LA SECTION DE GÉOGRAPHIE COMMERCIALE DE BRIVE AU DIAPASON DE L’EMPIRE COLONIAL EN CONSTRUCTION (1900-1905/1913)

1La Société de géographie commerciale de Brive, section régionale de la Société de géographie commerciale de Paris fondée en 18761, s’est constituée comme un des pôles de la vie intellectuelle de Brive de 1900 à 19352. Issue de la Société de géographie de Paris, la géographie commerciale est née de la « nécessité de tirer les applications utiles et pratiques des découvertes, que provoquait la Société de géographie »3. L’exploration du globe et la recherche de denrées tropicales fondent dès lors la géographie commerciale, discipline qui assure la transition entre l’expansion et l’impérialisme. Le programme exposé dans le fascicule de présentation des Statuts et règlements de mars 1900 correspond à la dimension économique de l’impérialisme colonial français. Société « mi-scientifique, mi-utilitaire »4, elle se déclare à la fois soucieuse des questions de colonisation et d’émigration.

2La Société se donne pour but de concourir « au développement des entreprises commerciales de la France sur tous les points du globe », à l’étude des voies de communication, à la propagation des connaissances de géographie commerciale. L’exploration des ressources complète ce volet économique : elle accorde des bourses, finance des missions commerciales et récompense les explorateurs par des médailles5 pour les « services rendus à la géographie générale, à la géographie économique, au commerce, à l’industrie, à l’agriculture »6. La société sert d’intermédiaire auprès des industriels et des commerçants en leur signalant les richesses naturelles et les procédés manufacturiers, assure la liaison entre les industriels et les sociétés savantes. Elle encourage la mobilité et facilite l’installation à l’étranger des jeunes « recommandés » en leur accordant des facilités de voyage et de séjour ainsi que les voyages maritimes de ses membres.

3La section de Brive, inaugurée le 24 novembre 1900, reprend les statuts de la société-mère ainsi que ses méthodes au profit du développement régional conçu, par ses initiateurs, dans un cadre mondial et colonial : l’espace colonial étant associé au développement régional. L’allocution de Camille Guy, lors de l’inauguration de la section, précise cette position. En effet il rappelle, dans un premier temps, les finalités de l’expansion et, par ricochet, celles de la géographie commerciale, à savoir la nécessité d’ouvrir des marchés. Son propos reprend des convictions partagées par ses contemporains. En premier lieu, l’expansion participe, dans une perspective saint-simonienne, à la mise en valeur de la planète. Elle se différencie de la précédente colonisation par le caractère pacifique de l’entreprise menée par « Nos fabricants et nos commerçants devenus aujourd’hui les soldats d’une armée pacifique […] en grande partie responsables de la destinée de leur pays », l’argument économique rejoignant l’argument politique. Camille Guy y expose un troisième thème qui est celui des utopistes, celui de la disparition de la lutte des classes par la création d’une :

« étroite association, en présence du danger commun, [qui] doit unir la métropole et les colonies, les commerçants et les industriels, les ouvriers et les patrons et ainsi s’affirmera cette solidarité nécessaire qui doit réunir, à travers le temps et l’espace, les générations et les classes sociales d’un grand peuple comme le nôtre. »7

4Nous n’avons pas suffisamment de prises de positions permettant de vérifier l’adhésion générale à ces propos de Camille Guy mais la section corrézienne a su drainer les commerçants sollicités de manière quasi exclusive en 1900. Sociabilité au recrutement spécialisé mais dont l’initiative relève d’anciens coloniaux, la section corrézienne est en effet l’œuvre de Jean-Baptiste Ruffin, membre de la Société de géographie commerciale de Paris, ancien colonial, présenté comme un ancien explorateur au Gabon et à Madagascar. Pendant 34 ans Ruffin maintient l’activité de la section. La société, à ses débuts, est encadrée par l’explorateur Raymond Colrat de Montrosier8 et par un ingénieur des mines, Cottin, qui a été « explorateur » au Japon. Elle se place sous les auspices de l’enfant du pays, héros de Fachoda, le commandant Joseph Germain qui en accepte la présidence d’honneur.

5Au moment où se crée la société, ses initiateurs proposent une ressource qui apparaît extensible. À l’orée du xx^e siècle, l’empire africain colonial est en construction : les expéditions récentes ou en cours laissent augurer la mise en place de nouveaux espaces économiques placés sous la tutelle française. De plus les missions, dont certaines ont un retentissement plus grand en Limousin, marquent l’expansion et entretiennent la croyance en un espace aux possibilités illimitées.

6En effet, lors de la création de l’association, le Limousin a en mémoire les exploits de Louis-Parfait Monteil, de Jean Dybowski ou de la colonne Marchand. Le projet de jonction des missions autour du lac Tchad est réalisé le 20 avril 1901, grâce aux missions Foureau-Lamy depuis le Sahara, Joalland-Meynier depuis le Soudan et celle menée par Émile Gentil9 depuis Brazzaville, missions auxquelles participent trois Limousins. Par conséquent, jusqu’en 1914, les espaces placés sous la souveraineté française sont susceptibles d’entretenir un discours et des pratiques en faveur de la mise en valeur des colonies. La création de la société se place donc sous ces auspices en particulier sous ceux de la mission Marchand à laquelle appartient un Briviste, Joseph Germain. L’avènement de la société a été orchestré par la presse, en particulier La République de Corrèze, qui ouvre ses colonnes à un « explorateur »10 qui se trouve être Jean-Baptiste Ruffin et qui propose aux lecteurs une rubrique « Événements géographiques ». L’arrivée de la mission Marchand en 1899 crée l’opportunité de donner un cadre pour l’éducation coloniale. La sensibilisation de l’opinion menée par Jean-Baptiste Ruffin et le journal La République de Corrèze doit être envisagée comme un test si nous nous en tenons à la réaction du Corrézien à l’annonce de la création de la Société de géographie qui considère que « la colonisation est le fait d’une ruche qui a besoin d’essaimer ; or, la France ne se repeuple pas ! La colonisation est l’expansion d’une production arrivée à son apogée ; or, notre outillage national nous met en état d’infériorité devant la concurrence étrangère sur notre propre sol ! »11

7Sur le plan local, la situation économique du département impose l’ouverture, la Corrèze vivant une période de reconversion. Du point de vue agricole, la crise du phylloxéra a favorisé le remplacement des vignes par des vergers qui s’est accompagné d’une orientation vers l’exportation : les perspectives du commerce colonial viennent ici rencontrer les préoccupations des acteurs locaux. D’un autre point de vue, le tissu industriel de la Corrèze est surtout constitué d’entreprises produisant des biens à faible valeur ajoutée : la papeterie qui occupe environ 300 personnes, une industrie textile, de feutre et des industries agroalimentaires. L’industrie de la Corrèze n’ayant pas profité de la révolution industrielle espère trouver dans le marché colonial les éléments de sa survie12. La section corrézienne, en proposant en 1901 d’associer développement régional et colonial, mobilise une ressource pertinente.

8La section briviste oriente en ce sens son activité, inspirée de celle de la société mère, en s’attachant à l’éducation coloniale du public, projet éducatif revêtant différents aspects. En 1905, le Bulletin mentionne la tenue de « causeries coloniales »13 données deux fois par mois par Jean-Baptiste Ruffin et il assure encore des conférences en 190714. En outre, la section possède en 1902 une bibliothèque constituée de 250 livres grâce, en partie, à un don du prince Bonaparte15, bibliothèque ouverte tous les jours de 13 à 16 heures aux membres de la société16. En 1912, les cours gratuits se poursuivent et le lectorat de la bibliothèque s’élargit aux jeunes de la ville.

9L’éducation du public est en outre assurée par des conférences publiques qui se déroulent au théâtre de Brive et qui rassemblent jusqu’à 800 personnes, parmi lesquelles se trouvent les membres de la société et leur famille, les personnalités politiques, académiques et militaires. À ce premier groupe, il faut ajouter des élèves du collège dont la présence a été mentionnée à plusieurs reprises. Les conférences se déroulent à Brive essentiellement mais, à partir de 1910, le Bulletin mentionne la présence des membres des régions voisines adhérentes. Ces conférences sont animées par des conférenciers de la société-mère mais sont aussi provoquées par les séjours à Brive de Corréziens en poste dans les colonies. Les informations recueillies dans le Bulletin ne permettent pas une analyse précise des discours tenus mais permettent d’en dégager l’orientation générale. Pendant la conquête ou l’exploration, jusqu’en 1906 environ, le discours de légitimation de l’expansion française se retrouve dans les propos retranscris. Cela va de la déploration de la persistance de l’anthropophagie17, des luttes fratricides18 jusqu’au rôle éducatif de la France19.

10Les conférences se veulent aussi des moments d’éducation à la géographie commerciale. Conformément aux objectifs de la discipline, il s’agit de recueillir et de diffuser auprès du public l’information sur les ressources en vue d’une valorisation économique. Cette préoccupation n’est jamais absente. Ainsi, lors de sa conférence, le lieutenant Duboc replace l’entreprise de délimitation de la frontière du Rio-Mouni dans le champ disciplinaire en précisant que la géographie a permis « aux membres de la mission de rectifier des erreurs dans le relevé hydrographique de certains cours d’eau, rectifications de la plus haute importance au point de vue des trafics et des débouchés commerciaux. »20

11Paul Bourdarie, s’adressant à un public d’élèves et de commerçants, traite en 1904 de la question du Congo français en insistant sur les difficultés de la colonisation et sur la nécessité de l’aménagement territorial en « signalant l’avantage qu’a trouvé le Congo belge dans la construction du chemin de fer de Matadi », « des difficultés actuelles d’une bonne colonisation : régions encore inconnues, populations encore anthropophages, absence de main d’œuvre » « difficultés [qui] ne pourront s’aplanir qu’en construisant le chemin de fer du Gabon au Congo, qui grandira l’influence française. »21

12En octobre 1903, la conférence d’Escure de la Meschaussée sur Madagascar introduit une autre thématique : la nécessité et l’opportunité de l’émigration et donc de la mise en valeur économique. Pour répondre aux détracteurs de la colonisation22, le conférencier introduit le modèle du colonisateur façonné par le Parti colonial, accompagnant son exposé d’un éloge à « l’œuvre gigantesque accomplie par le général Gallieni, ce grand soldat doublé d’un colonisateur émérite » et termine en « démontrant que, quoiqu’en disent les ennemis – et même hélas ! ses compatriotes eux mêmes – le Français est un excellent colonisateur », et « engage les jeunes gens à ne pas craindre d’aller dans ces terres lointaines de la France australe, où sous la protection du drapeau tricolore, ils serviront noblement et utilement les intérêts de la patrie. »23

13En 1904, la conférence de Vitrac rappelle les possibilités agricoles, minières et forestières du Laos, pays à valoriser par l’émigration des Français et se termine « par l’expression des regrets que lui inspire l’apathie française, qui laisse prendre aux étrangers les meilleurs coins de terre, où des cultures de coton pourraient vite enrichir de modestes travailleurs ». À propos « de l’instruction donnée aux colonies par les instituteurs », il souligne le « dévouement sans bornes apporté par ces fonctionnaires qui réclamait le développement de ce point de départ de la civilisation française dans des régions inhospitalières. »24

14À l’instar de Vitrac, les incitations à l’émigration ont constitué un autre volet de la mission de la section, réalisée par ailleurs par des conférences animées par des Brivistes, comportant de ce fait un double aspect pédagogique : faire témoigner des compatriotes qui sont de fait transformés en modèles ainsi qu’en atteste le vocabulaire du secrétaire de la section dans ses comptes-rendus à la Revue de géographie commerciale de Paris. Celui paru après la conférence des Lieutenants Avelot et Gritty, ce dernier étant Briviste, souligne la présence d’un public nombreux venu « applaudir les modestes pionniers africains qui nous ont donné les preuves d’une abnégation patriotique digne d’éloges »25. La prise de fonction de Georges Favarel, à Rufisque et de Louis Verlhac à Grand Bassam est accompagnée d’un éloge aux « deux enfants de Brive qui servent fidèlement nos colonies en Afrique. Au point de vue commercial, nous ne saurions trop citer cet exemple ; sans crainte ils se sont lancés dans les affaires extérieures »26.

15En 1904, le conférencier Georges Favarel, employé au Sénégal, est présenté en exemple aux « jeunes qui veulent se créer une digne place dans le monde des affaires »27. En 1908, le docteur Dubousquet, complète l’intervention de Favarel en faveur de l’expatriation de la jeunesse par cette remarque : « Son grand mérite est de faire connaître à la jeunesse française que notre domaine colonial a besoin de cœurs généreux. »28

16Après 1912, ce type de commentaire n’apparaît plus dans le Bulletin. Mais rien ne nous permet de dire que les regards ont changé d’autant que le rapport de 1919 suggère plutôt une certaine continuité. Lors du bilan de l’activité de la société du 24 octobre 1919, la section préconise, sous la plume du secrétaire général, Jean-Baptiste Ruffin, de « guider la jeunesse vers des carrières autres que le fonctionnarisme »29.

17Ce vocabulaire est celui des laudateurs de la colonisation, l’espace colonial étant à la fois un espace de réalisation personnelle et un espace révélateur de personnalité mais qui exige une part de sacrifice. Il est aussi l’antithèse du modèle de la société de « ronds de cuir » et le lieu d’expression de la force vitale : l’enseignement dispensé ou préconisé par la Société de géographie est déterminé par cette vision de l’espace. Pour façonner cet homme nouveau, il faut adopter un enseignement approprié ayant une finalité pratique – préparer leur carrière commerciale et/ou coloniale – qui se manifeste dans les rapports et dans les conférences. Car, écrit Jean-Baptiste Ruffin en 1912, l’ère de la mise en valeur de l’empire impose la formation d’acteurs compétents, scientifiquement formés pour la « mise en valeur des sols nouveaux »30. La section ne se contente donc pas d’éduquer, elle assure le parrainage des jeunes désireux de s’expatrier. Nous avons retrouvé dans les comptes rendus la mention de cette activité en 190631 où il est question de ne plus recommander les jeunes n’ayant pas effectué leur service militaire. En 1912, le rapport de Ruffin mentionne la réussite des candidats recommandés par la section ; en octobre il est encore question des conditions à exiger pour les jeunes sollicitant sa recommandation32.

18Le récit de la réussite des jeunes, au cours des conférences et des réunions33, constitue une preuve de la pertinence de l’action de la Société de géographie et légitime le discours colonial mais aussi le choix fait par celle-ci de concilier développement régional et colonial, la faisant ainsi bénéficier d’un crédit particulier. Elle est un instrument ou un tremplin de promotion sociale, réputation confirmée par le parcours de ses membres. Par les bourses ou récompenses qu’elle accorde à ceux ci, elle assure leur reconnaissance sociale et l’intégration dans les réseaux coloniaux qu’illustrent les exemples limousins, cas connus et valorisés localement. En 1893, la médaille Berge est accordée au colonel Monteil ; en 1900 à la mission Marchand à laquelle participait le Briviste Joseph Germain. La médaille Crevaux est attribuée à Claude-Henri Gorceix en 1891 et à Joseph de Brettes en 1894. Fernand Foureau reçoit en 1896 la médaille Dewez qui lui apporte la reconnaissance officielle et la codirection de la mission Foureau-Lamy de 1900. D’autres Limousins ont été récompensés par la Société de géographie. Jean Dybowski s’est vu attribuer en 1893 une médaille pour les « services rendus à la géographie générale, à la géographie économique, au commerce, à l’industrie, à l’agriculture »34. Son parcours professionnel donne donc du crédit à l’action de la société. En 1902, Dybowski est devenu inspecteur général de l’agriculture coloniale au ministère et on le retrouve sociétaire de la Compagnie fermière de l’Ogoué dont le siège se trouve à Achouka, Bas-Ogoué au Congo35. C’est aussi un auteur reconnu, inséré dans le champ scientifique et littéraire colonial : il publie en 1912 chez Hachette Le Congo méconnu.

19Au plan local, le lien entre la province et l’Empire (et le marché extérieur) que souhaite mettre en place la section s’est traduit dans les faits : des missions commerciales ont été commanditées dont deux au Maroc précolonial. En 1906, Paul Bourdarie y est chargé d’une mission alors que Cottin a la charge du Pays de Galles36. Léon Manière, diplômé supérieur des Hautes études commerciales, conseiller extérieur au Brésil de 1896 à 1897, membre titulaire de la section corrézienne, est chargé en 1910 par la section de Brive de promouvoir les produits agricoles de la région (châtaignes et noix), la section assurant à cette occasion le rôle d’intermédiaire37. Cette politique semble avoir porté ses fruits puisque en 1918, le rapport de Jean-Baptiste Ruffin mentionne la spécialisation de Brive dans l’exportation vers les Amériques, les colonies françaises et l’Angleterre. Le rapport indique aussi l’existence d’usines de conserves à Brive, Juillac, Pompadour, Objat, Beaulieu-sur-Dordogne et de fabriques de papier dont une partie de la production est dirigée sur le Maroc et sur l’Argentine. L’énumération se poursuit par la mention de distilleries à Brive qui offrent aux colonies françaises et aux Amériques des liqueurs de marque et du brou de noix. Tout ce trafic se fait par Bordeaux38.

20Le choix du commerce extérieur commande ainsi la politique régionale. Dans un souci de rationalité, Brive demande en 1917 son rattachement à la VIème chambre économique et donc au Bassin de la Gironde en modifiant la division administrative qui doit tenir compte non pas de l’histoire mais de « l’influence des zones maritimes, en se basant sur l’hydrographie naturelle de la France » et ce d’autant que « La France a besoin d’activer ses importations et ses exportations par de grandes artères, afin de tirer partie de sa fortune coloniale, pour les besoins nationaux, par des voies directes de pénétration. »39 Elle réclame aussi la création d’une Chambre de commerce le 30 juillet 1918 – créée le 21 janvier 1919 – car la :

« tâche de l’unique représentation chargée de défendre les intérêts de l’arrondissement de Brive, excède les vues de ceux qui ont des intérêts opposés, quelque soit le dévouement non méconnu de la Chambre de commerce élue par les deux arrondissements de Tulle et d’Ussel. N’est-il pas de toute évidence que les intérêts particuliers de l’arrondissement de Brive sont forcément absorbés par les intérêts généraux de la Haute-Corrèze, comprenant deux arrondissements n’ayant rien de commun avec le commerce, l’industrie et l’agriculture de l’arrondissement de Brive et dont les exportations sont dirigées vers le port de Bordeaux et le Nord de la France »40.

21Jusqu’aux années précédant la Première Guerre Mondiale, la Société a ainsi montré la validité de son projet en favorisant la mobilité et la promotion des Brivistes, en œuvrant pour le développement du commerce. L’organisation du réseau, qui a soutenu cette orientation, permet aussi de comprendre l’évolution de l’activité coloniale. En effet, la composition de l’association et les rapports de pouvoir qui en résultent, les négociations nécessaires au maintien de l’activité expliquent l’accueil de l’opportunité coloniale : l’évolution de la structure du bureau peut permettre de comprendre les jeux de pouvoir et l’inscription de cette ressource dans ce jeu.

22En premier lieu, Jean-Baptiste Ruffin dans la position du « marginal sécant »41 introduit l’innovation. Ancien membre de la Société de géographie commerciale de Paris, il occupe pendant 34 ans les fonctions de secrétaire, ce qui fait de lui la voix de la société corrézienne à l’extérieur et l’intermédiaire entre la section briviste et la société-mère. Les relations qu’il entretient, en particulier avec les milieux coloniaux, lui assurent un pouvoir alors même qu’il n’occupe aucune fonction politique. Le soutien du secrétaire général, l’hommage explicite qui lui a été rendu en 1926 par le représentant du ministre des Colonies, Albert Duchêne42, témoignent en faveur d’un réseau relationnel parisien dans lequel il faut insérer Paul Bourdarie, qui avait demandé son adhésion à la section de Brive. Les informations fragmentaires recueillies permettent de cerner le personnage qui se présente comme explorateur au Gabon et à Madagascar43. Dans un courrier du ministre de la Guerre au préfet de Dordogne de 1901, l’identité de Jean-Baptiste Ruffin est définie en ces termes : « ex-sergent au 14^e d’infanterie de marine, agent général des houillères de Dordogne […] a fait campagne en 1891 à Madagascar »44.

23La composition des bureaux constitue un autre terrain d’observation. À ses débuts, le bureau a comporté des coloniaux mais aussi des notables politiques. Jusqu’en 1907, la vice présidence est occupée par des hommes qui sont, comme Cottin, ancien « explorateur » ou, comme Laurin, militaire, et sont a priori plus sensibles, pour des raisons professionnelles, à l’exploration coloniale. À partir de 1907, ne restent à ce poste que des négociants et des notables politiques.

24La présence des hommes politiques, en particulier des conseillers municipaux, apporte ainsi la légitimité régionale et l’aide logistique nécessaire à l’existence de l’association ainsi que sa reconnaissance publique : la demande d’adhésion de la Société d’escrime en 1905 en est le signe45. En 1910, Louis Verlhac (conseiller municipal) offre un local à la société du fait de son utilité publique, le conseil municipal alloue une subvention de 200F, la section reçoit en outre le soutien du conseil général46.

25La structure peut être aussi analysée du point de vue des adhérents. On y trouve bien entendu des commerçants, des industriels puisque la production industrielle et son corollaire le commerce constituent les objets de l’activité. Mais des représentants des professions libérales (médecins, vétérinaires), des députés (Édouard Lachaud en 1909, Doussaud en 1912) figurent aussi dans la liste des adhérents. Jusqu’à la guerre, des acteurs coloniaux non résidents, employés des maisons de commerce mais aussi des cadres administratifs et militaires, y sont associés. On peut donc corréler les pratiques des autres membres et l’évolution de la structure qui met en évidence une phase où la ressource coloniale est en adéquation avec les vues des décideurs locaux, membres de la société, jusqu’à la veille de la Première Guerre Mondiale.

26Au cours de cette phase, géographie économique, commerciale et colonisation sont intimement liées pour nos acteurs, la discipline se confondant encore avec la prospection des ressources des territoires à coloniser. Dans ce contexte, l’ouverture des marchés consécutive à l’expansion européenne doit ainsi permettre la valorisation des produits locaux répondant ainsi aux vœux du « Tout Brive » venu en 1901 « témoigner par sa présence de l’intérêt qu’il prenait à la création d’une société destinée à vulgariser la connaissance de la géographie économique et à rendre le commerce corrézien plus prospère. »47

27En 1909, le discours du maire de Brive, Jean Fieyre, au dîner trimestriel de la section, souligne ce lien, en l’inscrivant dans le champ politique, pour rappeler que « La Société de géographie a fait plus que préconiser, qu’inciter la politique coloniale suivie depuis 1871, elle l’a instaurée. Après avoir été la consolatrice de la patrie humiliée, elle s’est faite l’ouvrière active et puissante de notre prompt relèvement ! »48

28Discours de circonstance sans doute, mais qui énonce une affirmation dans un contexte public et prend valeur de conviction et de position officielle s’apparentant au nationalisme d’expansion, repris par le maire de Brive, Antoine Bos, lors de l’apposition d’une plaque commémorative sur le tombeau du lieutenant-colonel Joseph Germain en octobre 1909 :

« Je remplis un devoir qui me tient particulièrement à cœur car plus que tout autre j’ai pu apprécier l’œuvre de nos hardis explorateurs et d’ici j’adresse un souvenir ému à tous ceux qui, comme le lieutenant-colonel Germain, sont tombés victimes de leur dévouement pour relever notre France mutilée après les défaites de 1870 et nous assurer, en compensation des provinces perdues, un empire de 40 Millions de sujets. »49

DU DÉCENTREMENT AU REPLI TERRITORIAL (1914/1918-1935)

29Cependant, si la ressource coloniale est mobilisée, des intérêts contradictoires surgissent qui en relativisent la pertinence. L’orientation de la géographie commerciale est en effet remise en question en plusieurs étapes à l’intérieur de la Société. En 1905, la section de Brive accueille une conférence sur la trufficulture dont le compte-rendu est fait en ces termes par Macary, architecte municipal : « La géographie commerciale est certes bien intéressante, mais la géographie économique et régionale a aussi son attrait et son utilité ; surtout lorsqu’il s’agit d’un produit comme la truffe, une des richesses de notre contrée. »50

30Le Bulletin suivant établit un deuxième rapport, signé par Macary et Ruffin, qui porte sur l’enseignement de la géographie et sonne comme un désaveu :

« [l’enseignement] rappelle également les services rendus par les divers explorateurs qui ont donné à la France un domaine colonial digne de sa puissance, dit combien l’initiative d’hommes comme È. Reclus et C. Gauthiot, ont appris à la jeunesse l’utilité de connaître la terre et les races qui la peuplent. »

31Ruffin termine ainsi sa causerie :

« Vous ne devez pas perdre de vue, Messieurs, que ceux qui s’occupent aujourd’hui de faire connaître la géographie économique de leur pays, s’honorent ; que préparer le goût des jeunes à étudier utilement les applications pratiques des connaissances de géographie c’est servir son pays en bon Français, en patriote ! »51

32Ces propos soulignent les deux tendances qui divisent l’espace régional, à l’origine des nouvelles crispations temporairement atténuées par l’accord trouvé qui permet la poursuite des cours gratuits, « des causeries coloniales » qui se sont déroulés d’octobre 1905 à avril 1906, « comme les années précédentes »52 et la mise en place de conférences afin d’assurer l’éducation coloniale des jeunes, à partir de 1907. Mais l’accord ne met pas un terme à la contestation qui resurgit en 1907 à propos de la gestion de la section. En effet Jean-Baptiste Ruffin, qui demande la démission du bureau afin de connaître l’opinion des membres sur la gestion de l’association, démissionne ainsi que Coursat, armurier qui, lui, quitte le bureau. En 1909, pour des raisons non précisées, le lieutenant Laurin, adhérent depuis 1902 et membre du bureau ainsi que le médecin-major Chambon, admis en 1906, demandent à être rayés des listes.

33À cette période, l’association est contrainte de se remodeler. En effet, l’orientation strictement commerciale qui était celle de la société d’origine, fortement déterminée par l’expansion coloniale, semble moins pertinente aux yeux d’une partie des membres de la section. En 1905, la création d’un Syndicat d’initiative est annoncée53 qui s’intitulera en 1913, Section corrézienne de la Société de géographie commerciale de Paris et Syndicat d’initiative de Brive et du Bas-Limousin. La scission de l’association est évitée en 1905 grâce à l’entremise du secrétaire général de la société-mère, Paul Labbé qui propose non pas de créer un syndicat placé sous l’égide de la section de géographie mais :

« d’attribuer à la section corrézienne le rôle de syndicat d’initiative et d’obtenir le plus grand nombre d’adhérents, soit comme membres actifs ou comme membres honoraires, en leur faisant comprendre l’utilité et les services pouvant être rendus par la société de Paris. »54

34Il s’agit, selon Paul Labbé, d’éviter de créer une société concurrente. La section est maintenue de manière un peu artificielle : son tour de passe-passe assure le maintien des liens avec la Société de géographie de Paris dont l’activité coloniale reste centrale. À cette occasion, la section s’enrichit de nouveaux adhérents ce qui porte son effectif à 140 membres issus des régions voisines55. Le rapport de 1914, rédigé par le secrétaire général Jean-Baptiste Ruffin, établit comme suit l’effectif de la société au 31 mars 1914 : 56 membres titulaires, 140 membres honoraires (dont 80 Sarladais) soit 276 membres56.

35Les prises de position et les choix de politique de développement indiquent clairement la tendance régionaliste57. L’orientation touristique choisie est à l’origine de la transformation de la structure et révèle qu’aux yeux d’une partie de l’association, elle est devenue prioritaire, ce dont témoigne le revirement du maire de Brive. En 1913, lors du voyage du président Poincaré organisé par Henri de Jouvenel, Antoine Bos, devenu maire de Brive et président de la société mais ancien administrateur colonial, justifie en ces termes le choix de l’association :

« Si notre société a contribué par de nombreuses conférences à la vulgarisation de la géographie, elle a eu aussi à cœur d’appeler un soin particulier à faire connaître la petite patrie, estimant par là que c’était un excellent moyen de servir la grande. »58

36L’activité coloniale de la société enregistre donc un recul. Le bilan établi en 1914 commence par le thème colonial mais cela semble relever de l’exercice mémoriel. Il s’agit pour l’essentiel d’honorer les explorateurs qui ont « contribué à doter la France de nouvelles possessions qui sont pour nous comme autant de patries lointaines »59. Aucune mention d’activité coloniale n’est faite à l’exception de l’érection de la statue de Joseph Germain. L’essentiel du bilan porte sur les réalisations dans le domaine touristique et sur la critique de la routine des commerçants, le manque d’intérêt des jeunes pour l’enseignement des langues, obstacles au développement du commerce extérieur.

37La contestation interne se renforce, relayée par la remise en cause de la ressource coloniale exprimée par divers représentants de la communauté corrézienne. Ainsi, au Congrès de géographie qui se déroule à Brive le 26 juillet 1914, grâce à l’entremise de Paul Bourdarie, le programme laisse une large place aux questions régionales et à la dimension touristique même si l’activité coloniale n’est pas absente. Lors de ce Congrès, Robert de Lasteyrie, ancien député de la Corrèze, membre de l’Institut, professeur à l’École des chartes, donne le ton en rappelant sa conception de la géographie commerciale.

38Après avoir déploré la méconnaissance de la France par le grand public il poursuit :

« Notre congrès se tient précisément, cette année, dans une des régions qui, pendant longtemps, sont restées aussi ignorées du grand public que les larges espaces qui formaient jadis sur les cartes d’Afrique ou d’Australie de grandes taches blanches. »60

39Il poursuit en comparant la visite présidentielle de Poincaré à un voyage d’exploration : Poincaré, dit-il, a fait « œuvre d’explorateur » et il rappelle l’objectif de la géographie qui « ne consiste pas seulement à étudier les parties sauvages ou inhabitées du globe. Elle l’envisage sous toutes ses faces et à tous les points de vue. Parmi les personnes, qui m’écoutent, beaucoup se sont fait un nom par leurs travaux scientifiques et leurs vaillantes explorations ; elles me permettront de rappeler qu’il y a sur notre propre sol, des régions qui méritent d’être mieux connues »61.

40Il conclut en opposant le « simple-naturel à l’exotique ». Cette prise de position, émanant d’une personnalité reconnue de la région, conforte les adversaires de l’activité coloniale. Pour y faire face, Jean-Baptiste Ruffin semble faire des concessions et concilier les options qui se présentent comme concurrentes. En 1911, il signe un article sur le « réseau d’électricité de Brive » dans lequel se trouve ce commentaire :

« En fondant la section corrézienne de géographie commerciale nous n’avons eu qu’un but : celui d’attirer les regards de tous les bons Français vers un pays qui mérite d’être visité […] Brive, par sa situation géographique et où convergent sept grandes voies ferrées, peut devenir un grand centre industriel. Nous signalons cette position dans l’espoir que le commerce et l’industrie voudront bien en tirer profit. »62

41En 1914, dans le compte-rendu de l’inauguration du monument dédié à Joseph Germain, il écrit : « Notre ville possédera à côté des gloires du passé [le maréchal Brune], La France colonisatrice personnifiée en Germain »63.

42Le changement de dénomination de la société en 1913 ne signifie pas pour autant la disparition de l’activité coloniale qui est encore confirmée dans les statuts. L’article premier rappelle qu’elle concourt au « développement des entreprises industrielles » sur tous « les points du globe », qu’elle « provoque ou encourage les voyages qui peuvent ouvrir de nouveaux débouchés » (alinéa 2), qu’elle s’occupe du tourisme dans le Bas-Limousin, dans le Lot et le Sarladais, « ainsi que de toutes les questions de colonisation et d’émigration »64 (alinéa 6). Car Jean-Baptiste Ruffin constitue un réseau dans la structure initiale et maintient une activité coloniale parallèle, grâce au concours de la société mère, cautionné par Paul Labbé. La Société de Paris devient ainsi un lieu-ressource, le Bulletin un outil de diffusion des projets brivistes. L’activité coloniale se poursuit donc et la section continue de parrainer les jeunes désirant travailler à l’étranger et dans les colonies ; des cours gratuits et la bibliothèque coloniale sont à la disposition des jeunes65. Les Bulletins, après 1920, ne présentent plus les comptes-rendus des sections provinciales sauf en 1926 pour l’anniversaire de la section. À cette occasion, Jean-Baptiste Ruffin rappelle l’action accomplie qui a été une « œuvre d’émancipation économique et touristique » mais qui s’est aussi préoccupée de « l’enseignement de la géographie commerciale à l’aide [des] conférences, des recherches et des travaux de tous les voyageurs »66. L’hommage d’Albert Duchêne à l’activité de propagande menée par la section indique la poursuite des conférences. Elle est confirmée par un courrier du préfet de Corrèze du 1^er mars 1933, à propos de la création d’un Comité de propagande coloniale67. Le sous-préfet informe en effet le sous-secrétaire d’état aux Colonies que, dans le département, la constitution d’un groupement d’action coloniale n’est pas souhaitable car, précise-t-il, il ferait double emploi avec l’action de la Section de géographie commerciale. Dans ce courrier, le projet de la société de modifier ses statuts pour prendre le titre de Société de géographie et de propagande coloniale est envisagé. Cette transformation indique que les initiateurs de l’association trouvent dans ce contexte une opportunité de réorientation de l’association, imposée par la disparition des soutiens locaux ou, à tout le moins, une légitimité moindre. Elle fait suite à une autre tentative de Jean-Baptiste Ruffin d’associer en 1922 l’Alliance française à son activité de propagande. Cette dernière demande, justifiée par des raisons économiques, témoigne aussi du manque de moyens de la Société. Mais intégrée dans le contexte général, elle semble indiquer la recherche d’une légitimité et d’une redéfinition de sa vocation.

43En 1926, un autre indice témoigne de l’amoindrissement de la légitimité de la section. En effet, lors de l’anniversaire de la section et de la cérémonie d’hommage au colonel Delmas, ancien chef d’état major de Lyautey, les manifestations initialement programmées le 18 juillet sont repoussées au 31, à la demande la municipalité de Brive, afin de permettre la tenue d’une fête régionaliste en ouverture. Le propos de Jean-Baptiste Ruffin fait ainsi apparaître les priorités de la commune :

« L’assemblée communale marquait ainsi le désir que nos manifestations aient leurs places dans l’ordre du mouvement régional et que d’autre part, on puisse mentionner les efforts de ceux qui se sont attachés à faire valoir le domaine colonial de la France, ou ont pris une large part dans le développement économique et touristique de notre cher pays. »68

44La disparition de la section corrézienne est à l’image de l’activité coloniale de la section. En 1934, comme cela a été indiqué, dans le cadre de la campagne nationale de propagande coloniale, la Société de géographie accepte de coordonner toutes les initiatives. Mais la disparition du docteur Priolo, président, et de Jean-Baptiste Ruffin, secrétaire-général, suspend la décision qui doit être prise par le nouveau bureau. En 1935, la section de Brive est réduite, selon l’expression du Bulletin, « à un petit noyau rattaché à la société locale d’archéologie et d’histoire »69.

ÉCHEC DE LA PLUS GRANDE FRANCE ET CONSÉCRATION D’UN ESPACE RÉTICULAIRE

45Cette évolution n’a rien d’original : Vincent Berdoulay signale que les sociétés de géographie sont de moins en moins sollicitées par les milieux économiques et s’attachent davantage à la géographie régionale. Mais cette orientation est aussi le témoignage de la transformation de l’épistémologie de la géographie. Ce changement est la conséquence de l’institutionnalisation de la géographie par Vidal de la Blache qui, au tournant du siècle, fait disparaître d’autres courants dont s’inspirait au départ la Société de géographie commerciale. Le changement de paradigme spatial est au cœur des relations France/Empire car il consacre le terroir comme espace de référence en tant qu’unité spatiale et sociale. C’est la fin du projet saint-simonien qui structurait la pensée des initiateurs de la géographie commerciale, et la consécration du particulier au détriment de l’universel, bien que Vidal de la Blache et Louis Marin, président depuis 1926 de la Société de géographie commerciale, ne doivent pas être considérés comme anticolonialistes. Selon Vincent Berdoulay, la régionalisation que propose l’école de géographie vidalienne « avait avant tout une signification économique et vis [ait] à mettre toutes les parties de France au diapason de l’économie nationale et mondiale »70. Il n’en demeure pas moins que, dans sa réception régionale, le projet vidalien est quelque peu dévoyé. Le recentrage territorial a trouvé en Corrèze un écho favorable auprès des élites sensibles au sous-développement du département, à la dépopulation – 309 645 habitants en 1911 et 264 29 en 193171 – et au sentiment de décadence et de perte de vitalité de la région. Si, pour les géographes « coloniaux », à l’image de Pierre Foncin, les colonies ne sont qu’une « petite patrie » parmi d’autres, les acteurs locaux, au sein de la Société de géographie, mais aussi dans le département, s’élèvent pour dénoncer la concurrence entre les colonies et la région, concurrence qui ne s’exprime pas seulement en termes strictement économiques. Il s’agit pour les acteurs impliqués dans le développement régional de concentrer les énergies au profit des intérêts locaux. Dans ce contexte, l’action en faveur de la colonisation, même si elle se limite à l’éducation, est perçue comme une déperdition d’énergie dont pâtirait le territoire. Cette prise de position est paradoxalement en contradiction avec la réalité économique et sociale.

46En effet, si l’on examine les rapports de la Société, en particulier celui de 1918 qui mentionne la valorisation de la production agricole grâce au débouché colonial et de la production papetière grâce au marché marocain72, le désintérêt pour le monde colonial est difficile à expliquer. De même, le débouché colonial a servi de prétexte pour une demande de révision des divisions administratives comme nous l’avons indiqué. En outre, des sondages effectués dans les archives de l’Office du commerce extérieur mettent en évidence les relations commerciales existant entre le Limousin et les colonies, par exemple entre la société des Anciens établissements Mégemont à Bort (Corrèze) fabricant des chapeaux de feutre et le Sénégal et ce dès 191173. Par ailleurs, dans la liste des adhérents figurent des noms d’agents commerciaux installés dans les colonies : Marcel Pouch en Côte d’Ivoire, Michel Vialle, récemment installés et qui sont autant d’intermédiaires. En 1926, lors du 25^e anniversaire de la section, Albert Duchêne, représentant du ministre des Colonies, rappelle l’importance de la participation des Corréziens : « que les affaires coloniales attirent et qui engagent leurs capitaux, et qui, de près ou de loin, ne négligent rien pour les faire fructifier. »74 Il nomme ensuite Mahel à Bamako, Louis Verlhac au Sénégal, M. Vialle en Afrique Équatoriale après un rappel des succès d’autres Corréziens à l’École coloniale, dont Paul de Nussac, membre éminent des notabilités corréziennes, et du colon-modèle Pagnon au Maroc. La consultation de l’Annuaire édité par les anciens élèves de l’ENFOM, confirme d’ailleurs l’engouement des Corréziens pour l’administration coloniale. Lors de l’Exposition universelle de 1931, la presse fait aussi étalage de ces réussites.

47D’autres sources confirment l’existence de flux commerciaux entre les deux espaces. L’entreprise Les Tanneries de Bort créée en 1880 et qui compte 400 ouvriers, devenue société anonyme en 1925, spécialisée dans la chaussure populaire en délaissant celle des galoches, s’approvisionne en peaux à Madagascar et en Afrique. Faure et Cie à Saint-Cernin-de-Larche, vers 1919, produit pour une clientèle coloniale des articles de quincaillerie et de ferronnerie. Et enfin, les Établissements Valade créés en 1885 à Tulle (Corrèze), spécialisés dans l’agroalimentaire, sont représentés à Alger, à Tunis et à Oran75. E. Valade qui est à cette date conseiller au commerce extérieur, est signalé comme un chef d’entreprise audacieux et non comme un aventurier.

48Les dossiers de l’Agence de la France d’outre-mer renferment un témoignage de l’intérêt et des relations existantes entre la Corrèze et l’Empire. Le rapporteur du compte-rendu de la foire de Brive ne tarit pas d’éloges en faveur du comité de propagande et de l’état d’esprit de la population. Il conclut en affirmant qu’il « faut vraiment dire que le Briviste moyen connaît les colonies françaises non seulement par les [illisible] ramenés d’outre-mer par les parents et amis, mais par ses richesses fondamentales d’échanges avec la France. »76 Il poursuit par le constat de la réalité des échanges avec l’Empire et surtout l’Indochine qui fournit à l’élevage du riz en vrac et au consommateur du riz « à usage alimentaire », disponible dans toutes les épiceries de Brive.

49Comment expliquer cette situation marquée d’un côté par la valorisation des réussites coloniales, la réalité des échanges et de l’autre par le statut ambigu de la Société de géographie jusqu’à sa disparition en 1935 ?

50Une première explication tient à la constitution d’organisations défendant les mêmes objectifs et qui imposent de s’accorder à la demande sociale. La Société de géographie n’a plus le monopole du discours économique car depuis 1904 s’est créé à Paris, dans le milieu des originaires, le Groupe d’études limousines, soucieux de la « renaissance matérielle régionale ». Des réunions de ce groupe d’intellectuels naissent des stratégies de développement économique axées sur le potentiel sylvicole, touristique et agricole de la région. La politique industrielle vise surtout à faire renaître l’artisanat ou les industries anciennes en déclin. Un projet similaire apparaît en 1921, auquel s’associe d’ailleurs la Société de géographie77 : il s’agit de la création d’un Comité technique pour le développement économique de la Corrèze initié par l’ingénieur civil Victor Forot, dont le siège se trouve à Tulle, ayant pour objectifs le développement des richesses touristiques, hydrauliques et surtout minières.

51La deuxième raison tiendrait à la constitution de réseaux autonomes qui rendent superflue la médiation de la Société de géographie car des flux économiques sont désormais bien établis entre la Corrèze et les colonies. De ce fait, comme dans d’autres régions, la géographie économique est délaissée par les milieux qui avaient jusque là soutenu son activité78 notamment, les négociants qui ont édifié leurs propres réseaux depuis le début du siècle. De manière plus modeste la Corrèze, comme Bordeaux, a organisé son marché en s’appuyant sur le réseau des Corréziens installés dans l’Empire, particulièrement actif en Côte d’Ivoire et en Indochine. Pour ce dernier cas, la présence d’Antoine Bos, ancien président de la Société de géographie et ancien maire de Cholon et de Brive a probablement facilité les initiatives. L’exemple d’un certain Delord, membre de l’Association des Français d’Indochine79 étaie cette remarque. En 1938, il propose ses services et sa caution pour améliorer l’approvisionnement en produits indochinois80. L’activité proprement économique n’a plus de sens pour la Société, il lui reste par conséquent l’action de propagande qu’elle semble encore vouloir mener dans les années 1930.

52Ce n’est plus la configuration d’une Plus Grande France appelée de ses vœux par les propagandistes de la cause impériale, mais celle d’une organisation réticulaire générée par des relations essentiellement économiques.