve dans cette situation une illustration. Les projets des réformateurs visant à transformer l’Armée en école de formation civique pour prévenir les débordements révolutionnaires sont reformulés dans des termes identiques à ceux du marquis de Chasseloup-Laubat en 187235. L’Armée au-dessus des partis, redevient le lieu de la concorde et de l’unité nationale36 assène Henri Deloncle dans son poème :

« À ce peuple enfiévré de doute et de querelle,/Votre présence donne une raison d’avoir, [sic]/Vers la Concorde à nos aïeux si naturelle,/L’ample tressaillement du retour d’un devoir. […]/Car vous avez servi, hors des partis sans nombre,/L’armée indivisible et les faisceaux profonds/De ces drapeaux dont les partis ne sont que l’ombre/Et tous dans votre orgueil conquis nous triomphons. »37

22Le recours à un temps passé où aurait régné « une concorde naturelle », la transformation de l’exploration en action missionnaire, empruntant une thématique religieuse, autant de thèmes qui inscrivent cette fête dans une problématique conservatrice. L’expansion coloniale devient, pour ce groupe, un lieu de rénovation sociale qui transcende les luttes politiques partisanes. C’est aussi un lieu de rassemblement autour d’un idéal collectif qui redonne du sens à « la communauté » ressoudée. Elle permet aux « cœurs d’élite » de se réaliser : c’est le lieu où la hiérarchie déterminée par l’excellence, manifeste dans l’action individuelle, trouve un cadre idéal. L’expansion coloniale offre ainsi l’opportunité d’une synthèse entre l’individualisme et l’appartenance à une communauté. Le catholicisme, ciment des sociétés « traditionnelles », est remplacé par une religion laïque, le Progrès ou la Civilisation.

23Mais la fête est aussi l’occasion de rassembler la communauté corrézienne. D’où l’insistance de Le Cherbonnier à souligner l’unanimité qui a prévalu lors de l’organisation de la fête à laquelle « tous [ses] compatriotes sans exception ont tenu à assister »38 et qui réunit tous les représentants du département. Ce rassemblement, replacé dans l’histoire de ces associations d’originaires qui cherchent à garder les liens avec le milieu régional, souligne la concordance des intérêts entre les « exilés », accusés de déserter le pays, et ceux qui y sont restés39. L’explorateur fait ainsi le lien entre la communauté d’originaires parisienne et celle restée en Corrèze apportant, par sa « glorieuse expédition », la preuve que les migrants contribuent autant que les sédentaires à répandre « sur la petite patrie limousine […] du pur et vif éclat »40. La célébration en commun d’un enfant du pays constitue par conséquent un moment de concorde sociale pour la colonie limousine mais aussi, de manière extensive, pour la communauté.

24Alors qu’à Paris, le credo colonial reconstitué par Raoul Girardet et Charles-Robert Ageron structure les discours, d’autres lectures de la « fête coloniale » surgissent en province. Le 8 mars 1893, la réception de Monteil à Limoges par la Société Gay-Lussac, précédant celle de sa ville d’origine, Tulle, est marquée par une conférence suivie d’un banquet. Cette festivité crée ainsi l’opportunité de présenter en plusieurs tableaux l’identité régionale, telle qu’elle est conçue par les initiateurs de la manifestation. Le souci de la mise en scène est patent et est minutieusement reconstituée par la presse corrézienne qui relate ce moment festif.

25Monteil est reçu sous un chapiteau dont les poutres ont été garnies d’oriflammes, les colonnes recouvertes de « trophées de drapeaux posés sur des draperies rouges et surmontés de gerbes de sabre avec écussons aux initiales de l’explorateur ». « Les différentes entrées sont tendues également de lames de sabres entrelacées formant des M et encadrant des trophées placés avec goût ». L’estrade, « garnie d’une tenture de velours vert dont les côtés se dissimulent derrière d’immenses plantes de serre, d’où émergent deux jolis palmiers », est surmontée « d’une superbe croix de la légion d’honneur faite d’une multitude de pièces d’armes »41.

26La conférence est suivie d’un banquet de 200 couverts offert par souscription dans une salle décorée. À l’arrière de Monteil a été placé un « vaste panneau décoratif représentant une croix de la légion d’honneur, qui entourait l’émail de Louis Bourdery, destiné à perpétuer pour le commandant le souvenir de son passage à Limoges »42. La description de l’émail, reproduite par Le Conciliateur (journal de Tulle) explicite les significations du don :

« L’émail aura la forme d’un grand médaillon ; il présentera une sorte d’autel de l’art limousin, couronné par un [illisible] évoquant la pensée de la plus belle de nos industries contemporaines. À droite et à gauche se trouveront deux [illisible] enfants. L’autel porte le vieil écusson de Limoges, et le buste de Saint-Martial, symbole séculaire de l’affranchissement de la commune et le chef au fleur de lis de France qui récompense du patriotisme de nos pères aux jours les plus sombres de la Guerre de Cent Ans. À droite du motif principal est jetée une branche de laurier ; en haut, à gauche, on [voit] ces mots : Au commandant Monteil, ses compatriotes limousins, 1893. Le sujet et les accessoires se détacheront en tons éclatants sur un fond de coloris chaud et profond. »43

27L’ornemental et le cérémonial confondent histoire locale et identité régionale avec un hommage à l’Armée : l’émail offert à Monteil est un condensé de l’identité locale. Le recours au saint limougeaud, Saint-Martial, peut être compris comme un retour aux origines, la relation aux saints des Limousins, écrit Louis Perouas, étant une manifestation de leur « attachement aux racines, à l’ancêtre »44. La figuration sur la médaille de l’art limousin (les arts du feu) renvoie aussi aux origines et à l’identité locale. En effet, si le rayonnement de l’émail de Limoges est reconnu, l’origine de la technique a fait débat et a été située en Allemagne, à Byzance et c’est finalement Ferdinand de Lasteyrie qui a tranché en faveur d’une origine « nationale » en apportant les preuves historiques de l’existence de la technique chez « les populations voisines de l’Océan » rapporte Joseph Nouaillac45. L’hommage militaire n’échappe pas au filtre identitaire. L’émail vise aussi à perpétuer le souvenir du patriotisme limougeaud qui remonte, selon le commentateur, à la Guerre de Cent ans et plus précisément au sac de Limoges en 1370 par le Prince Noir suite à la reddition de la cité, épisode qui marque ainsi le rattachement de la ville à la France. La conquête coloniale prolonge donc la tradition de patriotisme et c’est l’institution militaire, dont Monteil est le représentant, qui symbolise l’attachement à la Patrie et le subsume. Nous retrouvons le thème, déjà évoqué, du lien entre l’Armée et le patriotisme qui fait passer au second plan la thématique strictement coloniale, évoquée peut-être par le palmier mais qui semble davantage servir de borne entre l’espace colonial et la région dans laquelle la fête réintègre l’enfant du Limousin. La composition du réseau à l’origine de l’initiative n’est pas étrangère au sens donné aux retrouvailles. Dans la sociabilité qui a organisé la fête se trouve le docteur Raymondaud qui a vécu en tant que médecin la guerre de 1870. Cette fête est avant tout un moment d’autocélébration de la région n’ignorant pas le cadre national mais l’espace colonial n’est qu’une abstraction sur laquelle est projetée l’image de la collectivité.

28À Tulle, le thème festif est davantage politique : la rencontre se place sous les auspices de la République. Selon le compte-rendu du Messager de Corrèze du 12 mars 1893, malgré les démarches de Monteil auprès du maire radical de Tulle Jean Tavé, la réception que la ville voulait organiser à son arrivée est repoussée. La réception de Tulle, réplique de celle organisée par la ville de Triel en Seine-et-Oise en l’honneur de l’adjudant Badaire, compagnon de Monteil, est envisagée dès le 6 janvier 1893, mais elle n’est effective que le 29 juillet.

29Le Messager de Corrèze, particulièrement impliqué dans le projet, se prononce le 6 janvier en faveur d’une « personnalité non politique » pour animer la « commission préparatoire »46 afin d’écarter la municipalité et son maire, En outre, il semble souhaiter donner un caractère « privé » à la manifestation. Certes, l’arrivée de Louis-Parfait Monteil se place en début des préparatifs de la campagne législative mais l’accusation « d’apathie » du maire est aussi consécutive à son manque d’initiative qui contraste avec l’enthousiasme d’une partie du conseil municipal, dont l’adjoint au maire, Condamine, ayant voté six mois plus tôt la remise d’une médaille commémorative47. Son indifférence a ainsi permis à Limoges d’avoir la « priorité » »48 sur Tulle. Le caractère différé de la fête, objet de griefs, ne doit pas être minoré et les organisateurs de la fête n’attendent pas « moins de l’esprit éclairé et du patriotisme de notre ville »49.

30La réception a lieu au théâtre où Monteil donne une conférence suivie du banquet offert par souscription sans toutefois faire l’objet d’une grande publicité dans les journaux corréziens : seul Le Messager de Corrèze du 2 août 1893 relate dans ses grandes lignes la rencontre. Les discours n’ont pas été reproduits mais nous avons la mention des toasts portés ainsi que la composition du Comité d’organisation. Il réunit des personnalités politiques, militaires et civiles50. La présidence d’honneur est réservée au préfet M. Roger et au général Brunet, la présidence effective est assurée par le maire de Tulle, Jean Tavé. Malgré le faible enthousiasme du maire, la cérémonie a lieu en sa présence et celle des conseillers municipaux. Les notabilités civiles et militaires ont répondu à l’invitation : le préfet, le directeur de la Banque de France, le trésorier-payeur Gerville-Réache, les chefs des services départementaux et l’inspecteur d’académie. Le journal mentionne la présence d’avocats et de notaires sans préciser leur identité mais aucun député n’est cité. La fête, qui se veut « toute corrézienne et patriotique » est aussi, de par la composition de l’assistance, une fête républicaine. Cependant, les toasts portés et les comptes-rendus qui ont été donnés étalent toute la variété des convictions républicaines. Le maire, qui assure la présidence, ne fait à aucun moment mention dans son discours de l’aspect militaire. Il rend hommage à l’explorateur mais en insistant sur la dimension scientifique de son exploit :

« Il va bientôt, infatigable champion de la science et des intérêts français, lui donner un pendant digne de sa renommée. Puisse le souvenir de nos sympathies et de nos encouragements le soutenir et le réconforter loin de sa terre natale. »

31La partie de son discours qui rend hommage aux qualités de l’homme tranche avec les thématiques militaires exprimées à Paris et soulignées à Limoges :

« Grand de son isolement, fort seulement de son énergique volonté, de son amour pour la patrie et de sa foi dans sa destinée, il s’enfoncera à nouveau, au milieu de dangers de toutes sortes, dans les profondeurs du continent africain. Qu’il soit remercié au nom de tous d’avoir voulu se retremper au sein de notre amitié pour y puiser de nouvelles forces avant de marcher à de nouveaux périls et aussi, j’en suis certain à de nouveaux triomphes. »51

32Le regard sur l’explorateur est apolitique et révèle une philosophie républicaine fondée sur le mérite personnel. L’homme n’est pas le produit d’une institution, l’Armée par exemple, mais le fruit de sa seule volonté. Son exploit ne répond à aucune mission morale ou mystique mais est ramené dans le champ de la rationalité économique. La démarche républicaine du maire est poursuivie par le receveur buraliste qui rend hommage dans son discours à la République. Mais, si le maire ne souhaite pas honorer l’exploit du militaire, ce n’est pas le cas du deuxième adjoint au maire, Lefebvre, qui lève son verre à l’Armée. Le dernier intervenant signalé, le rédacteur du Messager de Corrèze, Léon Gorse, prenant la parole au nom de la presse et des « jeunes », préfère tirer les enseignements pour la jeunesse et valoriser l’exemple d’abnégation.

33La réception est aussi un moment de rencontres avec « d’anciens coloniaux », tel Gerville-Réache que Monteil avait connu à Tahiti, et de retrouvailles avec la communauté. Le journal signale qu’à la fin du banquet Monteil demande une chanson limousine mais ce fait est à prendre avec circonspection : toutes les réceptions comportent le passage obligé de la prise de parole en langue limousine ; que la demande émane de Monteil, selon le compte-rendu, marque ainsi le rappel de son appartenance à la communauté.

34À Tulle, la réception connaît un développement politique en dépit des efforts du maire pour la maintenir en dehors de cette sphère. C’est en marge de la réception que les thématiques que nous avons déjà rencontrées à Paris sont développées. À partir du 30 juillet, Léon Gorse donne la mesure de ses convictions. Le rédacteur en chef du Messager de la Corrèze invite Louis-Parfait Monteil à prendre part aux responsabilités politiques. Ce journal, ayant le mieux couvert le retour de Monteil, propose :

« À ce vaillant, à ce brave, à ce véritable Grand Français [sic] ne trouvera personne pour dire : commandant, restez-nous longtemps ; commandant, restez nous toujours […] laissez un autre – et il ne manque pas, Dieu merci, d’officiers, dans notre armée pour risquer leur vie –, laissez à un autre, la tâche nouvelle et si audacieuse que vous avez acceptée sans hésiter. En France, vous pouvez être utile à la France et précieux pour ses colonies. »52

35Les propos de Léon Gorse présentent une parenté avec ce qui a déjà été évoqué à Paris : hommage à l’Armée et à l’homme en particulier. L’hommage qui est rendu à Louis-Parfait Monteil est celui rendu à l’explorateur selon le triptyque suivant : « [L’explorateur] savant, le soldat intrépide, le hardi pionnier de la civilisation ». Ces qualités en font un homme providentiel particulièrement utile dans un contexte troublé, autre variante de l’image du militaire ou de l’acteur colonial. L’expérience militaire et coloniale, qui ne doit pas être dissociée, devient un atout politique que Léon Gorse souhaite mettre en valeur :

« Notre politique coloniale quoique confiée à des mains habiles […] n’en souffre pas moins d’à coups fréquents qu’une expérience plus complète des hommes et des choses de nos colonies éviteraient certainement ou rendrait plus rares. Cette expérience, L. Monteil la possède, à cette heure, comme aucun autre homme en France. »53

36Or si nous nous reportons aux récits publiés dans la presse locale, cette expérience a permis à Monteil, sans violence mais avec fermeté, d’obtenir des accords. C’est l’image du meneur d’homme, du diplomate capable de recueillir l’adhésion de populations « sauvages, indociles, méfiantes ». Tout ce qui précède atteste de la constitution de cette représentation. Le compte-rendu du récit de voyage, qui est antérieur à la réception parisienne, vient confirmer la représentation qui s’est mise en place :

« De Bamako à Saï [sic : Say], le commandant Monteil accompagné d’un seul Européen […] et de quelques porteurs presque sans armes […] ne craignant pas d’occuper son temps en d’interminables palabres avec les chefs de la région […] usant de la plus grande patience, s’attachant non à effrayer, mais à convaincre, non à faire craindre, mais à faire aimer le nom de la France. Dans certaines régions, il a su se faire accueillir non seulement avec estime, mais avec enthousiasme. Parfois fêté, souvent amicalement reçu, toujours respecté, il acquit auprès des indigènes une popularité et une autorité telles que les défiances tombaient d’elles-mêmes et que les indigènes furent les premiers à lui ouvrir le chemin qu’il cherchait. »54

37Dans le contexte du scandale de Panama et dans celui des suites du boulangisme55, réactivé dans la campagne électorale de 1893 à Tulle, Monteil, qui a su amadouer ces populations « barbares », n’est il pas l’homme capable de remettre de l’ordre en France où, nous dit Léon Gorse, il serait très utile ? N’est-il pas l’homme providentiel qui serait au-dessus de la mêlée ? À l’appui de sa proposition, Léon Gorse rappelle la ferveur populaire lors de l’arrivée de Monteil « On se souvient combien fut immense, spontanée et touchante, sous la froide pluie de décembre, l’explosion d’enthousiasme qui se manifesta à la gare de Tulle. »56, ferveur qui lui donne ainsi l’onction populaire et la légitimité. La carrière nationale que lui souhaite Léon Gorse n’est qu’un aspect des projets fomentés par quelques-unes, au nombre desquels il se trouve. Le Messager de Corrèze s’est chargé de la publicité en faveur de la candidature de Monteil aux législatives. Le 2 août, ce journal rend compte d’une rumeur colportée sur le champ de foire de Tulle portant sur une candidature républicaine de Monteil dans la circonscription de Tulle-sud. Le journal s’empresse de préciser que celui-ci a l’intention non pas de « se jeter dans la mêlée électorale » mais de « demander à ses compatriotes leurs suffrages corréziens », l’équivalent de l’acclamation populaire en quelque sorte. Feignant d’être mal informé, le rédacteur de la nouvelle, présentée en caractères gras, reste persuadé que le but ne saurait être qu’« honorable et patriotique ». Le 4 août, le journal confirme les intentions de Monteil qui, dans un entretien, répond qu’il « est un moment où le pionnier […] doit savoir se soustraire aux charmes des aventures pour devenir organisateur et pour faire prévaloir ses idées et exécuter ses plans qu’il a pu concevoir »57. Le journal termine le compte-rendu de l’échange en précisant que, pour Monteil, le choix d’une circonscription ne se pose pas ; le journal de renchérir en rappelant qu’à Limoges, sa candidature serait bienvenue « Pourtant si la journée de demain pouvait empêcher jusqu’à la possibilité d’un pareil malheur [son départ et sa disparition], nous croyons que la Corrèze et que Tulle auraient bien mérité de la France. »58

38Le passage de Paris à la province a ainsi modifié les significations de la fête : dans la capitale, les thématiques coloniales ont été davantage mobilisées sans pour autant gommer le fait qu’elle a été aussi un instrument au service des stratégies des sociétés originaires. En province, l’appropriation est passée au filtre du temps social transformant l’homme en figure du renouveau provincial/national et politique. Si le « légendaire colonial » n’est pas entièrement absent, cette figure a été le lieu de projection des débats de société, voire des projets sociétaux.

5 JUIN 1899 : APRÈS FACHODA, LA FÊTE EN L’HONNEUR DE GERMAIN AU SERVICE DE LA CONCORDE RÉPUBLICAINE

39Le 5 juin 1899, la fête organisée en l’honneur de Joseph Germain au lendemain de Fachoda se déploie dans le champ du politique. À cette occasion en effet, la geste coloniale est mise au service de la concorde républicaine. Certes, la reculade de Fachoda explique ce développement mais l’arrière-plan marqué par l’Affaire Dreyfus, qui a trouvé dans Fachoda un nouvel argumentaire, en a enrichi le contenu politique. La réception à Brive de Joseph Germain, second de la mission Marchand, est soumise à cette contrainte imposée par l’événement politique qui en révèle ainsi les latences. Dans ce contexte, la fête populaire décidée par la municipalité est un lieu d’observation qui, à l’image de l’événement politique qui l’a provoqué, permet de comprendre la lecture de l’événement par la communauté briviste. Ici aussi le fait colonial s’imbrique dans la trame politique « nationale » et locale et s’insère dans un réseau de faits signifiants pour la société qui ne sont plus exclusivement coloniaux. La réception réservée à Germain ne peut être dissociée de ce contexte, restitué dans ses grandes lignes ci-après et s’offre comme un nouveau témoignage de la rencontre de l’histoire « nationale » avec l’histoire « coloniale ».

40L’épopée de Joseph Germain, second de la mission Congo-Nil, s’inscrivant dans la « course au Nil »59, s’achève avec l’ordre d’évacuation de la Mission Marchand, le 3 novembre 1898, donné par le nouveau ministre Théophile Delcassé et mettant définitivement fin aux prétentions de la France sur l’Égypte. Le 2 juin 1899, l’arrivée, largement médiatisée, de la mission en France constitue cependant un moment de cristallisation de l’épopée africaine qui entre en résonance avec les questions de politique intérieure notamment l’Affaire Dreyfus. De ce fait, Fachoda atteint à nouveau l’Armée et réveille le nationalisme que le pouvoir tente de juguler, à Paris notamment. En effet, les manœuvres de la droite antiparlementaire et nationaliste ont été déjouées par le refus de Jean-Baptiste Marchand de se prêter à la surenchère politique et par l’encadrement de la mission à son arrivée à Paris le 2 juin 1899, encadrement programmé par le cabinet Dupuy60. Au lendemain de la grande fête populaire parisienne, la révision du procès Dreyfus décidée par le président Émile Loubet (élu le 18 février) se concrétise le 3 juin par la cassation du jugement de 1894.

41Ce contexte troublé, restitué par la presse régionale, encadre le retour de Joseph Germain dans le Limousin. Mais, à l’exception du Corrézien de Tulle où l’antisémitisme et l’anti-républicanisme sont réactivés, le sort de l’Armée est la préoccupation majeure de la presse régionale. Le journal de Tulle transforme la reculade de Fachoda en une victoire en dépit des « lâches politiciens ». Car, écrit Le Corrézien « En vous saluant de ses vivats enthousiastes, la France acclame son sang, sa race, son histoire, son idéal… et la belle clarté d’honneur, et la flamme sacrée d’espérance…, votre âme et la sienne. »61 Se félicitant de l’initiative de Brive en faveur de la fête, le même journal poursuit :

« Les sans-Patrie peuvent impunément écrire que tout ce qui est compté de “crapules et d’imbéciles” acclame les héros de Fachoda, que les réactionnaires arborent aux croisées des loques tricolores, que les femelles versaillaises font circuler un livre d’or de signatures escroquées, la France n’en comprend pas moins la signification des enthousiasmes populaires. Ces enthousiasmes soufflettent les vrais “imbéciles” qui ont poussé le pays dans des aventures criminelles et les vraies ‘crapules’ qui ont fait subir à des héros une capitulation inqualifiable. Voilà donc les impressions qui s’élèvent des comptes-rendus parisiens. »62

42À Limoges, deux journaux de tendance politique différente placent l’Armée, plébiscitée par le « peuple », au centre de leur compte-rendu de la réception de Joseph Germain, arrivé la veille discrètement mais rattrapé par la foule au moment de son départ pour Brive. Le journal monarchiste La Gazette du Centre du 6 juin 1899 met en exergue l’accueil populaire à l’origine des « vivats en faveur de l’armée, de Marchand et de Germain ». Il accorde une large place aux intervenants militaires venus saluer Germain, mentionnant notamment l’allocution du capitaine en retraite Langlade, des marsouins de Limoges, « un brave qui a beaucoup souffert dans les colonies », conclue par un « Vive la France ! ». La description de la cantine et du sabre de Germain : « deux précieux souvenirs que nous avons regardés avec émotion… Ils avaient été à Fachoda ! » ponctue l’hommage à l’Armée, qui n’a pas démérité selon cette source. La réaction du public, non confirmée par Le Petit Centre^,, révèle la signification donnée par le journal à Fachoda qui reste une victoire de l’Armée et une faute politique : un « Vive la République » aurait été proclamé mais, relate l’auteur de l’article, sans écho dans la foule de laquelle se serait échappé un « A bas les Parlementaires »63.

43Dans Le Petit Centre, discret sur l’Affaire, les péripéties restituées confirment le récit de la Gazette du Centre à l’exception des discours et des commentaires des réactions de la foule. Ce journal pro-colonial, comme son homologue monarchiste, ne tarit pas d’éloge sur l’exploit de la Mission Congo-Nil ayant illustré la force de l’Armée que personnifie Germain, « le digne continuateur de cette glorieuse lignée d’hommes de courage et d’action, d’héroïques officiers dont s’honore la Corrèze », renchérit René Fage.

44L’ensemble du récit de la réception communie dans le culte de l’Armée, félicitée par Langlade pour avoir accompli « d’une manière si glorieuse » « la noble mission », ce dernier étant applaudi par un « Vive Marchand, vive l’armée ». La présence des militaires, camarades de promotion de Joseph Germain venus le saluer, offre au Petit Centre l’opportunité de souligner la vitalité du militaire à travers « sa figure très expressive [qui] respire à la fois l’énergie et la douceur » » et son œil « clair et vif [et son] front large »64. Au final, Fachoda est effacé et l’exploit de l’Armée dans les colonies transforme l’équipée en une démonstration de son efficience.

45À Brive, La République de Corrèze, journal influent dans l’arrondissement, comme Le Petit Centre, ayant opté pour l’apaisement depuis la découverte du « faux Henry » en 1898, s’est prononcé le 4 septembre 1898 pour la révision du procès, afin de sauver l’honneur de l’Armée, « symbole démocratique par excellence de la nation prête à tous les sacrifices pour la défense de ses frontières [et qui] demeure la sauvegarde de notre sécurité nationale, parce qu’elle puise sa force, sa foi, son idéal dans les vertus civiques de ce peuple lui-même. ». Cette Armée « bien au-dessus de ces contingences de honte et de suspicion sous lesquelles on tenterait vainement d’étouffer, dans le cœur de la nation, le culte que tous les Français lui ont voué, parce que tous lui appartiennent encore… »65.

46La publication d’un article du Temps qui se félicite de la résistance de la République aux crises récentes – le boulangisme et l’Affaire Dreyfus – confirme cette orientation. Cet article met en garde contre l’utilisation de l’Affaire par les anarchistes, les socialistes, les antimilitaristes et les « internationalistes » qui « croient avoir mis la main sur un “Panama militaire” »66. Mais à la différence du Panama, qui ne leur avait permis de ne « s’attaquer qu’aux bourgeois, aux financiers et à une certaine catégorie de politiciens », l’Affaire Dreyfus porte atteinte à l’Armée qui est le barrage à « la révolution sociale »67. La même volonté d’apaisement est apparue dans le traitement de la question de Fachoda confié à Jean-Baptiste Ruffin. Après avoir justifié, le 16 septembre 1898, les revendications françaises sur la région du Haut-Nil et célébré les explorateurs et les soldats qui « ont bien travaillé et mérité de la patrie » car « ils ont accompli sur les bords du Tchad et la région du Haut-Nil une œuvre autrement glorieuse que celle de nos diplomates de la commission anglo-française »68, Ruffin se félicite, le 2 octobre 1898, de la situation nouvelle qui fait du Tchad le « centre de notre zone d’influence en Afrique »69. Le 14 octobre, il argumente en faveur des droits français sur Fachoda pour que « l’acte des soldats héroïques qui ont planté le drapeau français à Faschoda [sic] [soit] respecté »70. Mais le 9 novembre, l’évacuation de Fachoda est acceptée, le projet d’un hommage public à Joseph Germain est officialisé à cette occasion. De la mission Congo-Nil ne subsiste que l’exploit colonial et la vaillance des Corréziens impliqués dans l’expansion coloniale célébrée en ces termes par Jean-Baptiste Ruffin :

« Quoiqu’il en soit, constatons une fois de plus que la Corrèze et notre ville en particulier, comptent sur les tablettes d’or de la France, des noms qui ont illustré les plus belles pages de l’histoire de la conquête africaine : les Monteil, les Treich-Laplène, les Germain. Soyons fiers […] de ces compatriotes qui ont ouvert des routes à la civilisation […] Que la ville de Brive ne reste pas en arrière pour honorer, par une manifestation publique, son vaillant concitoyen le capitaine Germain, l’un de braves de Faschoda [sic]. »71

47La publicité pour les réjouissances, parue dans la presse locale, insiste sur la fête patriotique en l’honneur d’un compatriote mais qui doit être tout autant une fête populaire symbolisée par l’ouverture d’une souscription publique. L’appel à souscription paru dans La République de Corrèze du 28 mai 1899 rappelle l’objet de la fête qui sera une « manifestation patriotique en l’honneur d’un enfant de Brive, l’un des héros de Fashoda [sic] »72. Le 31 mai, le même journal résume les quatre volets de la manifestation en occultant la dimension coloniale au profit de la dimension militaire « Lundi sera donc pour Brive un grand jour car nous acclamerons la France, l’Armée et la République en la personne de l’un de nos compatriotes qui est l’incarnation du devoir et de l’honneur militaire. »73

48Le programme des festivités du 5 juin comporte une réception à la gare, suivie d’une réception à l’hôtel de ville où un vin d’honneur, offert par la ville, est prévu ainsi que la remise d’un objet d’art. Germain doit ensuite donner une réception au collège, organisée par l’association des anciens élèves, précédant le festival nocturne sur la place du XIV Juillet, où sont programmés un feu d’artifice, une retraite aux flambeaux et un bal champêtre. La fête populaire se déroule en deux lieux prenant en charge les deux volets de l’événement : dans l’espace public, elle donne à voir la concorde républicaine cimentée par le rassemblement autour de l’Armée et, en privé, l’exploration coloniale retrouve ses droits.

49À cet effet, la ville a été pavoisée aux couleurs nationales et de symboles militaires dont la description est rapportée par La République de Corrèze. Dès l’avenue de la gare, des mâts surmontés d’oriflammes et de trophées ont été installés. Dans la rue des sœurs, c’est un arc de triomphe orné de faisceaux d’armes et de drapeaux qui a été choisi. Et enfin, dans la rue de l’Hôtel de ville, des arcs de triomphe et des astragales portant l’inscription « Honneur au capitaine Germain » personnalisent la décoration.

50L’hommage républicain se marque par la mise en scène et l’itinéraire : un cortège municipal formé à la Mairie, escorté de la compagnie de sapeurs pompiers, précédé des sociétés La Gaillarde, La Sainte Cécile et La Lyre briviste, rejoint la gare. À l’extérieur, dans la cour, se trouvent la Société des anciens combattants de la phalange glorieuse, celle des vétérans et l’association des anciens employés du chemin de fer. Les élèves des écoles communales et du collège, ceux des Frères et du Séminaire y assistent, car, il s’agit de montrer : « le sentiment d’union qui préside à cette manifestation patriotique en l’honneur d’un enfant de la cité. »74

51La réception à la gare obéit à cette mise en scène républicaine. À l’arrivée du train, les hymnes nationaux accueillent Joseph Germain (« Aux champs », la « Sainte Cécile », la « Marseillaise »). La préséance donnée aux édiles municipaux marque le caractère républicain de la réception : Germain est accueilli par le maire Ernest Simbille et le conseil municipal en présence du député Édouard Lachaud. L’Armée représentée par La Phalange Glorieuse prend ensuite le relais, précédant la remise de bouquets par les enfants des écoles. Le syndicat des ouvriers charpentiers (anciens employés du père de Germain) offre un gigantesque bouquet suivi d’un chant, composé pour l’occasion, entonné par La Lyre briviste. Le cortège se dirige vers l’Hôtel de Ville sous les vivats de la foule et l’accompagnement musical de La Sainte Cécile. À l’entrée de la rue de l’Hôtel de Ville, le cortège est accueilli par deux « babys » portant un bouquet de fleurs ; à la mairie, où est donné le vin d’honneur, le 14^ème entonne une Marseillaise.

52Cette mise en scène, qui entend afficher la communion autour du héros de l’Armée de la République, de l’Armée de la Nation, qui transcende les divisions sociales, est relayée par les discours reproduits par la presse. Ces derniers mêlent l’hommage à l’enfant de la ville, substitut de la Nation, à celui dû au « vaillant soldat » qui a honoré « le nom de la patrie » et « affirmé la valeur de l’armée nationale », selon les propos du maire. Le colonel Borie, de La Phalange Glorieuse, au nom de la « vieille armée », s’associe à la « nouvelle » et exprime sa fierté face aux « nouveaux » dont les « vaillants exploits perpétuent la gloire et l’honneur de la patrie ». Le journal catholique La Croix de Corrèze qui reproduit de plus larges extraits du discours du colonel Borie, réintroduit Fachoda pour glorifier la fraternité d’armes malgré la différence de générations et faire ressortir le sens de la discipline et du devoir de l’Armée. Car les « vieux troupiers » « ont hélas partagé aussi vos amertumes et vos déceptions. Mais plus que personne, ils ont compris que ces amertumes et ces déceptions étaient l’ombre qui faisaient ressortir votre gloire. Je ne veux retenir, et vous présenter que les roses, laissant de côté les épines inséparables des grandes épopées militaires »75.

53Les vivats de la foule, tels qu’ils ont été reproduits par La République de Corrèze, rappellent les motifs du rassemblement : « Vive Germain, Vive l’Armée, Vive la France, Vive la République ».

54La réception à l’Hôtel de Ville constitue la deuxième étape de la fête, scandée par les toasts portés à l’Armée et la remise par le maire d’un bronze, réduction du Pro Patria de Mercié, acquis par souscription populaire et portant sur sa base « La Ville de Brive au capitaine Germain »76. Le député Édouard Lachaud porte son toast en l’honneur des officiers et des sous-officiers de la mission ; Joseph Germain, à son tour, le fait à la ville de Brive et à l’Armée qui traverse une épreuve. Le deuxième temps fort de cette étape est provoqué par l’apparition de Germain au balcon de l’Hôtel de Ville, réclamé par la population car, écrit La République de Corrèze, « le capitaine Germain lui appartient du reste ; dans cette journée il faut qu’il paye de sa personne »77.

55L’accueil « populaire » faisant partie du cérémonial républicain, le Peuple-Nation est intervenu tout au long de l’itinéraire et à l’Hôtel de Ville : rue de la République, ce sont les gymnastes de La Gaillarde qui offrent un bouquet ; sur la place de la République, ce sont les résidents de son quartier qui font offrir par trois jeunes filles formant le drapeau tricolore, une gerbe de fleurs, une corbeille de roses, un bouquet et un compliment adressé « au glorieux officier de Fachoda comme un hommage mais aussi comme un souvenir venant de ce coin de Brive qui doit vous être particulièrement cher ». Joignant leurs « faibles voix de jeunes filles » et « d’ardentes patriotes […] aux enthousiastes acclamations » de la journée, le trio féminin acclame à son tour « la patrie […] la mission Marchand […] le capitaine Germain »78.

56La soirée se termine sur la place de La Guierle où « à l’extrémité de la grande allée, qui forme une voûte de feu » se détache en inscription lumineuse, surmontée d’un drapeau, le nom de Faschoda [sic] ». Le thème du feu d’artifice final réintroduit le symbole médiatisé de l’épopée de la mission Congo-Nil « le Faidherbe surmonté de l’inscription : “Honneur au capitaine Germain” »79 qu’on immole symboliquement. Le commentaire de conclusion de La République de Corrèze du 7 juin a un aspect conjuratoire :

« Fête grandiose et sublime que notre cité inscrira en lettres d’or dans ses annales et qui laissera un souvenir réconfortant. Pourquoi faut-il que ces heures d’union et de concorde, pendant lesquelles les cœurs battent à l’unisson dans un même élan patriotique, soient si courtes ! »80

57Hors de l’espace public urbain, l’épopée coloniale de la mission Congo-Nil revient sur le devant de la scène. La visite de Joseph Germain au collège donne lieu à des discours pédagogiques destinés au public scolaire venu l’écouter en « carrés serrés ». C’est aussi un moment de propagande coloniale qui révèle la signification de l’expansion pour les deux générations en présence. Le principal du collège, en tant qu’éducateur de la jeunesse valorise « le modèle vivant du courage militaire et du dévouement sans borne à la patrie française » alors que l’élève désigné pour le discours de bienvenue emprunte à l’épopée coloniale et à la littérature d’aventures sa thématique : le courage mis à l’épreuve dans un environnement hostile ; la dimension patriotique de la mission et le sens de l’abnégation de Germain. Il termine son intervention en soulignant son rôle colonial « dans les immensités blanches et muettes de la carte d’Afrique » où il a semé « les germes bienfaisants de la civilisation », rejoignant ainsi « la phalange de ceux qui sacrifient leur vie à la science et à la patrie ». Tout en étant considéré comme un émule « de Livingstone et de Stanley », Germain a néanmoins prouvé « que la France est toujours le foyer des grands actes et des grandes idées », se transformant en exemple pour les jeunes générations pour lesquelles « ce précieux patrimoine » « augmenté », suscitera, « sûrement, de vaillants défenseurs ». Mais Germain, en les incitant à ne « pas craindre les voyages lointains s’ils ont la ferme volonté de les accomplir pour rendre service à leur pays »81, prend ainsi le contre-pied des clichés développés par l’élève.

58D’autres invités au banquet offert par les Anciens camarades du collège, auquel assistent les personnalités civiles et militaires82, se font les chantres de l’expansion coloniale. Appartenant à la génération adulte, ils exposent, à l’instar du docteur Priolo, une thématique plus politique et nationaliste. Ce dernier voit en Germain un pionnier de la civilisation, dont l’exploit est une « preuve incomparable de l’énergie française ». Le discours d’Espéret, professeur d’histoire et responsable de l’Alliance française, exprime son émotion face à un « vrai soldat, un héros, un martyr » qui a de fait contribué à « rapetiss[er] le globe » et à « diminu[er] le continent africain ». La mission Marchand, dans ses propos, relève de la diffusion du progrès dont l’ambition est de préparer « la réalisation du rêve [de] la fusion complète de l’humanité dans une fraternelle étreinte, à l’ombre d’une seule loi ». La comparaison du « modèle français » qui soumet « pacifiquement à l’influence française des millions d’hommes » à la différence de celui des Espagnols mis en œuvre par les « Cortez, Pizarre […] les Albuquerque et les Almeida » est à nouveau engagée. Inscrivant la mission Marchand dans le champ scientifique, la reculade de Fachoda devient l’expression de l’idéal de la France. Ce thème est repris par Priolo qui ajoute : « c’est la nation qui voit au-dessus des intérêts matériels et pécuniaires et […] elle reste le flambeau de l’humanité ». L’exploit de Germain confirme « la prodigieuse vitalité de notre pays, son génie, et son énergie morale, et vous avez enveloppé le sacrifice, le plus possible qu’il soit donné à un soldat d’accomplir, de la mystérieuse auréole du silence ». La mission, loin d’être un terme, ouvre au contraire de nouvelles perspectives :

« Nous avons le droit de crier aux générations que nous formons : regardez l’avenir sans crainte, ne désespérez jamais, le monde appartient aux audacieux et aux vaillants. Aussi je m’incline avec respect devant vous, comme on s’incline devant les saints de la Patrie. »

59Le discours du commandant des Borderies, publié partiellement, entrevoit lui aussi un avenir colonial placé sous les auspices de « la civilisation », de « l’amour de la patrie » et « pour la gloire de la France ». Celui du sénateur Michel Labrousse rassemble toutes les significations de ces retrouvailles. Il s’agit de fêter « l’enfant du pays, l’émule de Grivel et des Marbot […] soldat de cette mission Marchand qui a donné l’exemple de ce que peut faire l’union pour la grandeur de la France, véritable réconfort au milieu de nos regrettables divisions ». Pour le sénateur comme pour les autres intervenants, Fachoda n’est pas une défaite car, précise-t-il, « la pointe de votre épée ne s’est pas émoussée : elle est revenue glorieuse en France »83.

60Le repas constitue une autre occasion de célébrer l’exploit de la mission Marchand et d’effacer Fachoda. L’arme de la dérision est sollicitée d’abord dans le menu qui reproduit l’itinéraire de la mission :

« Potages à la Faidherbe, saucisson du Congo, saumon du Nil, croustades à la Ménélick, filet de bœuf aux truffes de Brive, buisson de langoustes à la sauce africaine, petit pois à la française, fonds d’artichaut du Bahr-el-Ghazal, Dindonneau au cresson du Soueh, bombe à la Fachoda, Nougat de Djibouti, corbeilles de fruits, vins… »

61Le motif du gâteau est aussi un rappel de Fachoda avec ses « fortins, ses redoutes, ses drapeaux » transformé en victoire.

62La fête en l’honneur de Joseph Germain revêt deux dimensions qui se déploient dans des espaces différents. Dans l’espace urbain que nous qualifions de politique, le fait colonial devient le ciment idéologique mais, une fois de plus, ce n’est pas le caractère colonial qui est valorisé : il intervient comme prétexte et sert la cause nationale afin de rassembler la communauté. Dans l’espace privé, le fait colonial resurgit et donne lieu à une célébration qui, certes, n’ignore pas le fait national, mais celui-ci devient la fin dernière. De fait, par son extra-territorialité, l’épopée de la mission Congo-Nil apporte une pièce supplémentaire au corpus doctrinal mobilisable permettant de transcender par sa nouveauté les clivages traditionnels réactivés par l’Affaire Dreyfus. Certes l’Armée, la République, arguments traditionnels, sont sollicités ; cependant en introduisant une nouvelle identité française porteuse d’un idéal universel, les acteurs brivistes apportent un idéal alternatif qui intègre le message révolutionnaire mais annule les divisions religieuses et sociales, thème central de l’intervention du sénateur Michel Labrousse. Le souhait d’associer les représentants religieux et ouvriers – malgré l’ambiguïté de cette représentation84 – à la fête républicaine souligne la recherche d’une concorde nationale. Le vocabulaire à connotation religieuse – martyr, saint, missionnaire – suggère lui aussi cette volonté de rassemblement autour de ce qui divise le moins : la grandeur de la France et sa renaissance qui devient la nouvelle religion. La création de la Société de géographie commerciale de Brive qui se fait dans le sillage de la réception concrétise le choix de mettre en œuvre cet idéal.

DES « FÊTES COLONIALES » OU LA CÉLÉBRATION DE L’INTÉGRATION DU LIMOUSIN À LA NATION ?

63La réception de Fernand Foureau, organisée par la société Gay-Lussac les 18-19 mai 1901 à son retour d’exploration, administre la preuve supplémentaire de la vitalité régionale dont témoignent les prouesses coloniales de ses enfants. À l’instar des autres fêtes, la fonction de rassemblement est soulignée par les intervenants, en cette circonstance, pour nier en partie une volonté d’affirmation de la prééminence des « sédentaires » sur les sociétés d’originaires parisiennes. Le cérémonial devenu rituel est respecté : une conférence programmée le samedi est suivie d’un banquet le dimanche et de la remise d’une médaille, produit d’une souscription. Le banquet du dimanche, précédé d’une visite à l’École nationale d’arts décoratifs, réunit la centaine de souscripteurs au cours duquel le général Muzac, le colonel Monteil président d’honneur et délégué de la Ruche corrézienne prennent la parole.

64La manifestation ne déroge ni au rituel de l’hommage rendu aux autres explorateurs limousins : Octave Meynier (membre de la colonne Joalland-Meynier), Thézillat (membre de la mission Foureau-Lamy), Bernard (administrateur colonial en Algérie) et Pailler (chargé de sauver les débris de la mission Voulet-Chanoine) ; ni à la célébration de l’identité commune par le truchement du poème en occitan, participant de l’instrumentalisation de l’histoire régionale au service de la politique contemporaine. La suite de la cérémonie s’inscrit dans une vision cyclique de l’histoire limousine dévoilée par la remise du cadeau, un émail créé par un peintre limougeaud, geste où se confondent les temps de l’histoire : le présent n’étant plus que le passé actualisé. L’émail représente à la fois le passé glorieux du Limousin et l’activité dynamique de la Haute-Vienne, attribut de son identité contemporaine devenant, en la circonstance, le symbole de la vitalité du pays qui s’exprime à travers Fernand Foureau. Car, c’est « une œuvre de Limoges » que les Limousins offrent « à un Limousin », Fernand Foureau, digne continuateur des « peintres émailleurs [ayant] jadis grandement illustré [le] pays » prouvant de la sorte que « le Limousin n’a pas dégénéré [car] il produit toujours […] des hommes de haute valeur qui jettent sur lui un vif éclat. »85. Par conséquent, en « évoqu[ant] la gloire du passé pour honorer la gloire actuelle », il s’agit de « célébrer le Limousin dans la personne d’un de ses illustres enfants », ainsi que le rappelle Gaston Lavergnelle. Toutefois, conclut le secrétaire de la Société Gay-Lussac, les participants « n’ont eu d’autre pensée que de célébrer en la personne du Limousin, une œuvre utile à la grandeur et à la gloire de la France »86. Cette manifestation témoigne, comme celles de Paris, de la double appartenance des acteurs pour lesquels la « petite patrie » n’est qu’une partie du tout national, le fait colonial servant ainsi de liant entre les deux parties mais aussi de faire-valoir des qualités limousines. Ce dernier caractère trouve dans la démarche du maire de Saint-Barbant une nouvelle illustration. E. Durousseau de Frumini, maire de la commune de naissance de Fernand Foureau mais absent lors de la réception, a insisté auprès de la société Gay-Lussac pour qu’elle rende public le vœu du conseil municipal qui souhaite « adresser à [son] compatriote l’expression de [son] affectueuse sympathie » et transmettre l’hommage des « cultivateurs de nos campagnes qui, soucieux avant tout de creuser profondément leurs sillons dans la plaine ne se rendent pas compte de ce que leur éminent compatriote a fait pour la patrie et pour la science, mais comprennent néanmoins qu’il a accompli quelque chose de grand ! ».

65Cette démarche ne se limite pas à faire entendre « la voix du pays natal » : le jour de la réception, il demande à la société une quinzaine de numéros afin de « donner un exemplaire du compte-rendu de la mission et de la réception Foureau à chaque conseiller municipal de [sa] commune, ainsi qu’à quelques amis… »87. Réitérant ainsi le précédent tulliste de 1893, la geste coloniale de l’explorateur colonial, en dépit de son extranéité, est requise pour une stratégie politique que le maire n’hésite pas à employer même dans un milieu qu’il ne juge pas très éclairé.

66Cependant, à la différence des autres fêtes, les discours prononcés à cette occasion ont changé de tonalité. Le général Muzac, qui se voit confier le discours au banquet du dimanche, introduit une thématique qui n’était pas apparue jusque-là de façon explicite : la figure de l’explorateur popularisée par la presse se distinguant par le « port », par la « physionomie » où « sont empreintes avec un relief saisissant les qualités maîtresses de l’explorateur : la volonté, le courage, le sang-froid, l’endurance », assurant ainsi un « parfait accord » entre « l’homme et l’œuvre ». La symbiose entre le physique et le mental, permettant l’immédiate reconnaissance de l’explorateur, présuppose l’innéité des qualités et l’élection de l’explorateur, gage de la réussite de Foureau qui, selon le général Muzac, a « atteint le but », « parce qu’[il] posséd[ait] au plus haut degré le don primordial des conducteurs d’homme : le génie de la prévoyance et de l’organisation »88.

67Alors que jusque-là, les hommages aux coloniaux s’adressaient aux représentants de la communauté limousine ou de la Nation, en 1901, ce représentant du monde militaire célèbre l’individualisme. Il y a de toute évidence la marque de l’imprégnation du modèle d’action aux colonies représenté par Gallieni et Lyautey et de celui de l’explorateur vulgarisé par la grande presse qui agace le commandant Monteil, appartenant à la lignée des « explorateurs politiques » de la première génération, qui ramène l’auditoire à des considérations géopolitiques en indiquant que : « l’œuvre de Foureau n’est pas jugée à sa juste valeur […]. Il ne faut pas la considérer comme un exploit d’endurance physique ou comme un sport géographique. C’est le résultat de demain qu’il faut envisager. » Car, pour Monteil, convaincu que l’Afrique est le seul espace de colonisation pour la France, l’exploration de Fernand Foureau prend une toute autre dimension. Il exprime à cette occasion ses convictions personnelles, nées du contact avec l’Indochine à laquelle il prédit une période de sujétion coloniale courte eu égard au degré de civilisation89 et rappelle que pour « mettre en valeur [le domaine colonial], on sera obligé un jour de faire une sélection entre nos diverses possessions et ce jour-là ce sera l’Afrique qui est à nos portes qui sera désignée à notre choix. À ce moment, apparaîtra dans sa véritable valeur l’œuvre de Foureau »90.

68La réception se situe donc à un moment charnière où l’exploration découverte a laissé la place aux administrateurs : le modèle de l’épopée ne fait plus recette. De même, à Paris et en province, les fonctions et partant les significations des célébrations coloniales ont été déterminées par le temps social des collectivités, structuré soit par le fait politique91 soit par la quête identitaire.

69De ce fait, ces célébrations ont été sélectives car d’autres « exploits coloniaux » auraient pu servir de prétexte festif. Par exemple, le retour de Jean Dybowski de sa mission au Congo en mai 1894 n’a pas donné lieu aux mêmes réjouissances : il ne reçoit pas le triple accueil qui avait été réservé à Monteil et n’a été accueilli que par les sociétés d’originaires de Paris92.

70La réception réservée à Joseph Germain a éclipsé le retour d’un autre acteur colonial dont le périple colonial avait fait pourtant l’objet d’une publicité, celui de l’agronome J. Bouyssou, signalé par La République de Corrèze du 4 juin 189993. De retour de sa mission dans le Haut-Ogoué, la participation de Bouyssou à la fête n’est pas signalée. Cependant, le journal relate la réception de l’agronome à l’Association corrézienne de Bordeaux, par M. Peyrissac, « armateur négociant »94 d’origine corrézienne et par le conseiller général Brugeilles, en présence de quelques personnalités « du commerce bordelais »95. À la lecture des discours tenus en cette circonstance, la valorisation du fait colonial est patente, en particulier dans le discours de Peyrissac. Les conditions de la mission au cours de laquelle Bouyssou qui a « vécu, marché et travaillé dans un pays qui n’est pourtant rien moins qu’hospitalier » « sous la protection d’une faible escorte de Tirailleurs de noirs sénégalais », sa contribution à la « grandeur nationale » autant de thèmes qui auraient pu créer des circonstances favorables à une célébration publique. De même pour la thématique régionaliste présente dans ce discours de bienvenue, Bouyssou qui est présenté comme un « enfant de notre chère Corrèze, de cette terre qui a donné une race vaillante, probe et dure au labeur »96 serait un argument supplémentaire à la reconnaissance locale et publique. Or, l’agronome n’est pas célébré avec autant de faste. Certes, Joseph Germain est polytechnicien, il est le neveu du conseiller municipal Soumet et appartient à une famille de notables alors que Bouyssou est le fils d’un instituteur97. Ces différences sociales pourraient être une explication mais elles sont insuffisantes car Monteil est issu du corps des enfants de troupe et, en Haute-Vienne, Charles Alluaud, issu d’une famille de porcelainier et petit-fils d’un ancien maire de Limoges n’a pas reçu un accueil public. Ce dernier a donné des conférences à la Société Gay-Lussac, il a été fêté dans ce cadre à plusieurs reprises98 et en particulier à son retour du Kenya en 1909, mais sans les fastes réservés à Monteil, Germain et Foureau en 1901.

71La dimension politique des missions des acteurs célébrés entre en ligne de compte. Le succès de Monteil confirme le « génie colonisateur de la France » ; la mission Marchand l’efficience de l’Armée et la mission Foureau assure à la France le contrôle du Sahara, concrétisant le dessein d’un empire africain d’un seul tenant. L’exploration coloniale a ainsi offert au Limousin l’occasion de « construire » l’empire français et, symboliquement, les trois explorateurs célébrés ont contribué à délimiter le « pré-carré » de la France en Afrique, au sud pour Monteil, poursuivi par Germain et à l’est par Foureau. À plusieurs reprises, la mobilisation des deux identités, la nationale et la régionale, nous amène à penser que les « fêtes coloniales » ont été le prétexte à une autre célébration : l’intégration du Limousin à l’ensemble national. L’insistance à rappeler la lignée des explorateurs limousins relève de cette explication qui est explicitement mentionnée dans Le Petit Centre de Haute-Vienne en 1900, « Ce n’est pas sans une légitime fierté que nous rappellerons que les deux plus grandes explorations françaises sur le Tchad, avec traversée du Sahara, ont été accomplies par deux Limousins : Monteil et Foureau. »99 Le thème suivant, la panthéonisation des héros coloniaux, ne fera que confirmer notre constat.