Conclusion
p. 245-249
Texte intégral
1Les Français israélites ont adopté, mis en forme et en musique, un modèle original en harmonie avec l’histoire politique française et leur pratique de la spiritualité juive916. Cette symbiose franco-juive naît dans la première moitié du xixe siècle, grandit dans la seconde et s’épanouit dans les années qui encadrent la Première Guerre mondiale. Modèle dominant et officiel des institutions et de l’immense majorité du petit groupe des Français israélites, il est cependant plus souple qu’il n’y paraît.
2Certes, quelques conditions demeurent intangibles. L’amour de la patrie et les devoirs qui y sont liés – la reconnaissance envers le pays émancipateur, sa défense, le respect de la laïcité, soit la séparation du religieux et du politique, l’apprentissage de la culture française – relèvent du domaine du sacré au moins autant, sinon plus, que le strict respect de la religion juive.
3Mais au-delà, que de libertés dans les manifestations et les modalités de la judéité ! Les Français israélites « bricolent » à l’infini leurs pratiques religieuses, s’inscrivent ou non au Consistoire, cultivent leurs origines juives et régionales, écrivent une littérature qu’ils osent nommer française et juive, s’ouvrent ou non au pro-sionisme et, parfois, se contentent de rester juifs par simple fidélité à une longue lignée d’ancêtres. L’endogamie largement pratiquée jusqu’au milieu du xxe siècle favorise, il est vrai, la vivacité du sentiment d’appartenance. Mais on sait aussi se marier « à l’extérieur » en demeurant juif. Si ces unions sont en général accueillies sans enthousiasme, et parfois avec chagrin, elles sont rarement suivies du reniement. Le temps où la famille prenait le deuil après un mariage mixte n’est plus. La conversion est rare, et répond plus à une quête spirituelle qu’à une recherche de normalité sociale. En revanche, elle est le plus souvent très mal acceptée, y compris par ceux qui sont les plus éloignés du judaïsme.
4Les Français israélites ne sont pas – comme on a parfois voulu les présenter –, des « juifs honteux », mais simplement des juifs discrets. Persuadés que la France est à la fois leur patrie et celle de tous les juifs, ainsi que le laïque René Cassin ou le rabbin Kaplan se plaisent à le rappeler, ils habitent avec bonheur leur franco-judaïsme, modèle le plus abouti qui montrerait la voie aux judaïsmes d’Europe centrale et orientale. Et cultivent un léger sentiment de supériorité…
5La réussite de ce modèle souligne la force intégratrice/assimilatrice de la société française et de l’union patriotique réalisée sur les fondements de la culture républicaine. La Première Guerre mondiale confirme tout à la fois cette union patriotique et signe les débuts de son déclin. Car aussi heureuse soit-elle, la symbiose franco-juive se heurte aux difficultés, aux divisions, aux angoisses et aux brumes des années trente.
6Les Français israélites subissent les mêmes tiraillements que leurs compatriotes : entre appels désespérés à l’union et inévitables divisions, entre pacifisme, patriotisme et antifascisme. Désignés à la vindicte par une partie de la population, soumis à un degré de suspicion élevé, ils sont transportés au cœur même de la tourmente. Ils ont jaugé les événements en citoyens français, puis en juifs, en Français-israélites qu’ils sont demeurés, sans remettre en cause le modèle franco-juif. Les prises de positions, les attitudes, les comportements, divers, parfois opposés, sont toujours réfléchis en fonction de ce qu’ils pensaient être les intérêts supérieurs du pays. Si certains ralliements apparaissent pour le moins étranges, « contre-nature » même, ils sont révélateurs de la crise telle qu’elle fut vécue, et non envisagée à l’aune terrible des années quarante. Faut-il rappeler que les Français des années trente ne connaissent pas la suite inimaginable de l’histoire. L’historien Pierre Vidal-Naquet le souligne avec force : « Pour comprendre le réel historique, il faut parfois ne pas connaître la fin917 ».
7Oui, les Croix de Feu sont reçus, au nom d’une union sacrée devenue vertigineuse, dans la grande synagogue de la rue de la Victoire. Des Français israélites de gauche, anciens dreyfusards, anciens combattants, antinazis de la première heure, comme Jules Isaac, croient un temps que le dialogue doit être préservé avec des historiens allemands, même désignés par Gœbbels. D’autres sont, dans cette atmosphère inquiète de repli sur soi que vit la France, tentés par la xénophobie et imaginent, comme le grand rabbin de Paris Julien Weill, un pays envahi par les étrangers. Ou applaudissent sans retenue aux accords de Munich parce que, comme Yvonne B., ils croient la paix préservée. La liste de ces incohérences, aujourd’hui évidentes, pourrait se poursuivre car les esprits clairvoyants sont, en ces temps brouillés, exceptionnels. Pour un René Cassin qui prend très tôt son bâton de pèlerin afin de prévenir les périls, un Raymond Aron, accablé par le « soupçon », choisit de se taire dès 1934.
8Pourtant les attitudes et les comportements ne se réduisent pas si simplement. Souvent très bien informés des événements d’outre-Rhin par la presse et par des réseaux personnels, les Français israélites sont particulièrement sensibles aux événements internationaux. Une périodisation plus fine, grâce au suivi des itinéraires, a souligné les évolutions du pacifisme entre 1934 et 1939. Aux incertitudes de Jules Isaac s’oppose la détermination de Cécile Brunschvicg qui, à partir de 1937, se prépare à la guerre, le refus absolu de Munich du soldat Lazarus ou de la jeune Nicole F. Et le même rabbin Kaplan qui, jusqu’en 1936, reçoit les Croix de Feu, s’affronte au rabbin Weill, suppliant en novembre 1938 « les nations civilisées […] d’ouvrir leurs frontières918 » aux réfugiés juifs. Ces mêmes Français israélites, y compris les organismes officiels, « irrités » par la présence des juifs étrangers, s’appliquent à les accueillir matériellement et moralement, faisant preuve d’une réelle solidarité. À nouveau, la liste pourrait être longue…
9Pour tout cela, les Français israélites et leurs récits de vie se sont révélés un « lieu » de recherche fécond sur les mécanismes de cette crise et les contradictions insolubles de ses paramètres.
10Les insupportables réalités de la guerre, les lois antisémites, les persécutions, les arrestations, ou même la connaissance de l’extermination des juifs d’Europe, ne brisent pas net le modèle franco-juif, ses systèmes de représentations et ses modes de références profondément ancrés.
11Pendant la guerre, les Français israélites s’adaptent au jour le jour à des conditions de plus en plus extrêmes et dangereuses, préférant l’illégalité, la semi-clandestinité, la clandestinité totale quand tout autre possibilité devient intenable. Certains entrent en Résistance, parfois en Résistance juive. Une fois encore, les récits de vie ont permis une périodisation plus fine et la mise à jour, au-delà de la législation générale, de la force des paramètres personnels, parfois des hasards dans les choix et les modalités de survie de chacun.
12Dans l’immédiat après-guerre, le franco-judaïsme, s’il n’est pas fondamentalement remis en cause, se « rénove » à la fois dans le prolongement des années vingt et trente et sous le choc de l’histoire récente. Les ambiguïtés avec les juifs étrangers sont levées. N’ont-ils pas tous été juifs pendant la guerre ? La moindre marque d’antisémitisme est devenue pour tous les Français israélites insupportable, au sens premier du mot car dorénavant, « elle mène à Auschwitz919 ». Jules Isaac en fait son « ultime combat920 ». Les institutions du judaïsme français, soutenues par des organisations laïques et de gauche, finissent par croiser le fer avec la hiérarchie catholique pour que les enfants Finaly soient rendus à une famille qui vit en Israël. Et d’ailleurs, le jeune État hébreu entre lentement dans les consciences et rencontre plus de sympathie et de compréhension, même s’il demeure relativement lointain. Certains souhaitent, au moins un temps, repousser leur judéité, ou même en sortir. D’autres, comme Jacques Lazarus, s’engagent auprès du peuple juif qui n’est plus nécessairement en opposition avec la notion de peuple français.
13Car tout de même, si encore et toujours « le Français prime sur le juif921 », les Français israélites ont vu leur intimité déchirée, ont été déclarés « parias922 », sont devenus des juifs comme les autres. Qu’ils s’appliquent dans les années qui suivent la guerre à reprendre le fil de leur vie interrompue, à mettre « Vichy entre parenthèses », qu’ils cherchent à oublier ou à se souvenir, les blessures, les fêlures, les évolutions, parfois les changements brusques sont inévitables. Pour tous, exprimé ou non, le désenchantement est là, pour dire le moins.
14Ils vivent donc leur désenchantement, pansent leurs blessures et cultivent le souvenir de leurs martyrs, selon une longue habitude, dans la discrétion et non dans la revendication. Bien souvent, la génération suivante a confondu discrétion et silence – ce qui ne fut pas le cas – et l’a assimilé à de la honte, presque à une lâcheté. À partir des années soixante, l’extermination des juifs d’Europe, comme un traumatisme qui refait surface, est de plus en plus fortement mise en avant. Une nouvelle génération la porte avec une vigueur toujours renouvelée sur la place publique, et parfois jusque dans le débat politique.
15Est-ce à dire que l’israélitisme est définitivement défunt ? Il n’est plus aujourd’hui le modèle dominant porté par la plupart des institutions du judaïsme français. Pourtant, reconstruit, remodelé par l’histoire, enrichi par les nouveautés de l’après-guerre, ne s’entend-il pas encore au travers de quelques paroles, de quelques écrits ? Au travers des controverses, parfois très polémiques, qui ébranlent et divisent les juifs de France ? Quels sont aujourd’hui les échos des voix d’un René Cassin, d’une Cécile Brunschvicg ou d’un André W., d’une Nicole F. ? Certains fils et petits-fils de ces « Polaks » arrivés entre les deux guerres ne seraient-ils pas les héritiers de ceux que leurs grands-parents irritaient tant ? De même que certains fils et petits-fils de ceux qui, d’Algérie, étaient partis défendre leur patrie dans les tranchées de 1914-1918 ?
16Existe-t-il de « nouveaux Français israélites » qui se collètent avec les nouvelles difficultés d’être Français et juif en ce début de xxie siècle ? Mais nous sortons là de l’histoire pour entrer dans la cour voisine de la sociologie.
Notes de bas de page
916 En Europe, le modèle israélite français demeure une référence essentielle, parce qu’il a perduré sur un temps relativement long et que la France est le pays de l’émancipation. Il n’est cependant pas unique. D’autres symbioses israélites ont existé, chacune avec les nuances propres à la culture et à la société de son pays : en Allemagne bien sûr, en Belgique, en Angleterre ou en Hongrie. Voir à ce sujet, P. Cabanel et C. Bordes-Benayoun dir., Un modèle d’intégration. Juifs et israélites en France et en Europe. xixe-xxe siècles, Paris, Berg international, 2004. Une perspective comparatiste serait d’ailleurs, après ce travail, une piste intéressante.
917 P. Vidal- Naquet, « les Juifs de France et l’assimilation », préface de l’ouvrage, M. Marrus, Les Juifs de France à l’époque de l’affaire Dreyfus, in Les Juifs, la mémoire et le présent, Paris, La Découverte, p. 88. Les italiques, sont, bien sûr, de P. Vidal-Naquet.
918 J. Kaplan, « L’incendie des synagogues », allocution citée, in Les temps d’épreuves, op. cit., p. 72.
919 J. Isaac, « Comment on écrit l’Histoire (Sainte) », art. cité.
920 Bib. Méjanes, fonds A. Lunel, Carton A. Lunel et J. Isaac, J. Isaac, Survol en guise d’introduction, op. cit., p. 9.
921 Évidences, no 16, janvier 1951, A. Lunel, art. cité.
922 En allusion à H. Arendt, La tradition cachée : le Juif comme paria, Paris, Bourgois, 1987. Recueil de textes publiés entre 1962 et 1963.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Bestiaire chrétien
L’imagerie animale des auteurs du Haut Moyen Âge (Ve-XIe siècles)
Jacques Voisenet
1994
La Gascogne toulousaine aux XIIe-XIIIe siècles
Une dynamique sociale et spatiale
Mireille Mousnier
1997
Que reste-t-il de l’éducation classique ?
Relire « le Marrou ». Histoire de l’éducation dans l’Antiquité
Jean-Marie Pailler et Pascal Payen (dir.)
2004
À la conquête des étangs
L’aménagement de l’espace en Languedoc méditerranéen (xiie - xve siècle)
Jean-Loup Abbé
2006
L’Espagne contemporaine et la question juive
Les fils renoués de la mémoire et de l’histoire
Danielle Rozenberg
2006
Une école sans Dieu ?
1880-1895. L'invention d'une morale laïque sous la IIIe République
Pierre Ognier
2008