1La Révolution qui se met en branle va entraîner des changements considérables et insoupçonnés pour les contemporains qui, de près ou de loin, en suivent l’évolution. En retrait par rapport aux événements parisiens, le comte de Noé est d’abord préoccupé par ses intérêts personnels et il faut attendre la franche détérioration de sa situation, à la mi-1791, pour voir son attitude se radicaliser. D’aristocrate respecté sur ses terres, il passe dans la catégorie des suspects et cette suspicion finit par lui devenir insupportable. Quant à ses intérêts de propriétaire antillais, qu’il tient à défendre avec vigueur, ils sont totalement remis en question.

L’ÉBRANLEMENT

Un député colonial qui ne siège pas

2Quand les États Généraux s’ouvrent en mai 1789, les députés des colonies ne sont toujours pas admis. L’entrisme et les gesticulations de certains « élus » de Saint-Domingue présents dans les couloirs de Versailles n’y changent rien. La partie semble perdue quand – à la faveur de la rébellion du Tiers État, du Serment du Jeu de Paume et dans l’élan d’enthousiasme général – Gouy d’Arsy et quelques comparses1 s’engouffrent dans la brèche et joignent leur signature à celle des députés métropolitains, le 20 juin 1789, jurant de ne pas se séparer avant d’avoir donné une constitution au royaume. À côté de leur nom, il est soigneusement précisé : « député de Saint-Domingue ».

3L’admission officielle des représentants de Saint-Domingue se fait lors de la séance du 4 juillet, le procès-verbal étant adopté lors de la séance du 7 juillet. La délégation de la Grande Île est cependant réduite par rapport à la liste initiale de ses membres. En définitive, six représentants sont admis, ce qui est déjà avantageux : le chevalier de Cocherel et le marquis de Gouy d’Arsy pour l’Ouest ; MM. de Thébaudière et Larchevêque-Thibaud pour le Nord ; le marquis de Périgny et M. Gérard pour le Sud. Douze autres noms sont retenus, mais ces députés-là se voient uniquement accorder « droit de séance » sans voix délibérative, soit un simple statut d’observateur. Le comte de Noé figure parmi eux, tout comme Robert de Bodkin-Fitzgerald. L’Assemblée nationale exprime donc un refus poli en ne les admettant pas en son sein. De toute manière, Louis-Pantaléon de Noé est absent de Versailles au moment de ces événements, se doutant peut-être que son admission n’avait rien d’assuré.

4Une série de changements fondamentaux jalonne l’été 1789 : la fameuse nuit du 4 août consacre « l’abolition des privilèges » ; les Constituants débattent de l’opportunité d’une Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen puis, le principe en étant acquis, des termes de chacun de ses articles ; la Déclaration est finalement promulguée le 26 août et consacre la liberté et l’égalité, droits naturels dont jouissent les Français. On voit alors des propriétaires antillais, moins convaincus que Gouy d’Arsy de l’efficacité d’une présence au sein de l’Assemblée nationale, constituer un groupe de pression, dont une première réunion a lieu le 20 août 1789.

5Cette Société correspondante des colons français assemblée à Paris, formée de planteurs soucieux de plaider leur cause dans la discrétion, convaincus que les règlements concernant Saint-Domingue doivent être adoptés dans l’île et inquiets des débats publics métropolitains les concernant, prend l’habitude de se réunir à l’hôtel Massiac, place des Victoires ; elle est rapidement baptisée « Club Massiac ». Première action : faire parvenir au roi une lettre, rédigée le 30 août 1789, réclamant la « convocation de l’assemblée coloniale » en indiquant « les moyens de la former2 ». Il s’agit de créer dans la Grande Île une assemblée locale composée uniquement de planteurs blancs, désireux d’administrer leurs propres affaires. Le but est ainsi d’éviter qu’une assemblée métropolitaine, peu au fait des questions coloniales aux dires des grands propriétaires, légifère dans un sens contraire à leurs intérêts. Parmi les quelque 180 signataires de la lettre apparaissent les noms du comte de Butler, qui signe en personne, et celui d’Yves Cormier et du comte de Noé, pour lesquels Butler a procuration.

6Le Club Massiac prend rapidement une certaine importance, avec des correspondants à Bordeaux et à La Rochelle. Yves Cormier en devient vice-président en septembre 1789. Si le comte de Noé n’y milite pas directement, certains de ses proches – le comte de Butler, le vicomte de Butler ou le comte d’Héricourt3 – le fréquentent. Divergeant davantage sur la méthode que sur le fond, le Club tente de contrebalancer le tapage des débats publics en misant sur la négociation discrète. À cela s’ajoute une lutte constante contre les idées philanthropiques de la Société des Amis des Noirs.

7C’est dans un tel contexte que séjournent au château de L’Isle-de-Noé, entre fin 1789 et début 1790, le comte Jean-François de Polastron, le comte Jacques-Patrice de Butler et le vicomte Louis de Noé, reçus par leur parent Louis-Pantaléon. Un tel rassemblement n’est pas dû au hasard : loin de l’agitation parisienne, les quatre hommes peuvent plus sereinement débattre d’affaires familiales, ainsi que de la tournure générale des événements et de l’attitude à adopter. Résidant au château de novembre 1789 à avril 1790, le comte de Butler confirme devant M^e Tarrible, notaire à L’Isle-de-Noé, son intention d’acheter à Saint-Domingue l’habitation Leroux-des-Isles, voisine de l’habitation Butler du Bois-de-Lance (19 novembre 1789)4, ainsi qu’une maison à La Rochelle (26 avril 1790). Pour sa part, le vicomte Louis de Noé fait consigner le 10 janvier 1790 par le même notaire un « certificat de vie » (sous-entendu de non-émigration). Quant aux comtes de Polastron et de Noé, ils revoient les procurations relatives à leurs parts de la succession de Pantaléon II de Bréda, décidant finalement d’en confier la gestion à Langlois de Laheuse (3 et 6 janvier 1790), comme on l’a vu précédemment.

8La confiance dans l’avenir de la colonie n’est pas ébranlée. Cependant, ces propriétaires veulent défendre leur source de revenus et sont partisans d’une plus grande autonomie de décision donnée localement aux habitants blancs. Aucun détail n’est parvenu sur les discussions qu’ils tiennent, mais une affirmation retrouvée au gré d’un acte notarié pourra donner une certaine idée de leur état d’esprit : « Par rapport au bruit qu’on n’a que trop accrédité relativement à la liberté des Noirs, on sait que si on n’a eu quelque crainte à ce sujet, elles sont entièrement dissipées, que les disputes à l’assemblée nationale des colonies (sic) sont parfaitement tranquilles à cet égard et que la colonie va être mue par une nouvelle constitution ; non seulement à l’abri d’aucune révolution, mais dans un nouveau régime qui lui assurera l’état le plus florissant5. »

9De ces propos un peu alambiqués, faut-il comprendre qu’aux yeux du comte de Butler, les propriétaires peuvent se rassurer car les débats à l’Assemblée nationale constituante relatifs aux questions coloniales ne prennent pas la tournure redoutée (c’est-à-dire l’abolition de l’esclavage) ? En l’espèce, Butler voit juste car, effectivement, ce problème n’est pas la préoccupation première des Constituants. De plus, ce cercle étroit de grands propriétaires sait, dès novembre 1789, que le principe de renvoyer les questions coloniales à des instances locales est acquis ; il n’entre réellement dans les faits que quatre mois plus tard, par le décret du 8 mars 1790 mais, manifestement, Butler dispose très tôt d’informations sûres. Un tel report est une belle victoire pour le milieu des planteurs qui semble en passe de verrouiller le débat sur les questions coloniales à l’Assemblée. Le comte de Noé comme ses proches semblent alors partager une même et optimiste vision de la situation.

10Ensuite, la position du comte de Noé est plus difficile à sonder. Ses parents et alliés font preuve d’un certain militantisme au sein du Club Massiac – Yves Cormier en devient d’ailleurs président au printemps 1791 – et ils persistent dans le souci de défendre leurs biens tout en contrecarrant l’influence des « négrophiles ». En toute logique, ces propriétaires campent sur les mêmes positions : ils n’ont aucun intérêt au changement de la condition des esclaves et acceptent juste de lâcher un peu de lest à Saint-Domingue pour améliorer le sort des malheureux serviles ; mais ils sont d’abord soucieux de maintenir l’ordre dans leurs domaines et, bien entendu, de toucher les revenus de leurs plantations. Fondamentalement, rien ne change donc vraiment.

11Mais, dans le courrier plus ou moins régulier des procureurs du comte de Noé et de ses amis, il y a régulièrement des allusions aux événements de la grande île. L’attention des propriétaires en métropole se focalise sur deux grands problèmes : les événements politiques locaux et les mouvements d’esclaves. Les événements révolutionnaires du royaume ont évidemment des répercussions outre-mer. Ainsi, à travers sa correspondance au comte de Noé6, Laheuse reste prudent mais ne peut s’empêcher de faire quelques commentaires sur l’ambiance qui règne à Saint-Domingue, tout comme son collègue Villevaleix. Les deux gérants sont légalistes et fidèles à la métropole, donc hostiles à toute idée d’indépendance de l’île. S’il déplore une confusion certaine, Laheuse se veut rassurant : « Nous avons au Cap une assemblée provinciale et un comité pour en rédiger les opérations qui n’ont jusqu’à présent fait que semer le trouble et la division parmi les citoyens ayant enlevé au gouvernement toute l’autorité, il règne dans ce moment-ci une espèce d’anarchie qui fait beaucoup de tort au commerce. Les gens sages en gémissent et c’est le plus grand nombre. On a promené sur l’âne le médecin du roi [Arthaud], le notaire général n’a eu que le temps de se sauver au gouvernement et différentes autres personnes qui n’ont échappé à cet indigne traitement que par la fuite, il y a même eu plusieurs proscrits mais point de sang répandu » (lettre du 26 novembre 1789). Ainsi l’autorité du pouvoir central, représentée par le gouverneur et l’intendant, est-elle de plus en plus contestée par une petite frange des Blancs, planteurs ou négociants. Cette « Révolution Blanche » raille la représentation officielle, crée une municipalité au Cap pour appliquer ses vues, tandis que les milices sont en cours de réorganisation afin de mettre sur pied une Garde nationale aux ordres d’une future Assemblée provinciale, et ce afin d’agir parallèlement à l’administration royale, voire de s’y opposer. La même fièvre agite Port-au-Prince, obligeant l’intendant Barbé de Marbois à repartir pour la France, le 26 octobre.

12Chez les maîtres transparaît aussi un souci manifeste à propos du comportement des esclaves. Laheuse tente d’apaiser cette inquiétude dans ses missives : « Dieu veuille que tout cela finisse, car tout ceci est d’un bien mauvais exemple pour nos ateliers, il y a même eu différentes alertes à ce sujet, mais tout cela n’était inventé que par des esprits perturbateurs et les habitants sont dans la plus grande sécurité en se tenant cependant sur leurs gardes ; ainsi Monsieur le comte, si on vous a fait quelque rapport concernant tout ceci, n’en croyez que ce que j’ai l’honneur de vous mander ». Mais personne ne bouge encore dans les plantations, à Saint-Domingue du moins7.

13Laheuse ne peut s’empêcher de pester contre les idées abolitionnistes qui risquent de détruire le système esclavagiste et de provoquer la ruine des plantations. Il est le reflet des membres de son groupe : « On nous menace aussi des Philanthropes, ceci n’est encore enfanté que par la peur car ces âmes bienfaisantes resteront sûrement en France où elles ont de quoi s’occuper à soulager les malheureux où ils sont en bien plus grand nombre qu’à Saint-Domingue, est-ce que le sort des journaliers est comparable à nos nègres qui ne souffrent jamais ni la faim ni le froid ? » (lettre du 26 octobre 1789). On retrouve dans cet argumentaire la position classique des planteurs antillais à qui le Code Noir fait théoriquement obligation d’entretenir, loger, nourrir et vêtir la main-d’œuvre servile, un sort qu’ils estiment à tout prendre moins malheureux que celui de nombre de gagne-deniers au sein du royaume de France.

14Laheuse décède brutalement en avril 1790 et Duménil, son successeur aux Manquets, ne fait pas de commentaires sur la situation, du moins dans les rares écrits qui subsistent de lui. Il peut arriver aux négociants bordelais Bethman et Desclaux, de façon extrêmement concise, d’évoquer quelques faits marquants dans leur correspondance adressée au comte de Noé (ou d’indiquer que « tout est tranquille » – en janvier et février 1790), mais l’information directe que Louis-Pantaléon de Noé et ses proches reçoivent de Saint-Domingue provient d’abord de la plume de Sylvain Séguy de Villevaleix, procureur des habitations Bréda. Tous les mois, il envoie une lettre recopiée en autant d’exemplaires qu’il y a de cohéritiers où il fait le point de sa gestion et, au gré des circonstances, commente l’actualité. Gabriel Debien, qui a passé au crible cette correspondance, a montré que Villevaleix fait partie de ces autonomistes modérés, fidèles à la Couronne, qui veulent administrer leurs affaires localement mais sans se lancer dans l’aventure sécessionniste, et qui ne sont pas prêts non plus à faire de concessions aux « gens de couleur » libres qui, pour leur part, exigent l’égalité politique avec les Blancs. Villevaleix partage probablement les mêmes vues que les copropriétaires absentéistes des habitations Bréda8.

15Le 8 mars 1790, l’Assemblée nationale adopte un décret qui officialise et précise la formation et les compétences des assemblées coloniales. Le décret du 28 mars 1790 tente de définir le corps électoral appelé à se prononcer. Pour les propriétaires blancs, seuls les Blancs sont concernés, ce que les mulâtres libres, propriétaires et aspirant à être au même niveau que les Blancs, contestent vivement. Le 16 avril 1790 se constitue dans la ville de Saint-Marc une assemblée coloniale blanche, de composition hétérogène – des grands propriétaires, mais aussi des « petits Blancs ». Sous l’égide de chefs comme Jean-Jacques Bacon de La Chevalerie9, cette assemblée franchit le Rubicon, se déclare souveraine, réorganise la justice (14 mai), proclame une constitution propre à l’île (28 mai), lève ses propres troupes (juillet), décide l’ouverture de l’ensemble des ports aux navires marchands étrangers et critique le rôle que veulent jouer, en métropole, les grands propriétaires absentéistes. Le défi est considérable, mais de telles audaces ne sont pas du goût de l’assemblée provinciale du Nord, ni de certains habitants du Port-au-Prince, et encore moins du gouverneur. Il en découle une réaction brutale, des affrontements, la dispersion manu militari de l’assemblée de Saint-Marc par des troupes loyalistes et l’embarquement de 85 membres de cette assemblée à bord du vaisseau Le Léopard (qui arrive à Brest fin septembre) : il s’agit pour eux d’aller expliquer – et de tenter de justifier – leur attitude auprès des instances métropolitaines. Ces « léopardins » rencontrent aussi, durant leur séjour à Paris, les députés de Saint-Domingue siégeant à la Constituante ou les membres du Club Massiac. Le comte de Noé est à Paris en octobre 1790, certainement parce que les événements sont suffisamment sérieux pour qu’il souhaite entendre la version défendue par les « léopardins ». Cependant, le 12 octobre 1790, l’Assemblée nationale proclame officiellement la déchéance de l’Assemblée de Saint-Marc.

16Pendant ce temps, des mulâtres vivant en métropole, tel Julien Raymond, militent pour l’égalité de leurs droits avec ceux des Blancs. Leur activité est telle que des grands propriétaires cherchent à en empêcher certains de retourner à Saint-Domingue pour défendre leur cause sur place. L’un de ces activistes, Vincent Ogé, parvient cependant dans l’île en octobre 1790 et mène une campagne qui tourne à la rébellion armée, durement réprimée10. Au printemps 1791, l’Assemblée nationale constituante renonce à légiférer sur les esclaves, transférant cette question aux assemblées coloniales (ce qui signifie en clair que la question est enterrée) mais, le 15 mai, elle accorde le titre de citoyen aux gens de couleur nés de parents libres.

17Cette décision mécontente bon nombre de Blancs de Saint-Domingue, opposés à l’idée d’admettre des mulâtres dans leurs rangs, tandis qu’une petite minorité voit en ces métis, eux aussi propriétaires et esclavagistes, la garantie de la défense du système colonial et du régime des plantations. Les divisions entre Blancs se renforcent lorsqu’est élue une seconde assemblée coloniale désignée par des électeurs exclusivement blancs. Devant cette provocation, des mulâtres prennent les armes dans l’Ouest (sous la direction de Pinchinat) et dans le Sud (sous la direction de Rigaud). Une nouvelle assemblée coloniale, établie à Léogane, force le gouverneur général Blanchelande à donner ordre aux révoltés de se disperser. Cette assemblée décide, le 1^er août 1791, de s’installer au Cap où elle doit reprendre ses travaux le 25 août. Parallèlement, l’île attend l’arrivée de commissaires envoyés de Paris et les loyalistes s’inquiètent de la tournure des événements.

18Noé et ses proches ont une attitude pour le moins réservée et sourdement hostile vis-à-vis de ce qui se passe en métropole. En témoignent les conseils que, le 17 octobre 1789, le comte de Polastron prodigue à Jean-Pantaléon de Butler, qui réside alors à Saint-Domingue et qui envisage de revenir : « Je n’imagine pas qu’il vous vienne dans l’idée de revenir en France de longtemps d’après l’inconcevable révolution qui s’y passe dont les troubles poussés au plus haut période (sic) ne font journellement qu’accroître, les détails en sont trop longs pour vous être mandés, tout ce que je puis vous dire c’est que tous les gens de la noblesse qui ont assez d’argent comptant pour passer dans les pays étrangers y sont déjà11, que les émigrations continuent toujours et qu’il n’y a pas de doute que toute la noblesse de France ne prenne ce parti-là, elle y sera bien forcée puisqu’elle ne pourra plus habiter Paris, les villes ni ses terres sans les dangers les plus éminents, il n’est sûrement pas un gentilhomme dans le royaume qui ne voulut être où vous êtes, restez-y donc12. »

19Si le comte de Noé ne part pas, c’est que plusieurs raisons le retiennent en France : son âge déjà avancé, ses enfants encore jeunes, une situation politique encore supportable, le sentiment que sa sécurité n’est pas menacée et que sa vie de châtelain n’est pas bouleversée. Il conserve ses relations avec Saint-Domingue, par négociants interposés. Ce tissu patiemment constitué serait désorganisé par un départ. De plus, le roi désapprouve, officiellement du moins, l’émigration. Louis-Pantaléon de Noé s’accommode donc des changements, faisant le gros dos en attendant que l’effervescence se calme.

20Le 19 juillet 1790, il signe des documents relatifs à des procédures de vérification des droits féodaux rachetables. Dans la même logique, il renonce désormais à étaler ses titres, symboles d’Ancien Régime. Les procurations qu’il donne le 16 septembre 1790 à Duménil et Guilbaud pour administrer les Manquets commencent par « Louis-Pantaléon de Noé, maréchal de camp et armées du roi sans ajouter les qualifications qu’il a toujours prises ainsi que ses ancêtres de temps immémorial pour se conformer au décret de l’Assemblée nationale ». Il signe désormais « Louis-Pantaléon de Noé » et non plus « le comte de Noé ». Mais s’il est légaliste, il entend que la loi soit aussi appliquée quand elle joue – théoriquement – en sa faveur. C’est ainsi que, le 8 juillet 1791, alors qu’il donne procuration à Joseph Agut-Lasserre13 pour administrer ses biens dans les deux départements du Gers et des Hautes-Pyrénées, il lui demande de « liquider de gré à gré ou juridiquement les anciens censitaires ou emphytéotes, le prix de rachat des droits ci-devant féodaux qui pourraient lui être offerts ainsi que l’indemnité des dîmes inféodées à lui dues conformément aux lois à ce relatives ». Louis-Pantaléon de Noé ne doit cependant pas se faire trop d’illusions sur l’empressement de ses ex-sujets à s’acquitter une dernière fois de ces anciennes redevances.

21Il doit aussi fulminer contre les changements et leurs conséquences, mais n’en laisse rien paraître dans les sources conservées. « Affreuse révolution », écrit-il huit ans plus tard à Toussaint Louverture, à propos de la cascade d’événements qui l’a privé de ses revenus, a bouleversé sa vie et celle de ses proches. Mais si les choses sont encore supportables pendant les deux premières années, elles changent brusquement en 1791, en métropole comme à Saint-Domingue. Les conséquences en sont immenses, mais personne ne les mesure encore.

Le tournant de 1791

22N’ayant accepté la Révolution que du bout des lèvres, le roi Louis XVI tente de fuir la France incognito pour chercher refuge auprès de son beau-frère, Léopold II, empereur d’Autriche. On connaît la suite : l’arrestation de la diligence royale à Varennes le 21 juin 1791 et le retour forcé du roi à Paris, où l’accueil est glacial. Le pilier du pouvoir exécutif a montré qu’il n’était pas fiable ; la Constitution en cours de rédaction – elle sera adoptée le 13 septembre – montre déjà des signes de fragilité. Le comte de Provence, frère du roi, a réussi à partir pour Mons, rejoignant en émigration son frère, le comte d’Artois, qui est absent de France depuis juillet 1789. Quant à « l’aristocratie », accusée de mal conseiller le roi, elle est plus que jamais suspecte : le double jeu de Louis XVI rejaillit inévitablement sur les grands noms du royaume.

23Les esprits s’échauffent donc vite et la rumeur du complot aristocratique, jamais éteinte, enfle de nouveau, en Gascogne comme ailleurs. Pour la journée du 30 juin 1791, le registre des délibérations du directoire du département du Gers mentionne : « Pendant qu’on délibérait, M. le Président […] et le syndic du district d’Auch ont été annoncés et introduits, ils étaient accompagnés d’un citoyen qui a dit que les départements des Hautes-Pyrénées et des Basses-Pyrénées avaient reçu des nouvelles de l’irruption d’un régiment espagnol sur le territoire français14. » La contre-révolution serait donc en marche, les armes à la main et avec l’appui de l’étranger, cherchant à rallier les agents dormants qui, en France, n’attendraient que le moment opportun pour se manifester. Dans le Gers, pour enrayer ce scénario-catastrophe, les révolutionnaires locaux décident de demander des comptes à deux familles qu’ils surveillent (et suspectent) depuis fort longtemps : Noé et Béon. « Vers dix heures du soir », poursuit le compte rendu, « deux détachements de la garde nationale de la Légion d’Auch, chacun avec un piquet de cinq cavaliers du Régiment ci-devant Pologne, se transporteront à L’Isle-de-Noé et à Lapalu pour y réclamer des sieurs Noé et Béon leurs canons qu’ils pourront avoir ainsi que leurs armes en cas qu’il en existât dans leurs maisons en rassemblement. » En tout, cela fait un peloton de 55 hommes, partis inspecter ce qu’ils considèrent comme le repaire de deux aristocrates.

24À la tête de l’opération s’illustrent deux acteurs importants de la vie révolutionnaire locale : Jean Ladrix et son neveu Alexandre, juriste comme son oncle15. Une troisième figure les accompagne : le capitaine des Grenadiers Loubens, à la tête d’un détachement. Très remontés contre l’aristocratie, comme en témoignent leurs écrits, les Ladrix évoquent le succès de cette action. Dans un procès-verbal daté du 3 juillet, Jean indique : « Parmi les commissions pénibles et délicates qui furent confiées à cette compagnie [de Chasseurs, composant la Garde nationale d’Auch, dont il est capitaine] qui méritait toute confiance, je citerai le désarmement du château de Lapalu, appartenant à Béon, en grande faveur sous le règne du dernier tyran. L’ordre et la décharge des armes enlevées qui me furent donnés par le département constatent cette mission16. »

25Des armes sont donc trouvées et réquisitionnées chez les Béon. Toutefois, le « projet » contre-révolutionnaire des Noé semble n’être que le fruit de l’imagination d’Alexandre Ladrix ; quant aux armes retrouvées à Lapalu, leur existence ne prouve rien mais suffit, en ces temps de fortes tensions, à envenimer les rapports. Face à cette brusque hostilité, le comte et la comtesse de Noé réagissent en prenant un peu de distance, laissant au château le vieux marquis et sa sœur, la demoiselle de Noé. Charlotte de Noé part pour Toulouse dès le 4 juillet (avec cinq de ses enfants ?) et y réside jusqu’en novembre 1791 (sans doute à l’hôtel Polastron), puis se rend à Saint-Gaudens et ne revient à L’Isle-de-Noé que le 23 juin 1792. Cette longue absence contribue un temps à alimenter la rumeur selon laquelle elle aurait émigré. Est-ce elle qui, à l’occasion de ce périple, met à l’abri de la vaisselle neuve et la confie à un certain Donier, habitant de la vallée de Saint-Béat, en Comminges, qui a pour consigne de la vendre si besoin est17 ?

26Pour sa part, Louis-Pantaléon de Noé réunit des papiers précieux, de l’argent et des bijoux, donne procuration à Joseph Agut-Lasserre (le 8 juillet 1791) pour l’administration de ses biens et le rachat des droits féodaux, puis fait savoir qu’il s’en va pour affaires. Il se rend d’abord à Bordeaux, confiant discrètement à Pierre Lardin 5 500 louis d’or (soit 132 000 livres tournois) et des plats d’argent18, puis se rend à Paris. A priori, rien de suspect : son entourage et les habitants de L’Isle-de-Noé sont depuis longtemps habitués à voir le comte se déplacer de temps à autre, accompagné de personnel de service. À Paris, il est entouré de son cuisinier, Nicolas Azéma, et de son domestique noir, Adrien Arbriquet ; un autre domestique, Alexis Lauret, l’a également accompagné. Noé loge rue Plumet, chez les Béon (qui ont eux aussi rejoint la capitale), au moins jusqu’en septembre, date à laquelle il aurait quitté Paris19. Cependant, le négociant bordelais Pierre Lardin, qui lui écrit de Bordeaux le 11 octobre, adresse sa missive à Paris. Ce courrier ne s’est pas égaré, ce qui suggère un départ plus tardif.

27En décidant de partir, quels risques prend le comte de Noé ? Apparemment aucun. Doit-il envisager la mise sous séquestre du château et de ses autres biens, en cas d’émigration prolongée (au bout de deux mois d’absence, selon les termes du décret de l’Assemblée législative du 9 novembre 1791) ? Il ne semble pas, dans la mesure où son épouse demeure en France ; or, elle n’a pas l’intention d’émigrer et elle est la propriétaire en titre (ou la co-propriétaire, dans le cas de la baronnie d’Antin). Doit-il redouter une condamnation à mort pour « conspiration », s’il ne revient pas dans les deux mois impartis ? Il n’en a cure. En soldat, il a choisi son camp et assume son choix : il offre ses services aux frères du roi pour les aider à former une armée susceptible de revenir en France. Risque-t-il le séquestre de ses biens antillais ? Ce n’est pas à l’ordre du jour et, de toute façon, cela fait des années que le comte est absent ; le procureur Duménil s’occupe des Manquets et Villevaleix de sa part des habitations Bréda et il n’y a aucune raison pour que cela change. Le seul problème pourrait venir du remboursement exigé de ses dettes et de ses rentes viagères, mais les circonstances ne s’y prêtent guère. À ce moment encore, ceux qui quittent la France estiment que leur absence sera de courte durée ; assurer ces remboursements ne constitue donc pas une véritable inquiétude.

28C’est alors que, vers la mi-octobre, la nouvelle d’un événement de taille atteint la métropole : à Saint-Domingue, les esclaves de la Plaine-du-Nord se sont révoltés dans la nuit du 22 au 23 août 1791. La Révolution avait d’abord été une affaire de Blancs, occupés à maintenir leurs intérêts, à s’émanciper de l’administration royale, à commercer librement et à revendiquer un degré plus ou moins fort d’autonomie politique (jusqu’à la menace de sécession). Puis les mulâtres libres s’en étaient mêlés, revendiquant les mêmes droits politiques que les Blancs, ce qui avait entraîné de très vives tensions au Cap-Français ou à Port-au-Prince. Mais jusqu’alors, les maîtres veillaient à ce que la masse servile soit maintenue dans l’ignorance des débats révolutionnaires, ce qui était évidemment une illusion. Ouvrant les yeux et les oreilles, les esclaves domestiques ou à talents, les plus proches des maîtres, n’avaient pu qu’être sensibles aux discours incessants sur l’autonomie, la liberté, l’égalité ou les droits de l’homme. De leur côté, les « libres de couleur » ne manquaient pas d’exprimer leurs propres critiques contre les limites des concessions que la majorité des Blancs consentait à leur accorder. Obnubilés par leurs querelles, les Blancs et les mulâtres libres n’ont pas pris la mesure de la fermentation qui finit par toucher les ateliers. Dans le contexte d’imbroglio qui règne à Saint-Domingue, il est évident que les esclaves ne peuvent éternellement rester dans l’ignorance d’enjeux qui les concernent aussi.

29L’inattendu, et pour tout dire l’impensable, vient donc de se produire : la révolte massive, à grande échelle, au cœur de la prestigieuse plaine sucrière du nord de l’île. Un détail s’impose à nous : l’habitation des Manquets fait partie des premières touchées.

L’étincelle jaillit-elle des Manquets ?

30Plusieurs thèses s’opposent pour expliquer les origines de la révolte des esclaves. La thèse du soulèvement héroïque, tout d’abord. Rassemblés lors d’une cérémonie vaudoue au lieu-dit Bois-Caïman, les esclaves se préparent à l’action et font une entrée fracassante dans l’histoire. De leurs rangs surgit, selon la prédiction de l’abbé Raynal, un Spartacus noir qui leur fera rendre justice. Mais cette thèse séduisante ne parvient pas à convaincre. On a aussi « dénoncé une machination des contre-révolutionnaires ou de la Société des Amis des Noirs, on a vu la main des mulâtres ou des petits-blancs, on a découvert l’œuvre du marronnage ou de l’action magique du vaudou » rappelle Pierre Pluchon, pour qui « ce ne sont là qu’hypothèses20 ».

31Le dernier état de la recherche revient sur une hypothèse depuis longtemps formulée, mais souvent écartée : l’action de royalistes loyalistes et qui sont inquiets de la tournure des événements, notamment à cause des décisions (trop ?) autonomistes de la nouvelle Assemblée coloniale. Restés fidèles à la métropole, ces royalistes veulent faire barrage à cette Assemblée locale trop entreprenante et préparent un soulèvement des esclaves. Il s’agirait donc d’un pari qui, à première vue, semble fou : attiser la révolte des ateliers d’esclaves qui exigeraient les mesures en leur faveur promises par le roi, faire appliquer lesdites mesures – ce qui gênerait considérablement les maîtres peu empressés d’assouplir la servitude – et en profiter pour rappeler que seules les troupes loyalistes ont la capacité de faire régner l’ordre dans la grande île. Les autonomistes seraient alors forcés de reconnaître leur faiblesse et de s’en remettre à la métropole pour que revienne la paix civile.

32Comme le rappelle Jacques de Cauna dans son Eldorado des Aquitains, deux grands historiens haïtiens du xix^e siècle, Céligny Ardouin et Thomas Madiou21, rapportent un certain nombre de faits établis à partir de témoignages de vétérans de la guerre d’indépendance, éléments qu’il nous faut réexaminer. L’un comme l’autre avancent le scénario suivant : de façon très discrète, l’un de ces commanditaires22 en parle au gérant Bayon de Libertat, en présence de Toussaint Bréda qui est sollicité pour servir de coordonnateur de l’opération auprès des esclaves et de leurs futurs chefs. La révolte aurait lieu, en échange de plusieurs promesses : trois jours francs par semaine, l’abolition de la peine du fouet et un certain nombre d’affranchissements à titre individuel, ainsi que la garantie pour les chefs qu’ils ne seraient pas poursuivis.

33Parmi les chefs, Toussaint retient Jean-François Papillon, Georges Biassou, Boukman Dutty et Jeannot Billet. Des réunions préparatoires se tiennent pour mettre au point l’opération. Il s’agirait pour les comploteurs d’entraver l’action de l’Assemblée coloniale en lâchant du lest sur le régime esclavagiste, dans des proportions « raisonnables », à savoir un assouplissement de la contrainte et des affranchissements contingentés. On aurait alors une action menée et coordonnée par des hommes libres (Toussaint et ses compagnons sont affranchis et familiers des Blancs), ce qui bat en brèche la version de la révolte des gueux. Un tel soulèvement, par son ampleur et sa simultanéité, n’est pas spontané et a été minutieusement préparé. Les cochers peuvent avoir servi d’agents de liaison, eux qui connaissent depuis longtemps le terrain et les ateliers : « Au moins trois des principaux chefs, Jean-François, Boukman et Toussaint sont des cochers, aptes donc à se déplacer très rapidement pour la coordination logistique des actions, à la fois par leur connaissance des lieux, routes et chemins, par leur réseau relationnel et la disposition de voitures23. »

34Les conjurés se réunissent à deux reprises avant de passer à l’action. « Le lieu que l’on donne habituellement pour site de la fameuse réunion du Bois-Caïman […] correspond, en fait, à deux localisations différentes dont la seconde, celle de la fameuse “cérémonie” mythifiée par la tradition, se trouverait en fait sur l’habitation Choiseul où le colon Dalmas, le premier à en parler, évoque l’existence d’un “endroit boisé” appelé Caïman, alors que la première réunion, plus secrète et politique, destinée à fixer le jour précis du soulèvement, avait regroupé “le dimanche 14 août sur l’habitation Lenormand de Mézy, une très nombreuse assemblée de nègres composée de deux députés de tous les ateliers de Port-Margot, le Limbé, l’Acul, la Petite-Anse, Limonade, la Plaine-du-Nord, le Quartier-Morin, le Morne-Rouge… au nombre de 200 et tous commandeurs d’ateliers”24. » Des actions violentes – traduisant certainement la fébrilité ou l’impatience – se produisent comme autant de signes avant-coureurs25 : incendie sur l’habitation Chabaud, au Limbé, le 16 août, et tentative d’assassinat du gérant de l’habitation La Gossette (appartenant au marquis de Galliffet), le 20… L’action coordonnée semble patente.

35Le manque de réaction des autorités pose aussi question, ces prémisses devant normalement susciter un état d’alerte, une attitude de qui-vive qui ne semble pas s’être manifestée. S’agit-il d’une coupable négligence ? Ou les autorités ont-elles laissé faire ? Si tel est le cas, il faut souligner le cynisme des commanditaires qui se doutent bien qu’il y aura des destructions, des violences et des morts. Mais la fin justifie les moyens et les éventuels instigateurs sont convaincus de contrôler la situation avec des chefs comme Toussaint Bréda. Ces comploteurs potentiels envisagent-ils l’hypothèse d’une autonomisation de révolte servile ou pèchent-ils par excès de confiance ? Ont-ils conscience du risque d’ouvrir la boîte de Pandore ? En mesurent-ils les risques pour eux-mêmes ? En ont-ils avisé les propriétaires des domaines qui allaient souffrir, ou est-ce une opération rapidement montée, hors délais de correspondance pour éviter toute fuite ? Et les chefs, sur le terrain, auraient-ils joué double jeu, amorçant un mouvement dont ils sentent bien qu’il va prendre de l’ampleur, en espérant tenir fermement les rênes pour satisfaire des ambitions personnelles bien dissimulées ? Autant de questions ouvertes.

36Sur les origines de la révolte, le débat reste donc vif, mais cette hypothèse du complot politique ne peut être balayée d’un revers de main, même si le mouvement s’avère très vite pleinement autonome. Quelle qu’en soit l’origine, une révolte ne peut démarrer que sur un terrain propice et dans des conditions favorables. Il faut un foyer initial sur lequel compter pour déclencher une réaction en chaîne ; dans le cas précis, le signal doit partir d’une habitation où les esclaves sont solidaires, où la majorité est prête à basculer du côté des meneurs, quitte éventuellement à ce que des éléments extérieurs participent à la mise à feu ; il faut aussi que l’incendie, une fois allumé, soit relayé par des groupes qui passent à leur tour à l’action et le propagent. Or Toussaint Bréda connaît bien la situation des Manquets, dont l’atelier a été fort peu ménagé depuis des années.

37Un témoignage laisse à penser que c’est aux Manquets que tout aurait démarré. Selon Jacques de Cauna, « on dispose, enfin, d’une source de localisation directe, parmi d’autres beaucoup moins précises, celle qui nous est donnée par un voisin immédiat, le Landais Pierre Tausias-Concirolles, natif de Caupenne, négociant au Cap et habitant de la Plaine-du-Nord, propriétaire de la grande sucrerie Tausia, anciennement Chapuiset, […] qui apporte son témoignage horrifié sur le premier élan de l’insurrection : “Dans la nuit du 22 au 23 du mois dernier, une révolte générale des nègres s’est manifestée et ces malheureux ont commencé par mettre tout à feu et à sang sur l’habitation de Monsieur de Noé, limitrophe de la mienne. Trente-sept propriétaires, procureurs ou raffineurs ont été assassinés cette même nuit ou dans la matinée du jour suivant, et toutes les sucreries voisines de la mienne ont été incendiées. Le feu s’est propagé au point que l’Acul, le Limbé, le Port-Margot, la Petite-Anse, le Quartier-Morin, et la Limonade ne présentent plus, au lieu de ces possessions riches et opulentes, qu’une terre dévorée par la flamme […]. Il s’ensuit que je suis ruiné”26 ». L’habitation Tausia (ex-Chapuisé) est effectivement mitoyenne au nord de l’habitation des Manquets. Pierre Tausias est donc géographiquement aux « premières loges » pour témoigner de ce qu’il a vu.

38Une relation anonyme datée du 14 janvier 1792, soit quatre mois et demi après les événements, tente de dresser un bilan du soulèvement quartier par quartier. On y lit explicitement la mention suivante : « Plaine-du-Nord. C’est dans cette paroisse et sur l’hab[itation] Nöé (je me trompe, elle est de l’Acul) que le massacre des Blancs par les nègres a commencé dans la nuit du 22 au 23 août ». Quelques lignes plus loin, l’auteur annonce qu’au Cap, « il meurt beaucoup de monde. M. Tauzia [sic] est mort le 8 janvier, désespéré, enragé d’avoir vu perdre la plus grande partie de sa fortune27 ». L’anonyme rédacteur semble avoir connu cet habitant ruiné, et a peut-être repris sa version des faits, qui reste donc à corroborer.

39Pour sa part, les recherches de Pierre Pluchon le conduisaient à écrire, mais sans préciser quelles sont ses sources, que « les esclaves des plantations Turpin, Flaville et Clément se coalisent ; ils déferlent sur l’habitation Tremès, puis sur celle du comte de Noé28 ». On ne sait donc pas de façon définitive si Pierre Tausias voit midi à sa porte ou si, effectivement, l’habitation des Manquets a servi de lieu de déclenchement initial du soulèvement général. L’hypothèse est plausible et une chose est sûre : l’habitation figure parmi les premières touchées.

40Le document de la reprise de possession des Manquets par un gérant resté anonyme précise : « Lors de la révolte des esclaves ils assassinèrent dans quelques quartiers tous les Blancs qui avaient inspection sur eux. Chez M. de Noé, le procureur [Duménil], le raffineur et un apprenti ont éprouvé ce malheureux sort29. » Se répandant comme une traînée de poudre, embrasant les champs de canne de toute la plaine, la révolte est massive et revendiquée au nom du roi de France. Dès le 23 août, 37 Blancs meurent et des dizaines d’habitations sont ravagées. Villevaleix tombe dans les jours qui suivent, le 19 septembre, « tué dans un détachement contre les rebelles30 ». Quant à Bayon de Libertat, habitant au Limbé, la tradition veut que Toussaint Bréda ait protégé sa fuite et celle de sa famille dans les mornes jusqu’au Cap, où il s’embarque pour Philadelphie.

41On ne sait rien du nombre d’esclaves des Manquets qui, une fois la révolte déclenchée, s’échappent dans les mornes, par rapport à ceux qui restent sur place. Tous les esclaves ne partent pas, loin s’en faut. À titre d’exemple, pour l’habitation Butler du Bois-de-Lance, « sur 318 sujets que nous avions, 22 seulement avaient été entraînés dans la révolte, les autres étaient restés fidèles » (lettre du comte de Butler à son neveu Bonaventure, 6 décembre 1791)31. La réaction du comte de Noé est également inconnue et même le lieu où il apprend la nouvelle (est-il encore à Paris ou a-t-il déjà émigré ?). Il reçoit copie sur feuilles volantes de la « reprise de possession » par un nouveau gérant, un document écrit à chaud après la révolte. L’original, une fois plié, se présente avec deux faces blanches et sur l’une d’elles, dans un coin, le nom « Blaise Bréda » est bien lisible. Le « bon nègre » aurait-il servi d’intermédiaire entre ce gérant et le comte de Noé ? Aurait-il facilité l’acheminement du document jusqu’au port du Cap, où il l’aurait donné au capitaine d’un bateau en partance pour la France ? C’est possible. Ce courrier est arrivé à son destinataire, ce qui indique que, par-delà les années et la distance, certains liens perdurent entre l’affranchi et le propriétaire absentéiste.

42Le rédacteur se dit connu du comte de Noé « sous aucun rapport à l’exception de ce que M. de Butler lui a dit » de lui. Il fait le bilan du « mobilier » qui s’est révolté et de ce qu’il en reste : « Les pertes éprouvées par les habitants de Saint-Domingue relatives à leur mobilier ne se borneront pas au nombre de nègres tués ou morts de maladie, à l’époque où l’on rentrera sur les habitations ; quelques-uns recelés dans la partie espagnole ne reparaîtront plus, et au nombre de ceux que le repentir ou la force rendront à leurs maîtres, plusieurs exténués par les souffrances passées, par des blessures et des malingres [ulcères] que le non traitement pendant plusieurs années ou des remèdes dangereux auront rendu incurables, et par les ravages des maux vénériens invétérés, traîneront leur frêle existence pendant quelques années, coûteront beaucoup de peines, de soins et d’argent, et mourront sans avoir rendu le moindre service ; l’humanité et la politique prescrivent de les recevoir et de les soigner ; mais on doit s’attendre à de nombreuses mortalités ».

43Cet aveu en dit long sur l’état sanitaire des esclaves, mal soignés de longue date, et suggère qu’une fois l’euphorie des premières semaines passées, plusieurs révoltés, las d’errer dans les mornes, affamés, exténués ou blessés, sont revenus ou pourraient revenir sur le terrain familier des habitations, à la recherche d’un toit – même mauvais – et de quelques ressources. Mais ils constituent une charge qu’il faut bien supporter au nom de « l’humanité ». Vient alors la question centrale pour le gérant repreneur : que faire des rebelles, et plus précisément de ceux qui se sont distingués par des violences envers les Blancs et qui sont restés sur place ? « Est-il possible de pouvoir conserver ceux qui ont porté les coups32 ? Je ne le crois pas et je ne me déciderai jamais à me charger d’une habitation où au nombre des esclaves, je verrais le meurtrier de mon prédécesseur impuni ; il n’est point de motif d’intérêt qui puisse balancer leur châtiment. L’exemple, la sécurité présente, celle à venir, la juste punition due à un pareil crime que la loi punit de mort sans exception et qui est encore plus horrible de la part d’esclaves envers des Blancs, les représentants de leur maître, tout enfin se réunit pour refuser une grâce qui entraînerait les plus funestes conséquences. Aucune considération ne doit donc être écartée dans une pareille circonstance, et ce serait mal connaître les vrais intérêts que d’épargner des meurtriers coupables aux yeux de la loi et coupables envers leurs maîtres. Et par quel motif pourraient-ils être épargnés ? En raison des places qu’ils occupaient ? C’est un crime de plus, puisque la confiance dont ils étaient investis n’est devenue entre leurs mains qu’un moyen de séduction envers l’atelier. Leurs talents ? Ah si jamais un nègre pouvait soupçonner que son talent lui assure l’impunité, cela seul le porterait au désordre ».

44Pour l’auteur, il faut donc faire preuve d’une sévérité exemplaire et sans faille envers les meurtriers : « Sans doute une amnistie générale est nécessaire, mais elle ne peut pas s’étendre sur des cas particuliers pareils à ceux-ci. Je crois que pour imprimer plus de terreur à l’atelier, l’exécution des assassins doit avoir lieu sur l’habitation, et par voie de justice si cela est possible ». Le problème est non seulement de savoir précisément, preuves à l’appui, qui a fait quoi, mais aussi d’engager une procédure bien plus lourde que ce que les gérants avaient l’habitude de faire, eux autrefois si prompts à crier contre l’immixtion de l’administration royale dans leurs affaires…

45Ce n’est pas tout. « Actuellement, je vais parler d’un objet non moins important, il s’agit de déterminer quelle sera la punition de ceux qui, ayant bénéficié de l’amnistie générale, exciteront ou chercheront à exciter de nouveaux troubles. Je présume bien qu’il sera établi une cour prévôtale pour juger en pareille circonstance ; mais indépendamment de la rébellion ouverte, il peut exister des principes d’insurrection et des complots découverts avant qu’ils aient eu le temps de se manifester dans toute leur étendue. Les circonstances aggravent ou diminuent les fautes, le caractère des sujets est encore un objet de considération, et tel n’est que raisonneur33, tandis qu’un autre séditieux, trop de sévérité peut devenir nuisible, trop d’indulgence funeste ».

46Au-delà de cette interrogation cruciale, l’auteur anonyme demande au comte de Noé de quels pouvoirs il dispose pour agir. « Le fondé de pouvoirs a deux écueils à éviter dans l’hypothèse ci-dessus. La crainte de se priver de sujets précieux et le danger plus imminent de les conserver ; car fallut-il former de nouveaux sujets dans tous les genres, cette condition serait encore préférable à celle de laisser à la tête de l’atelier ou dans son sein des esclaves indisciplinés qui soufflant l’esprit d’insubordination parmi les nègres renouvelleraient les scènes désastreuses qui ont dévasté la colonie. Si après un travail excessif dans un climat destructeur, le corps épuisé par les fatigues journalières ne peut réparer une partie de ses forces par le sommeil, s’il faut que des inquiétudes cruelles nous assiègent sans cesse, que le danger nous environne continuellement, alors notre existence serait un fardeau insupportable ». On le voit, la méfiance d’autrefois s’est transformée en véritable hantise, la suspicion est de règle, les maîtres vivant dans un état d’alerte permanent.

47Viennent aussi des questions techniques – mais importantes, dans la mesure où il s’agit de dépenses – sur la façon de traiter les membres de la famille du comte qui viendraient à venir. En effet, « les circonstances peuvent conduire à Saint-Domingue des parents de M. de Noé. Quelle est la manière dont je dois agir à leur égard relativement à ce qui suit ? S’ils témoignent le désir de résider sur l’habitation, dois-je le souffrir ou m’y opposer ? Dans la première hypothèse quel est le nombre de domestiques qui sera affecté à leur service, outre celui ordinaire ? Faudra-t-il leur fournir de l’argent ? – jusqu’à concurrence de quelle somme ? – acheter des chevaux pour leur usage, etc., faire bâtir – acheter des meubles, etc. Quels sont les noms de ceux envers lesquels je dois agir ainsi, même sans lettre de M. de Noé ? Ces questions tendent seulement à mon instruction et à empêcher que j’en sois embarrassé ou trompé. Ces difficultés n’auront pas lieu pour ceux qui viendront avec des lettres ».

48Se dégage l’impression de vouloir reprendre les activités et les relations entre propriétaires et ayants droit, comme par le passé. Il en est de même pour la participation à la reconstruction d’équipements communs : « Dans la situation actuelle de Saint-Domingue, outre les travaux ou les contributions ordonnés pour l’utilité générale de la colonie, il peut se faire que les circonstances nécessitent des arrangements particuliers et urgents dans quelques paroisses, même entre plusieurs propriétaires voisins, mais qui ne pourraient cependant s’effectuer que par l’adhésion des représentants. Dans cette hypothèse, puis-je engager l’habitation pour tout ce que je croirai lui être avantageux en particulier et au quartier en général ? »

49Mais surtout, le regard sur les esclaves a profondément changé, l’impensable s’étant produit et pouvant se reproduire. Pour renforcer la surveillance des esclaves, le candidat fait une suggestion : « Il est à présumer qu’un règlement général pour la colonie astreindra les habitations à avoir un nombre déterminé de Blancs en raison de la quantité de nègres. Supposant que ce soit d’un Blanc sur 50. Voilà une augmentation considérable chez M. de Noé où il y avait je crois 500 nègres34. Pour ne pas surcharger l’habitation d’un nombre de personnes inutiles, il faudra prendre des ouvriers dans tous les genres, et ce ne sera pas une chose aisée que de se les procurer : je crois même que l’on sera dans la nécessité de les tirer de l’étranger. Mais M. de Noé aurait-il quelque objection à faire sur l’établissement d’un Blanc commandeur, si on trouvait un sujet capable ? Les ateliers auront pendant longtemps tellement besoin d’être surveillés, et surtout ceux nombreux, qu’il faut prendre toutes les précautions possibles. Ce chef d’atelier aurait en sous-ordre les commandeurs nègres, mais sans pouvoir les châtier ; il n’abandonnerait jamais la place, mais ne se servirait point du fouet. Sa case serait au milieu de celle des nègres afin de prendre plus aisément connaissance des mouvements nocturnes, des introductions de nègres étrangers, etc. La liberté qui lui serait accordée de punir les nègres ne s’étendrait pas au-delà de… Il prendrait les ordres avec les commandeurs, et ferait exécuter. Se chargerait de tous les détails dont l’exécution est ordinairement laissée aux commandeurs sauf la surveillance mais qui ne peut s’exercer journellement. Je sens bien que ce serait un sujet à former, mais il pourrait devenir précieux pour l’habitation ». Là encore questions sensibles, qui exigent une réponse prompte et claire35.

50Les deux principales conclusions à propos de la gestion des habitations sont, d’une part, de comptabiliser comme pertes nettes les dégâts occasionnés, ainsi que la disparition des marrons (irrécupérables à ses yeux) et, d’autre part, de recommencer l’exploitation sucrière tout en redoublant de vigilance. La surveillance de la main-d’œuvre est plus que jamais cruciale, et le châtiment du fouet, si abusivement utilisé par le passé, semble désormais banni. Mais il a fallu une révolte d’envergure des serviles pour que les maîtres en prennent conscience.

51En définitive, il s’agit de laisser passer l’orage. Les mutins partis, les moins téméraires sont restés. C’est avec ceux-là qu’il faut continuer. Il n’y a donc pas, aux yeux de l’auteur, de remise en cause fondamentale du système, seulement un relatif assouplissement. Pourtant, une sourde appréhension transparaît : « Autant les circonstances de la nécessité d’une subite détermination étaient rares autrefois, autant elles vont devenir fréquentes, et même sur des sujets auxquels on n’avait jamais pensé. Aux peines d’un nouvel établissement se joindront des difficultés d’un autre genre, des dangers même de la part des esclaves, dont l’esprit de rébellion ne disparaîtra que graduellement et ne se manifestera de nouveau avec plus ou moins de force que d’après les mesures qui seront adoptées ».

52Un tournant vient de s’opérer, mais personne, parmi les maîtres, n’en mesure encore la portée véritable ou les conséquences à long terme. On essaye de recommencer comme avant, ou presque, alors que tout a changé.

UNE EXISTENCE DIFFICILE EN ÉMIGRATION

53Le comte de Noé est donc loin de chez lui au moment où ses biens antillais sont ravagés par la révolte des esclaves. La décision d’émigrer n’a pas été prise à la légère et est de nature essentiellement politique : s’il laisse derrière lui une grande partie de sa famille et son château, c’est pour prêter main forte aux « Princes » dans leur tentative de restaurer l’ordre ancien par la force des armes. Cette décision va se révéler, au fil du temps, une impasse.

La vie à Coblence et la désastreuse campagne de 1792

54Le comte d’Artois, parti de France au lendemain de la prise de la Bastille, s’est installé depuis le 7 juillet 1791 à Coblence, après un séjour de presque deux ans à Turin. Plus chanceux que Louis XVI, le comte de Provence a réussi à gagner Mons, dans les Pays-Bas autrichiens, et rejoint bientôt Coblence à son tour. Les deux frères cadets de Louis XVI – les « Princes » – y bénéficient de l’accueil que leur oncle Clément-Wenceslas de Saxe, archevêque-électeur de Trèves, leur offre au château de Schönbornlust. Coblence, située au confluent du Rhin et de la Moselle, devient rapidement le point de ralliement d’une vague d’émigrants, souvent des nobles et des militaires, venus offrir leurs services. C’est dans ce contexte qu’arrivent, à l’automne 1791, le comte de Noé, les Béon et deux cousins qui se sont joints au mouvement, Ferdinand de Lamarque et Jean-Sixte d’Antras de Gardères. Les souvenirs de ce dernier36 dépeignent, sur le ton de l’anecdote et du badinage plus que sur le mode de l’analyse, un univers de luxe et de mondanités, tant au moment de l’arrivée que dans les semaines qui suivent.

55« M. de Noé, qui avait loué le plus bel hôtel de Coblentz, part deux jours avant nous pour que la dame de ses pensées [M^me de Béon] trouvât ses appartements tous prêts à son arrivée. […] Enfin nous voilà aux portes de Coblentz ; nous y trouvons une sentinelle qui vous mène au corps de garde. Coblentz est une ville de guerre. L’officier du poste sort, nous demande nos passeports que nous lui montrons. En lisant celui de M^me de Béon, il appelle un soldat et lui dit de porter un papier qui est dans le corps de garde, il lui remet ; cet officier à son tour le remet à M. de Béon. C’était un billet de M. de Noé qui indiquait l’hôtel où Madame la comtesse devait habiter. Le nègre donne la direction aux postillons, qui font rouler nos voitures en faisant claquer leurs fouets et s’arrêtent devant l’hôtel du vieux et preux chevalier. M. de Noé était à la fenêtre ; on pense bien qu’il fut, aussitôt qu’il lui fut possible, à la portière de la voiture. Il donne la main, monte les escaliers avec la jolie voyageuse ; nous suivons. Une porte à deux battants s’ouvre, nous entrons dans un beau salon où rien n’était négligé pour que M^me de Béon fût mollement assise. Elle s’assoit.

56– “J’ai besoin de me reposer, mais avant nous avons besoin de manger. Nous sommes, mon cher comte, sur un mauvais déjeuner… – Tout est prévu, ma belle dame, ma porte est consignée, votre dîner va être servi et vous, jeunes gens, ajoute-t-il avec cette politesse qu’on ne retrouve plus, vous dînerez avec M^me la comtesse, si elle le permet. – Oui, certainement, je le permets”. Les deux battants s’ouvrent et le nègre Adrien crie à haute voix “Madame la comtesse est servie”. Nous étions cinq à table.

57“Dîner exquis et vins délicieux” disait M. de Béon. “Azéma ne faisait pas mieux au château de L’Isle-de-Noé” répétait sa gourmande moitié. Nous sortons de table, nous rentrons dans le salon de compagnie, il était tard. M. de Noé voit notre embarras, s’approche de moi et me dit : “Pour cette nuit seulement vous coucherez dans la seule chambre à deux lits que j’aie de libre dans mon hôtel ; demain vous chercherez à vous gîter”37. » On se croirait au théâtre, dans un milieu raffiné et comme hors du temps, alors que la Révolution gronde chaque jour plus fort. Continuant dans le même registre, les écrits du jeune noble gascon témoignent de cette vie de salon dans laquelle ces grands noms de l’émigration ont tendance à s’enfermer. Ainsi, quelques lignes plus loin, apprend-on que le comte de Noé « avait du monde à dîner, ce qui rompait l’ennui de la soirée, autrement se trouver avec M^me de Béon, flanquée du vieux comte qui l’épiait sans cesse, n’était pas chose gaie. MM. de Sesmaison, de Chalabre, de Puymirol et mon cousin furent du dîner. Dire qu’il fut excellent, c’est comme de coutume, et par la suite la table de M. de Noé fut si renommée que les Princes venaient souvent s’y asseoir38 ». L’anecdote fournit un indice de la proximité, voire de l’intimité, que le comte de Noé entretient avec les frères de Louis XVI.

58Se développe donc une petite cour, avec ses intrigues, ses rivalités et ses mondanités. Les Princes s’entourent d’un décorum et adoptent un style de vie somptueux qui coûte cher à leur oncle, l’archevêque-électeur de Trèves, et tranche avec le lot commun des émigrés français, nettement moins reluisant. Côté cour, et pour la petite histoire, le comte de Provence s’affiche avec M^me de Baldi, tandis que le comte d’Artois est plus que jamais entiché de la belle M^me de Polastron – Louise d’Esparbès de Lussan, nièce par alliance du comte de Noé –, M^me de Béon navigant entre les deux salons.

59Louis XVI étant retenu en France et ayant ratifié la Constitution de 1791, les Princes s’estiment les seuls vrais défenseurs d’une couronne mise à mal, à leurs yeux, par un frère aîné qui a renoncé au principe de l’absolutisme royal et a sacrifié la noblesse. Vers Coblence convergent de nombreux nobles émigrés qui ont eu une carrière militaire et sont prêts à s’enrôler dans une armée afin de délivrer le roi et d’en finir avec une Révolution honnie. Les états de service du comte de Noé sont explicites sur ce point : « M. le comte de Noé dont le zèle, l’amour et sa fidélité pour le roi ne se sont jamais démentis, a été un des premiers généraux qui crut devoir se rallier aux panaches de Monsieur et Monseigneur comte d’Artois. Arrivé à Koblenz, il supplia leur altesse royale de vouloir bien accepter avec bonté l’offre de ses services. Monseigneur comte d’Artois l’honora d’une faveur aussi grande que flatteuse en le nommant son adjudant général39. » Il a donc pour tâche de veiller à l’inspection des troupes, sans que l’on sache quelles sont les missions qui lui sont précisément dévolues.

60Son fils Amédée l’a rejoint. « Il faisait ses classes au collège d’Harcourt, à Paris. Il voulait continuer ses études et ce fut à contrecœur qu’il quitta la France pour suivre un des amis de son père chargé de le conduire en Angleterre. Il avait alors 14 ans [en 1791] », ainsi que le raconte l’histoire familiale des Noé un siècle plus tard40. La vérité est autre : son dossier militaire indique qu’il émigre le 1^er janvier 1792, non pas en Angleterre, mais pour faire campagne dans l’armée des Princes en qualité de « lieutenant et aide de camp de son père41 ». Un autre jeune homme, parent par alliance, se présente également, Achille Cormier (fils d’Yves Cormier et de Suzanne de Butler), que le comte de Noé, présente aux Princes et qui est lui aussi enrôlé. Quant à Jean-Pantaléon de Butler, il les rejoint et offre lui aussi ses services, qui sont acceptés. Par la suite, il sera un actif « agent des Princes » qui va « tremper dans tous les complots42 ». M. de Béon, on l’a vu, est également de l’aventure43.

61Mais l’aventure s’engage mal et tourne court. L’armée des Princes, composée davantage d’officiers que de soldats, manque de tout : d’armes, d’argent, d’équipement comme de discipline. Elle souffre en son sein de discriminations et de tensions entre nobles plus ou moins anciens dans l’émigration, ou vis-à-vis des roturiers qui se sont eux aussi engagés. Pendant ce temps, un contexte de plus en plus belliqueux finit par conduire au conflit ouvert. En France, l’Assemblée législative vote la guerre contre l’Autriche et la Prusse le 20 avril 1792. La suite est bien connue : la progression des troupes austro-prussiennes s’arrête à Valmy le 20 septembre 1792, face à une armée de « savetiers et tailleurs ». Dans la boue et le froid, sous la pluie battante, « l’armée des Princes », fauchée par les maladies, bat piteusement en retraite, tandis qu’à Paris est proclamée la République. Le roi est en effet destitué et jeté en prison depuis le 10 août.

62Dans l’impossibilité de solder leurs troupes – l’archevêque-électeur de Trèves a coupé les vivres –, les Princes ne peuvent faire autre chose que de licencier leur armée. L’émigration militaire française est contrainte et forcée de se disperser et de se débrouiller seule pour trouver asile et survivre, épousant par là même le sort des émigrés civils.

Un séjour de plusieurs années en Angleterre

63L’absence de documentation rend difficile l’identification du chemin emprunté par le comte de Noé et son fils Amédée. En 1793, ils sont présents en Angleterre. Comme l’indique Gabriel Debien à propos des grands propriétaires, « leurs plantations préservées, leurs hauts noms, leurs relations permirent rapidement à certains colons de longs crédits auprès de quelques maisons anglaises44 ». Le comte de Noé parvient à signer un traité avec le négociant londonien Shirley en vue de la commercialisation des sucres des Manquets. Le détail de ce traité ne nous est pas connu, pas plus que l’état exact dans lequel se trouve alors cette habitation.

64La situation matérielle de Louis-Pantaléon de Noé n’a donc rien de comparable avec le sort des infortunés jetés sur les routes, comme l’a connu et dépeint François-René de Chateaubriand dans les Mémoires d’Outre-Tombe. Le vieux créole a du bien et fait poursuivre à son fils Amédée des études en Angleterre. Parallèlement, ses affaires antillaises évoluent dans un contexte de guerre. Des troupes britanniques ont en effet envahi le sud et le nord-ouest de Saint-Domingue en septembre 1793, tandis que les troupes espagnoles menacent à l’est. Les terres, encore françaises, sont prises en tenaille, ce qui suscite bien des espoirs pour les propriétaires avides de retrouver un cours des choses plus conforme à ce qu’ils espèrent, c’est-à-dire la reprise de l’activité sucrière d’avant les troubles. Après la prise de Port-au-Prince par les Anglais en juin 1794, une bonne quarantaine de planteurs émigrés à Londres ainsi que six négociants anglais adressent aux autorités, le 18 juillet 1794, une pétition : ils y encouragent le gouvernement britannique à poursuivre la conquête jusqu’au bout, voyant dans cette action le moyen de défendre leurs intérêts financiers, stratégiques et commerciaux45.

65Les biens propres du comte sont situés dans un territoire encore contrôlé par la France. Un document comptable des papiers Noé indique qu’un gérant – un certain Delavergne – tente d’administrer l’héritage Bréda de septembre 1794 à août 1795 au moins. Ce relevé de comptes fait allusion à un accord entre co-propriétaires en date du 14 mai 1794, lui donnant des instructions ; malgré les troubles, les héritiers Bréda ont donc réussi à reprendre contact entre eux et à rétablir la liaison avec Saint-Domingue. Cette comptabilité datée du 15 août 1795 indique quelques dépenses sans grande signification (de la toile, des chapeaux et du petit outillage achetés à des négociants anglais), tant pour le Haut-du-Cap que pour la Plaine-du-Nord. Elle est établie en livres sterling et expédiée de Kingston, en Jamaïque. Si le circuit est rétabli via une filière anglaise, du moins en ce qui concerne les habitations Bréda, il semble cependant que cette reprise soit sans lendemain. Quant aux Manquets, aucun document ne renseigne sur leur état, mais l’accord que le comte de Noé passe avec la maison Shirley témoigne qu’il espère en l’avenir de cette plantation.

66La situation politique ne cesse d’évoluer rapidement mais demeure embrouillée et instable. À une double pression britannique46 et espagnole s’ajoutent les déchirures entre factions, sur lesquelles se greffe un fort antagonisme dû au préjugé de couleur entre Blancs, mulâtres et Noirs. Arrivés en septembre 1792, les commissaires de la République Sonthonax et Polverel47 ont, de leur propre autorité, décrété l’abolition de l’esclavage, le 29 août dans le nord pour le premier, le 4 septembre dans l’ouest pour le second48. Ils espèrent qu’une telle décision montrera aux Noirs – le groupe le plus nombreux – où se situe le camp de la liberté. À Paris, la Convention entérine cette décision le 16 pluviôse an II (4 février 1794) après l’arrivée de trois députés du nord de Saint-Domingue49. Mais, dans la Grande Antille, le sursaut escompté ne vient pas vraiment avant l’opportun ralliement à la France d’un des chefs de bande d’esclaves révoltés : Toussaint Bréda. Désormais connu sous le nom de guerre de Toussaint Louverture, il avait en juillet 1793 pris la décision d’entrer au service de l’Espagne qui déclarait protéger les Français fidèles à Louis XVI, avant de s’apercevoir que cela le conduisait à une impasse. Devenu colonel dans l’armée française après son revirement de mai 1794, Toussaint commence alors une ascension politique exceptionnelle. Il est nommé en juillet 1795 général de brigade et s’impose peu à peu comme l’homme providentiel, en écartant progressivement ses concurrents blancs ou mulâtres.

67Peu d’informations permettent de suivre les agissements du comte de Noé durant ses années d’émigration en Angleterre, mais les instructions qu’il laisse à son amie M^me de Béon en juillet 1795 éclairent notre curiosité50. Le ton est grave, quasiment testamentaire, car le comte de Noé s’apprête à « rejoindre l’armée de Monsieur » (le comte d’Artois) pour une expédition militaire. Il met donc ses affaires en règle et les confie aux mains de sa bonne amie. Au cas où il lui arriverait malheur, il demande même à la comtesse de Béon de prendre « une somme de vingt-cinq louis, c’est-à-dire six cents livres, pour faire dire des messes pour moi à Notre-Dame de Garaison de préférence, si la chose est possible ». Ce passage est le seul parvenu jusqu’à nous où le comte de Noé parle de religion. Serait-il pratiquant, moins touché par l’irréligion de tant d’autres grands seigneurs de l’époque ? Ou bien les épreuves l’auraient-elles rapproché de la foi ? Par ailleurs, pourquoi ce choix d’un couvent au pied des Pyrénées51 ? La proximité géographique avec des terres appartenant aux Noé en Comminges est-elle une explication suffisante ?

68En juillet 1795, Noé est bien établi en Angleterre et a pris diverses dispositions. Il a déposé certains de ses biens chez une certaine Milady Elen, à Hampton Court – ville résidentielle à l’ouest de Londres, où se trouve un palais royal longtemps chéri des souverains britanniques. Il lui a confié des malles de linge et de vêtements, des objets divers, un nécessaire en noyer, de la porcelaine et de l’argenterie, une cafetière en vermeil et une marmite en argent, sans oublier des papiers précieux, contenus dans une cassette en acajou ou dans un marocain rouge52. Pour parer à un malheur toujours possible, le comte – qui est sur le départ – a demandé à M^me de Béon de récupérer, quand elle le pourrait, l’argent confié à Pierre Lardin et la vaisselle abritée dans la vallée de Saint-Béat. Il en a besoin pour régler ses affaires et honorer ses dettes en Angleterre – notamment ce que le comte doit à M^me de Béon et au banquier Dune53 – et pour récupérer sa montre en diamants laissée en dépôt auprès du banquier. Les dettes et les en-cours une fois payés, le surplus sera à reverser aux personnes chargées de la tutelle des enfants du comte. Louis-Pantaléon de Noé demande également à M^me de Béon de remettre leurs gages à son cuisinier Azéma et son domestique Adrien, contenus dans deux paquets cachetés nominatifs avec inscriptions bien distinctes et significatives (« à remettre à Monsieur Azéma mon cuisinier » ou « à mon nègre Adrien » selon le destinataire). Il l’enjoint enfin de veiller sur son fils Amédée.

69À cette époque, la République tient bon face à l’Europe des rois. Le soulèvement vendéen n’est plus : la victoire militaire des Bleus est patente et une amnistie est même accordée aux Chouans. Du côté des royalistes, la mort de Louis XVII fait du comte de Provence le prétendant en titre, sous le nom de Louis XVIII, tandis que le comte d’Artois prend le titre de Monsieur. Sur un plan plus personnel, les proches du comte de Noé ne sont pas épargnés durant la tourmente révolutionnaire : le comte de Barbotan-Carritz est guillotiné le 31 mars 1794 ; son fils, le comte Jean-Marie de Barbotan54, se suicide en se jetant d’une fenêtre de la Tour d’Armagnac, à Auch, où il est détenu ; le comte de Polastron monte sur l’échafaud le 25 juin 1794. Quant à la comtesse de Noé elle-même, elle est emprisonnée à Auch plusieurs mois durant, en 1794. Autant de raisons affectives et personnelles qui s’ajoutent aux motifs politiques et qui poussent le comte de Noé à continuer le combat. En s’engageant aussi nettement, il montre qu’il n’a rien perdu de sa détermination à servir la royauté, qu’il est toujours dans le cercle des proches du comte d’Artois et n’a pas l’intention de baisser les bras.

70Quand Louis-Pantaléon de Noé adresse ses quelques directives à l’attention de M^me de Béon, le comte d’Artois s’apprête à gagner l’Angleterre. Il doit arriver à Portsmouth où est réunie une flotte prête à larguer les amarres pour un débarquement militaire en France, en soutien à une première flotte, partie quelques semaines plus tôt avec pour objectif de débarquer en Bretagne, du côté du golfe du Morbihan. Il s’agit donc, pour ces troupes d’émigrés français soutenus par les Anglais, de relancer la guerre en rallumant l’incendie dans l’Ouest. Un débarquement à Carnac tourne court à la fin juin 1795, les troupes républicaines réussissant à refouler les émigrés dans la presqu’île de Quiberon et à les enfermer dans une impasse. Une seconde vague d’émigrés débarque et tente de briser l’étau mi-juillet, mais l’expédition échoue de sanglante manière et, le 21 juillet, les Républicains sont maîtres du terrain tandis que s’abat une féroce répression (748 émigrés fusillés). La nouvelle, connue alors que les vaisseaux de soutien sont déjà en mer, change les plans : ce qui devait être la troisième vague de débarquement se transforme donc en une nouvelle tentative, que le comte d’Artois décide d’opérer plus au sud. Le débarquement a lieu à l’île d’Yeu, le 30 septembre. Artois s’y installe, mais la position est difficile à tenir et, surtout, le prince tergiverse, hésitant à toucher la terre ferme, au grand dam des royalistes commandés par Charrette et Stofflet qui ont repris les armes et l’attendent. Fin octobre, l’expédition rembarque, les Anglais ne voulant pas que les Républicains capturent leur protégé. Les Chouans sont abandonnés à leur sort. L’effet est calamiteux dans le camp royaliste. On ne sait ce que pense le comte de Noé de l’attitude du comte d’Artois mais, en tant que militaire, de telles hésitations ont dû le troubler quand le moment était de prendre des décisions rapides et de s’y tenir.

71De retour en Grande-Bretagne en novembre, le comte d’Artois trouve asile près d’Édimbourg, dans la demeure de Holyrood où il vit avec M^me de Polastron. Il ne s’installe à Londres qu’en 179955. Il ne semble pas que le comte de Noé soit allé le voir en Écosse, ses intérêts propres le poussant à revenir à Londres où il retrouve son fils, M^me de Béon, ses amis et les divers membres de sa famille qui ont choisi d’émigrer, ainsi que des négociants avec qui il est en affaires. Ces années d’exil sont difficiles à cerner ; elles semblent de plus en plus moroses à mesure que le temps passe et que la Révolution, loin de s’essouffler, s’affirme comme un mouvement irréversible avec lequel il va bien falloir composer. Il est clair cependant que, durant ces années londoniennes, la situation n’est pas florissante. Les économies du comte fondent, rendant sa position chaque jour plus inconfortable, d’autant qu’il n’est guère possible de récupérer l’argent thésaurisé en France, tandis que l’évolution des événements de Saint-Domingue, dont il se tient très informé, prend un tour inattendu.

72Dans son entourage familial, outre son fils Amédée56, le comte de Noé compte sur la présence occasionnelle de son cousin Jean-Pantaléon de Butler, actif « agent des Princes », dont il devient parrain de sa fille Laure, le 7 mars 1799. Il voit de temps à autre les enfants de sa défunte sœur, la comtesse de Polastron. Il fréquente aussi, très certainement, son cousin Marc-Antoine de Noé, évêque de Lescar, émigré en Espagne en 1791 puis en Angleterre, où il lui arrive d’officier à la chapelle française de l’Annonciation de King’s Street. Le vieil évêque indique, en 1801, qu’il est « voisin du comte de Noé57 ». Très attaché à la Monarchie, M^gr de Noé va cependant changer de position après la signature du Concordat par Bonaparte en juillet 1801. La restauration du culte catholique et le retour de la paix religieuse ne sont pas pour déplaire au prélat, fidèle au Vatican, qui se morfond loin du Béarn. Marc-Antoine de Noé décide de se rallier au Premier Consul et rentre en France au début de l’année 1802.

73À Saint-Domingue, Toussaint Louverture s’impose chaque jour davantage : il est « l’homme qui monte ». Général de division en 1796, il négocie en 1798 le départ des Britanniques et le retour, dûment amnistiés, des colons réfugiés aux États-Unis – au premier rang desquels se trouve Bayon de Libertat – afin de relancer l’économie de plantation. Toussaint se débarrasse aussi des représentants officiels du Directoire qu’il renvoie en France – le général Laveaux fin 1796, le général Hédouville en 1798 – pour avoir les coudées franches afin d’affronter Rigaud, général mulâtre du sud de l’île, peu disposé à accepter son autorité.

74C’est dans ce contexte que, depuis 1797, Toussaint Louverture a pris en fermage, entre autres habitations, celle des Manquets58. Finissant par l’apprendre, ainsi que la nouvelle du retour de Bayon de Libertat au Limbé, le comte de Noé saisit l’occasion de plaider sa cause et celle de ses proches auprès de l’ancien esclave. Il espère, en vertu des liens et de la familiarité d’autrefois, un geste en retour et lui écrit en ce sens, le 6 avril 1799, comme on l’a vu à l’orée de ce livre. Même si la preuve tangible manque, il semble que la demande du comte ait été exaucée. Si Toussaint Louverture n’avait rien fait, les descendants de Noé auraient sans doute dénoncé son ingratitude et n’auraient eu aucune raison de cultiver la mémoire du chef de la Révolution noire qui avait apporté la ruine de leurs propriétés antillaises. Or, c’est tout le contraire qui se produit au xix^e siècle : le nom de Toussaint Louverture est porté au pinacle chez les Noé. Le témoignage d’un militant de la cause louverturienne, Jean-Hippolyte-Daniel de Saint-Anthoine, dont la Notice sur Toussaint Louverture est publiée à Paris en 1842, en apporte la preuve, que reprend à son compte Victor Schœlcher dans sa biographie de Toussaint Louverture59. Cette Notice est une œuvre hagiographique à la mémoire du grand chef de guerre antillais, à une époque où l’esclavage est encore en vigueur dans les colonies françaises. Saint-Anthoine affirme que « reconnaissant, il [Toussaint Louverture] envoyait de l’argent partout. Le comte de Noé fut un des premiers émigrés à qui il en fit passer en Amérique. “La fortune, lui écrivait Toussaint Louverture, a bien changé ma position, mais elle n’a pas changé mon cœur” ». Et l’auteur ajoute en note : « Ce fait m’a été rapporté par M. le comte de Noé, fils du colon de Saint-Domingue. Le noble pair professe le plus grand respect pour la mémoire de Toussaint Louverture60 ». Cette biographie de Toussaint Louverture ne cite aucune source, à cette exception de taille : le témoignage oral du comte Louis-Pantaléon-Jude-Amédée de Noé, qui a succédé à son père en tant que Pair de France. Autant ce que Saint-Anthoine dit de Toussaint est une compilation d’informations difficiles à confirmer, autant ce qu’il avance à propos du comte de Noé semble fondé61. Selon l’auteur, le comte de Noé fils a fait mention de l’existence d’une lettre précise, ce que suggère l’utilisation des guillemets pour reprendre la formulation exacte de Toussaint.

75En 1799, à l’époque où le comte de Noé écrit à Toussaint Louverture, celui-ci a effectivement reçu la grande habitation des Manquets en fermage et les documents relatifs à la redistribution des habitations mises sous séquestre indiquent une reprise de la production sucrière62. Ce point capital n’a pas échappé au comte de Noé et explique d’autant plus sa lettre à Toussaint que les revenus qu’il pourrait recevoir proviendraient de son propre domaine antillais. Il est donc facile à Toussaint Louverture d’envoyer une partie du produit de l’habitation des Manquets « en Amérique », c’est-à-dire via la Jamaïque, au comte de Noé qui se morfond dans les brumes londoniennes. Le bénéfice politique de l’opération est manifeste auprès des milieux royalistes, vis-à-vis desquels Toussaint Louverture entretient des affinités et des relations, et l’opération peut aussi viser à rassurer les colons qu’il cherche à faire revenir. Tout se fait au bénéfice de tous, du moins tant que Toussaint Louverture reste l’homme fort de Saint-Domingue.

76Son arrestation en juin 1802 redistribue radicalement les cartes. Napoléon Bonaparte, Premier Consul, ne saurait admettre que Toussaint Louverture, une fois vainqueur de la guerre qui l’opposait aux mulâtres du sud, adopte une attitude autonomiste. Il proclame en effet en 1801 une constitution propre à l’île, en se faisant nommer gouverneur à vie, et négocie avec les États-Unis un traité commercial qui met le pouvoir central devant le fait accompli. Une expédition militaire est envoyée à Saint-Domingue pour restaurer l’autorité de Paris ; les hommes qui ont débarqué reprennent progressivement le contrôle de l’île. Mais si Toussaint Louverture est arrêté, la reprise en main de l’île n’est pas aussi simple que ce qui était escompté, les anciens esclaves n’ayant aucune intention de se laisser faire. En effet, Bonaparte a beau se garder de toute déclaration explicite concernant les territoires où l’esclavage a été officiellement aboli, la nouvelle de son rétablissement en Guadeloupe déclenche en réaction le soulèvement général de Saint-Domingue.

LE RETOUR EN FRANCE : DES ANNÉES DIFFICILES

77Pour sortir de l’impasse où il s’est enferré, Louis-Pantaléon de Noé ne voit d’autre solution que de se rallier à Bonaparte, la volonté de stabilisation du Premier Consul contribuant à le rassurer. La poigne du Premier Consul rassure les partisans de l’ordre. Cependant, la situation patrimoniale des Noé est bien malmenée. Si Toussaint Louverture lui a, dans un moment critique, envoyé des secours, le vent vient de tourner avec l’arrestation du général noir et la mise sous séquestre des habitations qui lui étaient affermées, dont celle des Manquets63. Le comte souhaite évidemment la levée de ce séquestre pour entrer directement en possession de son bien – ce qui impose de rentrer en métropole.

78Au total, la dernière période de sa vie n’est que l’ombre du lustre d’antan, un pâle reflet de ces confortables années où il menait grand train.

L’amnistie de 1802

79En 1802, comme beaucoup d’autres émigrés dans sa situation, le comte de Noé prend donc la décision de revenir en France. Plusieurs raisons y contribuent. Son vieux cousin Marc-Antoine de Noé, évêque de Lescar, s’est déjà rallié à Bonaparte. Le cuisinier du comte, Nicolas Azéma, est rentré en France, revenu à L’Isle-Baïse (nom révolutionnaire donné au village de L’Isle-de-Noé) au printemps 1802. Par ailleurs, on ne peut sous-estimer la mélancolie qui gagne Louis-Pantaléon de Noé, ainsi que la nostalgie des siens et de ses attaches. Le comte est rassuré sur le sort de son fils Amédée qui s’est engagé dans l’armée britannique ; il sait aussi que l’attendent en France son épouse et ses autres enfants, dans une situation préoccupante qu’il s’agit de débrouiller autant que faire se peut.

80Louis-Pantaléon de Noé, qui a exposé ses raisons personnelles au comte d’Artois, reçoit son aval pour rentrer, comme en atteste la mention inscrite dans le dossier militaire du comte : « Le comte de Noé n’est rentré en France qu’avec l’attache de son altesse royale Monseigneur comte d’Artois alors en Angleterre64. » Louis-Pantaléon de Noé est à Calais le 20 messidor an X (9 juillet 1802) pour faire « promesse de fidélité » au Consulat65. Il est « amnistié pour fait d’émigration » le 26 vendémiaire an XI (18 octobre 1802) et se fait délivrer par le Préfet de Police de Paris un passeport pour se rendre dans le Gers le 7 brumaire an XI (29 octobre 1802)66.

81Il profite de son séjour à Paris pour faire effectivement lever le séquestre des Manquets et se faire restituer cette habitation. Plaide-t-il aussi en faveur d’un régime de clémence pour Toussaint Louverture ? On ne dispose malheureusement d’aucun élément à ce sujet, mais le Premier Consul, militaire et jacobin, donc peu enclin à tolérer les forces centrifuges, n’est pas prêt à changer quoi que ce soit à la détention du chef noir. Et de toute façon, le vieux créole n’est pas dans une situation de négocier la moindre chose ; il fait profil bas en songeant avant tout à arranger sa situation personnelle et familiale. Bonaparte se montre effectivement soucieux d’arranger les affaires du comte de Noé, certes rallié, mais qu’il faut encore s’attacher. Ce genre d’opération ne peut que conforter l’image rassurante du Corse vis-à-vis des royalistes. Un courrier transitant par le ministre de la Marine, donne ordre à Leclerc, commandant l’expédition de Saint-Domingue, « de faire restituer au citoyen Pantaléon-Louis Noé la plantation des Manquets67 ».

82À ce moment, et vu de Paris, l’expédition de Saint-Domingue semble promettre le retour de l’ordre métropolitain. Reste cependant, sur place, à stabiliser une situation houleuse et à faire en sorte que l’activité sucrière puisse se rétablir au profit des propriétaires. Cela ne va pas de soi, loin s’en faut.

Une situation patrimoniale délicate

83En attendant une normalisation appelée de ses vœux, le comte de Noé arrive en Gascogne, pour y trouver une situation peu brillante auprès de son épouse. Alors que son mari était parti en émigration, la comtesse Charlotte-Louise-Pétronille de Noé a elle-même connu des vicissitudes. Un temps repliée à Toulouse puis à Saint-Gaudens, elle est revenue à L’Isle-de-Noé en juin 1792. Revenue en sa demeure, elle doit se défendre du soupçon de vouloir émigrer : la comtesse comparaît le 2 juillet 1792 devant le Directoire du district de Mirande, où elle affirme n’avoir aucune intention de partir à l’étranger. Cette mise au point faite, les ennuis ne sont pas terminés pour autant. Ils sont de deux types : la contrainte par corps et les problèmes financiers. Durant la Terreur, elle est vite inscrite sur la liste des suspects et fait l’objet d’une incarcération de plus de huit mois, à Auch, du 29 ventôse an II (19 mars 1794) au 20 frimaire an III (10 décembre 1794)68. Les griefs précis retenus contre elle sont inconnus, mais le fait d’avoir un époux « agent des Princes » est une bonne raison de la suspecter. On ne sait rien sur son séjour en prison, si ce n’est la mention d’une fouille effectuée en cellule, à l’occasion de laquelle lui sont confisqués 6 livres 5 sols69.

84Dans son entourage, les arrestations se multiplient : Jacques Raudouin-Neuilly, ancien valet de chambre du comte, et une certaine Molère, « femme de chambre de la Béon [M^me de Béon] » – domestiques victimes de leur trop grande proximité avec les émigrés. Pendant cette période, comme on l’a vu, la famille alliée est également frappée de façon brutale : les comtes de Barbotan et de Polastron ont péri sur l’échafaud, le fils du comte de Barbotan s’est suicidé. Le vieux marquis de Noé, la demoiselle de Noé, les enfants ne semblent pas avoir été trop ennuyés, ne figurant pas dans les registres d’écrou.

85Durant ces années pénibles, la situation financière des Noé ne fait qu’empirer. La comtesse est poursuivie par les dettes et, faute de revenus suffisants70, est incapable d’y faire face. Le 9 mars 1793, le Directoire du département du Gers décrète le séquestre de ses biens, mais fait sursis à toute vente. La mesure est aggravée le 7 mai 1793 par le Directoire du district de Mirande qui, s’il confirme le sursis à toute vente (malgré le souhait explicite de la municipalité de L’Isle-Baïse), décide le transport des meubles au chef-lieu du district71. À cela s’ajoutent des saisies effectives, le 1^er octobre 1793 : quelques pièces de terre et de mobilier, évalués à 2 600 livres, à L’Isle-Arbéchan ; « un moulin à eau et un à vent, avec quelques pièces aliénées sous une rente foncière, évaluée 45 000 livres » à Mielan ; des « bois, terres, vignes et prés, évalués 5 000 livres72 » à Sarraguzan.

86Pendant ce temps, la comtesse, qui doit faire face aux créanciers, essaie de gagner du temps en empruntant encore, pour éteindre les dettes les plus urgentes. Ces différentes opérations ne sauraient suffire. À une date indéterminée, elle est contrainte de vendre une partie de la baronnie d’Antin, et principalement le château de Bonnefont, imposant édifice « entouré de larges fossés, de chemins de ronde et de murs d’enceinte, [qui] représente un parallélogramme à trois étages, aux quatre angles duquel s’élevaient jadis quatre tours rondes ». Charlotte de Noé le vend « au nommé Derey, simple particulier de cette commune73 ». Mais il semblerait que le bien est alors passablement dégradé, à en croire une monographie postérieure, anonyme et non datée : « Au moment de la Révolution, le parc était déjà démoli, défriché, vendu par parcelles ; les constructions du château commençaient à tomber, on ne cessa pas pendant plusieurs années de venir y chercher des matériaux pour les travaux du village74. »

87Pour la comtesse de Noé, la vente du château de Bonnefont ne signifie pas la fin de ses tracas car diverses dettes la rattrapent encore, et cette fois, c’est l’impasse. Elle réussit pourtant, le 2 ventôse an IX (21 février 1801), à emprunter 32 000 francs – par-devant M^e Dagé, notaire à Mielan – à Louis-Barthémély Sénac, propriétaire à Aux-Ausat. Mais en 1802, elle ne peut rendre le premier sou. La sanction est immédiate : M^e Dagé fait procéder à la saisie (inventaire) du mobilier du château le 23 février 1802 et, le 12 mars suivant, à la vente partielle du château, dont Barthélémy Sénac est mis effectivement en possession dès le lendemain 13 mars. Les Noé se replient sur la partie qui leur reste et vont aussi trouver un domicile à Tarbes. Cette vente s’effectue pour une somme totale de 14 000 francs (8 000 pour les meubles et 6 000 pour le bâti). Ce qui signifie en clair que les Noé doivent encore 18 000 francs à Louis-Barthélémy Sénac. Les années suivantes, les Noé se débattent pour éviter le naufrage. Le 15 messidor an XI (5 juillet 1803), le comte, la comtesse et leur fils Léon se déclarent solidaires et enregistrent le rééchelonnement d’une autre dette contractée en 1793 par la comtesse auprès d’une certaine veuve Aignan75. Pour garantir cet engagement, Léon de Noé hypothèque sa métairie du Caumont à L’Isle-de-Noé, la comtesse engage deux métairies au village et le comte « affecte et hypothèque spécialement tous ses biens qui lui appartiennent soit en France soit à Saint-Domingue ».

88Le comte de Noé se berce encore d’illusions quant à ses possessions et revenus antillais, espérant peut-être un soutien financier de ce côté-là, méconnaissant – ou ne voulant pas voir – la réalité, à savoir que la colonie est en train d’échapper au contrôle d’un corps expéditionnaire français chaque jour de plus en plus en difficulté. L’arrestation de Toussaint Louverture n’y a rien changé, au contraire. La position française devient intenable, le corps expéditionnaire, malmené par les maladies, est sans cesse harcelé par une « armée indigène » se battant bec et ongles. Quelques mois plus tard, la défaite militaire est effective, la première de Bonaparte, qui n’est pas encore couronné empereur et qui ne fera guère de publicité pour ces événements d’outre-mer. Le 1^er janvier 1804, Saint-Domingue est proclamée indépendante, sous le nom d’Haïti, par Jean-Jacques Dessalines qui s’est imposé comme successeur de Toussaint Louverture. C’en est fini des espoirs du comte de Noé et de bien d’autres propriétaires.

89Durant cette période de turbulences, les Noé vivent d’expédients, vendant à divers paysans des terrains ou des bois. Ce sont généralement de petites opérations, pour de petites sommes, qui donnent l’impression d’une vente par lambeaux au gré des nécessités de la vie quotidienne. L’horizon ne s’éclaircit un peu qu’à partir du 2 avril 1807, quand le comte de Noé commence à percevoir une pension annuelle de 3 000 francs en tant que général de brigade. Mais tout ceci n’empêche pas l’issue fatidique : la cession complète du château, les Noé n’ayant aucun moyen de verser à Louis-Barthélémy Sénac la somme qu’ils lui doivent encore. Le 13 janvier 1809, par-devant M^e Dagé, le château change donc de propriétaire. Louis-Barthélémy Sénac fait l’acquisition de la seconde partie pour 20 000 francs (3 000 francs pour les meubles et 17 000 francs pour le bâti), somme à déduire des 22 126 francs dus par les Noé, compte tenu des intérêts qui ont travaillé. Une page se tourne, douloureusement.

Conseiller général des Hautes-Pyrénées

90Si la situation matérielle de la famille est mauvaise, la situation politique du comte est plutôt bonne. À partir de 1807, il siège au Conseil général du département des Hautes-Pyrénées. À l’origine, cette institution regroupe un petit nombre de dignitaires, choisis par le préfet pour le conseiller dans ses tâches, notamment pour la répartition de financements publics. En 1810, le Conseil général des Hautes-Pyrénées compte seize membres ; parmi ceux-ci figurent sept anciens nobles ; si on regarde leurs activités, six sont d’anciens officiers de l’armée royale et, plus largement, douze ont servi l’Ancien Régime.

91La notice individuelle de Louis-Pantaléon de Noé, établie le 25 mai 181076, précise que si son « domicile politique » est Tarbes, sa résidence est encore L’Isle-de-Noé. Le comte déclare alors cinq enfants (deux garçons, trois filles) vivant en France. Amédée, qui sert toujours dans l’armée britannique, n’est pas compté ; il se peut que le comte n’ait de lui que des nouvelles très épisodiques, ou le croie mort, à moins qu’il veuille le protéger. Le comte de Noé, signalé comme « membre de la Légion d’honneur », fait visiblement partie des premières promotions, sans que l’on ait d’autres précisions car son dossier a disparu. Mais au-delà du fait qu’il peut s’agir d’un geste de Napoléon pour se fidéliser un membre de la noblesse ralliée, être légionnaire signifie pour le récipiendaire engagement moral vis-à-vis de l’empereur et caution du régime impérial.

92Le préfet, Jean-Pierre Chazal, réunit rarement le Conseil général du département dont il a la charge : trois fois en 1807 (16, 18 et 20 octobre), une fois en 1809 (10 juin). Le comte de Noé ne participe pas aux réunions tenues de 1810 à 1812 et une liste des conseillers généraux arrêtée au 25 janvier 1812 le déclare même « démissionnaire77 » – ce qui est inexact car il participe à la réunion de travail du 10 mai 1813, l’ultime en ce qui le concerne. Ensuite, sa signature n’apparaît effectivement plus dans les procès-verbaux des séances. Les questions à débattre sont relatives à des dépenses de fonctionnement de la préfecture et de diverses mesures concernant le casernement de gendarmerie, la prison, les enfants trouvés, les routes, le dépôt de mendicité ou encore les frais d’équipement de la Garde d’honneur du département.

93Nous avons une preuve tangible de la considération dont jouit le comte de Noé sous l’Empire : le commandement de la Garde d’honneur du département des Hautes-Pyrénées lui est confié. Il a l’occasion de présenter sa petite troupe peu après sa mise sur pied, lors du passage de Napoléon et de Joséphine à Tarbes, le 23 juillet 1808. « Leurs Majestés l’Empereur et l’Impératrice arrivèrent le 23 juillet à huit heures du matin, aux limites du département des Hautes-Pyrénées » indique le Journal du Département des Hautes-Pyrénées. Et de poursuivre : « Les communes de cette partie du département, la plus pauvre et la plus aride, avaient contribué à élever sur la route un arc de triomphe qui, malgré sa simplicité, ressortait avec avantage au milieu de ces landes dépouillées. M. de Deday, maire de Gardères, avait présidé à son érection. M. le préfet, qui s’était rendu à Luquet dès la veille avec la garde d’honneur, harangue Leurs Majestés ; il leur offrit la garde d’honneur commandée par M. de Noé qui prit aussitôt possession de sa place auprès de la voiture de l’Empereur, et la marche continua aux acclamations d’un peuple nombreux, couvrant les deux côtés de la route78. »

94La belle santé et la robustesse du comte de Noé se manifestent lors de cette journée protocolaire et convenue : octogénaire, il monte encore à cheval, commande ses cavaliers et veille à ce que tout se déroule de manière irréprochable pour plaire au souverain. La visite impériale est aussi, pour le vieux créole, l’occasion de confier discrètement à l’Empereur ses difficultés financières. Napoléon semble sensible à ses doléances puisque, en plus de la pension de général qui lui est versée depuis 1807, l’Empereur – insigne faveur – accorde à Noé une autre pension annuelle du même montant. En 1810, la notice de Conseiller général du comte mentionne, dans la colonne « fortune » : « À présent 6 000 francs de pension [cumulées] bienfait de l’Empereur79. » Cela constitue sans nul doute une bouffée d’oxygène pour le comte de Noé, mais il faut mettre en regard ces rentrées annuelles avec le revenu de « quatre cent mille francs de rentes avant la Révolution », signalé dans le même document. Un tel écart montre que l’opulence passée est bel et bien révolue.

Les dernières années

95Depuis la vente du château, les Noé vivotent entre L’Isle-de-Noé, Tarbes et Paris. De 1809 à 1812, alors qu’il ne participe plus aux réunions du Conseil général, le comte de Noé séjourne dans la capitale – c’est là qu’il signe sa notice de Conseiller général, le 25 mai 1810, pour la « certifier véritable ». Dans ces années difficiles, les Noé font l’acquisition d’un appartement au 12, rue du Bac. Ils sont présents dans le Sud-Ouest en 1813. Il n’est pas impossible qu’ils louent une partie de l’ex-château familial à son nouveau propriétaire.

96Membre de la Légion d’honneur, Conseiller général, pensionné de l’État, peut-être pressenti pour devenir sénateur, Louis-Pantaléon de Noé apparaît comme un soutien au régime impérial. Deux de ses fils servent dans l’armée française : Léon, incorporé depuis l’an VII (1798-1799), et Édouard, depuis 1810. Ils vont payer l’impôt du sang au prix fort : Édouard, capitaine au 118^e de ligne, tombe en Espagne en 1813, dans les ultimes moments de l’occupation française80, tandis que Léon, capitaine et aide de camp du général Brenier de Montmorand, est tué lors de la bataille de Leipzig, le 18 octobre 1813.

97Malgré son soutien au régime impérial, le vieux comte échappe à toutes représailles à la Restauration. Les événements de 1814-1815 ont même pour conséquence indirecte d’améliorer sa situation financière et sociale. Louis-Pantaléon de Noé est en effet nommé Lieutenant Général par Louis XVIII, le 13 août 1814, lors de la première Restauration. L’année suivante, l’épisode des Cent-Jours révolu, il est nommé Pair de France à titre héréditaire – la Chambre des Pairs remplace le Sénat napoléonien. Le dernier fils qui lui reste, Amédée, revient d’Angleterre après la chute définitive de Napoléon et lui succédera à cette fonction.

98Le comte de Noé est sorti indemne de tous les règlements de comptes politiques, et se voit même socialement conforté. Un tel itinéraire peut surprendre compte tenu de la violence de l’époque, sur fond de Terreur Blanche ou de bannissement des Conventionnels régicides. L’entregent et les relations opportunément entretenues dans les deux camps sont une explication partielle à cette relative bonne fortune. Louis-Pantaléon de Noé, qui a 87 ans, sait que son fils Amédée a donné procuration le 1^er novembre 1815 à une personne de confiance, Dominique-Philippe-Julien de Laclaverie de Choupets, habitant Auch, pour racheter le château. C’est le signe que la trésorerie est suffisamment renflouée81 pour récupérer le domaine familial auprès d’un acquéreur qui n’y vit pas et ne fait pas d’objection à rétrocéder le château contre des espèces sonnantes. Cette disposition a certainement apporté un peu de baume au cœur d’un vieil homme dont l’histoire de la position et de la fortune, sur le long terme, est d’abord celle d’un long déclin.

99Le dernier acte politique du comte est sa participation au procès du maréchal Ney. L’histoire est connue : en 1814, lors de la remontée de Napoléon échappé de l’île d’Elbe, le vieux grognard passé à la royauté jure de ramener Napoléon dans une cage de fer, mais il tombe dans les bras de l’Empereur lors de leur rencontre. Après les Cent-Jours, proscrit en fuite, Ney est finalement capturé près d’Aurillac. La cour martiale chargée de son jugement pour trahison s’en remet finalement aux Pairs de France, dont la Chambre peut se constituer en Haute Cour de justice. Les Pairs votent pour la mort à une écrasante majorité (116 voix, contre 17 pour la déportation et 5 abstentions), le 6 décembre 1815. Noé fait partie de ceux qui se prononcent pour la peine capitale82. Ney est fusillé le lendemain.

100C’est à Paris, à son domicile de la rue du Bac, que s’achève la vie du vieux créole au soir du 25 février 1816, comme en attestent ses neveux, les comtes Denis-Gabriel-Adhémar de Polastron et Louis-Charles-Pierre de Viella83. Quant au fidèle Adrien, il suit son maître l’année suivante, décédant à L’Isle-de-Noé le 7 octobre 1817 à l’âge de 60 ans.