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Chapitre 7. L’héritage Bréda : une difficile gestion à distance

p. 153-168


Texte intégral

1Les Manquets ne constituent qu’une partie des possessions du comte de Noé à Saint-Domingue : il hérite en effet d’une partie de l’habitation Bréda (ou plus exactement des deux habitations Bréda1) en 1786, au décès de son oncle Pantaléon II. Ces domaines, contrairement à une croyance tenace et inexacte véhiculée à partir des écrits d’Isaac Louverture et de Prosper Gragnon-Lacoste, ne sont donc pas la propriété pleine et entière du comte de Noé, mais une possession en indivision avec trois autres héritiers. Cette copropriété permet, par les écritures qu’elle génère et qui nous sont heureusement parvenues, d’en connaître davantage sur l’évolution des sucreries à la fin du xviiie siècle.

2Ce chapitre, centré sur l’habitation Bréda, reprend en partie la structure du chapitre précédent et l’on y retrouvera certains acteurs centraux du monde du comte de Noé, comme Bayon de Libertat. On verra aussi que bien des problèmes structurels rencontrés aux Manquets se retrouvent à Bréda. Pour autant, une étude spécifique de cette habitation a pour ambition de mettre en valeur plusieurs particularités d’une plantation qui occupe une place particulière dans le patrimoine du comte, mais aussi dans la mémoire nationale haïtienne – puisque c’est d’elle que Toussaint Louverture a tiré son nom.

L’AGRANDISSEMENT DU PATRIMOINE : LA SUCCESSION DE PANTALÉON II DE BRÉDA

Le décès et les clauses testamentaires

3Le 7 juillet 1786, Louis-Pantaléon de Bréda décède dans sa soixante-quinzième année en son hôtel parisien, rue Neuve-des-Petits-Champs, sans descendance ; il est inhumé le lendemain en l’église Saint-Roch. Un an plus tôt, le 1er juillet 1785, il a pris soin de faire coucher son testament, par lequel il précise que ses biens de Saint-Domingue reviennent à ses neveux et nièces « Louis-Bénigne-Pantaléon du Trousset comte d’Héricourt, Louis-Pantaléon comte de Noé, dame Anne-Élisabeth de Noé comtesse de Polastron, dame Julie du Trousset d’Héricourt de Butler, mes héritiers directs, tous quatre enfants de feu mes deux sœurs dames d’Héricourt et de Noé2 ». Autrement dit, ses deux habitations, Bréda du Haut-du-Cap et Bréda à la Plaine-du-Nord, sont à partager en quatre parts égales. Il lègue également à ses héritiers un tiers des biens-fonds qu’il possède en France, à Péronne et à Saint-Just (Picardie), les deux tiers restants allant à ses cousins Antoine-Jean-François de Bréda de Trossy et Jean-Nicolas-Marie de Bréda de Guisbert. Quant à la poterie du Haut-du-Cap, il en fait don au comte d’Héricourt.

4C’est donc en 1786 que le comte de Noé devient co-propriétaire – et pour un quart seulement – des habitations Bréda, contrairement à la simplification souvent faite qui ferait du comte de Noé le propriétaire de Bréda dès la naissance de Toussaint Louverture. On remarque par ailleurs que sa sœur comtesse de Polastron, qui avait en son temps renoncé à l’héritage antillais venant de sa mère, se retrouve de nouveau propriétaire « aux isles », sans y renoncer cette fois. Il faut dire qu’il y a une différence de taille par rapport à l’héritage des Manquets : aucune dette à rembourser.

L’inventaire de succession

5Hériter de deux sucreries peut cependant se révéler encombrant. L’usage veut que les biens restent dans l’indivision et que les héritiers se partagent les revenus. Il semble cependant que certains ayants droit se posent des questions et évoquent deux autres éventualités : le partage physique des biens (avec compensation éventuelle de telle ou telle partie) ou la revente pure et simple. Concrètement, cela n’est pas sans conséquences sur l’atmosphère générale dans les habitations Bréda, si l’on en croit ce qu’écrit Bayon de Libertat à la comtesse de Polastron le 21 février 1787 : « Je vous dirai que vos nègres ne voulaient plus continuer de travailler leur terre, sur ce qu’on leur avait mis dans la tête, qu’on allait les partager et même les revendre. Il a fallu que je me sois servi de tout l’ascendant que j’ai sur leur esprit pour les remettre, ce désordre n’a pas duré longtemps3. » Bayon est, pour sa part, partisan de l’indivision, qui garantit sa place et donc son gagne-pain.

6Avant qu’une décision soit prise, les héritiers font procéder à un état des lieux, effectué par Me Grimperel les 19 et 20 mars 1787 – document aujourd’hui disparu4. Tout au plus sait-on que l’habitation Bréda du Haut-du-Cap est alors évaluée à 1 075 053 livres, estimation « excessivement forte, et même folle » selon le vicomte Jean-Pantaléon de Butler pour qui « 7 000 à 800 000 livres » semblent un plafond généreux (lettre du 8 octobre 1788 au comte de Polastron)5. Faute de mieux, les relevés de Gabriel Debien croisés avec les bilans comptables conservés à Nantes ne laissent entrevoir qu’une vision globale sur les dernières années avant la grande secousse de 1791.

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7L’habitation de la Plaine-du-Nord a des effectifs plus élevés, ce qui est logique car elle dispose d’une importante superficie plantée en cannes (128 carreaux, soit 165 ha, selon une indication du vicomte de Butler) et assure des revenus substantiels. En revanche, le Haut-du-Cap est dans une situation moins brillante (moins d’esclaves et surtout une chute nette du nombre d’animaux). Une « différence énorme », souligne même Bayon qui écrit au comte et à la comtesse de Polastron : « Les bonnes [sucreries] comme celles de la Plaine-du-Nord ne se vendent jamais, ceux qui les ont les gardent et ce n’est que par une mort comme celle de M. de Bréda que, les héritiers ne s’accordant pas, des habitations semblables se vendent. Depuis que je suis à Saint-Domingue je n’ai pas vu vendre une seule bonne habitation établie comme est la Plaine-du-Nord, dans la partie d’en bas cela est fréquent, l’habitation du Haut-du-Cap n’est qu’une demeure agréable pour l’air et l’eau, ce n’est point une habitation à revenu » (lettre du 17 octobre 1787). Le Haut-du-Cap, historiquement le berceau familial, aurait donc une valeur d’ordre plus sentimental qu’économique, à en croire Bayon. De fait, les chiffres montrent qu’elle produit moins que la Plaine-du-Nord, au point d’être même déficitaire.

8Entre les inventaires de 1785 et le moment où les héritiers s’interrogent, la population servile n’a guère évolué sur les deux habitations, tant en effectif qu’en composition6. Il s’agit grosso modo d’une population adulte aux trois quarts bossale et pour un quart seulement créole, avec un taux de natalité faible et une durée de vie relativement courte : on compte 5 % de plus de 60 ans pour le Haut-du-Cap, 7 % pour la Plaine-du-Nord. Cela signifie que la population servile n’arrive pas à se renouveler naturellement, qu’il faut sans cesse un renfort de main-d’œuvre importée pour maintenir – et a fortiori augmenter – les effectifs. En cela, ces deux sucreries ne varient pas du profil constaté ailleurs. Quant à la composition, on ne compte pas moins de 25 « nations », dont les plus représentées sont les suivantes : 20 % de Congos, 10 % d’Aradas, 13 % de Nago-Yoroubas, 10 % de Bambaras, 5 % de Malis (Mandingues), 8 % de Mesurades ou Misérables (de l’actuel Liberia) et 7 % d’Ibos (du Nigeria).

Les associations entre héritiers

9Le comte de Noé, sa sœur la comtesse de Polastron (jusqu’à son décès en décembre 1788) et son beau-frère confient rapidement leurs intérêts au même négociant, le Bordelais Pierre Lardin déjà bien connu du comte de Noé. Une convention signée le 23 décembre 1786 confie à Pierre Lardin leurs parts des produits des habitations Bréda, soit la moitié du produit total, moyennant une provision mensuelle de 2 000 livres pour Noé d’une part et 2 000 livres pour les Polastron d’autre part, Lardin prenant une commission de 2 % sur les remises, ainsi qu’un intérêt de 6 % selon le cours du commerce. L’opération n’est pas sans risque pour Lardin, qui débourse au moins 24 000 livres pour chacune des parties et doit donc au moins toucher 48 000 livres pour rentrer dans ses frais, et davantage encore pour réaliser un bénéfice. A-t-il été trop optimiste ? Toujours est-il que le négociant semble le regretter à mots couverts dans une lettre du 16 juin 1788 au comte de Noé, quand il annonce une remise de 10 854 livres (14 barriques de sucre arrivées par le navire Le Comte de Vergennes pour les comtes de Noé et de Polastron) : « Cette remise est bien modique, étant la première de cette année, il faut espérer qu’elle deviendra par la suite plus conséquente et que les années à venir ne seront pas aussi malheureuses que la précédente, car tous les habitants s’en sont plaints. S’il y avait toujours un aussi modique revenu il ne suffirait pas pour faire face aux vingt-quatre mille livres que je vous fais compter pour chaque année ».

10Les cousins d’Héricourt et Butler sont et restent indépendants, ayant chacun leurs propres arrangements pour l’écoulement des parts qui leur reviennent.

Un conflit de voisinage

11Les héritiers Bréda héritent aussi d’un contentieux avec un voisin, comme l’indique Bayon dans un courrier aux Polastron : « J’adresse à M. le comte de Noé des papiers concernant un procès que feu M. de Bréda a perdu injustement, contre un mulâtre son voisin dans la montagne du Haut-du-Cap, qui lui emporte 14 ou 15 carreaux de terre. Je m’imagine que vous gagnerez cette affaire au Conseil d’État du roi, vos papiers sont très en règle, rien n’y manque pour commencer. Vous avez une possession paisible de 80 ans » (lettre du 21 février 1787).

12L’Intendance de Saint-Domingue a enregistré l’acquisition, faite le 8 décembre 1703 par Pantaléon de Bréda, le fondateur, des « mornes situés aux étages et de la largeur de son habitation du Haut-du-Cap pour en avoir le bois pour l’usage de sa sucrerie qui en est dépourvue et pour mettre le terrain en savane, vivres, etc. ». Mais en l’absence d’un bornage rigoureux, un autre habitant, Pierre Aulnay, se trouve également en jouissance de ces terrains. Ce problème a été sans grande importance durant des décennies, mais il devient brûlant quand le mulâtre Pierre-Guillaume Provoyeur, dit Mirbalizia, entrepreneur en bâtiment fortuné du Haut-du-Cap, reprend les droits des héritiers de couleur Aulnay par le rachat d’une partie de l’habitation Aulnay ; il exige alors ce qu’il estime devoir lui revenir. La justice, selon Bayon, va lui donner raison. On ne sait si cette « injustice » faite aux héritiers Bréda l’est parce que Provoyeur est mulâtre, ou plutôt parce que les droits qu’il revendique sont juridiquement plus solides que ceux de la partie adverse. Les héritiers Bréda font appel, mais l’issue du contentieux est inconnue7.

L’ADMINISTRATION DE BAYON DE LIBERTAT

Des tensions croissantes

13La correspondance entre Bayon de Libertat et les Polastron d’une part, et celle entre le vicomte de Butler et le comte de Polastron d’autre part, indiquent que la tension monte de façon palpable entre les maîtres absents et le procureur-gérant. La raison de cette colère grandissante réside dans les remises consenties aux propriétaires, c’est-à-dire les revenus qu’ils perçoivent effectivement. Les héritiers commencent en effet à s’indigner, à l’instar du comte de Polastron qui s’en ouvre ainsi à Butler, son cousin par alliance : « Il est incroyable que ces habitations rendent aussi peu en France depuis précisément la mort de M. Bréda en comparaison de ce qu’elles lui ont rendu jusqu’au jour de sa mort » (lettre du 6 mai 1789). On ne dispose malheureusement d’aucun relevé précis ; mais il semble que, par ce « peu », il faille entendre la moitié de la somme antérieure à la disparition du vieil oncle Bréda. Plus que d’une baisse, il s’agit d’une chute vertigineuse et anormale. Comme le remarque le comte de Polastron, ces « habitations qui ont porté jusqu’au moment que nous sommes entrés en jouissance de cent cinquante à cent quatre-vingt mille livres chaque année n’en rapportent pas la moitié à commencer précisément du jour que nous en jouissons » (lettre du 13 avril 1789). Et encore, ce revenu déjà réduit de moitié doit être divisé en quatre parts, ce qui revient à environ 20 000 livres par héritier.

14Pour se défendre contre la suspicion, Bayon de Libertat évoque d’abord les aléas climatiques : soit l’excès, soit le manque d’eau. Puis, face aux soupçons qui persistent, le procureur se drape dans sa dignité et jure sur sa bonne foi. Toutes ses lettres entonnent la même litanie, avec le même aplomb, comme par exemple : « J’ai la conscience nette, je suis au-dessus de tout ce qu’on peut dire de moi, mais ce que je voudrais vous persuader, Monsieur le comte, ce qu’ayant géré avec satisfaction depuis dix-sept ans les affaires de M. de Bréda, je n’ai pas changé mon régime. Il est le même, mes preuves sont faites depuis quarante ans que j’habite Saint-Domingue, et que je suis devenu propriétaire d’une sucrerie dont je suis le créateur » (lettre au comte de Polastron, 22 décembre 1788).

15C’est bien là que la défense de Bayon est vulnérable. Le procureur a beau vanter sa compétence qui lui a permis de devenir habitant, il n’en reste pas moins qu’entre-temps, le vicomte de Butler et la comtesse d’Héricourt sont arrivés à Saint-Domingue pour se rendre compte de visu de la situation, aux habitations Bréda mais aussi, discrètement, au quartier du Limbé où Bayon a établi sa propre habitation. Le vent a tourné.

Un accablant état des lieux

16Dans une longue lettre datée du 8 octobre 1788, Jean-Pantaléon de Butler fait à son cousin Polastron une description peu flatteuse de la situation : « Il est impossible, mon cher cousin, de vous peindre comment j’ai trouvé ces biens. Défaut d’entretien dans la place, défaut d’égout, mauvaise culture, mauvais emploi et détournement de nègres, car sur 199 têtes de nègres il n’y en a que 70 qui travaillent. J’ai témoigné mon étonnement, on a voulu me montrer les contrôles et c’est avec ces mêmes contrôles qu’en admettant encore tout ce qui a été dit, j’ai fait voir le déficit de l’emploi total. On m’a dit qu’il y avait 25 nègres infirmes et hors d’état d’aller à la place, autant de négresses dans le même cas, autant d’enfants, cela fait 75 têtes, en les joignant aux 70 travaillant, je n’ai pu trouver que 145 têtes et j’ai fait voir qu’il y en avait 54 de reste, pour l’hôpital, ce qui n’était pas possible, les gardiens de vivres, de places à nègres ne devant se prendre sur le nombre des infirmes hors de travail actif. On n’a su que me répondre qu’on ne pouvait mieux faire et que tout était employé. J’ai eu l’air de me laisser persuader, parce qu’il vaut mieux agir ainsi jusqu’à destitution qui est inévitable pour nos intérêts si nous ne voulons pas nous ruiner. Ceci est pour l’habitation de la Plaine-du-Nord, les animaux y sont en mauvais état et cela est assez simple puisqu’ils servent et à notre exploitation et à l’établissement de l’habitation de M. Bayon au Limbé à 8 lieues de là pour laquelle ils font tous les charrois. Nos maçons sont employés de même à ses constructions, depuis deux ans ils y étaient sans sortir et n’en sont revenus que depuis l’arrivée de Madame d’Héricourt et la mienne. En un mot il n’y a sortes de preuves d’une mauvaise gestion et d’une gestion négligée que je n’aie trouvées ; ainsi, avec une très bonne terre, 128 carreaux en cannes, 199 nègres, n’avons-nous fait cette année que 300 000 de sucre au lieu de 400 000 ou même 450 000 que nous devons faire annuellement.

17Quant au Haut-du-Cap, cela est encore pis, poursuit-il. Cette habitation qui doit faire 120 000 de sucre au moins, n’en a fait que 60 000 et n’a produit que 36 000 livres de recette, vous pouvez le voir par les comptes qui vous sont envoyés en faisant le dépouillement séparé du produit de chaque habitation, il est prouvé qu’avec la gestion actuelle, le Haut-du-Cap nous coûte plus qu’il ne rapporte, et c’est ce pourquoi M. Bayon craint de vous éclairer puisqu’il englobe dans une même masse les dépenses des deux biens afin qu’on ne voie pas à combien chaque dépense se monte séparément comme cela devrait être expliqué dans ses comptes. Il y a encore un objet intéressant qui sont les sirops, ils ne nous sont portés vendus qu’à 45 sols la velte, quoique nous soyons tous des guildiviers [distilleurs], tandis que nous, au Bois-de-Lance [habitation Butler originelle], on vient du Haut-du-Cap nous les prendre à 46 sols et qu’il y a eu 3 grandes lieues à les venir chercher, et que moi je les vends au Morne Rouge [où se situe l’habitation Butler à la Plaine-du-Nord] 49 sols. Cette différence fait un objet majeur à la fin de l’année. »

18Le constat est sans appel : profitant du fait qu’il a affaire à quatre héritiers éloignés les uns des autres, misant sur la longueur des délais pour qu’ils adoptent une attitude commune – voire sur leur éventuelle mésentente –, Bayon de Libertat soustrait sans vergogne une partie de la force de travail des habitations Bréda, tant humaine qu’animale, pour accélérer la mise en valeur de sa propre sucrerie au Limbé. Le détournement serait massif : un quart de l’effectif de la Plaine-du-Nord, des esclaves maçons retenus deux ans, des animaux de trait épuisés par les longs charrois d’une trentaine de kilomètres à chaque trajet. Évidemment, la gestion et les rendements des habitations Bréda en pâtissent directement, sans oublier le défaut d’entretien ou la moindre attention apportée à la dépense.

19Ces négligences seraient noyées dans une comptabilité volontairement floue pour éviter d’éveiller les soupçons des propriétaires absentéistes. Mais l’alibi des aléas climatiques et les grandes déclarations de Bayon ne peuvent éternellement justifier les piètres résultats de production, la faiblesse des revenus envoyés aux ayants droits ni l’imbroglio des documents comptables. À cela s’ajoute le fait que les héritiers ont quelque raison d’être vexés d’avoir été dupés. De concert, les copropriétaires décident, en avril 1789, de remplacer Bayon de Libertat par le gérant de l’habitation Butler du Bois-de-Lance, Sylvain Séguy de Villevaleix. Comme on l’a vu au chapitre précédent, le comte de Noé adopte la même sanction pour son habitation des Manquets : Bayon s’en voit retirer la procuration, confiée à Jean-Jacques Langlois de Laheuse à partir de juin 1789.

20Mais au final, le double jeu de Bayon se révèle payant puisque, quand il est remplacé, sa sucrerie au Limbé commence à produire et il a atteint l’objectif de sa vie. En 1784 déjà, Bayon avait écrit au comte de Noé, sur le ton de la confidence, qu’il savait prendre quand cela l’arrangeait : « [J’ai] à faire face à mon établissement de sucrerie qui me gêne au-delà de ce que je puis vous dire, voilà cinq ans et demi que j’ai acheté [soit fin 1778 ou début 1779]. Je n’ai pas fait un liard de revenu, et dépasserai encore près de trois ans sans rien faire, mes levées sont entièrement finies, mais il faut faire moulin à eau, sucrerie, bâtiments et plantations de canne dans la terre moitié bois debout [plantée d’arbres, et donc à défricher], et il me faut des ressources pour soutenir un pareil établissement. J’en serai aussi bien dédommagé dans trois ans ». Trois ans plus tard, les progrès sont spectaculaires : « Personne n’est plus jalousé que moi, mais heureusement que je touche au moment de faire mourir de dépit cette engeance-là, mes levées vont être à leur perfection à la fin de juillet, elles sont inattaquables à tel débordement qu’il puisse venir, mon ami Belin8 enrage. Ma sucrerie et mon moulin suivent la même marche, j’espère qu’en octobre prochain je commencerai à faire un peu de sucre brut et que je cultiverai avec sécurité mes cannes, malgré tout ce que peuvent avoir dit de contraire mes jaloux. Il y a déjà du temps qu’ils ont la bouche close, quand j’aurai 30 pièces de cannes de plantées comme j’en suis certain. Ils seront bien honteux d’avoir voulu décrier mon habitation. Je ne cesserai, monsieur le comte, d’avoir la même activité et le même soin pour vos intérêts que par le passé, et tout le temps que vous voudrez me les confier. J’ai 56 ans, je me porte comme si j’en avais que 40 et je mène le même train de vie. J’agis et suis à toutes mes affaires comme à mon ordinaire » (lettre du 12 juin 1787).

21À la relecture, le comte de Noé peut supposer – mais sans preuve – qu’une partie de la force de travail des Manquets a peut-être été également détournée pour travailler à l’établissement de la sucrerie Bayon au Limbé. Il peut aussi comprendre que des « jaloux » aient en fait voulu dénoncer des procédés malhonnêtes, à commencer par une vieille connaissance, Charles de Lépinaist, qui est devenu en mai 1787 gérant de l’habitation Reynaud au Limbé. Quant à « l’activité » et au « soin » portés par Bayon aux intérêts du comte, comment apprécier qu’ils restent les « mêmes » autrement qu’à l’aune d’un talentueux jésuitisme de la part du procureur, d’abord et toujours préoccupé par ses propres affaires ? Toute considération morale mise à part, Bayon n’est ni le premier ni le seul à pratiquer des détournements à son profit. À Saint-Domingue, la réputation de malhonnêteté des gérants est un fait notoire, admis et encouragé par l’absence de nombreux propriétaires. Mais les agissements de Bayon prennent un relief particulier quand on se demande quel modèle il peut incarner pour son entourage, à commencer par son cocher et homme de confiance Toussaint Bréda. La tradition rapporte en effet que c’est dans l’ombre de Bayon qu’évolue Toussaint, qui sait observer et qui apprend vite. Or que voit Toussaint Bréda ? Un cumul de procurations – et donc de revenus –, une gestion approximative et un détournement de la force de travail : pour Bayon, la fin justifie les moyens et son objectif est de devenir habitant.

22L’ancien esclave constate donc jusqu’où l’attitude équivoque, l’esquive et le double langage peuvent mener. Il suit aussi, lors des inspections du procureur aux Manquets, la progression de cette habitation et note la charge de plus en plus écrasante supportée par l’atelier. Il connaît également la situation – elle aussi délicate, comme on le verra – des deux habitations Bréda et sait comment l’on installe une sucrerie, en observant l’évolution de celle de Bayon au Limbé. Il apprend à connaître les préoccupations des propriétaires en voyant agir le vicomte Jean-Pantaléon de Butler. De plus, par ses déplacements entre les quartiers de la Plaine-du-Nord, de l’Acul et du Limbé, il acquiert patiemment une connaissance de plus en plus fine de la situation générale des environs du Cap-Français et de gens qui les peuplent. Autant d’éléments qui vont se révéler fort utiles pour sa future carrière politique.

APRÈS LE DÉPART DE BAYON DE LIBERTAT

Un tandem à la tête des habitations Bréda

23L’éviction de Bayon de Libertat se fait aisément, aucun des héritiers n’y trouvant à redire sur le principe, ni sur la solution de remplacement proposée par Jean-Pantaléon de Butler. Dans une lettre à Polastron, le vicomte de Butler propose sa vision des règles de bonne administration : « Je vous renouvelle ici, mon cher cousin, combien vous serez content de la gestion de M. de Villevaleix pour vos affaires. Je vous en parle par expérience. Non seulement il vous enverra chaque année le compte détaillé de la régie totale et de l’état de l’habitation quant au mobilier, mais comme il fera passer chaque mois le journal tant pour les travaux, la culture, la fabrication qu’événements de tout genre, en pertes et en bénéfices survenus sur l’habitation, c’est son usage avec nous. Cela sera beaucoup plus satisfaisant pour vous et vous mettra à même d’un mois à l’autre de connaître l’état de votre bien comme si vous y étiez. Sur la première feuille mensuelle qu’il vous expédiera, je vous prie de vouloir bien faire faire une certaine quantité d’exemplaires imprimés parce que n’ayant plus que les colonnes et les cases à remplir, cela éviterait un travail qui prend du temps et cela sera beaucoup plus commode. Vous marquerez ce que ce déboire vous aura coûté, et il en sera tenu compte par l’habitation comme de juste » (lettre au comte de Polastron, 9 juillet 1789).

24Cette méthode semble en vigueur au Bois-de-Lance. Il ne s’agit pas d’une innovation, mais de ce qui est normalement appliqué dans les habitations bien tenues, et de toute façon aux antipodes des négligences de Bayon de Libertat. Par ailleurs, Jean-Pantaléon de Butler est partisan de l’administration confiée à un seul procureur. Mais les choses ne sont pas aussi simples. Noé penche pour une solution plus lourde qui a l’avantage d’une certaine sécurité : deux administrateurs se surveillant mutuellement, ce qui serait la garantie d’une plus grande justesse des comptes. Les minutes de Me Tarrible, notaire à L’Isle-de-Noé, montrent cependant une sorte de valse-hésitation, illustrant la difficulté de l’ajustage pour Noé et son beau-frère : si Villevaleix est d’abord investi (avril 1789), les deux beaux-frères se ravisent début janvier 1790 et donnent procuration à Laheuse pour administrer leurs intérêts ; ce revirement n’est effectif que quelques mois, du fait du décès de Laheuse en avril 1790 ; Noé et Polastron rappellent ensuite Villevaleix.

25Quant aux remises aux propriétaires, elles repartent à la hausse : à partir de la mi-1789, on voit la situation se redresser et retrouver progressivement son niveau de 1786 (en moyenne une redistribution de 18 600 livres par héritier en 1789 – soit une remise totale de 74 000 livres ; en 1790, chaque héritier touche 44 000 livres, ce qui correspond à un revenu net total de 176 000 livres cette année-là).

Que faire des habitations Bréda ?

26Dès le départ se pose pour les cohéritiers la question de la gestion du patrimoine légué par le défunt oncle Bréda. Le problème principal serait de renforcer l’atelier de la Plaine-du-Nord, mais pour cela, la vente du Haut-du-Cap s’avère nécessaire, selon le vicomte de Butler. Cependant, l’usage veut qu’une habitation soit vendue en gros, terres, bâtiments et mobilier (esclaves et animaux) ensemble. Pour pouvoir soustraire des bras et les transférer à la Plaine-du-Nord, le vicomte de Butler a l’idée d’un découpage de l’immobilier et d’une répartition du mobilier en fonction des besoins et des desiderata de chacune des parties : « 1°) Faire passer à la Plaine-du-Nord les 20 à 30 nègres qui y sont nécessaires ; 2°) Vendre le reste avec l’habitation ; 3°) Faire décharge des vieux et des infirmes de la Plaine-du-Nord en même nombre s’il y a moyen au Haut-du-Cap et les comprendre dans la vente de cette habitation » (lettre du 8 août 17899).

27Le vicomte de Butler propose de transférer les forces serviles les plus vives là où cela s’avère le plus nécessaire à ses yeux et de les remplacer par les esclaves les plus faibles là où il souhaite vendre. Ses cousins n’acquiescent que du bout des lèvres à l’idée d’une vente en gros du Haut-du-Cap, après transfert des meilleurs éléments à la Plaine-du-Nord. Cependant, ce projet n’aboutit pas et, de fait, les domaines restent dans l’indivision, les revenus continuant à être partagés entre les quatre cohéritiers. Il faut dire que la période n’est guère propice à encourager l’acquéreur potentiel : l’onde de la Révolution qui débute en métropole provoque dans la colonie des émois de plus en plus vifs, et aucun acheteur ne se présente dans un contexte aussi instable.

QUELQUES ÉLÉMENTS DE LA VIE QUOTIDIENNE À BRÉDA

28Aussi incomplets et imparfaits soient-ils, les relevés de comptes permettent de découvrir quelques aspects méconnus de la vie quotidienne des habitations Bréda durant la dernière décennie précédant la Révolution : les noms des fournisseurs et des artisans, la nature des travaux entrepris, les problèmes liés aux questions sanitaires, les mouvements d’esclaves. On verra que certains aspects diffèrent sensiblement de ce qui a été analysé pour les Manquets, même si plusieurs traits sont très similaires.

Fournisseurs et artisans

29Le caractère lacunaire des documents envoyés par Bayon de Libertat pendant ses huit années de gestion10 et l’irrégularité des périodes pour lesquelles il établit un bilan comptable11 conduisent à un état des lieux forcément incomplet (Villevaleix va vite redresser les choses en imposant une comptabilité par année civile, mais sur une période forcément très courte). Le dépouillement des comptes de 1784 à 1790 inclus amène à constater la grande diversité des noms de prestataires, dont certains interviennent souvent une seule fois. C’est particulièrement le cas sous Bayon de Libertat ; après son départ, ses successeurs sont plus précis et concentrent leurs demandes, la maison Guilbaud, Gerbier & Cie se révélant un partenaire régulier, voire un intermédiaire pour nombre de fournitures. Mais une grande diversité prévaut néanmoins.

30À défaut d’exhaustivité, du moins a-t-on quelque éclairage sur les principaux pôles de dépenses au sein des habitations Bréda et sur les priorités quant à la vie quotidienne et à la bonne marche générale, durant les dernières années de fonctionnement. On compte un peu plus de 150 fournisseurs dont le fonds de commerce est établi sur l’île et 34 cas de fournitures achetées directement à des capitaines de navires mouillant au Cap.

31Jusqu’en 1791, aucun bouleversement ne vient troubler la vie des deux habitations Bréda. On peut donc raisonnablement penser que le relevé d’intervenants traduit une tendance de fond et illustre une sorte de « routine ». Sans grande surprise, les volumes de dépenses pour ces années 1784-1790 se présentent alors ainsi (en livres de Saint-Domingue) :

  1. mobilier (esclaves et animaux) : 124 190 livres (40,2 % des dépenses) ;

  2. matériaux : 82 178 livres (26,7 % des dépenses) ;

  3. interventions d’artisans : 61 005 livres (19,8 % des dépenses) ;

  4. soins de santé : 25 178 livres (8,2 % des dépenses) ;

  5. nourriture (essentiellement pour les esclaves) : 15 839 livres (5,1 % des dépenses).

32La force de travail, qu’elle soit humaine ou animale, se renouvelle ou augmente ; elle coûte très cher, tandis que l’entretien (parfois l’amélioration) de l’outil d’exploitation et du bâti constitue un pôle de dépenses considérable. Les soins de santé viennent loin derrière, et encore y a-t-il certainement eu une amélioration avec les campagnes « d’inoculation » antivariolique, devenues régulières à cette époque. Quant aux frais de nourriture, ils sont toujours réduits : les procureurs comptent d’abord sur l’autosubsistance des habitations et n’acceptent que des compléments pour améliorer un ordinaire peu varié.

33Concurrence oblige, la liste des fournisseurs et des prestataires est longue. Outre les esclaves et les biens cités plus haut, les deux habitations Bréda ont ordinairement besoin de mulets (comme force motrice), d’outillage pour la sucrerie ou la culture, de merrain (pour fabriquer des barriques) ou d’huile à brûler. Reviennent régulièrement des livraisons de fer, de clous, de briques, d’osier, de potasse, de bois, de planches, de chevrons, de poteaux, etc., afin d’assurer la bonne marche générale de la plantation, l’entretien des bâtiments d’exploitation, la réfection de charpentes ou la construction de nouvelles cases pour les esclaves. La nécessité de réparer ou renouveler les batteries de chaudières des deux sucreries se fait également sentir, sans oublier les achats spécifiques pour les esclaves : compléments alimentaires, chapeaux, toile, ou remèdes.

34L’essentiel des interventions d’artisans consiste en des travaux d’entretien, de réparation ou de transformation, comme les coûteux terrassements entrepris à la Plaine-du-Nord. Parmi ces prestataires, certains sont des « libres de couleur », Noirs ou mulâtres12. Sans prétendre à l’exhaustivité, on peut citer : Pouget fournisseur de chevrons en 1783, L’Éveillé qui livre des licols en 1784, Jacques et François Pasquier, tous deux couvreurs de toits, ou encore le bourrelier Jean-Louis, sans oublier, dans le domaine sanitaire, la singulièrement nommée Catin, accoucheuse venue assister les parturientes esclaves. On relève par ailleurs les noms de deux artisans espagnols, Juan Martinez et Domingo, qui viennent en 1785 apporter des traverses de « cases à nègres » ou des poteaux de bois imputrescible.

35Quant à l’encadrement de la plantation, on connaît quelques noms : Perrier, raffineur à la Plaine-du-Nord, devient économe en 1788 ; Béhaget, raffineur au Haut-du-Cap en 1785, est remplacé en 1787 par Valsemey (qui devient économe en 1788). Ce Valsemey fait d’ailleurs preuve de méthodes brutales envers les esclaves, au point d’être remplacé par un certain Labertonière en juillet 1790.

Des travaux extraordinaires à la Plaine-du-Nord

36Mis à part les travaux réguliers de fabrication de sucre (coupe, pressoir, chaudière, purgerie, étuve) et les tâches d’entretien courant des installations, le fait notable est l’ambitieux projet, entrepris à partir de 1790, de modification du système d’irrigation de l’habitation Bréda à la Plaine-du-Nord et d’assainissement de zones humides. Il s’agit pour les propriétaires de gagner, en surface cultivable, l’équivalent d’une pièce de cannes. La conséquence directe de ce bouleversement, c’est que l’orientation des pièces s’en trouve modifiée : au lieu d’être alignées selon un axe est-ouest, elles le sont désormais dans une direction nord-sud13. Si les bâtiments industriels, exception faite des moulins, ne subissent pas de modification, les cases des esclaves sont reconstruites en plus grand et dans un autre endroit moins insalubre que le précédent, tandis que l’hôpital est déplacé. La correspondance de Villevaleix (diffusée auprès des différents cohéritiers) fait état de l’avancée de ces travaux, ce qui permet d’en suivre quelques étapes. Le projet occasionne évidemment un surcroît de labeur pour la main-d’œuvre servile et l’entreprise est telle qu’elle n’est probablement pas finie lorsque éclate la grande révolte d’août 1791.

37Le programme de travaux « indispensables aux moulins, aux canaux et aux chemins de desserte intérieure » est connu par les lettres de Villevaleix du 31 août et du 30 septembre 178914. D’autres courriers montrent que drainage et évacuation sont prioritaires : « Nous avons enfin fini avec le procureur de l’habitation Menou et Coutance pour le nouvel égout que je désirais fort, tant parce que c’est un égout de plus que parce que vous gagnez beaucoup de terrain et que vous n’en aurez plus d’incommodité » (lettre du 28 février 1790). En juin 1790, sont creusées les rigoles pour le drainage des pièces de cannes et des jardins d’esclaves. Le 30 septembre, Villevaleix précise : « On est à faire les trois fossés qui doivent égoutter [drainer] les 9 pièces de cannes qui sont à la rive Est de la rivière, et particulièrement pour égoutter ces deux énormes lagons qui deviendront fertiles ». Le 30 avril 1791, après la récolte, « on en est à monter une case à nègres suivant le nouveau plan et du bois de vos mornes où il n’est plus possible d’en exploiter davantage. Nous en descendons tous les jours. Il y en a 16 000 pieds qui auraient coûté au Cap au moins 16 000 livres et qui n’en coûtent que 6 000 livres et beaucoup moins de charrois. Les nouvelles cases auront 90 pieds de longueur sur 24 pieds de largeur sur solage [monté sur des murs bas] planchéiées et couvertes en essentes [bardeaux]. Cet établissement fait nous donnera à peu près 4 carreaux d’excellente terre de plus en cannes qui paieront bien au-delà cette dépense indispensable. C’est de l’argent placé à bon intérêt ». Vient ensuite la construction de moulins neufs. En mai 1791, c’est au tour du creusement des canaux de drainage, comme l’indique Villevaleix (31 mai 1791) : « Il faut combler tous les anciens fossés qui occupaient une infinité de terre en tous sens, aussi nuisibles que peu avantageux. Nous ferons avec les nègres tous les petits fossés transversaux où il en sera nécessaire pour le parfait écoulement des eaux. Cette pièce nous occasionnera beaucoup de travail, mais il le faut… La case à nègres s’avance, mais un coup de vent que nous avons eu le 23 a renversé la moitié de la couverture qui était faite. Il n’y aura de perte dans cet événement que les roseaux ». D’autres cases neuves sont envisagées « parce qu’ils [les esclaves] sont mal logés et à peine à l’abri des injures de l’air et en les faisant suivant le nouveau plan, on gagne la valeur d’une pièce de cannes en terre, ce qui payera bien au centuple cette dépense qu’exigent l’humanité et vos intérêts » (lettre de Villevaleix au comte de Polastron, 30 avril 1791).

38Cette « humanité » est bien relative car elle est d’abord motivée par l’intérêt d’augmenter la surface cultivée, d’en améliorer l’irrigation et donc le rendement. Bien relative aussi, quand on considère le piètre logement des esclaves et le surcroît de travail qui repose sur les épaules d’un atelier déjà lourdement occupé. Cette ambitieuse besogne, de longue haleine, s’ajoute au dur labeur de fabrication du sucre, de culture des places à vivres et d’entretien courant des bâtiments de l’habitation.

39En l’absence d’éléments plus détaillés, il est délicat de s’aventurer à des comparaisons avec d’autres habitations. Tout au plus sait-on, si l’on retient les chiffres donnés par le vicomte de Butler en 1788, qu’il y a à la Plaine-du-Nord 128 carreaux (165 ha) plantés en cannes pour 199 esclaves valides. Ce qui fait, dans le meilleur des cas, un rapport de 1,5 esclave par carreau, compte non tenu des enfants et des inaptes. On a donc déjà un atelier en net sous-effectif – situation constatée par le vicomte de Butler lui-même quand il suggère le renfort immédiat d’une trentaine d’esclaves que fournirait un transfert de main-d’œuvre valide du Haut-du-Cap lors de la vente projetée. Mais cette idée ne se concrétise pas et le manque de bras n’est que très partiellement compensé par l’achat de douze esclaves (des jeunes hommes) en septembre 1790 car, entre-temps, il y a eu des décès. Dans l’intervalle, se sont ajoutés un remembrement, une autre opération de drainage et la construction de nouvelles cases. En détournant les propos de Moreau de Saint-Méry, l’expression « Heureux comme nègre à Bréda15 » n’a guère de sens, pas plus qu’elle n’en a ailleurs : cette vision relève de la reconstruction a posteriori, par les anciens maîtres, de la situation de quelques esclaves domestiques, au traitement privilégié. Pour le « nègre de place », le bonheur pouvait attendre.

Problèmes sanitaires et conditions de vie

40L’attention portée à la santé des esclaves n’est pas inexistante – on l’a déjà vu pour les Manquets. Elle est évidemment motivée par le souci d’entretenir une main-d’œuvre chère à l’achat. Ainsi relève-t-on plusieurs campagnes de lutte antivariolique (« inoculation ») en 1788, dont le principe est connu aux Antilles dès le milieu du xviiie siècle, avant même que Jenner ne le diffuse en Europe16. Le chirurgien Dalmas inocule par exemple 50 esclaves au Haut-du-Cap et 9 à la Plaine-du-Nord en 1788, tandis que le chirurgien Bernin s’occupe de 47 autres sujets dans cette dernière habitation. Mis sur le même plan comptable (on a affaire à du mobilier), les soins aux animaux ne sont pas oubliés : les bêtes du Haut-du-Cap, frappées par la maladie, sont soignées par le vétérinaire Lapolle cette même année 1788. En 1789, des drogues « pour traitement d’animaux » sont fournies par un certain Padeville.

41Tout au long de la période 1784-1790, les comptes sont émaillés de mentions d’achats de nourriture, que ce soit pour les « nègres nouveaux » ou pour les autres. Ce complément s’avère d’autant plus nécessaire que la production des habitations Bréda ne suffit pas à nourrir la population esclave ; on achète donc régulièrement farine de maïs, riz, pois, harengs, morue, sel, etc. Comme partout ailleurs à Saint-Domingue, les féculents dominent toujours dans la ration alimentaire, les protéines restant rares. Villevaleix évoque l’aménagement d’une bananeraie en 1790, sans doute pour diminuer les frais de bouche. Quant au tissu, il ne semble distribué qu’avec parcimonie et pour les « nécessiteux ». Les esclaves de Bréda sont donc aussi peu et mal vêtus qu’ailleurs, et crient autant misère que ceux des autres habitations domingoises.

42Les relevés comptables font aussi régulièrement état de la fourniture de remèdes par des apothicaires ou des émoluments de divers praticiens pour des actes de chirurgie opérés sur les esclaves. Cela étant, si l’hôpital des esclaves du Haut-du-Cap semble important et relativement bien tenu, il n’en va pas de même pour celui de la Plaine-du-Nord qui « a plutôt l’air d’un cachot infect que l’asile des malades, aussi les nègres ne sont-ils ni gais ni bien portants » (lettre de Villevaleix du 31 juillet 1789) – d’où le projet de déplacement de l’hôpital évoqué en 1790. Gabriel Debien précise que le procureur « veut montrer qu’il s’assure de l’exacte discipline de l’atelier au travail et des malades » et – fait nouveau à replacer dans un contexte de tension politique croissante –, qu’il prête davantage d’attention au traitement des esclaves. On comprend alors le renvoi du brutal gérant Valsemey du Haut-du-Cap, en juillet 1790.

43L’abbé de La Porte (jusqu’en 1785) puis l’abbé Droguet viennent assurer les sépultures des esclaves décédés, les frais (4 livres par inhumation) étant payés au curé. Sont donc ensevelis chrétiennement, au Haut-du-Cap : Rosalie, Catherine, André et Madeleine en 1784 ; Philibert et Maurice en 1785 ; Laurence (de vieillesse), Michelle (de vieillesse) et Victoire (au lendemain d’un accouchement) en 1787 ; Sans Quartier (d’une fièvre maligne) et Marie-Louise en 1788 (d’hydropisie) ; Julie (vieille et infirme), Jean-Jacques (du charbon) en 1789. À la Plaine-du-Nord : Matthieu, Julien, Colette et Soline en 1789. Les décès semblent se multiplier après 1789, selon Gabriel Debien : « Depuis octobre 1789, en douze mois, il n’y a pas eu de lettre qui ne déplorât des morts de maladie ou de vieillesse, mais aussi des morts d’hommes en pleine force. […] L’on compte quinze décès d’après la correspondance [de Villevaleix] qui ne les a peut-être pas énumérés tous, car les propriétaires recevaient en même temps que la lettre-rapport mensuelle des extraits du journal d’hôpital qui apprenaient le mouvement de l’atelier. Et face à ces quinze morts, seulement deux naissances. Les ateliers Bréda, comme tant d’ateliers de sucrerie, ne se renouvellent pas par le seul jeu des naissances. Il leur faut régulièrement le secours d’une main-d’œuvre nouvelle17. »

44En définitive, et quoi qu’en dise Villevaleix, les esclaves vivent toujours dans de mauvaises conditions, tant au Haut-du-Cap qu’à la Plaine-du-Nord. L’encadrement blanc reste aléatoire, peu impliqué, ce qui rejaillit sur le climat général et l’ambiance de travail, et qui se traduit par un sourd malaise, comme dans bien d’autres sucreries de la Grande Antille.

Un « petit marronnage » endémique

45On a une certaine idée des fuites d’esclaves par les dépenses qu’elles occasionnent aux propriétaires en cas de « récupération » des fugitifs (frais de capture et de geôle), c’est-à-dire dans le cas d’esclaves enfuis qui ne sont pas revenus – ou n’ont pas encore eu le temps de revenir – d’eux-mêmes sur leur habitation de rattachement. La fuite de petit rayon est, de très loin, le cas le plus fréquent. En nombre réduit, ces fuites se répètent tout au long de la période pour laquelle on est renseigné. Quant au « grand marronnage », la fuite au loin pour rompre avec l’esclavage, il est rarissime : un cas recensé, du fait que le fugitif a été rattrapé. On ignore cependant s’il y a des départs définitifs réussis, les documents étant silencieux sur ce point.

46En 1784, sont ainsi capturés Augustin (du Haut-du-Cap) et Hippolyte (de la Plaine-du-Nord), tout comme Jean-Louis, Adrien et Zaïre (femme), dont on ignore l’habitation de provenance. Hippolyte semble résolu à partir loin, s’enfonçant dans les montagnes, puisqu’il est rattrapé à la Marmelade, soit à cinq bonnes lieues de distance. En 1788, Dominique, Aligné et Alexis, tous trois originaires du Haut-du-Cap, sont interpelés et mis au cachot avant d’être restitués à leurs propriétaires. Venus de la Plaine-du-Nord, les esclaves Ali et Benoît sont également rattrapés au cours de leur cavale. En 1790, Samson (de la Plaine-du-Nord), Rosette, Thérèse et une autre esclave restée inconnue (du Haut-du-Cap) connaissent le même sort.

47Il ne faut pas compter sur la correspondance des procureurs, guère loquaces sur un tel sujet, pour être éclairés sur les motivations des esclaves en fuite. Tout au plus Villevaleix signale-t-il, çà et là, l’existence de marrons, quand il indique le 31 mars 1790 un feu mis à une demi-lieue des bornes de l’habitation de la Plaine-du-Nord par des fugitifs (qu’il interprète comme un accident dû à l’insouciance) ou qu’il raconte le retour au Haut-du-Cap de 9 esclaves marrons fin juillet 1790, après le renvoi du gérant Valsemey. Il évoque aussi un groupe de 27 marrons du Haut-du-Cap qui, en septembre 1790, rôde près des « cases à nègres » ou dans les mornes voisins.

48Ce marronnage de petit rayon est donc considéré, tant par le procureur que les propriétaires, comme une sorte de mal nécessaire, une soupape, un exutoire, pendant que, bon an mal an, les habitations continuent à fonctionner et à produire le précieux sucre. Il faut cependant constater que, même « petit », même toléré à dose homéopathique, il perturbe la bonne marche de l’ensemble et peut avoir de graves conséquences pour les individus. Dans sa lettre du 30 avril 1791, Villevaleix écrit aux différents héritiers à propos de l’habitation du Haut-du-Cap : « Nous avons perdu la négresse Ursule, infirme depuis longtemps et à charge à l’habitation parce qu’il fallait la nourrir sans rien faire. Le nègre César est dans le même cas. Quant à ce mauvais sujet, il a cherché par ses fréquents marronnages ce qu’il ne peut plus éviter, qui est la mort, et je doute qu’il puisse passer le mois de mai. Il est au lait [à la diète lactée] qui ne lui fait ni bien ni mal. Il y a une demi-douzaine de sujets de son estoc qui ne font pas grand travail par une habitude incorrigible de marronnage18. »

49Au-delà de l’approximation sur la « demi-douzaine de sujets » rodant dans les parages, on a un nouvel exemple de mal endémique : le cas de César, esclave bambara alors âgé de 32 ans, montre que le marronnage n’est pas sans risques. Il ne s’agit pas pour le maître, contrairement à ce que l’on pourrait penser à première lecture – et en référence au Code Noir –, de châtier l’incorrigible fugitif. Il s’agit au contraire pour Villevaleix de tenter de lui sauver la vie car, au cours de ses nombreuses escapades, le malheureux César a dû attraper une maladie sévère ou s’est gravement intoxiqué du fait d’une alimentation quelque peu aléatoire. Villevaleix tente donc de le sauver par des rations de lait, mais le remède est sans effets probants. Le « mauvais sujet » est entre la vie et la mort – ce qu’il « a cherché » et va probablement trouver. Le constat est cynique : ce décès constituerait surtout une perte pour l’habitation, alors qu’il est bien difficile de trouver du sang neuf sur les marchés, que cela coûte cher et que le contexte politique et social est de plus en plus troublé.

50Même s’il reste en relations constantes avec ses administrateurs locaux et donc au fait de ces problèmes économiques, sociaux et politiques domingois, le comte de Noé est cependant géographiquement éloigné de ses possessions. Il mène en effet, depuis 1775, une vie dont le centre de gravité est fermement ancré en métropole.

Notes de bas de page

1 Notons d’ailleurs qu’il y a, en fait, deux habitations Bréda, l’une au Haut-du-Cap et l’autre à la Plaine-du-Nord.

2 AN, 18 AP 3.

3 AD de Loire-Atlantique, E 691, lettre du 21 février 1787. Dans une lettre précédente (du 24 novembre 1786) Bayon conseille clairement aux Polastron d’éviter le partage : « Il est reconnu en général que tous les partages des biens dans les familles est (sic) ruineux, qu’il vaut bien mieux laisser gérer cette succession et en partager réellement le produit net en argent et non autrement ».

4 Ce relevé n’est malheureusement pas inclus dans les minutes reliées de Me Grimperel consultables aux ANOM. Si bien que l’on ne dispose pour les habitations Bréda d’aucune information autre que les inventaires d’esclaves de 1785 du fonds Bréda des AN, publiés par Gabriel Debien en 1965, et les éléments fournis par la comptabilité et les lettres de Bayon de Libertat ou des co-héritiers (le vicomte de Butler et le comte de Polastron), conservés à Nantes, aux AD de Loire-Atlantique, sous la cote E 691.

5 AD de Loire-Atlantique, E 691. Toutes les correspondances mentionnées dans ce chapitre sont issues de ce carton, à l’exception des lettres de Bayon au comte de Noé (archives privées). Je remercie Youenn Cochenec et Hugues Albert de m’en avoir facilité la consultation.

6 Voir à ce sujet, à partir des listes de 1785, l’analyse faite par David Geggus, « Toussaint Louverture and the Slaves of the Bréda Plantations », Journal of Caribbean History, vol. 20 (1985-1986).

7 Sur les Aulnay « libres de couleur », voir les travaux de Stewart King et Dominique Rogers.

8 Paul Belin de Villeneuve : membre de la Chambre d’agriculture du Cap, administrateur de la Maison de Providence, procureur au Limbé de l’habitation Reynaud et célèbre pour ses recherches sur l’amélioration de l’extraction du sucre de canne. Voir Moreau de Saint-Méry, Description…, op. cit., II, p. 627-629.

9 Comme on l’a déjà signalé, toute la correspondance est conservée aux AD de Loire-Atlantique, E 691.

10 Du 23 septembre 1782 au 30 juin 1789.

11 Les comptes des habitations Bréda rendus par Bayon de Libertat – en partie distincts, en partie confondus – se présentent de la façon suivante : du 23 septembre 1782 au 29 janvier 1784 : 16 mois ; puis du 29 janvier 1784 au 4 avril 1785 : 14 mois ; puis du 4 avril 1785 au 10 juin 1786 : 14 mois ; puis manque total d’informations pour les 14 mois qui courent jusqu’au 20 juillet 1787 ; on retrouve ensuite des comptes-rendus, du 20 juillet 1787 au 20 juillet 1788 : 12 mois ; enfin, du 20 juillet 1788 au 30 juin 1789 : 11 mois (AD de Loire-Atlantique, E 691).

12 Notés NL pour « nègre libre » ou ML « mulâtre libre » dans les documents originaux.

13 Selon deux plans conservés dans le carton E 691, AD de la Loire-Atlantique.

14 Gabriel Debien, « Les débuts de la Révolution à Saint-Domingue, vus des plantations Bréda », Études Antillaises (XVIIIe siècle), op. cit., p. 143-173.

15 Félix Ribeyre, Cham, sa vie et son œuvre, Paris, Plon, 1882, p. 12. Cette expression est en fait la reprise, de façon déformée, de la phrase « Heureux comme nègre à Galliffet » (de l’habitation Galliffet, au quartier de la Petite Anse, très proche de Bréda du Haut-du-Cap) citée par Moreau de Saint-Méry, Description…, op. cit., I, p. 278.

16 À Saint-Domingue, les premiers essais d’inoculation antivariolique remontent à 1745 (sur la sucrerie Fournier de Bellevue, près du Cap). Cette pratique (qui consiste à instiller un fil contaminé dans une écorchure de l’épaule de l’esclave) va longtemps rester confinée à quelques grandes habitations des environs du Cap, avant d’être améliorée par Siméon Worlock, créole britannique originaire d’Antigua, à partir de 1774. Elle devient plus courante dans les années 1780. Voir Moreau de Saint-Méry, Description…, op. cit., I, p. 521-522 et Karen Bourdier, Vie quotidienne et conditions sanitaires… op. cit., p. 432-436.

17 Gabriel Debien, « Les débuts de la Révolution… », op. cit., p. 169.

18 Lettre citée par Gabriel Debien, op. cit.

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