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Un grand seigneur et ses esclaves

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Jean-Louis Donnadieu

Deuxième partie. Un « très haut et très puissant seigneur » absentéiste 1775-1791

Chapitre 6. Du café de Port-Margot au sucre des Manquets : les aléas des plantations (1778-1791)

Texte intégral

  • 1 Paul Butel, Histoire des Antilles françaises, Paris, Perrin, coll. « Tempus », 2002, p. 129.

1En 1778, trois ans après leur retour en métropole, le comte de Noé et le chevalier d’Héricourt achètent deux plantations de café situées sur les mornes du Port-Margot. Cet investissement va rapidement se révéler hasardeux. Pourtant, l’affaire semble au départ très prometteuse. Aux Antilles, le café est d’implantation plus tardive que le sucre, les premiers essais ayant été faits à la Martinique en 17201. À la différence de la « noble » ressource sucrière, qui occupe les plaines, les plants de café poussent à flanc de collines. L’investissement de départ y est six fois moindre que pour une sucrerie et le rapport fort intéressant. On peut comprendre que les deux cousins aient voulu diversifier leur production et leur source de revenus, afin de faire face au manque à gagner en cas de mauvaises récoltes sucrières. Les risques de mévente, voire de perte, sont également importants : en période de guerre – la France vient d’entrer en conflit en aidant les insurgés américains contre le roi d’Angleterre –, la flotte britannique peut arraisonner des bâtiments français.

2Parallèlement, l’habitation des Manquets connaît un spectaculaire essor, non sans soubresauts ni changements successifs de procureurs. Après la disparition du chevalier d’Héricourt en 1779, c’est à François-Antoine Bayon de Libertat que revient la procuration du domaine, pendant dix ans. En 1789 lui succède Jean-Jacques Langlois de Laheuse puis, en 1790, vient le tour de Joseph-Nicolas Duménil, mais leur administration ne corrige pas fondamentalement les grandes orientations prises auparavant : la belle réussite n’est que de façade.

LE CAFÉ À L’ASSAUT DES MORNES

  • 2 Gabriel Debien, Études Antillaises (xviiie s.). Dans un quartier neuf de Saint-Domingue : un colon, (...)
  • 3 Voir Michel-Rolph Trouillot, « Coffee Planters and Coffee Slaves in the Antilles : The Impact of a (...)

3Pour nos deux propriétaires d’habitations, il s’agit donc d’un placement de rapport qui illustre une attitude de rentier et qui n’innove pas réelleme nt. Le comte de Noé et le chevalier d’Héricourt suivent en effet un mouvement général : « Fils de planteurs des plaines, artisans entreprenants des ports, chirurgiens, charpentiers, maçons, jeunes officiers et fils de famille de France sont attirés dans les quartiers par les chances du café. Avec eux sont montés les crédits qui vont opérer un autre regroupement des terres et commencer une nouvelle phase de la prospérité de Saint-Domingue où le café prend une place parallèle à celle du sucre2. » Dans cette conquête des mornes, il ne faut pas oublier le rôle considérable des libres de couleur, qui ne sont pas les derniers sur le terrain – ils précèdent souvent nombre de « petits Blancs », avec qui la compétition est directe, au point de s’attirer en retour une vive animosité3.

4Comme pour les sucreries, on peut relever une configuration type de ce genre de propriété, ainsi que le retrace Jacques de Cauna : « Le caféier, arbuste de six à sept pieds de hauteur que l’on plantait en quinconce sur un terrain préalablement défriché, un “bois neuf”, à raison de trois à quatre mille pieds au carreau, préférait les terres des mornes, entre trois cents et neuf cents mètres d’altitude. L’exploitation nécessitait des bâtiments moins considérables que ceux des sucreries et les colons caféiers étaient d’ailleurs en général moins fortunés et considérés, mais la présence de pierres dans les mornes, la nécessité de se protéger du froid et les multiples opérations de lavage, broyage et séchage nécessaires à la préparation du café entraînèrent la construction de nombreuses installations en dur sur les caféières.

5Le groupe des bâtiments d’habitation comprenait habituellement une grand-case située en position dominante, au sommet du morne ; non loin mais séparée pour éviter les risques d’incendie, une cuisine avec la cheminée et son four à pain qui généralement ont subsisté ; un quartier des esclaves constitué d’un ou deux bâtiments en dur divisé en petites cases familiales et un hôpital en trois parties. Pour la préparation du café, on utilisait d’abord un moulin à “grager”, c’est-à-dire à déceriser [les grains de café étant contenus dans des “cerises”], qui était en bois et actionné à la main par une équipe d’une douzaine d’esclaves. On lavait ensuite le café dans un bassin circulaire où les impuretés étaient entraînées par une eau courante et on l’égouttait sur une plate-forme où il était étendu et exposé pendant vingt-quatre heures.

  • 4 Jacques de Cauna, L’Eldorado…, op. cit., p. 203.

6Sur la plupart des caféières, un grand bâtiment d’exploitation en trois parties, souvent bien conservé et parfaitement reconnaissable par ses bassins et ses conduites d’eau, servait à ses trois opérations. La phase suivante consistait en séchage des grains en parchemin sur des glacis maçonnés au centre desquels se trouvaient de petits bassins circulaires, les “bassicots”, vers lesquels on poussait le café le soir pour le protéger de l’humidité en le recouvrant. Les grains passaient ensuite au moulin à piler dont la roue verticale, actionnée par des mules, détachait les parchemins sans écraser les fèves en tournant dans une gorge circulaire en pierre de dix à douze pieds de diamètre. Ces moulins étaient parfois abrités par une case. On utilisait enfin un moulin à “vanner”, actionné à la main, dont la soufflerie faisait s’envoler les parchemins, avant de trier les grains sur de longues tables. Ces installations en bois n’ont pas subsisté. Des magasins et entrepôts, parfois conservés, venaient compléter l’ensemble de ces bâtiments d’exploitation4. »

  • 5 Pierre Pluchon, « Le spectacle colonial », Histoire des Antilles et de la Guyane, op. cit., p. 206.

7Au final, les travaux dans une caféière nécessitent moins de main-d’œuvre que dans une sucrerie, mais « accaparent finalement autant de temps5 ». Voilà donc pour l’aspect général.

L’achat en confiance

  • 6 anom, dppc, notsdom 855, Me Grimperel, acte du 7 avril 1778.
  • 7 On a le détail du prix des esclaves : 2 600 livres pour un homme, 2 500 livres pour une femme, 600  (...)

8Le 7 avril 1778, en l’étude de Me Grimperel au Cap-Français, le négociant Étienne Collot achète deux caféières au nom du comte de Noé et du chevalier d’Héricourt6. Le vendeur n’est autre qu’Antoine-Alexis Mosneron, leur procureur aux Manquets. L’acte de vente nous donne le détail des biens objets de la transaction : l’immobilier consiste en une habitation sise au lieu-dit Le Séjour (ou La Grande Plaine), d’environ 78 carreaux de terre ; et une autre au lieu-dit Le Piton, quartier de Port-Margot, de 58 carreaux. La terre est mise à prix 50 000 livres. Quant au « mobilier », il s’agit d’un atelier d’esclaves : 24 hommes, 16 femmes, 6 enfants de plus de trois ans, 3 enfants de moins de trois ans ; des animaux (7 mulets, une vache pleine) et des appareils (un moulin à écraser la cerise à café, un moulin à vanner) ainsi qu’une armoire. L’ensemble du mobilier est évalué à 113 900 livres7, soit un total pour l’ensemble de 163 900 livres.

9Il s’agit d’un effectif peu nombreux (48 individus au total) pour deux caféières – donc probablement voisines – et il est essentiellement composé de membres de la même « nation », des « Congos » (venus de la côte congolaise) que l’on retrouve communément dans les plantations de café. On ne trouve qu’un natif de l’île, César, homme déjà âgé et signalé comme « charpentier », avec un savoir-faire qui le distingue de tous les autres, dont les éventuels talents ne sont pas mentionnés. On trouve également une Ibo (venue de l’actuel Nigeria) prénommée Marie. On observe aussi qu’il s’agit d’un atelier jeune (moyenne d’âge des hommes adultes : 24 ans, des femmes : 22 ans et demi) et un peu plus masculin que féminin, c’est-à-dire, là encore, un profil très classique pour une plantation de café. Les prénoms sont essentiellement d’origine chrétienne, avec quelques réminiscences du panthéon des héros bibliques (Samson), grecs (Achille), de l’histoire romaine (César) ou de la mythologie antique (Apollon), ainsi que la mention d’un Larose qui apporte une note de botanique.

10Le prix de vente n’est pas négligeable, ce qui montre que, globalement, la santé financière des associés est meilleure qu’auparavant, puisqu’ils se risquent à effectuer un achat d’importance. Cela étant, il s’agit, comme il est d’usage, d’un achat à crédit, la somme totale n’étant pas immédiatement disponible. Surtout, les acheteurs ne semblent pas s’inquiéter de voir qu’à lui seul, le prix de l’atelier représente 65 % du prix global, ce qui laisse planer un doute sur la qualité de la terre, et donc de la production. Ils vont vite déchanter.

De mauvaises surprises

11Vers juin 1778, le chevalier d’Héricourt est de retour à Saint-Domingue. Célibataire sans enfants, aucune raison familiale ne le retient vraiment en France. On ne sait pas précisément pourquoi il revient, mais deux explications sont plausibles et complémentaires : constater de visu la nouvelle acquisition foncière et reprendre lui-même la gestion des Manquets. Dans sa correspondance à Pantaléon II de Bréda, Bayon de Libertat ajoute que le chevalier d’Héricourt « a décidé M. le comte de Noé à venir également au pays dans quelque temps, il trouvera son habitation en très bon ordre » (lettre du 28 avril 1778). Mais si tout semble bien aller aux Manquets, il n’en est pas de même pour les caféières.

  • 8 Le 7 août 1778, par-devant Me Grimperel, le chevalier d’Héricourt se contente de faire porter un re (...)

12Les ayant inspectées dès son arrivée, le chevalier d’Héricourt tombe de haut. Il « a été un peu malade, plus de chagrin que du climat. Il a été sur le point d’avoir un procès avec M. Mosneron son procureur, en raison de la vente de son habitation et de ses nègres, qui n’est pas aussi avantageuse pour MM. vos neveux qu’il le leur avait annoncé », écrit encore Bayon à l’oncle. Il y a donc eu tromperie sur la marchandise de la part de Mosneron et probablement aussi une certaine naïveté de la part des acheteurs8. Conséquence directe, les relations entre les deux hommes se détériorent franchement et Mosneron quitte les Manquets.

  • 9 La correspondance de Bayon au comte de Noé, qui court de 1779 à 1787, est conservée en mains privée (...)

13Dans un courrier ultérieur au comte de Noé, Bayon de Libertat indique que cette mauvaise affaire mine le chevalier d’Héricourt, au point d’affecter directement sa santé : « Le pauvre chevalier n’était occupé que de la mauvaise affaire que vous aviez fait avec M. Mosneron, il en parlait continuellement, ses amis n’avaient pas pris tout l’intérêt qu’il convenait, aussi en a-t-il eu un chagrin qui l’a conduit au tombeau, souvent m’a-t-il dit que cette affaire le ruinait, je n’en ai jamais pu le consoler. Il avait trop de sensibilité » (lettre du 2 décembre 1779)9. Le chevalier d’Héricourt décède en effet le 25 août 1779.

La revente des caféières

  • 10 Outre la lettre de Bayon à Pantaléon II de Bréda du 28 avril 1778 qui évoque le retour du comte de (...)

14Quelque temps auparavant, au cours du second semestre de 1778, le comte de Noé fait une apparition éclair à Saint-Domingue10 afin d’en avoir le cœur net. Les deux cousins décident de revendre. Le 18 février 1779, la terre de l’habitation La Grande Plaine est revendue pour 25 600 livres à Denis-François Bougeard, habitant au Port-Margot. L’habitation Le Piton, quant à elle, est revenue à un certain Audigier. Or, dans les deux cas, les versements se font attendre et cette double affaire traîne en longueur pendant plusieurs années. En 1786, Audigier est expulsé et le comte de Noé se retrouve avec l’habitation Le Piton sur les bras. Une vente ultérieure a probablement dû se faire car on ne trouve aucune trace de cette caféière dans les versements d’indemnisation, après l’indépendance de Saint-Domingue. Pour sa part, l’habitation Le Séjour est revendue quelque temps après.

  • 11 Antoine-Alexis Mosneron de Launay rentre en France en 1784, pour raison de santé. Il est le frère c (...)

15Bayon de Libertat en tire une conclusion amère dans une lettre au comte de Noé, au début de l’année 1784 : « Le chevalier d’Héricourt a fait une belle école d’avoir vendu cette terre à deux personnes sans moyen. Il valait mieux la garder ou la vendre à moitié prix et comptant », c’est-à-dire vendre à perte mais immédiatement et définitivement, plutôt que songer à une opération blanche. Facile à dire a posteriori, quand on sait que, par ailleurs, les deux associés sont endettés et veulent rentrer dans leurs fonds. Reste que dans ce placement aventureux, le comte de Noé et le chevalier d’Héricourt se sont laissés abuser et ont joué de malchance pour revendre leur mauvaise affaire. Bref, des tracasseries et de l’argent perdu, pour un piètre résultat. Quant à Mosneron, la correspondance de Bayon de Libertat montre qu’il va longtemps encore réclamer son argent de la vente des caféières et ne le recevoir qu’au compte-goutte (en 1787 ce n’est pas encore terminé)11. Il n’est d’ailleurs pas le seul créancier du comte de Noé dans ce cas.

LES PROBLÈMES DE GESTION ET DE SUCCESSION DES MANQUETS

La reprise en main par d’Héricourt (1778-1779)

  • 12 AD des Pyrénées-Atlantiques, 16 J 184, lettre du 28 octobre 1781.
  • 13 Marie-Laurence de Chabanon des Salines, marquise de Vézieu, épouse de Jean-Jacques Bacon de la Chev (...)

16Tandis que se dénoue cette mésaventure, l’activité a commencé de se recentrer sur l’habitation principale, celle des Manquets. En 1778, le retour du chevalier d’Héricourt s’est accompagné d’un contrôle plus étroit et plus direct de sa gestion. Échaudé par la tromperie dont il fait les frais à propos des caféières du Port-Margot, ses relations personnelles avec Alexis Mosneron, qui possède la procuration des deux cousins associés, se sont envenimées au point qu’il envisage un temps de le traîner en justice. Témoin de la détérioration du climat, le jeune Tarbais Charles de Lépinaist subit, par ricochet, les foudres du chevalier : « Mon caractère doux, honnête […] n’avait pas pu sympathiser avec celui de M. le chevalier d’Héricourt […], nous nous étions séparés le 20 septembre 1778 » écrit-il au comte de Gontaut12, parlant un peu plus loin du « caractère âcre, [de la] mélancolie et [de la] méchanceté » du chevalier. Parti pour cause d’incompatibilité d’humeur, Charles de Lépinaist trouve à s’employer comme gérant de l’habitation de Mme de la Chevalerie13, à Limonade. Il est remplacé aux Manquets par un certain Beaudeau. Quant à Mosneron, il est relevé de ses fonctions.

17Le chevalier d’Héricourt va alors imposer directement sa marque à la façon de diriger les Manquets. L’un des propriétaires étant sur place, on sait finalement peu de choses sur l’évolution des Manquets durant ces deux années, seulement ce que nous en apprend indirectement et ultérieurement un témoin, Bayon de Libertat, dans sa correspondance avec le comte de Noé. Cette correspondance (14 lettres écrites entre 1779 et 1787, rescapées d’un lot qui a dû être bien plus important) est à la fois une source précieuse et unique. Il est bien évident que Bayon s’y présente sous son meilleur jour, auprès d’un maitre absentéiste envers qui il tient à se montrer digne de confiance. Autrement dit, il raconte ce qu’il veut bien dire, tant sur la vie quotidienne, les promesses de rendement, les dépenses ou les travaux, ou sur les incidents qu’il veut bien relater. Il peut se montrer confus dans ses explications, bien souvent à dessein.

18Il apparaît qu’en 1779, les bâtiments de l’habitation Noé primitive sont déjà démolis. Quant aux plantations, on apprend au détour d’une lettre que l’« on a blâmé que le chevalier d’Héricourt eût abandonné les cannes que M. Mosneron avait plantées ; il y en avait en effet tant que les animaux n’avaient pas de quoi manger, aussi vous en est-il mort plus de faim que de maladies » (lettre du 26 octobre 1779). En brûlant des cannes sur pied, le chevalier d’Héricourt a ainsi récupéré de la surface pour augmenter les savanes que broutent les bêtes de somme. Il a en effet fortement augmenté le cheptel, comme le rappelle Bayon de Libertat : « Vous saviez qu’à son arrivée [celle d’Héricourt], le peu d’animaux qu’il avait pour exploiter l’habitation ne lui suffisaient pas, et qu’ils étaient ruinés, ainsi en avait-il acheté beaucoup » (lettre du 2 décembre 1779). Quant à l’état des champs, voici ce qu’il en révèle : « Il y a peu de grandes cannes, vous savez qu’il avait abandonné beaucoup de cannes, qu’il n’a pas pu rouler à cause du sec que nous avons eu, et qu’elles étaient mortes sur pied de vieillesse » (lettre du 26 octobre 1779). Ce sont les seuls renseignements que nous possédons et que l’on peut estimer crédibles.

  • 14 anom, dppc, notsdom 524, Me Doré, acte du 24 décembre 1778.
  • 15 Probable identité de personne, du fait que le chevalier d’Héricourt va accorder une rente au mulâtr (...)

19On a, par ailleurs, conservé la trace de deux affranchissements décidés par le chevalier d’Héricourt qui, la veille de Noël 1778, accorde la liberté à Françoise, dite Aguedoux, négresse créole, « surâgée », à qui est donné le patronyme de Mambo, et au mulâtre François, Créole du Port-au-Prince, âgé de 40 ans, à qui est donné le patronyme de Dahomet14. Il semblerait qu’on retrouve ensuite trace de ce François sous le nom de François Bessière15.

20Bayon nous apprend aussi que le chevalier d’Héricourt achète « un nègre cuisinier » pour 6 000 livres, une très grosse somme qu’explique son talent, quoique Bayon estime pour sa part « qu’il n’est pas merveilleux » (lettre du 10 mars 1781). Enfin, le chevalier d’Héricourt aurait « gâté » (au sens fort du terme : détériorer, corrompre) certains esclaves ayant des responsabilités dans le bon fonctionnement de l’habitation « en leur accordant trop de confiance et les mettant pour ainsi dire au-dessus des Blancs qu’il avait chez lui » (lettre du 19 mai 1782). On ne sait rien de précis des « gâteries » du chevalier d’Héricourt, sinon qu’elles sont blâmées par Bayon de Libertat qui va, par la suite, faire face à leurs conséquences. Seul le décès prématuré du chevalier d’Héricourt nous en apprend un peu plus sur les relations qu’il entretenait avec le personnel servile.

  • 16 Cette lettre du 26 octobre 1779 était accompagnée d’une copie du testament du chevalier d’Héricourt (...)

21Aigri, très affecté par la mauvaise affaire des caféières, le chevalier d’Héricourt ne se remet pas de l’adversité et sent sa fin venir. Il rédige son testament, malheureusement perdu16. Bayon de Libertat, témoin de l’agonie, la relate au comte de Noé dans deux lettres datées des 26 octobre et 2 décembre 1779. Dans sa première missive, il indique que « le chevalier d’Héricourt en mourant m’a très fort recommandé l’économe [Baudeau] et le raffineur [Aubouy] qu’il avait, il était si content d’eux qu’il leur avait augmenté leurs gages. Il m’a très fort engagé à les conserver ». C’est aussi dans ces circonstances tragiques que sont révélés, par la lettre suivante, quelques noms d’esclaves : « Le chevalier d’Héricourt vous recommande par son testament son nègre commandeur des bâtiments Jean-Jacques et celui de place Hippolyte. Vous voyez qu’il dit que c’est à eux à qui il doit sa fortune. Il m’a très fort recommandé et m’a répété souvent qu’il me priait de vous engager à leur donner leur liberté, ainsi qu’à Fanchette, femme à Hippolyte et aux enfants de ce dernier, excepté à Bessarion et à Pamphile, mulâtre, auxquels il veut qu’on donne des métiers. Avant sa mort, il a donné beaucoup de ses bijoux à son neveu [Jean-Pantaléon de Butler] et à monsieur Duplessis [négociant]. Il a comblé de bienfaits [François] Bessière. S’il eût eu connaissance encore quelque temps il se serait dépouillé de tout. Cette scène attendrissante s’est passée en présence du médecin Polony et de moi ». Le chevalier d’Héricourt, on l’a vu, expire le 25 août 1779, à l’âge de 52 ans.

22Suivant un usage qui vient de loin, au moment de partir, le maître récompense les esclaves méritants par l’affranchissement. Mais du fait de l’association avec son cousin Noé, le chevalier d’Héricourt n’a pas l’avis de son associé et ne peut donc faire qu’une promesse, demandant à son cousin de la concrétiser ; il est à peu près sûr de l’issue, selon l’habitude également bien ancrée de respecter la volonté du mourant. Apparaissent ainsi Jean-Jacques et Hippolyte, deux commandeurs (contremaître, chef de travaux). Apparaissent également une femme, Fanchette, ainsi qu’un petit mulâtre répondant au prénom de Pamphile. Le mulâtre Bessière est également cité (on le retrouvera plus tard). Élément inusité, sur lequel on reviendra, ces cinq noms sont donnés à cinq parcelles plantées en cannes, cinq « pièces » de l’habitation, ce qui illustre l’importance que ces cinq individus ont aux yeux du défunt. On rencontre aussi le nom de Bessarion, fils d’Hippolyte et de Fanchette, mais le chevalier d’Héricourt souhaite que lui soit donné un métier (avant affranchissement ?), tout comme à Pamphile. On n’en sait pas plus à son sujet.

23Le mourant est généreux, un peu trop même aux yeux de Bayon ; il distribue des cadeaux à des proches qui lui sont chers sans que l’on en sache précisément la raison. Et dans son testament, on sait aussi que figurent des clauses importantes pour la suite : le chevalier a nommé Bayon de Libertat exécuteur testamentaire et lui a substitué (transmis) la procuration qu’il avait reçue du comte de Noé. Ce qui n’est pas du goût de tout le monde. Toute succession d’une sucrerie met en jeu de gros intérêts et excite les appétits. La disparition du chevalier d’Héricourt attise immédiatement deux sujets de tension, le premier conjoncturel, à propos de l’administration des Manquets, le second plus structurel, relatif au partage des biens.

La gestion du domaine

  • 17 M. Dupetithouars, capitaine aux Chasseurs Volontaires de Saint-Domingue qui s’illustrèrent au siège (...)

24Sans qu’il ait eu à beaucoup intriguer ou à solliciter une faveur, voilà Bayon de Libertat chargé de la procuration que le comte de Noé avait transmise à son cousin. Dans quelles circonstances et quelles conditions précises, on ne sait. Remarquons seulement qu’il est là au bon moment pour se faire octroyer la place. Au bout du compte, lui qui, quelques années auparavant, estimait que les Manquets avaient besoin d’un administrateur à demeure, se contredit sans vergogne en acceptant de cumuler cette charge avec les autres procurations qu’il possède déjà (dont une récupérée quelques jours plus tôt seulement, le 7 août 1779, en prenant en charge l’habitation Dupetithouars au Limbé)17, sans doute trop heureux de pareille aubaine. C’est pour lui en effet une source de revenus supplémentaires (avec un intéressement à la production), utile pour mettre en place une nouvelle sucrerie, le but de sa vie étant de s’établir lui-même comme un habitant prospère.

25La transmission se serait faite simplement, comme il l’écrit lui-même au comte de Noé : « Le chevalier d’Héricourt avant sa mort m’avait nommé son exécuteur testamentaire et substitué à votre procuration. C’est en cette qualité que j’ai été mis en possession […]. M. Collot, comme fondé de votre procuration ad hoc au cas du décès du chevalier d’Héricourt, s’est présenté, et a demandé que je fus mis en possession non seulement comme substitué à votre procuration, mais encore comme donataire de la moitié des Manquets, conformément aux actes passés entre vous et M. le chevalier d’Héricourt, pour gérer le tout et en rendre compte à qui de droit » (lettre du 2 décembre 1779). Bayon de Libertat est un peu confus dans ses explications : c’est en fait le comte de Noé qui doit recevoir la donation du chevalier d’Héricourt, Bayon ne servant que d’intermédiaire pour gérer sur place les affaires par le transfert de procuration qu’il reçoit.

26La suite illustre l’âpreté de la course aux bonnes situations, car cela n’arrange pas les affaires de Charles de Lépinaist qui lorgne la place depuis longtemps et la voit prise par plus habile ou plus important que lui. Dans une lettre datée du 28 octobre 1781, le jeune ambitieux s’en plaint auprès du comte de Gontaut : « Le chevalier d’Héricourt […] avait chargé à son décès M. Bayon de la procuration de son habitation qui vraisemblablement a été confirmée par M. le comte de Noé, puisqu’il continue encore de gérer pitoyablement cette habitation, ce qui étonne bien du monde. » Il demande au comte de Gontaut d’intercéder en sa faveur auprès du comte de Noé, qui ne répond pas à son vœu. « Ce qu’il y a de plus étonnant de la part de M. de Noé c’est qu’à son départ pour France il avait exigé de M. d’Héricourt d’avoir chez lui un procureur stable [c’est-à-dire à demeure] » fait encore remarquer Lépinaist dans ce courrier, qui constate une contradiction flagrante dans les faits puisque Bayon « ne va que très rarement » aux Manquets (il réside au Haut-du-Cap, à quatre lieues de là), se contente d’inspections épisodiques et confie à un gérant la gestion au quotidien des affaires.

  • 18 Dans une lettre au comte de Noé du 12 juin 1787, Bayon s’étend longuement sur une querelle de ménag (...)

27Pareille situation peut surprendre. Le revirement du comte de Noé trouve certainement une explication dans le respect des clauses du contrat (perdu) entre feu son cousin et lui-même, dans la confiance qu’il place en Bayon de Libertat et dans les liens d’estime, sinon d’amitié, qui les rapprochent. Il est peut-être également motivé par les relations que Bayon entretient au sein de la bonne société capoise, et par le respect de la volonté du défunt. Les récriminations de Lepinaist n’y changent donc rien. Du reste, anticipant le danger, Bayon a allumé un habile contre-feu dès la fin 1779 : « Le sieur Lépinaist qui est raffineur chez Mme de La Chevalerie m’a écrit pour lui donner la gestion de votre habitation, je lui ai répondu que feu M. d’Héricourt avant de mourir m’avait très fort recommandé les sieurs Baudeau et Aubouy, que je ne pouvais pas m’écarter de là. Je ne doute point qu’il ne vous en écrive, c’est un très bon sujet dont je fais beaucoup de cas, qui ne serait pas déplacé sur votre habitation ; si j’avais une place à disposer je la lui donnerais bien sous mes ordres » (lettre du 2 décembre 1779). Bayon de Libertat, qui saisit fermement la proie, ne va pas la lâcher pour qu’un blanc-bec s’en saisisse : il entend tout garder pour lui et rester maître de la situation. Pour Lépinaist, la cause est d’ores et déjà perdue. En conséquence, tous les coups sont permis et la rancune va être tenace entre les deux gérants18.

Le délicat partage des biens

28L’autre polémique qui suit le décès d’Héricourt est plus grave, car elle a trait au partage des biens et relève donc de la bonne entente entre les ayants droit. Dans son testament, indique Bayon, le chevalier d’Héricourt « a fait trois héritiers, son neveu d’Héricourt [Pantaléon-Charles], son neveu Butler [Jean-Pantaléon] et vous [le comte de Noé] » (lettre du 26 octobre 1779). Mais le frère et la sœur du défunt ne l’entendent pas ainsi ; par la même occasion, ils découvrent les termes de la donation que les deux cousins ont contractée lors de la création de leur société, et qui ne les enchante guère.

29S’ensuit une longue et fastidieuse querelle de famille. Dès 1779, Jean-Pantaléon de Butler parvient à toucher une avance sur sa part, puis les ayants droit, tant du côté Butler que du côté d’Héricourt, envisagent d’attaquer en justice le testament et la donation. Bayon de Libertat joue alors les bons offices pour dénouer un imbroglio où tout le monde a à perdre, lui le premier. Comme l’habitation Noé primitive est démolie, on ne peut plus revenir en arrière, c’est-à-dire diviser à nouveau le bien, car le comte de Noé serait totalement ruiné. Une solution serait donc que le comte garde le tout et indemnise les ayants droit Butler et d’Héricourt. Bayon pousse d’autant plus à une solution à l’amiable qu’il connaît l’état d’endettement des uns et des autres, sinon les illusions qu’ils se font sur la solidité de leur fortune.

30Mais ce règlement à l’amiable tarde à venir, au point que le comte de Noé, dans un moment de lassitude dû à ces tracas et aux soucis consécutifs à un endettement lourd, songe à se défaire des Manquets ; mais rien n’aboutit. Finalement, en 1790, on sait que le testament du chevalier est confirmé. Le comte de Noé reçoit donc l’intégralité des revenus de l’habitation Noé primitive, et un tiers de ceux de l’habitation d’Héricourt primitive. Les deux tiers restants reviennent à parts égales à Louis-Bénigne-Pantaléon du Trousset d’Héricourt (tuteur de son fils Pantaléon-Charles) et à Jean-Pantaléon de Butler. Au même titre que la course aux procurations pour les « petits Blancs » ambitieux, cette querelle successorale d’intérêts illustre de façon exemplaire l’importance des enjeux au sein des familles propriétaires et le souci, pour chaque partie impliquée, de ne pas perdre une miette du gâteau, d’autant qu’il y a des créanciers à rembourser et un rang à tenir en France. Bien rares sont ceux qui ont alors anticipé la révolte des esclaves de la Plaine-du-Nord, une tempête qui va engloutir domaines, héritages et promesses de revenus en un naufrage général.

LES TRAVAUX ET LES JOURS SUR L’HABITATION DES MANQUETS (1779-1791)

31Comme peu d’archives ont traversé le temps, on ne fait qu’entrevoir l’évolution de l’habitation des Manquets dans les dernières années précédant l’irréversible ébranlement. Les informations qui ressortent sont cependant riches d’enseignement sur le fonctionnement d’une plantation sucrière et sur les conditions de vie des esclaves qui y sont attachés.

L’administration de trois procureurs successifs : Bayon de Libertat (1779-1789), Langlois de Laheuse (1789-1790) et Duménil (1790-1791)

32Durant la période 1779-1791, trois personnes différentes vont recevoir du comte de Noé procuration pour s’occuper en son nom de l’administration des Manquets. Bayon de Libertat tout d’abord, qui supervise cette habitation une décennie durant, puis Langlois de Laheuse de la mi-1789 à avril 1790, avant que ne lui succède Duménil, en poste au moment où éclate la révolte d’août 1791.

33Comme on le verra plus loin en détail, l’administration de Bayon de Libertat est marquée par une augmentation de la production et par la montée de problèmes avec les esclaves. Dans la correspondance qu’il entretient avec le comte de Noé, il traite abondamment des travaux qu’il entreprend ou doit entreprendre pour améliorer l’habitation sucrière, travaux qui vont de l’entretien courant à des initiatives plus ambitieuses, ainsi que son souci d’augmenter le cheptel animal. Notons sa volonté d’améliorer les bâtiments : « Je vais faire couvrir en tuiles la vieille purgerie qui servait de sucrerie, de l’autre côté du canal du moulin pour y mettre tous vos sucres fabriqués. Il y a quelque réparation à faire dans la charpente et beaucoup de chevrons à changer. Je ferai en sorte de ne pas vous constituer en grande dépense, moyennant ce bâtiment, qui a 130 pieds de longueur, je serai fort à l’aise pour y loger le revenu d’une année » (lettre du 12 mars 1780). Plus tard, il annonce le remplacement d’un équipage (batterie) de cinq chaudières tout à neuf (lettre du 2 août 1782) ou suggère la construction de deux ponts, l’un sur la rivière du Haut-du-Cap, l’autre sur celle dite des Périgourdins, pour faciliter le transport des barriques – en clair, pour raccourcir la distance, donc l’effort de carroyage, et donc le coût de l’expédition des sucres en France (lettre du 10 mars 1781).

  • 19 Moreau de Saint-Méry, Description…, op. cit., II, p. 828-844.

34Bayon de Libertat insiste continuellement sur le manque structurel d’eau, dont la force motrice permet d’alimenter un moulin broyeur de cannes. De fait, la question de l’eau est un problème récurrent à Saint-Domingue, et d’abord pour les productions qui rapportent : la canne à sucre nécessite l’irrigation des champs et les moulins à eau sont plus efficaces que les tourniquets entraînés par des mulets ; les places à vivres ne viennent qu’ensuite. Tout propriétaire, tout gérant est préoccupé par l’approvisionnement en eau : on puise ou on capte partout où cela est possible. Dans les habitations, les pièces de cannes sont parcourues par un réseau de rigoles et de petites digues dont l’entretien est constant ; il faut veiller à ce que l’apport soit suffisant, qu’il n’y en ait ni trop (les précipitations peuvent tomber en surabondance durant la saison des pluies, dite hivernage, d’octobre à février dans la région du Cap), ni trop peu (on connaît parfois des sécheresses sévères lors du carême, de mars à septembre). On cherche à améliorer les installations existantes ; ainsi, à l’époque où Bayon de Libertat administre les Manquets, l’ingénieur hydrographe Jean-Joseph Bertrand de Saint-Ouen fait l’essai d’une pompe à vapeur pour puiser l’eau de l’Artibonite, le principal cours d’eau de Saint-Domingue, au niveau de la ville de Saint-Marc19. Cette question est à ce point constante que, bien des décennies plus tard, elle reste une préoccupation pour les paysans haïtiens, comme le rappelle Jacques Roumain dans son magnifique roman Gouverneurs de la rosée (publié en 1944), la recherche d’une source pouvant améliorer le sort d’un village et faire cesser les querelles.

35Dans le cas des Manquets, ce n’est pas tant l’irrigation que l’approvisionnement du moulin qui semble poser problème, selon les correspondances de Bayon de Libertat. Comme il l’explique : « J’ai toujours été contrarié par l’eau qui manquait à ce moulin, aussi les animaux ont bien travaillé et ne s’en portent pas mieux, il y a eu de la pluie ces jours derniers, elle n’a porté que dans la Plaine, elle n’a pas donné dans la montagne où est la source de cette maudite pisserote [souligné par lui], car on peut appeler votre rivière de ce nom-là. Vous ne saurez croire le mauvais sang que ce moulin à eau me fait faire, on ne pourra jamais être certain de votre revenu si vous ne faites pas la réparation que je me propose, et vous vous exposez même à le perdre » (lettre du 8 octobre 1783). L’argument du manque à gagner est omniprésent dans la description qu’il fait de la situation.

36Pour Bayon, la solution passe par l’amélioration de l’adduction d’eau grâce à un nouveau captage, ce qui signifie de nouvelles tranchées et, en partie aérienne, un aqueduc relevé de huit à neuf pieds (2,7 m). Il en parle dès 1781. En octobre 1783, il explique : « Je m’occupe sans cesse des moyens de vous élever cette eau, j’ai [une] partie des matériaux rendus à pied d’œuvre, ce ne peut être que par le temps qu’on y parviendra, à moins qu’on ne veuille en faire souffrir le revenu, je puis bien vous assurer, monsieur le comte, qu’il faut bien travailler et rouler longtemps pour faire 5 à 600 milliers de sucre aux Manquets, où tout se fait avec le double de moyens qu’on emploie ailleurs », du fait, selon lui, de la faiblesse du moulin pour broyer les cannes et de la grande taille de la plantation. Cette entreprise d’amélioration du débit revient tout au long de sa correspondance, avec l’annonce de l’accumulation de matériaux, de négociations avec les habitations voisines concernées par l’affaire. À la fin de sa période d’administration, on ne sait où en sont les travaux. Le seul élément nouveau est donné par son successeur qui, en juin 1789, évoque une réparation au moulin.

37Incidemment, et parallèlement aux nouvelles qu’il annonce concernant son administration, apparaît en 1783 le nom d’un certain Borel (sur lequel on ne sait rien), arrivé de métropole, porteur de lettres du comte de Noé qui le recommande auprès de Bayon pour que lui soit trouvé un emploi. Bayon indique vouloir le former comme économe et raffineur (lettre du 8 octobre 1783).

  • 20 Voir la présentation de ce personnage, chapitre 4.

38Après une lettre écrite le 12 juin 1787, on n’a plus aucune précision sur la façon dont Bayon de Libertat effectue sa tâche d’administrateur des Manquets. Il reste en fonction jusqu’à la mi-1789, moment où, une fois mise en lumière sa façon particulière de gérer les habitations Bréda, il est démis de toutes ses procurations, y compris celle concernant les Manquets. En effet, la confiance que les héritiers de Pantaléon II de Bréda ont placée dans le personnage s’effondre brutalement, comme on le verra plus loin. En définitive, et en essayant d’avoir une vue globale des dix ans de procuration dévolue à Bayon de Libertat, faut-il parler de gestion « pitoyable » comme l’écrit Charles de Lépinaist20 ? Le jeune Tarbais peut, en 1781, noircir le tableau par dépit et jalousie envers un Bayon de Libertat plus habile et mieux introduit que lui. Mais on peut cependant parler de gestion pour le moins approximative, en examinant d’autres sources. Ainsi, en 1787, Bayon se plaint-il du nouvel intendant, Barbé de Marbois, qui « a fait confisquer nombre de nègres au profit du roi, qui n’avaient pas été portés dans les recensements, et cela a porté sur des pauvres malheureux, de manière que présentement nous sommes obligés de mettre tous les nègres sur le recensement » (lettre du 12 juin 1787). Que Bayon – et il n’est pas le seul, loin s’en faut – se plaigne des contrôles tatillons sinon du « despotisme », mot à la mode, que l’administration royale exerce envers les planteurs, ne doit pas faire perdre de vue le problème de fond : à savoir qu’aux Manquets, il n’y a pas d’inventaire précis, comme sur d’autres habitations, d’ailleurs. Et malgré la menace de « confiscations », Bayon ne semble pas avoir changé d’attitude, comme le constate Langlois de Laheuse, son successeur, dans une lettre au comte de Noé du 26 novembre 1789 : « Il n’y avait aucun livre ni journal chez vous pour constater l’état du mobilier, je ne sais pas même l’âge des négrillons ou négrillonnes nés pendant l’administration de M. Bayon ».

39Certes, dans le petit monde des gestionnaires, le successeur a souvent tendance à critiquer la gestion de son prédécesseur, mais on peut cependant croire Laheuse sur ce point. Il règne sans doute un certain laisser-aller, aggravé par la présence trop épisodique du procureur sur les lieux, alors que les Manquets sont de trop grandes dimensions pour être surveillés à distance. Le tout est probablement aggravé par un certain flou dans la répartition des rôles et des responsabilités de l’encadrement. L’absence de documents ne nous permet guère d’aller plus loin sur cette question, mais le résultat est loin d’être aussi brillant qu’annoncé.

  • 21 Passé au Cap chez Me Grimperel, le 10 février 1785.
  • 22 anom, dpppc, notsdom 866, Me Grimperel, acte du 10 février 1785.

40Aux alentours de juin 1789, l’administration des Manquets est confiée à Jean-Jacques-Philippe Langlois de Laheuse. On ne sait comment le choix du comte de Noé se porte sur lui, ni pourquoi, ni quel notaire le consigne dans ses minutes. Le contrat de mariage21 de Laheuse avec la créole Marie-Thérèse Garchet, native du Trou-du-Nord indique que ce Normand natif de Méville (diocèse de Rouen), est à Saint-Domingue depuis déjà quelque temps car il est indiqué « habitant au Trou » (soit environ six lieues à l’est du Cap) et propriétaire pour moitié d’une « habitation établie en guildiverie » (distillerie) avec 24 esclaves et d’une caféière de 35 carreaux et 27 esclaves à la Marmelade (l’associé qui possède l’autre moitié étant un dénommé Pugens)22. Il connaît donc le pays et la direction d’une plantation ne lui est pas, en principe, inconnue. André Garchet, beau-père de Langlois de Laheuse, est un militaire, commandant au Trou et chevalier de Saint-Louis, que le comte de Noé a pu connaître, ainsi que son épouse (Élisabeth Harding).

41Laheuse se voit confier non seulement la procuration des Manquets mais aussi les intérêts du comte de Noé, ainsi que ceux des d’Héricourt et des Polastron, dans la future succession du vieil oncle Pantaléon de Bréda (décédé en 1786, voir infra). Pour sa part, un autre gérant, Sylvain Séguy de Villevaleix, s’occupe des intérêts Butler dans la succession Bréda. Au bout du compte, les deux hommes se surveillent mutuellement. Par ailleurs, Laheuse a également procuration pour gérer l’habitation Maillé. À l’instar de Bayon de Libertat, il cumule donc les charges et les revenus.

42Parallèlement, le comte de Noé ne semble pas encore avoir compris toute l’importance d’un procureur à demeure pour la bonne marche des Manquets. Les comptes de l’habitation et les expéditions de sucre en France sont, pour leur part, supervisés et assurés par la maison de négoce capoise Guilbaud, Gerbier & Cie. Prenant la direction des Manquets après la « décennie Bayon », Laheuse cherche donc à se démarquer de son prédécesseur et souligne, c’est de bonne guerre, les défauts de la précédente administration. Ses rares écrits contiennent quelques piques bien senties. Ainsi Laheuse indique-t-il, le 24 juin 1789 : « M. Bayon m’a remis tous vos papiers, ils sont ici aux Manquets mais il n’a point encore rendu les comptes pour les habitations Bréda. On ne peut rien tirer de cet homme. » De fait, Bayon se fait prier de longs mois avant de remettre à son successeur les papiers Bréda.

43Pareille mesquinerie est certes gênante, mais sans grand dommage. En revanche, des problèmes plus préoccupants concernent l’état sanitaire des animaux et des esclaves. Au moment où il prend en charge les intérêts du comte de Noé, une épizootie touche les bêtes de somme. Elle est de courte durée, mais sérieuse : « L’épidémie est totalement finie au Haut-du-Cap d’après le traitement que j’ai fait faire sur 22 mulets qu’on a perdus, un seul est mort pendant le traitement. Trois nègres ont gagné cette peste en soignant les animaux, un en est mort, on aurait diminué beaucoup les pertes si M. Bayon – que cela regardait – y eût mis plus d’intérêt » (lettre du 24 juin 1789). Par ailleurs, certains immeubles méritent des réparations qui, sous-entend Laheuse, auraient dû être faites depuis longtemps : « Au fourneau de la sucrerie il s’est trouvé plusieurs pans de bois de pourris que je serai obligé de changer, il faudra pour cela découvrir tout le fourneau ; je vais également faire découvrir la galerie de l’hôpital où il pleut partout pour y mettre des arêtiers avec des filières courantes pour soutenir les chevrons qui sont trop faibles, ce sera une faible dépense et qui est indispensable pour conserver le bâtiment qui a été bâti sans la moindre intelligence, il faut que je répare la grande case, il y pleut partout » (lettre du 24 juin 1789). Mais quand il s’agit de souligner une intervention, Laheuse n’hésite pas plus que son prédécesseur à se mettre en avant : « Je remettrai au moulin sous environ huit jours, j’ai beaucoup d’eau et la réparation que j’ai fait faire donne beaucoup d’activité à la roue parce qu’il ne s’en perd pas une goutte » (lettre du 24 juin 1789).

  • 23 Banica, en territoire espagnol.

44Il souligne aussi – on y reviendra – les problèmes sanitaires affectant les esclaves, de même que le mauvais état de leurs cases et la nécessité de renforcer l’effectif de l’atelier. Mais on ne sait guère plus sur ce procureur et sa façon de corriger les défauts dénoncés de la gestion précédente. En effet, la procuration de Langlois de Laheuse est brève car, le 20 avril 1790, alors qu’il revient de « prendre les eaux de Bannique23 », ainsi que le relate son beau-frère Denis au comte de Noé, dans une lettre de fin avril : « Il est mort en route le troisième jour de marche, à dix lieues de la frontière, dans mes bras et ceux de sa femme », terrassé par ce qui ressemble à une crise cardiaque. Cette disparition soudaine ouvre la porte aux candidats à la succession. Dans une lettre rédigée trois jours seulement après la perte de son mari, la veuve Laheuse plaide la cause de son beau-frère à qui le défunt aurait songé comme pouvant lui succéder en cas de force majeure.

  • 24 Personne chargée d’administrer les biens et de veiller aux intérêts d’une autre personne absente.

45Mais c’est sans compter sur l’influence du cousin du comte de Noé, Jean-Pantaléon de Butler, alors présent sur l’île, pour que la place revienne à son protégé Joseph-Nicolas Duménil. Celui-ci connaît les lieux, puisqu’il est déjà engagé aux Manquets sur la recommandation du vicomte de Butler. Si l’on ignore sa première fonction (peut-être économe ou raffineur), Duménil reçoit dès le 28 avril 1790 procuration de Jean-Pantaléon de Butler, nommé curateur à l’absence24 du comte de Noé, afin d’assurer la régie de l’habitation, tandis que la vérification de la comptabilité reste confiée à la maison de négoce Guilbaud, Gerbier & Cie. Cette procuration est confirmée et précisée cinq mois plus tard par Louis-Pantaléon de Noé.

46Entre-temps, le vernis de probité laissé par Laheuse s’est craquelé. En effet, inspectant les comptes des Manquets, François Guilbaud s’aperçoit « que la première étuvée de l’année avait déjà été détournée par M. de Laheuse antérieurement à nos relations prévues avec vous » (lettre du 27 mai 1790). On n’a pas plus de précision sur ce trafic, mais il faut encore une fois constater que l’honnêteté est loin d’être la vertu première des administrateurs d’habitations à Saint-Domingue, en cette fin du xviiie siècle. Certainement échaudé par le bilan de la gestion de Bayon de Libertat et surpris par la soudaine disparition de Laheuse, le comte de Noé s’en remet à la décision de son cousin Butler (au titre d’ayant droit) pour confirmer Joseph-Nicolas Duménil comme procureur-gérant des Manquets. Mais il fixe un certain nombre de conditions pour que ne se reproduisent plus les dérives précédentes, réelles ou supposées.

  • 25 AD du Gers, 3 E 14777, acte passé chez Me Ayliès, notaire à Montesquiou, le 16 septembre 1790.

47Au contraire de tant de documents disparus, cette procuration nous est parvenue25 et précise les garde-fous que le comte entend dorénavant établir. Tout d’abord, il impose la fin du cumul des procurations qui conduit le récipiendaire à s’éparpiller et à n’avoir sur les choses qu’un regard lointain et superficiel. Désormais, « ledit sieur constituant exige que son procureur fondé réside sur son habitation des Manquets, qu’il soit uniquement chargé de ses affaires et ne pourra prendre d’autres procurations que du consentement dudit sieur constituant. Son habitation étant assez considérable pour occuper seule son procureur fondé qui dirigera par lui-même tous les travaux de ladite habitation pour lesquels il donnera des ordres sans aucun intermédiaire ». La mise au point est claire et nette. Pour mettre fin au flou de la comptabilité dont il a pu être victime, le comte exige désormais de recevoir un « journal de travaux faits sur son habitation chaque jour » (en général envoyé mensuellement) et un compte général annuel des recettes et dépenses visé par un procureur honoraire, en l’occurrence le négociant François Guilbaud. Cela en dit long sur les négligences antérieures.

48Il est également précisé que « ledit sieur procureur fondé jouira pour son usage seulement avec toute l’économie d’un bon père de famille des douceurs de l’habitation, savoir pigeonnier, troupeau de moutons, vivres du pays pour ses domestiques et grains qu’il recueillera pour sa volaille, etc., entendant ledit sieur constituant qu’il ne soit fait chez lui aucun commerce direct ni indirect, en vivres, volailles, cochons, moutons, bœufs, chevaux ou mulets ; lui permettant seulement de vendre les vieux bœufs, vaches et brebis pour le compte de l’habitation seulement ». On entend ainsi mettre fin aux détournements des ressources de l’habitation par les esclaves ou par ceux censés l’administrer. Là encore, les sous-entendus sont lourds.

  • 26 Jacques de Cauna, Au temps des isles à sucre, op. cit. (voir le chapitre II).

49Les émoluments sont fixés à un intéressement de 5 % sur les revenus, plus une somme forfaitaire de « 3 000 livres argent de la colonie tant pour la pension et nourriture du raffineur et ouvrier quelconque qui pourront être employés sur ladite habitation que pour l’entretien des voitures et chevaux […] pour les voyages nécessaires aux affaires de l’habitation ». C’est mieux, par exemple, que pour l’habitation Fleuriau de Bellevue à la Croix-des-Bouquets26, où l’homme de terrain n’a pas de fixe, mais un intéressement de 7 %. Le comte de Noé plafonne le salaire annuel du raffineur à 6 000 livres par an, après démonstration de ses compétences. Quant aux esclaves, « la dépense pour nourriture, remèdes et entretien d’hôpital sera portée au compte général des dépenses d’habitation ; les frais seront faits avec une sage économie. Ledit sieur constituant entendant qu’il ne soit rien épargné pour ses nègres malades et même pour ceux qui ont besoin d’être aidés, même ledit sieur procureur fondé aura attention de planter le plus de vivres possibles ». Le propriétaire se soucie donc explicitement du (très relatif) bien-être des esclaves et on peut le croire sincère sur ce point. Mais la question des moyens reste entière.

50Il est enfin précisé que Duménil « sera tenu de faire passer à Messieurs Guilbaud et Gerbier et Compagnie, négociants au Cap, tous les revenus de ladite habitation au fur et à mesure de leur fabrication, qui en disposeront d’après la volonté dudit sieur constituant, à l’exception des sirops qu’il pourra vendre et il sera tenu d’en rapporter le produit dans ses comptes ». Conformément à la chose jugée à propos de la succession d’Héricourt, le comte de Noé exige un contrôle étroit de la part du négociant François Guilbaud, qu’il constitue le même jour son procureur honoraire, avec intéressement de 2,5 % sur les revenus de l’habitation (il est moins bien rémunéré que le procureur de Fleuriau, lequel a un intéressement de 3 %).

51Voilà donc pour le cadre général. Cependant, on ne possède que peu d’éléments sur la façon réelle dont Joseph-Nicolas Duménil prend le relais. On a déjà vu ce qu’il relève quant à l’état sanitaire des esclaves et leur logement. Ses écrits sont cependant fort rares, sa gestion ne durant que quelques mois avant la grande secousse d’août 1791.

  • 27 La sécheresse de 1790 est effectivement sévère.

52Dans sa lettre du 10 décembre 1790, à propos des promesses de récolte, Duménil appelle le comte de Noé à rester prudent et ne pas se bercer d’illusions : « J’ai été bien malheureux sur la fin de cette année, j’ai roulé beaucoup de cannes et fait bien peu de sucre, l’année prochaine se ressentira du grand sec que toute la dépendance a éprouvée, les souches ont trop souffert pour en attendre grand produit, néanmoins j’espère vous faire passer autant de revenu que cette année. […] Je profite Monsieur le comte de la belle saison, je fais des plantations pour quatre-vingt-douze [1792] où je ferai beaucoup de sucre si je suis un peu favorisé. La place est dans un superbe état ; mais on ne peut calculer son premier bien juste quand on a éprouvé un sec aussi affreux27. »

53Cependant, on a la chance de connaître un état des lieux que le procureur honoraire fait parvenir au comte de Noé peu après l’entrée en fonction de Duménil, document qui met les choses en perspective et dénonce clairement ce qui ne va pas. Mais avant de faire le point sur la situation en 1791, arrêtons-nous sur l’évolution de l’habitation durant la décennie 1780. On peut en effet saisir, à travers les correspondances entretenues avec le comte de Noé par ses trois administrateurs successifs, la marche de la plantation des Manquets et de ses occupants.

Une spectaculaire augmentation de la culture de la canne

  • 28 Inventaire issu d’archives privées.

54Par chance, on connaît l’état de la superficie plantée en cannes en 1780 et en 1791 ; par conséquent, on peut apprécier l’évolution de la situation sur onze années cruciales. En 1780, un « état des pièces [parcelles] de cannes roulées et plantées sur l’habitation de Monsieur le comte de Noé tant en grandes cannes qu’en rejetons, depuis le 25 août 1779 jusqu’au 29 avril 178028 » donne le détail, parcelle par parcelle, des surfaces récoltées ou de celles qui restent à couper. L’inventaire fait mention du nom des différentes pièces, de leur superficie et de leur rendement.

55Noms des pièces :

Canal (pour amener l’eau au moulin) (9 carreaux)

Polony (médecin) (4 carreaux)

Choiseuil (sic, pour Choiseul, peut-être en hommage au ministre de Louis XV) (6 carreaux)

Valière (Louis-Florent de Valière, ancien gouverneur de Saint-Domingue, 1772-1775) (5,5 carreaux)

Fanchette (esclave, femme d’Hippolyte, affranchi ou libre de savane) (5 carreaux)

L’Amitié (esclave affranchi ? nom de loge maçonnique ?) (6,5 carreaux)

Vicomte (Louis, vicomte de Noé, maire de Bordeaux) (7 carreaux)

Noailles (famille en relation avec la carrière militaire du comte de Noé) (6,5 carreaux)

Réunion (des habitations Noé et d’Héricourt ? Nom de loge maçonnique ?) (10,5 carreaux)

Amédée (esclave ? C’est aussi un prénom rencontré dans la généalogie Noé) (6 carreaux)

Najac (Mathieu de Najac d’Elpy, ami – et probablement apparenté – aux Noé) (7 carreaux)

Bessière (mulâtre affranchi par le chevalier d’Héricourt) (6 carreaux)

Viella (famille gasconne alliée aux Noé) (7,5 carreaux)

Polyte (Hippolyte, esclave mari de Fanchette, affranchi ou libre de savane)

(5 carreaux)

Jean-Jacques (nom d’esclave, d’affranchi ou de libre de savane) (5 carreaux)

L’Évêque (Marc-Antoine de Noé, évêque de Lescar) (4 carreaux)

Bréda (famille) (8 carreaux)

Vaivre (Jean-Baptiste Guillemin de Vaivre, intendant de Saint-Domingue, 1774-1782) (4 carreaux)

Noé (famille) (8 carreaux)

Larbouste (pour Larboust, vallée des Pyrénées) (7 carreaux)

Comtesse (mère du comte ? du chevalier d’Héricourt ?) (8 carreaux)

D’Héricourt (famille) (5 carreaux)

L’Isle (L’Isle-de-Noé) (8 carreaux)

Maignas (peut-être pour Maignan, habitant à l’Arcahaye) (3,5 carreaux)

Pamphile (esclave mulâtre) (2,5 carreaux)

56Au total, la superficie est de 156,5 carreaux (environ 202 ha), alors plantés en cannes, ce qui constitue une surface cultivée importante et donne une indication de la quantité de besogne à abattre.

57Les regroupements opérés dans le tableau suivant permettent d’esquisser une analyse des noms attribués aux différentes parcelles :

  • 29 Par exemple, pour l’habitation Juchereau Saint-Denis en 1785, on a les noms de pièces suivants : Pl (...)
  • 30 La correspondance de Bayon de Libertat au comte de Noé, postérieure à ce relevé de 1779, indique tr (...)

58Vingt et un noms de parcelles font la part belle aux relations humaines, soit familiales, soit amicales, soit encore des maîtres envers les esclaves ; quatre évoquent le patrimoine foncier, en métropole ou sur place. Ces nominations se distinguent de la banalité souvent rencontrée (noms de bâtiments, de végétaux, de productions)29 : il est en effet peu fréquent de relever sur les habitations domingoises autant de noms d’individus, et en particulier d’esclaves ou d’affranchis. Noé et d’Héricourt tiennent donc à rappeler les noms des personnes qui leur sont chères ou qui leur ont rendu service, qu’elles soient d’un rang élevé ou d’humble condition, ou encore des lieux importants pour leurs familles ou pour eux-mêmes30. On peut ainsi observer la présence des noms du gouverneur et de l’intendant de Saint-Domingue durant le séjour des cousins associés dans la colonie, que l’on remercie ici symboliquement pour avoir, peut-être, facilité certaines démarches. On note aussi le nom du médecin Polony, qui s’était penché sur les épizooties de la Plaine du Cap et avait assisté le chevalier d’Héricourt dans ses derniers instants.

59Onze ans plus tard, dans une lettre datée du 31 janvier 1791, le négociant capois François Guilbaud indique au comte de Noé que les Manquets comptent alors 264 carreaux (environ 340 ha) de champs de cannes à sucre. Il s’agit vraiment d’une étendue considérable, qui correspond à l’augmentation non moins considérable de 107,5 carreaux (138,5 ha) en onze ans, soit pratiquement équivalente aux deux tiers de la surface initiale plantée en cannes. Cela revient à dire que le rythme d’extension est très soutenu : 10 carreaux de plus par an, en moyenne. L’objectif clairement affiché est, en augmentant de façon importante la surface plantée, d’augmenter également le volume de production, et donc le revenu. Ce qui permet en retour d’absorber plus rapidement la dette.

Projets fonciers

60La correspondance de Bayon de Libertat adressée au comte de Noé contient quelques éléments relatifs à des opérations foncières qui peuvent se présenter pour agrandir et améliorer l’habitation des Manquets, en savane pour les animaux, en bois (d’œuvre ou combustible) ou en champs de cannes.

  • 31 Officiellement, les Français établis aux îles devaient être de confession catholique, comme en métr (...)

61Ainsi deux voisins, Victoria et Fortado, deux « messieurs juifs31 » (lettre du 27 mai 1782), veulent-ils vendre à Noé, contre espèces sonnantes, 51 carreaux de terre (en savane), avec 33 esclaves et 40 bœufs de cabrouet. Bayon n’est guère partisan de cette opération, conseillant au comte l’achat de la terre uniquement, à prix coûtant (51 000 livres), en un crédit de cinq ans sans intérêts. Il parle également du projet d’acheter les biens de Mme Besson, autre voisine, à rente viagère (« elle a encore du bois et votre habitation n’en a pas de quoi faire un cure-dent », précise Bayon). Mais les finances du comte étant à l’époque en pleine incertitude, ces deux opérations semblent bien être restées lettre morte.

62Quatre ans plus tard, le 15 avril 1786, Bayon de Libertat évoque la succession de Mme Herere, autre voisine (qui a une surface de 96 carreaux, pour 100 000 livres). « Si ces gens-là [les héritiers Herere] voulaient vous vendre cette terre moyennant l’intérêt de cinq mille livres par an pendant six ans, au bout duquel temps vous leur payeriez 25 000 livres par année jusqu’à parfait paiement, ce serait une très bonne affaire pour vous, cette terre vous ferait augmenter votre habitation de cent milliers [de livres-pesant] de sucre de plus par an, et vous donnerait un terrain considérable en savane, cette acquisition est à préférer à la terre de feue Mme Besson ». Si Bayon parle de cette possibilité d’extension, peut-on en déduire que la santé financière du comte irait mieux ? C’est fort possible, mais rien n’indique pour autant que Louis-Pantaléon de Noé ait sauté sur l’occasion pour agrandir son habitation.

Des volumes de production considérables

63Alors qu’il n’est pas encore administrateur des Manquets, Bayon – qui s’y intéresse de près – estime en 1774 que les cousins associés peuvent faire environ 800 000 livres-pesant (environ 362,4 tonnes), à partir de la surface initialement plantée (soit 156,5 carreaux). Au vu de la suite, il semble que cette estimation soit bien optimiste. Les éléments chiffrés dont on dispose indiquent en effet une production nettement moindre, alors que la surface plantée augmente. Il est vrai que les aléas climatiques, la nature du sol et l’importance de la main-d’œuvre effectivement au travail peuvent jouer, sans parler de la façon de gérer l’habitation.

  • 32 Selon le vicomte Jean-Pantaléon de Butler (lettre au comte de Polastron du 8 octobre 1788, AD de Lo (...)

64Ainsi, en bilan de sa première année d’administration, Bayon annonce-t-il (11 août 1780) avoir fait 396 000 livres-pesant (environ 179,3 tonnes) et se fixe-t-il pour objectif 500 000 à 600 000 livres-pesant (lettre du 10 mars 1781), volume qu’il escompte encore atteindre en 1784 et 1786. Un document comptable de 1790 fait référence au volume produit en 1786 : en cette année de sécheresse sévère, les Manquets ont produit 562 405 livres-pesant (254,7 tonnes) de sucre et 17 125 veltes de sirop (soit 130 321 litres). Pour l’année 1789, le procureur annonce 577 587 livres-pesant (261,6 tonnes). En 1790, les Manquets produisent 586 528 livres-pesant (265,7 tonnes) de sucre et 15 082 veltes (114 774 litres) de sirop. Le volume est important – et en augmentation – mais semble en fait en deçà de ce qu’une telle habitation pourrait produire dans des conditions optimales. À titre de comparaison, l’habitation Bréda à la Plaine-du-Nord produit en moyenne 300 000 livres-pesant de sucre par an, sur une surface bien moindre (128 carreaux en 1788)32.

  • 33 Jacques de Cauna, Au temps des isles à sucre, op. cit., p. 258.

65Des Manquets sort donc une quantité certes considérable en valeur absolue, mais bien moindre en valeur relative. Le rendement général moyen, vers 1791, rapporté à nos unités d’aujourd’hui, reste inférieur à une tonne à l’hectare. Il est vrai que les méthodes de travail et d’extraction du sucre sont encore rudimentaires et routinières. Bayon se plaint constamment dans sa correspondance du manque de moyens à sa disposition. L’environnement (nature du sol, irrigation…) joue un certain rôle, mais que dire du sérieux et de la compétence de l’encadrement, quand on sait par exemple qu’une sucrerie bien tenue comme l’habitation Fleuriau produit 3,5 fois plus à l’hectare33 ?

  • 34 anom, fm, E 322, dossier Noé.

66Quant aux remises au propriétaire, on ignore leur montant, d’autant que le remboursement des dettes ponctionne largement le revenu. On sait seulement qu’en 1779, le comte de Noé estime « qu’il est effectivement un des plus grands tenanciers de fonds à Saint-Domingue, puisqu’il a des habitations pour 200 000 livres de rente34 ». Est-ce à dire qu’il touche alors lui-même réellement cette somme ou s’agit-il plutôt d’un revenu potentiel ? La seconde option semble la bonne, à en croire Bayon de Libertat qui envoie au comte, en 1779, 45 000 livres de la colonie – soit 30 000 livres argent de France – et lui indique sagement : « Je crois devoir vous dire en ami que vous devez pour votre tranquillité, le bien-être de vos enfants, vous borner à cette somme tous les ans. Vous devez vous faire le tableau de vos engagements, ils sont très considérables. La guerre [d’Indépendance des treize colonies anglaises d’Amérique] est comme vous savez un obstacle qui s’oppose à ce que vous les finissiez promptement » (lettre du 2 décembre 1779).

67Bayon a-t-il été entendu ? Il semble que non car, en 1780, les négociants Audibert remettent 50 000 livres au propriétaire. Ensuite, on ne dispose plus de chiffres, mais en 1787, Bayon indique au comte : « Vous n’avez pas à vous plaindre que vous manquez de remises ». Par les papiers rescapés, il apparaît que le comte de Noé continue à faire tourner la gestion de ses affaires entre négociants. C’est ainsi que ses sucres transitent par la maison Audibert de Marseille (au moins entre décembre 1780 et avril 1782), puis par la maison Strafforello & Peragallo de Marseille (au moins de septembre 1782 à février 1789) et enfin par la maison Bethman & Desclaux de Bordeaux (au moins de juillet 1789 à mars 1791). Cette rotation s’explique par la recherche du meilleur avantage.

Les troubles de la guerre d’Indépendance des États-Unis (1776-1783)

  • 35 anom, fm, E 322, dossier Noé.

68Les corvées royales ne sont pas une nouveauté dans la colonie et viennent régulièrement puiser dans l’effectif des ateliers pour l’entretien des routes ou des ouvrages militaires. Mais à cet aléa vient s’ajouter le conflit franco-britannique, au moment où le royaume de France apporte son soutien aux insurgés des Treize colonies américaines. Un tel engagement a des conséquences indirectes, mais sérieuses, sur le bon fonctionnement des habitations antillaises et sur la libre circulation des marchandises. À circonstances exceptionnelles, mobilisation exceptionnelle. Le pouvoir royal réquisitionne largement la main-d’œuvre servile pour renforcer les ouvrages de défense des côtes de Saint-Domingue. L’atelier des Manquets se trouve ponctionné, comme d’autres. Si l’on ignore le nombre de journées de travail d’esclaves que ces corvées détournent des champs, on peut estimer qu’il a dû être élevé, car le comte de Noé s’en plaint, sans oublier que « les frais d’exploitation sont plus que doublés » en ces temps perturbés35.

69La perturbation du trafic affecte en effet directement le prix des denrées importées et le travail local. Bayon de Libertat le dit clairement et il y a tout lieu de le croire : « Nous sommes dans la plus grande disette de merrain [chêne pour faire les barriques], nous le payons 825 livres et on nous menace de le vendre mille livres, quant aux feuillards [branches souples utilisées pour cercler les barriques] il n’y en a plus, les habitations de la montagne qui ont des lianes [à vendre ?] ils les vendent 500 livres le millier, je me sers présentement de bambou, mais cela ne vaut rien, s’il ne nous arrive pas d’huile à brûler pour la sucrerie nous serons obligés de brûler de la bagasse [résidus de cannes broyées], jugez de la malpropreté et du mal que cela fait aux nègres ; le moindre mulet, de quelque esprit qu’il soit, vaut présentement mille livres, tout est bien changé M. le comte, vous en seriez étonné, la vie est très dispendieuse et très difficile, toutes ces troupes [stationnées à Saint-Domingue] ont tout dévasté, et par surcroît de malheur nous ont laissé une épidémie, il meurt beaucoup de monde » (lettre du 2 août 1782).

70Mais la guerre peut aussi favoriser les exportations. Dans la même lettre, Bayon indique : « Vos denrées sont à des prix extraordinaires. Le café vaut 23 livres et les sucres première qualité 85 livres, nous ne devions pas nous attendre d’avoir une guerre aussi avantageuse, les navires neutres nous font beaucoup valoir la denrée, si ce commerce ne continue pas nous la verrons tomber à bas prix, encore quelques années comme celle-ci vos dettes seront bien attaquées ».

71Les avantages compenseraient-ils les inconvénients ? La situation de 1782 semble s’être améliorée par rapport à 1779, époque où Bayon écrivait en forçant quelque peu le trait que « tout ce qu’on achète vaut trois fois le même prix qu’en temps de paix et notre denrée est à vil prix » (lettre du 2 décembre 1779). Le tableau n’est donc pas si sombre mais, faute de documents, nous ne pouvons guère aller au-delà de ce premier constat pour les dépenses et recettes des Manquets.

Saladier aux esclaves (faïence de Nevers) photo Musée du Nouveau Monde, La Rochelle

Être esclave aux Manquets : des conditions de vie précaires

72En l’absence de tout inventaire, l’effectif des esclaves est mal connu pour l’habitation des Manquets (« plus de 400 nègres », annonçait Bayon en juin 1775). Les correspondances donnent cependant une idée de leur vie quotidienne et des événements qui les concernent. Une nouvelle fois se pose le problème des sources, soulevé par Gabriel Debien dans les premières pages de son ouvrage sur Les esclaves aux Antilles françaises : les documents subsistants, faits par les maîtres pour les maîtres, ne reflètent que le point de vue et les intérêts comptables des dominants, si bien que le vécu et le ressenti des esclaves apparaissent de façon biaisée et forcément marginale. Faute de mieux, on ne peut donc que souligner quelques traits saillants, touchant les questions essentielles de la nourriture, de la santé, de l’habitat, du renouvellement de la force de travail – par reproduction sur place ou par achat –, ainsi que de l’atmosphère générale.

73Là encore, Bayon se met en avant et se décerne un satisfecit afin de rassurer le propriétaire absentéiste, ses envolées lyriques suggérant qu’il décrit le Jardin d’Éden. Sur la question essentielle de la nourriture – le Code Noir fait obligation aux maîtres de la fournir en quantité suffisante – tout semble aller pour le mieux, en une rassurante monotonie : « Jamais les vivres ont été aussi abondants, en quelque endroit qu’on aille de votre habitation on les foule au pied, ils sont à perdre, depuis plus de quatre mois on coupe 150 régimes de bananes par jour, encore s’en perd-il sur la place » (19 mai 1782). « J’ai un soin extrême de vos nègres et surtout de la population que j’encourage le plus que je puis par les douceurs [productions locales], je nourris journellement les nègres du moulin, de la sucrerie et du fourneau, et je leur donne un peu de morue depuis que les Américains viennent nous acheter nos sirops » (8 octobre 1783). « J’ai une abondance de vivres comme il y a peu d’habitations dans le pays, aussi vos nègres s’en trouvent-ils bien » (début 1784). « Vos nègres sont dans l’abondance de vivres et vos animaux dans le fourrage jusqu’au col comme on dit, tout est content et se porte bien » (15 avril 1786).

74À cette question cruciale, Bayon de Libertat prétend donc apporter un soin attentif. La réalité semble autre. Comment, à la fin du xviiie siècle, l’alimentation des esclaves est-elle assurée ? En théorie, les instructions royales obligent le maître à subvenir aux besoins alimentaires du personnel servile et, par ailleurs, prohibe la distribution de tafia pour éviter l’abus d’alcool. Dans les faits, l’administration royale ayant bien du mal à exercer son contrôle, le maître (ou le gérant en cas d’absence du propriétaire, ce qui est très souvent le cas à Saint-Domingue) a une grande marge de manouvre, en fonction du degré d’intérêt qu’il y porte.

  • 36 Gabriel Debien, Les esclaves aux Antilles françaises, op. cit., p. 171-218.

75Concrètement, la nourriture a deux origines : les productions propres de l’habitation et les approvisionnements achetés à l’extérieur, aux maisons de négoce ou, directement, aux navires qui accostent. Les distributions de vivres peuvent être hebdomadaires (le dimanche ou en début de semaine), plus faciles à effectuer sur les petites habitations martiniquaises ou guadeloupéennes qu’à Saint-Domingue où les ateliers sont plus grands et les trafics, détournements, chapardages divers et autres reventes plus faciles. Les rations sont vite mangées et insuffisantes pour faire face aux besoins. L’apport d’un peu de viande salée se fait lors des fêtes religieuses, la morue reste rare. Pour compléter, chaque habitation a donc des « places à vivres » (parcelles où sont cultivés des vivres en commun) : d’abord des tubercules (manioc, igname, patate), complétées d’un peu de mil, de maïs, de riz, de pois et haricots, de banane-légume, selon l’endroit, l’humeur et l’eau disponible. À cela s’ajoute pour chaque esclave l’usage d’un lopin individuel, un jardin-case – pas forcément proche du logement – produisant des vivres particuliers indépendants, l’habitude encore étant d’accorder aux esclaves la journée du samedi afin qu’ils cultivent pour eux. De fait, les esclaves se débrouillent d’abord par eux-mêmes. L’élevage de volaille et de porc est pratiqué ça et là. Sucer des cannes à sucre ramassées en plein champ est pratique courante et apporte un complément nutritionnel36.

  • 37 En provenance de Saint-Pierre-et-Miquelon notamment.

76Aux Manquets, on ne sait rien de précis du régime alimentaire des serviles, mais il semble que, si les quantités sont abondantes selon les dires de Bayon, la ration quotidienne soit tout aussi déséquilibrée qu’ailleurs : beaucoup de glucides (banane-légume) et autres féculents, peu de protéines animales (la morue n’est qu’exceptionnelle, en fonction d’arrivages aléatoires37). L’administrateur souligne qu’il fournit quotidiennement à manger aux esclaves du moulin, de la sucrerie et du fourneau, c’est-à-dire aux travailleurs de force, à ceux qui évoluent dans l’étouffante atmosphère des chaudières et qui doivent produire. Mais pour les autres, il reste dans le flou.

  • 38 Gabriel Debien, Les esclaves aux Antilles françaises, op. cit., p. 327.
  • 39 Nom d’origine gasconne.

77Sur le chapitre des soins de santé et des maladies, l’autosatisfaction est aussi de rigueur : « Votre hôpital est très bien tenu, il y a beaucoup d’ordre, et vos malades sont très bien soignés » (2 décembre 1779). L’hôpital est un nom bien prétentieux pour désigner une infirmerie, un dispensaire où sont prodigués quelques soins. Quelle allure a celui des Manquets, on ne le sait. Gabriel Debien indique que les hôpitaux d’habitations « étaient généralement bâtis et couverts avec les mêmes matériaux que les cases des maîtres dont ils étaient toujours assez proches. Ils avaient le même genre de solidité. On chicanait donc beaucoup moins sur les dépenses pour les malades que pour les cases des nègres bien portants. Ces dépenses représentent l’intention de combattre l’humidité, les insectes et les changements de température. Leurs murs encadrés par des poteaux en lataniers, quelquefois en bois dur, sont formés de clissage ou bousillage en terre ou à chaux et à sable. On en trouve de maçonnés entre poteaux ou même en briques. Trop peu d’hôpitaux sont sur solage, encore moins sont carrelés ou planchéiés sur solage. La paille, mais assez souvent des essentes ou des tuiles couvrent le toit, quelquefois de l’ardoise38 ». C’est sans doute dans ce genre de bâtiment, dont la bonne tenue participe à la réputation d’une sucrerie, que sont soignés les plus souffrants. Ceux des Manquets auraient de la chance, selon Bayon de Libertat qui écrit au comte de Noé : « Votre chirurgien est un nommé Mauvezin39 auquel on donne 1 500 [livres] et on fournit les remèdes. Il vient trois fois la semaine et même plus s’il le faut, il reste sur l’habitation de M. de Bréda à la Plaine-du-Nord » (2 décembre 1779). Ces visites régulières d’un praticien appointé et fidélisé font que « l’hôpital est tenu dans le meilleur ordre. Les nègres y sont avec la plus grande propreté, je n’en ai jamais eu autant que le chevalier avait de son temps » (10 mars 1781).

78Cette affirmation semble un peu cavalière car il existe un avis contraire, celui de Charles de Lépinaist, qui indique dans une lettre au comte de Gontaut : « Je sais que l’habitation de M. de Noé est horriblement mal gérée, qu’il a perdu immensément des nègres depuis ma sortie de chez lui [septembre 1778] et l’élite de son atelier, qu’il ne fait pas à beaucoup près les revenus que cette habitation est susceptible de faire » (lettre du 28 octobre 1781). Même en faisant la part du dépit de s’être fait écarter par plus opportuniste que lui, les éléments signalés par le jeune Tarbais sont sérieux, Bayon lui-même reconnaissant deux ans plus tard l’existence d’un problème d’effectifs : « Depuis quatre ans je n’ai pas augmenté d’un nègre, j’en ai tout au contraire perdu » (lettre du 8 octobre 1783). Il ne peut passer sous silence, au début de 1784, une épidémie sévère, même s’il se donne au passage le beau rôle, ainsi qu’au chirurgien : « Vous ne sauriez vous imaginer, monsieur le comte, le ravage que la rougeole a fait dans [toute ?] la colonie, il y a peu d’habitations qui n’aient perdu de nègres de cette maladie par les dysenteries qu’elle donnait. J’ai eu 80 nègres vieux ou jeunes attaqués en même temps de ce fléau. J’ai perdu 5 négrillons et point de grand nègre, et en même temps j’avais de la petite vérole par dix et douze à la fois. Il en a passé jusqu’au nombre de 30. J’ai fait une consommation assez considérable de remède et de toute chose et s’il n’y avait pas eu un aussi bon chirurgien sur votre habitation que celui qui y est, certainement vos pertes eussent [été] plus considérables ».

  • 40 Voir à ce sujet Pierre Pluchon, Sorciers, vaudou, empoisonneurs …, op. cit.
  • 41 Jacques de Cauna, Au temps des îles à sucre, op. cit., p. 129-130.

79Nous ne sommes guère renseignés sur les problèmes sanitaires des esclaves, Bayon restant fort silencieux sur ces questions. Mais il n’y a aucune raison de penser qu’il en va aux Manquets autrement qu’ailleurs. Si le suivi semble sérieux, les connaissances médicales de l’époque sont ce qu’elles sont ; on soigne comme on peut. Parallèlement à cette médecine des maîtres s’ajoute celle, plus cachée, des docteurs-feuilles initiés aux secrets des plantes, elles aussi capables de soulager et auxquelles on a recours, même chez les maîtres40. Au bout du compte le constat est identique : les organismes qui ne sont pas ménagés et qui, par-dessus tout, souffrent d’une alimentation déséquilibrée, insuffisante, voire avariée, sont des organismes fragilisés, vulnérables aux maladies et aux infections, très nombreuses sur les habitations. « Mal d’estomac », tétanos, plaies dues aux piqures de chiques, « malingres » (ulcères aux jambes donnant des fièvres), « crabes » (crevasses), pian (boutons purulents), maux de poitrine, maladies vénériennes, fièvres plus ou moins définies, épidémies de fièvre jaune, de rougeole ou de « vérette » (variole), sans oublier les accidents de travail et les douleurs de l’âme qui conduisent à des états plus ou moins dépressifs (et ses corollaires : le refuge dans l’alcoolisme, voire le suicide), la vie quotidienne de l’atelier est aussi un long inventaire de fléaux et de plaintes en silence41.

80Bayon n’en dit mot, alors que, sur toutes les habitations, une partie de l’effectif est malade (au bas mot un individu sur dix), et donc inapte au travail. Comme toujours, le procureur ne perd pas une occasion de se mettre en avant : « Je ne puis vous exprimer dans quel excès de contentement sont vos nègres, ils se portent tous bien, travailleurs de bon cœur, ils sont dans la plus grande aisance, je n’en ai aucun de marron. Il m’en est revenu plusieurs, que le chevalier croyait perdus » (lettre du 10 mars 1781). Cette notation indique que l’habitation des Manquets est une habitation qui, comme les autres, est sujette au marronnage d’une partie de sa main-d’œuvre servile.

  • 42 Gabriel Debien, Les esclaves aux Antilles françaises, op. cit., p. 384.

81Par ailleurs, Bayon souligne : « J’ai donné des places à plus de 80 anciens nègres qui n’en avaient pas, pour les faciliter je les leur ai données toutes plantées » (12 mars 1780). Cette information suggère la présence d’un nombre élevé de vieux esclaves, devenus inaptes au dur travail de la canne, dont l’habitation a la charge et pour lesquels il faut donner les moyens d’une certaine autosuffisance alimentaire. Le cas n’est pas si rare, comme l’indique Gabriel Debien : « Les esclaves “de terre” ne sont guère libérés qu’au moment de leur vieillesse, quand ils n’ont plus de force, et qu’à 60 ans passés on ne paie plus pour eux la capitation. Ils sont libérés parce qu’ils sont vieux. En ces cas, ils continuent à recevoir des distributions de nourriture. La liberté est un laisser-aller qu’on leur abandonne. Quand ils ont un jardin, le commandeur le fait cultiver par des jeunes. La récolte en est partagée42. »

  • 43 Si les esclaves sont très peu vêtus, les gravures d’époque montrent les libres de couleur très corr (...)
  • 44 Gabriel Debien, Les esclaves aux Antilles françaises, op. cit., p. 228.
  • 45 Montagnes, rivière (et nom d’une habitation) de la paroisse de l’Arcahaye (Ouest).
  • 46 Gabriel Debien, op. cit.

82Quelques éléments épars éclairent aussi la situation matérielle des esclaves des Manquets. Au début de 1784, le négociant Strafforello fait par exemple livrer des « chapeaux à nègres » ; de son côté, le comte de Noé a souci, ainsi que le Code Noir le stipule, de fournir de la toile pour renouveler les vêtements de ses esclaves, probablement aussi loqueteux que partout ailleurs. Quand Bayon écrit : « J’achèterai le plus tôt possible de la toile pour les vêtir tous uniformément » (10 mars 1781), cela revient indirectement à reconnaître qu’ils ne le sont pas43. Enfin, un problème se révèle sérieux : à l’occasion d’un incendie sans doute accidentel dans les cases d’esclaves, Bayon reconnaît aussi que leur logement n’a rien de luxueux. Sa correspondance est claire, quoique laconique : « Vos cases sont très mal situées et vos nègres très gênés, ils n’ont pas assez de logement. C’est encore une dépense qu’il faut faire et qui coûte infiniment dans cette circonstance » (10 mars 1781). La dépense est du ressort du maître, malheureusement peu disposé à l’accepter, le comte de Noé – englué dans des problèmes financiers non négligeables – n’ayant peut-être pas pris conscience de l’importance de cette question, sur laquelle Bayon reste bien évasif. Faute de précisions, on ne peut qu’avoir une idée générale de l’état du logement servile. « On a peine à imaginer combien de cases d’esclaves sont dites en mauvais ou en très mauvais ou en piètre état » écrit Gabriel Debien44. « On dirait qu’ils ne logent que dans des masures en ruines. Leurs cases ne restent pas bien longtemps debout : les poteaux d’angle pourrissent, le toit est crevé, à moitié enlevé par le vent, les murs se crevassent, s’effritent, tombent : une misère. C’est que même lorsqu’elles sont construites par des entrepreneurs, elles le sont rapidement et avec des matériaux le moins onéreux possible : en bois-pays. Il est des nouveaux qui attendent qu’on leur trouve un abri, des cases d’anciens qui ont été renversées, etc. L’armature des murs se compose de poteaux enfoncés en terre. Un solage est très rare. Ces poteaux sont en “bois rond” “mou”, quelquefois équarri, ou en demi-troncs de palmistes. Les poteaux en bois dur sont la marque de maîtres qui s’intéressent au logement de leurs esclaves. Entre les poteaux, des “fourches” qui fixent un léger treillage en lattes enduites de terre, ou des gaulettes ; on parle alors de murs clissés. Il s’agit bien plus d’une mince paroi que d’un mur. Ou bien le mur est bousillé, c’est-à-dire composé de boudins de paille ou d’herbe sèche qu’enrobe un mortier de terre. Il est plus de murs bousillés que de clissés. On voit quelques cases “planchéiées” ou “glacéiées”. Il n’est presque jamais question de fenêtre. Des cases sont “maçonnées entre poteaux”. Il doit s’agir de briquetage, mais on ne signale clairement de briques qu’aux Matheux45. Un léger crépissage passé à l’eau de chaux cachait le clissage ou le bousillage, un crépissage hâtif était toujours assez bon46. »

  • 47 La correspondance de Langlois de Laheuse adressée au comte de Noé se trouve actuellement en mains p (...)

83Construits à l’économie, trop peu nombreux aux Manquets, aux dires de Bayon lui-même qui déplore un entassement des esclaves, les logements sont de plus « mal situés », mais l’administrateur ne dit rien des raisons et des conséquences de cet état de fait. On ne découvre la réponse que huit ans plus tard, via son successeur. À l’arrivée de Langlois de Laheuse, en juin 1789, l’atmosphère générale ne semble pourtant pas mauvaise : « J’ai fait aussi de grandes plantations de vivres et je viens de donner mi-journée à l’atelier pour travailler dans leurs places, ce que je fais toujours après un long sec. Tout va bien chez vous, pas le moindre dérangement, les nègres travaillent bien et sont contents, je le suis moi-même » (lettre du.24 juin 1789)47. Mais, cinq mois plus tard, Langlois de Laheuse fait état d’une fréquentation élevée du dispensaire : « J’ai dans ce moment-ci eu quarante-deux nègres travaillant à l’hôpital, un seul d’entre eux est bien malade, encore est-ce un nègre que j’ai trouvé mourant en entrant chez vous, mais que j’avais très bien rétabli à force de soins. J’espère que j’aurai peu ou point d’accident sur tous ces malades par mes très grandes précautions, à la bonne nourriture que je leur donne, j’ose dire que cela ne se serait pas passé si doucement si vous aviez encore M. Bayon et votre atelier sait très bien le dire » (lettre du 26 novembre 1789). Est-ce à dire que Bayon de Libertat n’a pas été aussi attentif qu’il l’a prétendu et qu’il rudoyait quelque peu l’atelier ? C’est probable, même s’il est fréquent qu’un successeur cherche à faire retomber les responsabilités sur la gestion de son prédécesseur. Pour faire bonne mesure, Laheuse poursuit : « J’ai eu toute l’année au moins cinquante nègres à l’hôpital, mais cela n’est pas étonnant puisque dans leur case, ils avaient les pieds dans l’eau et qu’ils la recevaient sur le corps par le délabrement où je les ai trouvées ». Cela revient à dire que les cases sont construites en zone inondable et que, lors des grandes pluies, elles s’écroulent littéralement. À l’insalubrité s’ajoute le manque d’entretien, faute de moyens et de volonté

84Duménil, le successeur de Laheuse, ne donne pas non plus de nouvelles très optimistes de l’état sanitaire général en 1790. Dans une lettre au vicomte Jean-Pantaléon de Butler, son protecteur, il indique : « J’ai éprouvé beaucoup de malheur, en outre une épidémie des plus cruelles et un sec affreux, c’est un bien mauvais début pour un commencement et qui est bien fait pour affliger parce que l’on est toujours tenté d’accuser le régisseur […] mais pour me mettre à l’abri j’ai fait venir le médecin Polony qui doit avoir écrit à M. le comte de Noé relativement à cette malheureuse maladie, il sait le soin et les peines que je me suis donnés pour l’éviter et si je n’avais pas eu un grain de pluie qui a totalement changé le miasme putride qui était dans l’air, je crois que tout l’atelier y aurait passé » (lettre du 20 octobre 1790). Rien ne semble avoir fondamentalement changé du côté des cases d’esclaves. Duménil estime lui aussi qu’elles « sont très mal situées » et propose au comte de les déplacer : « Je suis persuadé d’en retirer de grands avantages pour la santé de votre atelier, l’économie que je mettrai dans ces établissements ne doivent (sic) pas vous faire balancer à vous décider » (lettre du 10 décembre 1790). Cela confirme manifestement que le comte de Noé a rechigné jusque-là à la dépense, ou a négligé d’y prêter attention. A-t-il eu conscience qu’une telle attitude dilatoire avait des conséquences sur l’état sanitaire, mais aussi sur le moral du personnel servile de son habitation ?

Le renouvellement de la force de travail

  • 48 Sur l’évolution de la politique nataliste dans les colonies françaises, voir Arlette Gautier, Les s (...)
  • 49 Il en coûtait 25 sols 6 deniers par jour, soit 465 livres par an, pour l’entretien d’un esclave adu (...)

85Si, dans les tout premiers temps de la présence française aux Antilles, les esclaves sont regroupés par familles, à une époque où prévalait une certaine politique nataliste – la rareté des vaisseaux négriers l’expliquant en partie –, l’attitude des maîtres a évolué avec la montée en puissance des productions et le souci croissant d’obtenir des rendements maximaux avec un minimum d’investissements. Depuis la première moitié du xviiie siècle, le souci premier est désormais de faire venir des esclaves jeunes, vigoureux et immédiatement productifs, et non plus de s’encombrer d’enfants nés sur place, qui constituent des poids morts pendant de longues années, sans compter que leurs mères sont un temps distraites des tâches ordinaires des champs ou des jardins. Cependant, notamment dans la seconde moitié du siècle, le souci de s’occuper davantage des esclaves et de favoriser les naissances préoccupe certains48. Bayon de Libertat est de ceux-là. À le lire, il essaye d’avoir une politique nataliste et prend soin des enfants qui naissent et grandissent sur l’habitation, ce qui n’est pas encore le cas de tous les administrateurs, plus enclins à importer la main-d’œuvre servile qu’à la faire se multiplier aux Amériques. Bayon, résidant à Saint-Domingue depuis longtemps, semble convaincu que favoriser la natalité est, à terme, un investissement rentable, même s’il en coûte au début49.

86La correspondance qu’il entretient permet de préciser ses vues et ses pratiques qui ne diffèrent pas de ce que l’on sait d’autres habitations. Bayon prend soin des enfants en bas âge, est partisan de les « nourrir à la main », c’est-à-dire d’accueillir et de surveiller cette progéniture dans la case du maître pour les repas : « La population est très belle chez vous, je l’encourage beaucoup. J’ai pris le parti d’attirer dans votre grande case tous vos négrillons, ils y sont journellement, on leur donne à manger et on les soigne, si cette partie n’est pas négligée, votre habitation se soutiendra, vous ferez un très bon et superbe atelier » (lettre du 12 mars 1780). Pragmatique, il occupe deux femmes esclaves – probablement âgées – à cette tâche, ce qui décharge les parents, utilisés pour les travaux journaliers : « J’ai le plus grand soin des enfants. Il y a deux négresses qui ne sont occupées que de cela. On les tient bien propres, et on leur donne à manger. Tout ce qui est sevré est gardé ensemble. Les père et mère ne sont chargés d’en prendre soin que le soir quand ils reviennent dans leur case » (lettre du 10 mars 1781).

87Plus généralement, il se targue de souci sanitaire : « La population est de plus en plus encouragée, je me flatte d’avoir trente nouveaux-nés, s’il ne m’arrive aucun accident, depuis que vous avez un chirurgien résidant chez moi [peut-être Mauvezin, à la Plaine-du-Nord ?], les pertes des nègres sont moins considérables, il est vrai que le pain, le bouillon et enfin tous les secours qu’un nègre a besoin lorsqu’il est malade ne sont point épargnés » (lettre du 2 août 1782). Plus tard encore, il précise sa politique nataliste, stimulée par des gratifications, une prise en charge matérielle et une « puéricultrice » de plus : « Votre atelier est fort beau et en bon état, j’ai une quarantaine d’enfants bien tenus proprement, desquels on prend le plus grand soin, j’encourage le plus qu’il m’est possible la population, non seulement par l’argent que je donne aux mères et à l’accoucheuse, mais encore par le grand soin qu’on prend de ces enfants lorsqu’ils sont sevrés. Ils ne sont plus dès cet instant à la charge de la mère, pour l’habillement, la tenue et la nourriture. J’ai trois femmes qui sont chargées de ce soin. Je compte que cela réussira bien » (lettre du 15 avril 1786).

88Cette politique tend à se généraliser à la fin du xviiie siècle, mais elle n’est pas encore appliquée partout. Bayon de Libertat fait partie de ces pragmatiques qui savent voir plus loin que la rentabilité immédiate ; la perturbation des échanges durant les années 1776-1783 (du fait de la guerre en Amérique du Nord) l’a peut-être convaincu de la nécessité de stimuler la force locale plutôt que de recourir systématiquement à l’importation de main-d’œuvre, dans un contexte où les arrivages sont parfois fort aléatoires. Mais même en admettant que la « pouponnière » fonctionne, cette politique nataliste n’est cependant pas suffisante pour maintenir la force de travail au niveau nécessaire. Il est nécessaire d’acheter de nouveaux arrivants, ce que Bayon de Libertat indique clairement à plusieurs occasions, d’abord en 1783, puis dans une lettre au début de 1784 : « Depuis la mort du chevalier, je n’ai pas laissé avec tous les soins de perdre des nègres, on n’en a pas remplacé, et vous savez que ce n’est qu’avec de grands moyens qu’on fait de grands revenus, il vous conviendrait de commencer d’acheter tous les ans au moins huit négrillons ou négrilles de l’âge de 4 ans qui vous coûteront comme pièce d’Inde, par la suite vous vous apercevrez de ce renfort. Si les négriers nous arrivent en abondance je prendrai ce parti-là, de même que pour les mulets : vous en avez nombre qui sont sans service ou mal des eaux et c’est une charge pour votre habitation, ils sont mangeurs comme les bons. » Bayon insiste pour que soient trouvés les moyens de renouveler le mobilier humain ou animal (on peut remarquer que les deux sont mis au même niveau) ; et l’on devine que l’effectif est déjà numériquement insuffisant, malgré l’autosatisfaction de rigueur.

89Étendant la même logique à tous les biens meubles, il évoque à plusieurs reprises la construction d’un parc à fourrage couvert de 150 pieds de long. Il annonce aussi ses achats de bêtes de somme, rendus d’autant plus nécessaires que les Manquets disposent d’un moulin à bêtes pour presser les cannes ; mais ce travail étant harassant pour les mulets, il en faut un nombre important pour ne pas les épuiser à la tâche. On acquiert ainsi un lot de 53 mulets créoles achetés au sieur Mirande (lettre du 10 mars 1781), ce qui porte l’effectif à 72 bêtes et représente « une grande dépense et un plus grand inconvénient » par la lenteur du broyage des cannes et par l’entretien du cheptel. Mais comme Bayon ne peut faire autrement, il achète en 1783 et 1786 de nouveaux mulets (un lot de 20, puis un lot de 18). Dès 1780, Bayon l’a indiqué au comte : « Je vous conseille très fort de faire une hatte [enclos] de 12 à 15 juments avec un bourriquot et d’une trentaine de mères vaches pour vous fournir des animaux à vos cabrouets [carrioles]. Vous avez suffisamment de la terre. Vous savez que ce qui nait sur une habitation vaut mieux que ce qu’on y transplante » (lettre du 11 août 1780). Cette dernière phrase dit tout : Bayon est de ceux qui pensent qu’il vaut mieux renouveler le « mobilier » sur place, plutôt que de l’acheter à l’extérieur. Cela revient moins cher sur le long terme, est plus sûr et donne, en fin de compte, des sujets complètement adaptés au terrain.

90Quoi qu’il en soit, il ne semble pas que le comte de Noé ait bien mesuré l’importance de cette question ou qu’il ait eu alors les moyens d’investir beaucoup dans le renouvellement de la force de travail. Si bien qu’en 1786, Bayon insiste de nouveau pour augmenter le nombre d’esclaves, attendant l’accord du propriétaire avant d’agir : « Il est temps, monsieur le comte, de commencer à acheter des nègres pour remplacer tout ce que j’ai perdu depuis la mort du chevalier, il est inouï que je puisse soutenir à faire le revenu que je fais avec moins de force qu’il n’y en avait, je voudrais bien vous acheter 12 nègres de 15 à 16 ans qui vous coûteront autant que les plus grands et après quoi, tous les ans, six de douze ans. Cet achat est assez difficile à faire quand on veut avoir des Arada et Congo. Il les faudrait un peu plus jeunes, et cela se trouve aisément » (lettre du 15 avril 1786). En filigrane, il semble que l’on atteigne un niveau critique de valides par rapport aux besoins de production. Le marché négrier ne paraît pas aussi fourni que ne l’espère Bayon, ce qui joue évidemment sur le prix d’achat selon la provenance des hommes.

91On ne connaît pas la réaction du comte de Noé face à ces appels répétés ; il ne paraît toujours pas avoir pris l’exacte mesure du problème, car le manque de bras va s’aggravant. Quand Langlois de Laheuse prend la direction des Manquets en 1789, il écrit dans le même sens : « Nous avons besoin de nègres monsieur le comte, et je compte vers le mois de janvier [1790] en acheter douze ou quinze » (lettre du 26 novembre 1789). Son successeur, Duménil, souligne également combien le problème du renforcement de la main-d’œuvre devient aigu, d’autant qu’une épidémie a fait des ravages : « Je me propose de faire un beau choix dans le premier négrier qui arrivera de la Côte d’Or, vous avez absolument besoin de nègres, tous mes prédécesseurs ont fait beaucoup de perte et presque point de remplacement. Je viens d’éprouver une épidémie des plus cruelles. Il faut au moins remplacer ceux-là si vous voulez conserver la force de votre atelier et faire le même revenu » (lettre du 10 décembre 1790). À force de retarder les échéances, la situation devient préoccupante du point de vue du propriétaire.

92La correspondance de Bayon de Libertat fait état d’un cas de vente d’esclave, dans les premières années de son administration. Si son nom reste inconnu, il s’agit d’un esclave « à talent », ayant donc une compétence reconnue, mais dont on n’a plus besoin aux Manquets. Dans sa lettre du 10 mars 1781, Bayon précise : « Le chevalier d’Héricourt a laissé un nègre cuisinier qui lui avait coûté 6 000 livres. Il n’est pas merveilleux, il a été estimé la même chose, je dis somme. Ce nègre n’est plus nécessaire à l’habitation. Le vicomte de Poudenx m’a prié de le lui prêter. Il l’a chez lui et il ne s’y est pas gâté ; au contraire, je crois qu’il vaut mieux. Il demande à l’acheter mais il n’en offre que 5 000 livres. Encore demande-t-il du temps. Je lui ai dit que je ne pouvais disposer de ce nègre sans votre agrément et que si vous le vendiez, c’était pour le remplacer par un nègre charron dont vous aviez besoin » (lettre du 10 mars 1781). On ignore la conclusion de ce marchandage.

93Le nom d’un petit mulâtre esclave, Pamphile, revient à deux reprises dans la correspondance de Bayon. Conformément au vœu du chevalier d’Héricourt au moment de mourir, le procureur a « mis en apprentissage de maçon le petit Pamphile mulâtre, avec son frère Bessarion et un autre jeune nègre. Pamphile a beaucoup de disposition, dans quelques années d’ici, il sera en état d’être utile à l’habitation et y faire tous les ouvrages dont on aura besoin de lui. » Et d’ajouter : « Je suis très content de lui » (lettre du 10 mars 1781). Deux ans et demi plus tard, nouveau concert d’éloges : « Je suis on ne peut pas plus content du mulâtre Pamphile, cet enfant-là a tourné tout à fait au bien, il sera un maçon excellent et de la plus grande intelligence » (lettre du 8 octobre 1783). Sachant qu’une pièce de cannes des Manquets porte le nom de Pamphile, on ne peut qu’être intrigué par l’intérêt inhabituel porté à ce jeune garçon. Si la mère est probablement une esclave de l’habitation, le père de cet enfant métis serait-il le chevalier d’Héricourt ou le comte de Noé ? Quoi qu’il en soit, il connaît néanmoins le même sort que le lot commun, l’esclavage, même si Bayon cherche à développer ses compétences.

94« Je ne puis vous exprimer dans quel excès de contentement sont vos nègres, ils se portent tous bien, travailleurs de bon cœur, ils sont dans la plus grande aisance » écrit Bayon le 12 mars 1780. Cinq mois plus tard, c’est le même son de cloche : « Les nègres sont très contents et travaillent de bon cœur pour vous, ils ont le cœur un peu plus tranquille, les plus malheureux sont bien soulagés. Ils regorgent de vivres. Il n’y a pas d’habitation dans toute la colonie où il y en ait autant. La population remplacera par la suite la mortalité. Je ferai tout ce qui dépendra de moi pour l’encourager. Votre atelier est de la plus rare beauté. Je n’en connais pas de plus beau dans aucune habitation » (lettre du 11 août 1780). Le satisfecit est donc de rigueur, mais on a déjà vu que tout ne va pas pour le mieux dans le meilleur des mondes et qu’il y a eu des décès.

95De façon laconique, Bayon fait allusion aux instructions du comte de Noé envers les esclaves (instructions dont nulle trace ne subsiste, malheureusement) : « J’ai bien assuré tous vos nègres ainsi que vous me le recommandez, que vous aurez grand soin d’eux. Ils m’ont paru fort satisfaits de ce que je leur ai dit mais il faut des bâtiments [bateaux] de France pour leur acheter de la toile » (lettre du 10 mars 1781). Mais l’humanité du maître et de son procureur reste bien relative, car l’objectif demeure la production : « Soyez persuadé, monsieur le comte, que je m’attache le plus que je puis à vous faire faire beaucoup de sucre et à le bien fabriquer, j’y porte tous mes soins et toute mon attention. Je commence à être bien content de l’esprit que j’ai donné à votre atelier, il va très bien, le travail s’y fait gaiement et s’exécute bien » (2 août 1782). Reste que l’habitation n’est pas à l’abri d’incidents parfois fâcheux.

Des actes de résistance

96Bayon de Libertat ne s’étend guère sur le marronnage, ces évasions d’esclaves que les Manquets connaissent de façon endémique, comme les autres habitations. Tout au plus apprend-on, au moment de sa prise en main : « L’atelier est très bien à l’exception des nègres de Mosneron qui ont très mal tourné. Il y en a deux de marron dont je n’ai pas pu avoir des nouvelles jusqu’à présent, quelque recherche que j’en ai fait faire, voilà plus de six mois qu’ils sont absents » (26 octobre 1779). Les réfractaires perturbent la logique du système esclavagiste mais, comme ailleurs, le phénomène reste marginal ou contenu dans des proportions tolérables pour les maîtres.

  • 50 Il est rarissime qu’un esclave ait un patronyme en plus de son prénom. Sans doute a-t-il été acheté (...)

97D’autres problèmes surgissent au détour des documents : « Il y a eu ces jours derniers à deux heures après midi un incendie de deux cases à nègres sur votre habitation, heureusement qu’il ne ventait pas dans ce moment. Par le moyen de secours qu’on y a porté, on l’a arrêté promptement. Voilà déjà deux fois que cela arrive depuis la mort du chevalier » (lettre du 10 mars 1781). Ces incendies semblent être purement accidentels, Bayon de Libertat n’en parlant plus dans sa correspondance ultérieure. Mais le procureur parle aussi d’une sanction pour l’exemple : « Vous savez qu’on ne peut aller avec un moulin à cheval comme avec un à eau, et surtout avec des mulets qu’il faut ménager pour ne pas les perdre. Je ne saurais vous rendre le contentement de vos nègres lorsqu’ils ont vu arriver ces mulets pour rouler. Les chefs, surtout Polyte, Jean-Jacques, les sucriers et gardiens d’animaux se sont empressés d’en faire prendre soin et de ne pas trop les faire travailler. Cela n’a pas empêché qu’ils ne m’en soit mort deux du nombre des 53 et trois dans les anciens. Je ne saurais en vérité à quoi l’attribuer. J’ai jeté quelque soupçon sur le moulineur nommé Michel Foache50 qui est un jeune nègre fort étourdi qui a, je crois, excédé de travail ces mulets-là pendant la nuit, parce qu’il ne lui [venait] pas la même peine que les autres. Je m’en suis pris à lui. Je l’ai mis au cachot où je le tiendrai quelque temps pour le corriger et en imprimer à ceux qui voudraient faire du mal ; ce que je ne pense pourtant pas. Je suis fort tranquille à l’heure qu’il est » (lettre du 10 mars 1781).

98L’incident semble donc clos. Mais une autre affaire révèle un différend avec les deux principaux contremaîtres, le maître sucrier (ou commandeur des bâtiments) Jean-Jacques et le commandeur de place Hippolyte, à qui le chevalier d’Héricourt a promis l’affranchissement avant de mourir. On l’a dit, il est singulier que sur une habitation sucrière, on donne à des pièces de cannes des noms d’esclaves, même de confiance ; aux Manquets, Jean-Jacques et Hippolyte font partie des rares élus élevés à cet inhabituel honneur, preuve de la considération particulière que leur portait leur défunt maître. Ce n’est pas sans conséquences. Les premiers mois de la gestion de Bayon de Libertat se passent apparemment bien, comme il l’indique début 1781 : « Je n’ai pas manqué aussitôt votre lettre reçue de communiquer l’article qui concerne Polyte [diminutif d’Hippolyte] et Jean-Jacques. Ils sont très reconnaissants à vos bonnes intentions à leur égard et m’en ont témoigné toute leur reconnaissance. Ils m’ont promis de vous être toujours bien attachés, je me suis même aperçu que cela a fait une bonne sensation sur tout l’atelier » (lettre du 10 mars 1781). On ne sait pas malheureusement ce que le comte de Noé suggère à propos de ces deux esclaves de confiance (peut-être la promesse d’une simple liberté de savane ?).

99Quoi qu’il en soit, Jean-Jacques et Hippolyte ne voient pas venir l’affranchissement promis et font bruyamment connaître leur mécontentement, un an plus tard. L’habitation entière est en effervescence, comme le relate Bayon : « Les chefs de votre habitation y fomentent un désordre épouvantable, M. le chevalier d’Héricourt a gâté ces gens en leur accordant trop de confiance et les mettant pour ainsi dire au-dessus des Blancs qu’il avait chez lui. La lettre que vous leur avez écrite a achevé d’aliéner leur esprit, je vous ai fait part de la scène que Polyte m’a fait, elle n’a pas été longue, les nègres ne se sont absentés que vingt-quatre heures, Jean-Jacques vient de m’en faire une qui dure un peu plus, depuis huit jours il est parti marron à la tête de 64 nègres d’élite, sucriers, cabrouetiers et tonneliers, pour lui avoir seulement représenté sa négligence sur la fabrique du sucre. Ces deux nègres perdront votre habitation, ils donnent des mauvais conseils à tout l’atelier, ils veulent être absolument les maîtres de les conduire et faire leur commerce, ils s’imaginent qu’aucun Blanc soit dans le cas de les commander. Ils n’en veulent pas qui les éclaire de près, ils veulent s’en choisir à leur guise, vous sentez, monsieur le comte, de quelle conséquence il est de réprimer ces gens-là. Si demain dans la journée ces nègres ne sont pas rentrés dans leur devoir, je vais leur faire la chasse avec une compagnie de mulâtres où je mettrai tous mes gérants, ceci sera peut-être un petit mal pour un grand bien, cette absence ne me fait point encore beaucoup de tort, quoique j’ai trois pièces de canne qui devraient être dans les formes [le sucre devait être fabriqué] » (lettre du 19 mai 1782).

  • 51 anom, fm, E 322, dossier Noé.
  • 52 Yvan Debbasch, « Le marronnage. Essai sur la désertion de l’esclave antillais », L’Année sociologiq (...)

100Voilà, pour Saint-Domingue, un incident très exceptionnel dans un contexte général plutôt calme. Certes, la guerre d’Indépendance américaine affecte le travail des esclaves par les corvées supplémentaires qu’elle leur impose. Le comte de Noé s’en plaint, en 1779, et fait savoir que « la plus grande partie de ses nègres, dont le nombre est très considérable, est distraite dans ce moment par le gouvernement de la culture de ses habitations pour travailler à des fortifications pour la défense de la colonie51 ». Pareille situation perdure certainement en 1782 et doit perturber quelque peu le fonctionnement des plantations, mais est-ce bien là le fond de l’affaire ? Y aurait-il alors d’autres facteurs extérieurs susceptibles d’éclairer le contexte ? On ne relève pourtant aucune révolte servile ni aucune nouvelle peur d’empoisonnement à grande échelle. Bayon ne s’étend guère sur les raisons qui poussent 64 esclaves – très probablement l’atelier complet de la sucrerie – à s’enfuir en bloc, rejetant la responsabilité sur les épaules de Jean-Jacques. Or, l’esprit de contestation et la susceptibilité qu’il lui attribue (ainsi qu’à Hippolyte, déjà parti marronner une journée) n’expliquent pas tout. Comme on est en pleine récolte, y aurait-il eu un accident grave, sinon mortel, et l’encadrement blanc n’aurait-il pas ordonné de continuer le travail au lieu de l’arrêter, ce qui aurait entraîné en réaction une sorte de « grève sur le tas » de la part de l’atelier ? Yvan Debbasch a pu observer ce phénomène de « marronnage-grève » comme une forme de protestation face aux méthodes de gestion brutales et note que le « fait que les esclaves aient unanimement condamné l’encadrement des ateliers par un salariat blanc indique assez qu’il ne leur était guère favorable52 ».

101On le voit, la désobéissance est manifeste et si une habitation peut tolérer un marronnage endémique et à petite échelle, elle ne peut supporter longtemps une contestation d’envergure. Bayon de Libertat persiste à rejeter entièrement la faute sur deux « meneurs » : « De quelque côté que les nègres puissent aller sur votre habitation, ils trouvent des vivres sous leur main, ils n’ont jamais été aussi bien, ce sont ces deux misérables chefs qui leur gâtent l’esprit, si la chose me regardait j’en ferai exemple, depuis le mois de janvier j’ai fabriqué 6 000 formes de sucre, malgré les événements qui m’ont contrarié et ces chefs sont continuellement à se plaindre et à dire à vos nègres qu’ils travaillent trop. Voilà monsieur le comte le caractère de Jean-Jacques et de Polyte, jugez si après cela je puis être assuré de faire le revenu dont votre habitation est susceptible, cette idée est bien affligeante, je ne me suis jamais trouvé dans une pareille circonstance. Je ne m’abandonne pourtant pas, j’espère les faire revenir bientôt, je ne vous demande que votre approbation pour que ce que je ferai au regard, votre fortune en dépend. Il faut sévir contre ces deux chefs, et vous verrez que ces gens-là n’y étant tout sera tranquille » (lettre du 19 mai 1782).

102Quand Bayon relate l’incident, cela fait huit jours que l’absence de l’atelier est effective. Cependant, la vie dans les mornes alentour a beau procurer l’ivresse de la liberté, elle n’affranchit pas pour autant de la faim et éloigne les marrons des femmes de l’habitation et de leur famille. Ces éléments pèsent bien plus que la menace publiquement faite par Bayon d’envoyer une compagnie à leur poursuite, l’effectif d’une telle troupe (inférieur à une centaine hommes) étant militairement insuffisant pour réduire une soixantaine de marrons, dispersés à couvert dans un terrain accidenté.

  • 53 La milice est alors un moyen d’ascension sociale pour les libres de couleur. Voir Stewart King, Blu (...)

103De fait, le jour suivant la rédaction de sa lettre, l’accès de fièvre retombe : « Heureusement que le lendemain de ma lettre partie, tout le monde s’est rangé à son devoir, parce qu’ils ont vu que j’ai pris le parti de mettre un détachement de mulâtres à leurs trousses53 ; Jean-Jacques est donc revenu à son devoir avec tous les mutins, il s’est jeté à mes pieds en me disant qu’il se soumettait à tout ce que je voudrais faire de lui, que cela ne lui arriverait plus, je ne m’en rapporte pas aux promesses de ce nègre, vous connaissez ses intelligences avec tout votre atelier. » La mise en scène est calculée, tout le monde sauve la face et les choses rentrent dans l’ordre, quoique Bayon n’ait qu’une confiance limitée en Jean-Jacques. Et d’ajouter : « Je puis vous assurer que votre habitation en ira bien mieux lorsque vous en aurez éloigné Jean-Jacques et Hippolyte, ils vous font un tort bien plus considérable que vous ne croyez. Donnez-leur la liberté comme le chevalier le leur a promis, vous vous en trouverez bien, ces gens y mettront toujours le trouble et la dissension » (lettre du 27 mai 1782).

104Quel est le « tort » potentiel que le comte doit redouter ? Celui d’être publiquement accusé d’avoir failli à la promesse d’affranchissement faite par d’Héricourt ? Celui causé par un trafic de nourriture organisé par les deux esclaves rebelles, auquel Bayon aurait mis un coup d’arrêt ? Il est difficile de faire la part des choses, d’autant que Bayon glisse vite sur cette affaire : « Ils [Jean-Jacques et Hippolyte] n’abusent plus de vivres dont ils frustraient les malheureux pour les vendre à leur profit, et ils ne détournent pas sept à huit nègres par jour comme ils faisaient. C’est là le motif qui leur a fait soulever les chefs de l’atelier. Je puis vous protester, monsieur le comte, que jamais l’abondance en vivres aux Manquets a été comme elle est et que jamais les nègres y ont été mieux soignés, soit en bonne santé, soit malades. On foule les vivres dans tous les coins de l’habitation, ils s’y perdent pour ainsi dire, mais il ne s’y fait plus de commerce par les chefs, qui toujours est au désavantage des plus faibles, voilà monsieur le comte les grands griefs de Polyte et de Jean-Jacques » (lettre du 27 mai 1782).

105Tout ceci suggère que l’approvisionnement des esclaves n’est pas aussi harmonieux que Bayon ne le prétend. Ce dernier laisse entendre que l’atelier tout entier aurait fini par se révolter pour protester contre la faim, manipulé par ceux-là mêmes qui étaient à l’origine de la pénurie. Le procureur des Manquets a bien vite fait d’expliquer l’incident par le seul caractère de Jean-Jacques et Hippolyte, tandis que la paix semble revenir avec la promesse de ces meneurs de ne plus faire de trafic. Selon Bayon, ce serait par dépit et par impatience que les deux esclaves de confiance auraient soulevé l’atelier, pour faire pression sur un maître distant et peu enclin à concrétiser la promesse de feu le chevalier d’Héricourt (l’affranchissement authentique pouvant coûter de l’argent, la « taxe de liberté » à payer à l’administration royale). Bayon de Libertat conseille au comte de Noé de se résigner à affranchir les deux hommes, mais il propose encore une autre lecture des faits : « Je vous ai marqué par ma dernière que Jean-Jacques votre maître sucrier avait encore fait partir marron tous les nègres mâles de votre habitation, ce dérangement n’a pas été long, c’était un complot fait entre eux pour que je renvoyât le sieur Pascauld votre gérant, duquel j’ai tout lieu d’être content. Jean-Jacques est rentré en grâce avec moi sur la promesse qu’il m’a faite de se bien comporter, je suis si content de lui et de son travail que je l’ai gratifié de deux portugaises [pièces d’or frappées au Brésil], avec espérance de ne pas me borner là, s’il continue comme j’ai tout lieu de le croire, vous savez que le chevalier donnait beaucoup d’argent à ce nègre, j’espère pourtant qu’en lui en donnant avec ménagement, cela vous sera très avantageux [rature]. Le nègre Hippolyte est toujours à sa case sans commandement, le travail va beaucoup mieux sans lui. Ce nègre ne vous est d’aucune utilité, au contraire ; il ne vous procure que beaucoup de détournement. Il est assez tranquille dans l’attente que vous prononcerez sur lui » (lettre du 2 août 1782).

  • 54 Yvan Debbasch, Le marronnage…, op. cit., p. 139-140.

106Selon l’administrateur, tout rentre donc dans l’ordre et les apparences sont sauves. Bayon cache probablement une autre cause – qui ne doit pas lui être favorable – et souligne son autorité en se mettant en valeur : une théâtrale mise en scène illustre sa mansuétude, lui permet de garder la tête haute et permet également, pour les esclaves repentis, de ne pas subir de punition. Comme l’indique pour sa part Yvan Debbasch, « avec beaucoup de finesse dans l’analyse psychologique, le monde des colons a senti très tôt qu’il importait moins dans de tels cas de poursuivre que de faciliter et de multiplier les retours volontaires par une perspective plus attrayante que celle du châtiment ; l’usage y a pourvu en accordant le pardon à qui le sollicite ; assurément une certaine solennité est de mise, qui tend à présenter la décision du maître comme étant forcée par quelque circonstance. […] Les propriétaires sauvaient ainsi la face, tout en cherchant à amener le plus possible de désertions à n’être que de simples escapades54 ».

107En lisant entre les lignes, le comte de Noé se doute peut-être de l’existence d’autres problèmes, mais il ne semble pas avoir cherché à y regarder de plus près, du moment que tout rentre dans l’ordre, du moins en apparence. S’agit-il vraiment de vexations et d’humiliations que le comptable Pascauld a infligées à l’atelier ? Dans sa correspondance ultérieure, le procureur n’a de cesse de ternir l’image des deux meneurs. Il les a déjà traités de voleurs et de trafiquants : « Vos chefs Hippolyte et Jean-Jacques apportent chez ce Victoria et Fortado [voisins de Noé] tout ce qu’ils peuvent attraper » parmi les productions des places à vivres pour les revendre à leur compte (lettre du 27 mai 1782). Un an plus tard, Bayon les décrit encore de façon très négative : « Jean-Jacques est un fort mauvais sujet, il veut être libre, je le laisse bien comme tel, pouvant me passer de lui, ce qui me fâche c’est qu’il fomente par les mauvais conseils qu’il donne aux autres nègres, c’est un ivrogne achevé qui l’a toujours été, même du temps du chevalier, car son mal aux yeux ne lui vient et n’est entretenu que par l’abondance de tafia qu’il boit, Hippolyte est moins dangereux que lui, il est fort tranquille à sa case avec sa femme » (lettre du 8 octobre 1783). La suite est inconnue, les noms des deux esclaves disparaissant de la correspondance. Il n’en reste pas moins que l’incident a été sérieux et que la maîtrise de l’atelier connaît quelques défaillances, ce qui compromet l’ascendant du procureur et la bonne marche générale de l’habitation.

  • 55 Éléments que m’a directement transmis David Geggus. Il faut aussi rappeler qu’à Bréda du Haut-du-Ca (...)

108S’agit-il d’un événement précurseur d’autres cas de « marronnage-grève » dans le nord de Saint-Domingue – formes de protestation observées par David Geggus, comme celles qui touchent les habitations Cabeuil (printemps 1785), Rocheblave (avril 1785), Lombard (mai 1785), Walsh (fin 1785) et Chastenoye (mars 1789), ou encore l’habitation Galiffet (mai 1789) avec le départ d’un à deux mois d’une vingtaine d’esclaves qui souhaitent, apparemment, faire destituer le gérant et le commandeur55 ? Aux Manquets, quatre ans après la première « grève », Bayon indique lui aussi qu’un mouvement d’humeur saisit l’atelier quand la charge de travail augmente brusquement : « Les chefs de votre habitation, c’est-à-dire les sucriers et les cabrouetiers, avaient fait une levée de bouclier lorsque je voulus faire marcher les deux moulins et les deux équipages de la sucrerie, j’y avais été forcé par le retardement que m’avait occasionné M. Verret [un charpentier] qui m’avait gardé votre moulin à eau deux mois de plus qu’il ne me l’avait promis, et pendant tout ce temps-là les animaux n’étaient pas gras pour faire aller le moulin à bêtes. Ils n’ont pas tardé à reconnaître leur faute, tout est tranquille et j’espère que ce sera la dernière fois que cela leur arrivera » (lettre du 15 avril 1786). Si l’affaire est minimisée – car probablement sans lendemain –, elle est cependant révélatrice d’un déficit chronique de main-d’œuvre aux Manquets et de tensions persistantes entre l’encadrement et le personnel servile.

109Parallèlement, deux ordonnances promulguées les 3 décembre 1784 et 23 décembre 1785 renforcent théoriquement le droit de regard de l’administration royale sur la gestion des habitations et offrent aux esclaves la possibilité d’être écoutés. Mais le Conseil Supérieur du Cap tarde à en enregistrer l’application. Sans que l’on puisse y voir clairement une relation de cause à effet, ces dispositions finissent sans doute par arriver aux oreilles de certains esclaves et, peut-être, jouent-elles un rôle dans la montée du mécontentement.

Un bilan en 1791 : l’« audit » de François Guilbaud

110Le 20 janvier 1791, le négociant François Guilbaud fait procéder, en sa qualité de procureur honoraire nommé par le comte de Noé, à la mise en possession officielle de l’habitation des Manquets par Duménil. Autrement dit, un notaire, Me Grimperel en l’occurrence, procède à l’inventaire des biens confiés à l’administration du nouveau procureur ; il séjourne huit jours sur l’habitation, examinant dans le détail « l’état de la place, du mobilier, des vivres, enfin tout ce qui intéresse un bien aussi considérable », comme précise le négociant dans une lettre écrite le 31 janvier, de retour au Cap. Le document est évidemment précieux pour évaluer l’état de la plantation au début des années 1790.

111Guilbaud trouve la place – c’est-à-dire les champs – « dans un assez bon état et plus belle que je ne comptais, par la sécheresse que nous avons éprouvée depuis deux ans. Il y a peu de grandes cannes, on n’a pas pu planter l’année dernière par la faiblesse de l’atelier. D’ailleurs, elle a été bien entretenue ». Cela lui permet d’estimer de façon optimiste la promesse de rendement pour l’année à venir : « Vous ferez plus de 500 milliers de sucre qui donneront une superbe recette pour le haut prix de cette denrée qui se soutient cette année, par le déficit de moitié qui se présente sur toutes les habitations, vous avez été moins malheureux que les autres. »

112Une autre bonne nouvelle concerne les « places à vivres » pour la nourriture des esclaves. « J’ai trouvé beaucoup de vivres plantés, et j’ai vu avec plaisir que votre régisseur s’était occupé de cette partie la plus conséquente d’une habitation. Je lui ai bien recommandé de continuer tous ses soins à cet objet, ainsi que pour l’hôpital, de ne rien épargner, que votre intention, monsieur le comte, était qu’on ne ménageât rien pour la santé de vos esclaves et que votre bon cœur se refusait à ces petites économies si nuisibles aux malades. » Satisfaction, donc.

113Un premier bémol se fait entendre : les cases des esclaves sont effectivement toujours insalubres – rien n’a vraiment changé ; la nécessité d’en construire d’autres est à nouveau soulignée : « M. Dumesnil vous a entretenu, monsieur le comte, de vos cases à nègres, et attend vos ordres pour les porter dans un endroit plus sain que celui où elles sont. Je ne doute point que leur position ne contribue beaucoup à leur insalubrité. Cette opération ne peut se faire que dans plusieurs années. Tous les ans on en fera une partie avec les maçons et charpentiers de l’habitation. » C’est donc un gros chantier en perspective.

114Un autre problème, bien plus grave, est confirmé : les esclaves décimés par une épidémie. « Vos nègres m’ont passé par les mains les uns après les autres. L’épidémie qui a régné chez vous et autour a causé de grands ravages, vous en avez perdu 32, c’est une perte immense pour un atelier déjà faible. » Et Guilbaud de rappeler : « Vous n’avez plus chez vous, monsieur le comte, que 354 nègres en y comprenant les libertés de savane, les vieillards et les enfants à la mamelle. » Avant l’épidémie, l’effectif se montait donc à 386 esclaves, nombre déjà jugé « faible ». Guilbaud fait deux remarques, l’une concernant les soins apportés à la main-d’œuvre servile, l’autre à propos de la gestion de l’effectif. Le négociant annonce qu’il a rappelé le personnel d’encadrement à être en état d’alerte sanitaire permanente : « Le chirurgien qui est chez vous est instruit. Je n’ai cependant pas pu m’empêcher de lui témoigner mon étonnement sur les pertes que vous venez de faire. Je l’ai fortement engagé à y apporter la plus scrupuleuse attention. Soyez bien assuré que je m’occuperai sans cesse du bonheur et de la santé de votre atelier. »

115Mais Guilbaud met également le doigt sur un point sensible : « Pendant dix ans, on n’a mis chez vous que 30 nègres nouveaux, si M. Bayon en avait seulement acheté douze par an, vous n’éprouveriez pas à présent le chagrin de craindre que tout ne manque à la fois. Je suis bien fâché de vous affliger, mais mon devoir et mon amitié m’empêchent de me taire. » Et de répéter : « Il est absolument nécessaire de leur donner du renfort, c’est le seul moyen de les conserver. » La négligence de Bayon et de Laheuse, doublée de celle du propriétaire absent et endetté, fait que l’atelier est en sous-effectif criant par rapport à la besogne à abattre.

116On est là en présence d’une contradiction apparente : le propriétaire exprime son souci du bien-être des esclaves mais a, en même temps, de tels besoins de revenus que cela se traduit effectivement par un fort surcroît de travail servile. En fait, ces deux positions peuvent cohabiter ; comme bien d’autres nobles de son époque, le comte de Noé se révèle un piètre gestionnaire et n’a que peu – ou pas – de notions d’économie, son souci premier étant de paraître et de mener grand train. Le reste est trivial, bassement matériel, ignoble au sens premier du terme. Cela n’exclut pas l’expression de son souci envers les esclaves et le souhait, formulé de loin, qu’ils vivent dans des conditions acceptables.

117Sur place, les choses vont de mal en pis. À la mi-1780, l’habitation compte 156 carreaux et quelque 400 esclaves, soit un rapport théorique de 2,5 esclaves par carreau. Mais il s’agit d’un maximum non atteint en réalité, car tous les esclaves ne sont pas aux champs d’autant que, dès 1780, Bayon de Libertat signale 80 « anciens » à qui il donne des places à vivres, car ils sont inaptes aux tâches du grand atelier (coupe et fabrication du sucre). Il y a donc environ 320 sujets aptes au travail de production sucrière – donc un rapport de 2 esclaves par carreau – mais cette indication est encore surévaluée, car il faut déduire le nombre d’enfants, d’invalides et de malades plus ou moins incurables, effectif non connu. Si bien qu’il y a en réalité moins de deux esclaves par carreau planté en cannes.

  • 56 Jacques de Cauna, L’Eldorado…, op. cit., p. 220.

118En 1782 déjà, les esclaves, par le truchement de Jean-Jacques et Hippolyte, se plaignaient de la lourdeur de la tâche, ce que Bayon réfutait d’un revers de main. Une décennie plus tard, avec une superficie passée à 264 carreaux (340 ha) et un nombre d’esclaves encore diminué, on arrive dans le meilleur des cas (avant l’épidémie) à un chiffre de 1,4 esclave par carreau. Mais ce rapport est encore irréaliste ; comme l’indique Guilbaud, il faut déduire « les libertés de savane, les vieillards et les enfants à la mamelle ». Le chiffre s’établit en fait à un esclave au carreau environ, ce qui est peu selon les critères de l’époque : « Ainsi, dans le Nord, par exemple, ce rapport était plus proche de 2, ou même supérieur à ce chiffre : 1,6 sur la sucrerie d’Aux, 1,7 sur la sucrerie Vaudreuil-Duras, 1,9 sur la sucrerie Belle-Hôtesse, plus de 2 sur la sucrerie Caignet, jusqu’à 2,5 sur la sucrerie Bongas. Des rapports supérieurs à 2 étaient habituels dans l’Ouest également56. » Même s’il y a pire, comme pour l’habitation Nolivos près de Port-au-Prince, en pleine dérive (on est en dessous d’un esclave par carreau), le seuil atteint aux Manquets est extrêmement critique.

119La charge devient écrasante pour les individus effectivement aptes et la production – dont on connaît la faiblesse – s’en ressent. Il y a donc urgence, dans la logique de l’administrateur, à augmenter la force de travail. Guilbaud insiste : « Je vous assure que je n’ai pas été content de votre atelier. Vous avez besoin de cent nègres d’ici à deux ans pour remonter la machine, comme elle doit être d’après vos ordres. » Il précise : « Je vais en acheter 20 ou 25 », c’est-à-dire un lot de première et urgente nécessité. Cela signifie que cette lourde dépense, longtemps différée, devient impérieuse pour que le domaine du comte de Noé puisse fonctionner convenablement avec un effectif optimal (selon Guilbaud, autour de 450 individus). Viennent ensuite des considérations, bien froides pour nos yeux d’aujourd’hui, quant à la qualité de la « marchandise » : « Ce qu’il y a de malheureux c’est qu’on [n’]apporte plus dans les colonies que très peu d’Aradas. La guerre qui existe depuis deux ans à la Côte-d’Or a dépeuplé ces contrées. On ne reçoit ici que des nations inconnues et beaucoup de Congos, je serai forcé d’acheter de ces derniers. J’attendrai de nouveaux ordres de votre part pour en mettre d’autres. Si vous consentiez que j’en achetasse de faits au pays, j’en chercherai. Marquez-moi je vous en supplie vos dispositions à cet égard. »

120La « cote » de l’esclave n’est, en effet, pas la même selon sa provenance (sa « nation », parfois bien approximative, établie à l’embarquement) et la réputation de cette « nation » qui précède le malheureux individu. Ainsi, l’Arada est davantage demandé que le Congo pour une sucrerie. En plus de ce jeu de cotation, Guilbaud souligne que l’approvisionnement du marché semble alors difficile, soumis à des aléas politiques qui – même fort mal définis – perturbent les circuits habituels et raréfient la « bonne marchandise ». Au maître donc de préciser ce qu’il veut, c’est-à-dire ce qu’il accepte de dépenser, et le négociant essaiera d’agir au mieux.

121Mais surtout, François Guilbaud met en lumière la terrible conséquence du sous-effectif : la violence de l’encadrement. Une violence qu’un état sanitaire général peu brillant rend d’autant plus dure. « Vos nègres ont été peu ménagés dans les régies précédentes, on n’a cherché qu’à faire du sucre, sans penser à l’avenir. J’ai vu avec peine que monsieur Duménil avait suivi ce mauvais principe. Vos nègres sont excédés par le travail, leur constitution en a souffert, il faut aujourd’hui de grands ménagements. » Qu’en termes critiques mais encore pondérés cette réalité est décrite, et par quelqu’un qui, de surcroît, n’est pas hostile au système esclavagiste ! Ce que constate Guilbaud est bien l’aspect économique des choses : à produire toujours plus sans se soucier de la force de travail, on en arrive à exténuer les esclaves, à les épuiser à la tâche et donc à détériorer l’outil de production. Ce qui est, à moyen terme, contre-productif et finalement nuisible aux intérêts bien compris de l’exploitant. Aussi le procureur honoraire demande-t-il d’urgence que le rythme ralentisse pour qu’à tout le moins les forces de l’atelier se reconstituent.

122Mais, au-delà de cette cruelle réalité dont on ne peut que supposer le haut degré de brutalité, ce que ne souligne pas le négociant, ce qu’il ne perçoit pas – ou qu’il ne veut pas voir –, est ailleurs : avec un encadrement si prompt à jouer de la chicotte, du bâton, du fouet et de l’humiliation – sans compter les possibles sévices de gratuite cruauté – au point « d’excéder » l’atelier, comment s’étonner alors que s’accumule une sourde et lourde rancœur au sein de cette main-d’œuvre servile, poudrière prête à exploser à la première étincelle ?

Notes

1 Paul Butel, Histoire des Antilles françaises, Paris, Perrin, coll. « Tempus », 2002, p. 129.

2 Gabriel Debien, Études Antillaises (xviiie s.). Dans un quartier neuf de Saint-Domingue : un colon, une caféière (1743-1799), Paris, Armand Colin, 1956, p. 136-137. Cette étude contient une description très détaillée d’une caféière et de son fonctionnement.

3 Voir Michel-Rolph Trouillot, « Coffee Planters and Coffee Slaves in the Antilles : The Impact of a Secondary Crop », in Ira Berlin et Philip Morgan, Cultivation and Culture. Labor and the Shaping of Slave Life in the Americas, Charlottesville, University of Virginia Press, 1993, p. 124-137. Voir aussi Stewart King, Blue Coat or Powdered Wig…, op. cit., p. 124.

4 Jacques de Cauna, L’Eldorado…, op. cit., p. 203.

5 Pierre Pluchon, « Le spectacle colonial », Histoire des Antilles et de la Guyane, op. cit., p. 206.

6 anom, dppc, notsdom 855, Me Grimperel, acte du 7 avril 1778.

7 On a le détail du prix des esclaves : 2 600 livres pour un homme, 2 500 livres pour une femme, 600 livres pour un enfant au dessus de trois ans, 300 livres pour un enfant « à la mamelle » ou au dessous de trois ans. Quant aux animaux, on peut remarquer qu’un mulet coûte 800 livres et une vache 200.

8 Le 7 août 1778, par-devant Me Grimperel, le chevalier d’Héricourt se contente de faire porter un rectificatif à l’achat. Un esclave, Antoine, malade lors de la vente, est en effet décédé peu après. Le chevalier d’Héricourt fait déduire son prix (2 600 livres) du coût total du mobilier, lequel se trouve ramené à 111 300 livres.

9 La correspondance de Bayon au comte de Noé, qui court de 1779 à 1787, est conservée en mains privées.

10 Outre la lettre de Bayon à Pantaléon II de Bréda du 28 avril 1778 qui évoque le retour du comte de Noé, une lettre de Bayon au comte, datée du 17 avril 1786, dit explicitement : « Vous recevrez le testament que vous avez fait ici en 1778. » Cependant, les minutes des notaires habituels (Doré, Grimperel et son associé Tach) ne contiennent aucune trace dudit testament, probablement rédigé sur papier libre.

11 Antoine-Alexis Mosneron de Launay rentre en France en 1784, pour raison de santé. Il est le frère cadet de Jean-Baptiste Mosneron (1738-1830), député de Loire-Atlantique à l’Assemblée Législative (octobre 1791-août 1792). Dès le début de la Révolution, tous deux ont été envoyés par les négociants de Nantes pour sensibiliser les députés de l’Assemblée Constituante à la défense des intérêts du grand négoce nantais. Pour les détails de cette entreprise de lobbying, voir Pierre Boulle, Race et esclavage dans la France de l’Ancien Régime, Paris, Perrin, 2007, p. 40-42.

12 AD des Pyrénées-Atlantiques, 16 J 184, lettre du 28 octobre 1781.

13 Marie-Laurence de Chabanon des Salines, marquise de Vézieu, épouse de Jean-Jacques Bacon de la Chevalerie, tenait cette habitation de famille.

14 anom, dppc, notsdom 524, Me Doré, acte du 24 décembre 1778.

15 Probable identité de personne, du fait que le chevalier d’Héricourt va accorder une rente au mulâtre François Bessière, ce qui entrainera une vive tension avec les cousins du chevalier (voir infra). Il n’était pas rare que les affranchis aient plusieurs surnoms.

16 Cette lettre du 26 octobre 1779 était accompagnée d’une copie du testament du chevalier d’Héricourt, copie malheureusement disparue.

17 M. Dupetithouars, capitaine aux Chasseurs Volontaires de Saint-Domingue qui s’illustrèrent au siège de Savannah durant la guerre d’Indépendance des États-Unis, confie la gestion de son habitation à Bayon de Libertat durant son absence. Relevé par Stewart King, Blue Coat or Powdered Wig…, op. cit., p. 245.

18 Dans une lettre au comte de Noé du 12 juin 1787, Bayon s’étend longuement sur une querelle de ménage survenue entre M. et Mme de La Chevalerie pour cause d’endettement. Pourtant, « vous avez entendu dire par des amis de Mme de la Chevalerie qu’il n’y avait pas d’habitation mieux gouvernée que la sienne » écrit-il. C’est une façon détournée de donner un coup de griffe à Charles de Lépinaist qui, à l’époque, administre l’habitation La Chevalerie à Limonade, depuis son départ des Manquets en 1778, et donc de rappeler au comte qu’il doit se méfier du jeune Tarbais.

19 Moreau de Saint-Méry, Description…, op. cit., II, p. 828-844.

20 Voir la présentation de ce personnage, chapitre 4.

21 Passé au Cap chez Me Grimperel, le 10 février 1785.

22 anom, dpppc, notsdom 866, Me Grimperel, acte du 10 février 1785.

23 Banica, en territoire espagnol.

24 Personne chargée d’administrer les biens et de veiller aux intérêts d’une autre personne absente.

25 AD du Gers, 3 E 14777, acte passé chez Me Ayliès, notaire à Montesquiou, le 16 septembre 1790.

26 Jacques de Cauna, Au temps des isles à sucre, op. cit. (voir le chapitre II).

27 La sécheresse de 1790 est effectivement sévère.

28 Inventaire issu d’archives privées.

29 Par exemple, pour l’habitation Juchereau Saint-Denis en 1785, on a les noms de pièces suivants : Place à nègres, Ajoupa, Mornet, Mokas, Source, Cases à nègres, Pont, Bananiers, Ravines, Acajous, Manioc, Bois Dureau, Citronnier, Roches, Aqueducs, Palmiste, Lagon, Fossé, Bambous, Oranger, Savane, Vuide, Rivière, Sables.

30 La correspondance de Bayon de Libertat au comte de Noé, postérieure à ce relevé de 1779, indique trois autres noms de pièces de cannes nouvellement créées, évoquant la famille : Marquis, Chevalier (lettre du 10 mars 1781) et Butler (lettre du 29 mai 1782).

31 Officiellement, les Français établis aux îles devaient être de confession catholique, comme en métropole. Mais entre la théorie et la réalité, il y a de la marge. On y trouve donc des protestants ou des juifs (familles de marranes, issues de la « nation portugaise » établie à Bordeaux) comme les Mendès France ou les Gradis. Voir Pierre Pluchon, Nègres et juifs…, op. cit.

32 Selon le vicomte Jean-Pantaléon de Butler (lettre au comte de Polastron du 8 octobre 1788, AD de Loire-Atlantique, E 691).

33 Jacques de Cauna, Au temps des isles à sucre, op. cit., p. 258.

34 anom, fm, E 322, dossier Noé.

35 anom, fm, E 322, dossier Noé.

36 Gabriel Debien, Les esclaves aux Antilles françaises, op. cit., p. 171-218.

37 En provenance de Saint-Pierre-et-Miquelon notamment.

38 Gabriel Debien, Les esclaves aux Antilles françaises, op. cit., p. 327.

39 Nom d’origine gasconne.

40 Voir à ce sujet Pierre Pluchon, Sorciers, vaudou, empoisonneurs …, op. cit.

41 Jacques de Cauna, Au temps des îles à sucre, op. cit., p. 129-130.

42 Gabriel Debien, Les esclaves aux Antilles françaises, op. cit., p. 384.

43 Si les esclaves sont très peu vêtus, les gravures d’époque montrent les libres de couleur très correctement habillés et rivalisant d’élégance, dans un système de représentations où la nudité est signe d’esclavage. A contrario, en 1779, la promulgation d’un règlement discriminatoire visant ces libres de couleur leur interdit de copier le vêtement, la coiffure, le style et les manières des Blancs. Ce règlement est peu suivi d’effet.

44 Gabriel Debien, Les esclaves aux Antilles françaises, op. cit., p. 228.

45 Montagnes, rivière (et nom d’une habitation) de la paroisse de l’Arcahaye (Ouest).

46 Gabriel Debien, op. cit.

47 La correspondance de Langlois de Laheuse adressée au comte de Noé se trouve actuellement en mains privées, comme celles du vicomte de Butler et de Duménil citées plus loin.

48 Sur l’évolution de la politique nataliste dans les colonies françaises, voir Arlette Gautier, Les sœurs de Solitude, Paris, Éditions caribéennes, 1985.

49 Il en coûtait 25 sols 6 deniers par jour, soit 465 livres par an, pour l’entretien d’un esclave adulte bûcheron aux ateliers du roi en 1789 et 1790, selon Gabriel Debien, Les Esclaves…, op. cit., p. 213. D’un point de vue strictement comptable, il revenait donc moins cher d’acheter un adulte immédiatement apte au travail que d’attendre qu’un enfant grandisse. Reste tout le problème de l’adaptation au terrain et du conditionnement psychologique… Voir Stewart King, Blue Coat and Powdered Wig…, op. cit., p. 106 sq.

50 Il est rarissime qu’un esclave ait un patronyme en plus de son prénom. Sans doute a-t-il été acheté au négociant Stanislas Foache, et a été ainsi nommé pour le distinguer d’un autre esclave nommé Michel.

51 anom, fm, E 322, dossier Noé.

52 Yvan Debbasch, « Le marronnage. Essai sur la désertion de l’esclave antillais », L’Année sociologique, 1961, p. 31-32 sq.

53 La milice est alors un moyen d’ascension sociale pour les libres de couleur. Voir Stewart King, Blue Coat or Powdered Wig…, op. cit.

54 Yvan Debbasch, Le marronnage…, op. cit., p. 139-140.

55 Éléments que m’a directement transmis David Geggus. Il faut aussi rappeler qu’à Bréda du Haut-du-Cap, en 1773, une vingtaine d’esclaves ont fui le climat instauré par le gérant Détribal, par peur de ses brutalités.

56 Jacques de Cauna, L’Eldorado…, op. cit., p. 220.

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Légende Saladier aux esclaves (faïence de Nevers) photo Musée du Nouveau Monde, La Rochelle
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