1Dans les années trente, les Français israélites ont déjà l’expérience de crises dans lesquelles ils sont pris à partie, la plus importante étant bien sûr l’affaire Dreyfus. Ils ont des références et même des habitudes : séparer domaine confessionnel – privé – et domaine politique – public ; recourir à un héritage républicain désormais bien ancré et à un patriotisme sourcilleux. L’éventail de plus en plus large des opinions politiques indique la maturité politique de la minorité juive qui semble, jusque dans les années vingt, évoluer d’une façon parallèle au protestantisme français274. Ils demeurent cependant discrètement vigilants aux manifestations d’antisémitisme, et particulièrement sensibles et attentifs au maintien de l’union nationale, chèrement gagnée dans les tranchées.

2Durant ces mêmes années, plusieurs événements, qui sont aussi des moments particuliers de l’histoire des juifs, cristallisent les angoisses et divisions des Français. Des scandales politico-financiers éclaboussent la République, renforçant l’antiparlementarisme. La crise politique qui mène aux émeutes du 6 février 1934 trouve une réponse particulière en France avec l’avènement du Front populaire, temps de grandes espérances et de « grandes peurs ». C’est aussi la première fois que, dans des conditions difficiles et dans un contexte de fort regain d’antisémitisme, un Français israélite préside aux destinées du pays.

3Les événements internationaux, intimement imbriqués aux questions de politique intérieure, ajoutent à la confusion. L’arrivée au pouvoir des Nazis a focalisé l’attention sur les juifs en Europe, et en France même. Les agressions du régime hitlérien sont, dans un pays traumatisé par la Première Guerre mondiale, particulièrement déstabilisantes. L’année 1938, qui voit la multiplication des coups de force et le développement de la violence antisémite, mêle histoire nationale, internationale et histoire des juifs.

4Ces années sont un temps de recompositions – parfois inattendues – tant en politique extérieure qu’en politique intérieure. Les distinctions entre la droite et la gauche ne sont plus aussi claires. Le pacifisme brouille les idéologies, et les repères et les Français israélites ne sont pas toujours insensibles à ces étranges regroupements, à ces associations qui paraissent, avec le recul, pour le moins paradoxales275. La peur de la guerre et la vision d’une France affaiblie se conjuguent avec la montée virulente de la xénophobie et de l’antisémitisme, à la fois conséquences et manifestations de la crise.

5Dans ce contexte, comment les Français israélites, Français avant tout et juifs tout de même, peuvent-ils prendre position dans le domaine politique ? Peuvent-ils encore s’exprimer sans être accusés de privilégier les intérêts des juifs ? Ou de renier ce qu’ils sont ? L’étude de ces événements aide à mieux cerner non seulement l’histoire des Français israélites, mais aussi les contours multiformes de la crise elle-même.

DU 6 FEVRIER 1934 AU FRONT POPULAIRE : DIVISIONS ET APPELS A L’UNION

6C’est en fonction de ces héritages qui concilient amour, respect de la République et vigilance, ainsi qu’en fonction de leurs représentations du futur du pays, que les Français israélites abordent, vivent et comprennent la crise des années trente. Cette crise est étudiée dans sa dimension politique au travers de deux moments prégnants : le 6 février 1934 et le Front populaire.

Le 6 février 1934 : pour l’union de tous les Français autour de la Patrie

7L’émeute du 6 février est la conséquence d’une série de scandales politico-financiers, plus précisément de « l’affaire Stavisky », et d’une crise de confiance généralisée envers le monde politique, combinée avec une forte montée d’antiparlementarisme276. Les origines d’Alexandre Stavisky, juif ukrainien naturalisé français, furent l’occasion d’un déchaînement d’antisémitisme et de xénophobie. Beaucoup pensent que la République est en danger, que la France est à la veille d’une guerre civile. Cette crainte entraîne le rassemblement des partis de gauche qui forment le Front populaire. Les exhortations à l’union nationale, au retour à l’Union sacrée des temps de guerre, se multiplient. René Cassin, Cécile Brunschvicg, Jacob Kaplan, et bien d’autres, y joignent leurs voix quoique de façon très différente. C’est au nom de cette même union sacrée que le Consistoire noue, au moins jusqu’en 1936, des liens presque cordiaux avec les Croix de Feu. Ces relations pour le moins troubles soulignent la crise des repères qui sévit pendant ces années.

La République menacée : « Allons-nous vers la guerre civile277 ?»

8La période qui précède le Front populaire est souvent représentée comme un temps de crise, d’émeutes successives et de décadence. L’affaire Stavisky serait seulement « une étincelle [qui] avait suffi à mettre le feu à un cocktail détonnant278 ». Robert Debré dresse un tableau noir et déprimé de ces années.

« À partir des années trente, tous les Français perçurent que la France était malade. Les problèmes politiques et économiques ne paraissaient jamais résolus. La France vit sous un régime d’assemblée et le Parlement ne prend jamais aucune décision. Les majorités changent, les plans se succèdent ; aucun n’est exécuté. La classe ouvrière souffre de conditions de travail pénibles et d’un niveau de vie très bas. La bourgeoisie est divisée et troublée, les gouvernements sont sans durée et sans force.
[…] Les partis semblent ne plus se livrer qu’à des combinaisons et des calculs. Les passions partisanes l’emportent et les hauts fonctionnaires qui ont gardé le sens de l’État se découragent. Des scandales financiers et politiques donnent une impression affreuse d’intrigues et de corruption. Les gouvernements remplacent l’action par des proclamations, des discours, des rodomontades qui sont bien loin d’atténuer le malaise. La presse à sensation poursuit des campagnes calomnieuses et empoisonne l’opinion. J’ai l’impression que la III^e République, dont j’ai connu la grandeur, est en pleine décadence. Le régime ne montre que faiblesse et incapacité de gouverner. L’antiparlementarisme se développe et on ne se sent plus le courage de défendre des assemblées et des gouvernements qui n’inspirent point confiance. On crée des ligues ; des organisations secrètes et subversives se multiplient. Elles provoquent des attentats, des explosions. On rassemble des jeunes gens, on les arme. Des émeutes engendrent des batailles avec la police et même avec l’armée. Celle-ci tire le 6 février 1934 ; des morts et des blessés jonchent le sol de la place de la Concorde. Allons-nous vers la guerre civile279 ?»

9Guy de Rothschild ne distingue pas fondamentalement la journée du 6 février des contre-manifestations organisées « dans les jours qui suivirent [où] le relais fut pris par les anarchistes et les communistes qui organisèrent à leur tour des contre-manifestations gigantesques, [et où] la loi et l’ordre semblaient avoir déserté la capitale280 ». Les points de vue diffèrent mais reste la description du marasme français. Les plus jeunes ont des souvenirs moins précis, mais néanmoins très présents, de l’affaire Stavisky et du 6 février 1934. Henri Becker, élève de sixième, fait le coup de poing contre ceux qui soutiennent les Croix de Feu et les ligueurs au lycée. Preuve d’une sensibilisation familiale et d’une certaine précocité ! Pour quelques-uns, minoritaires, c’est le régime lui-même qui doit être remis en cause ; ceux-là se tournent vers l’antiparlementarisme et parfois la droite extrême.

10Mais pour tous, le diagnostic est le même : face à la crise, l’union est une nécessité absolue. Mais de quelle union s’agit-il exactement ? Deux textes – l’un de Cécile Brunschvicg, l’autre du rabbin Jacob Kaplan – et la création d’une association d’anciens combattants français israélites de tendance xénophobe illustrent la confusion de cette période.

Appels à l’union : de la pédagogie à l’incantation

11Juste après le 6 février, René Cassin entreprend une série de conférences pour dénoncer la droite extrême, dont il craint qu’elle ne gagne l’UF, le mouvement ancien combattant dont il est l’un des dirigeants. Il convoque bien sûr le souvenir de la Première Guerre mondiale pour appeler les Français à l’union autour de la République menacée. Il est cependant l’un des seuls à se fonder sur une analyse fouillée de la situation nationale et internationale qu’il connaît bien par son poste à la SDN. Car si les appels à l’union sont un leitmotiv de cette période, bien souvent les « périls » ne sont pas clairement explicités, encore moins les solutions pour y faire face.

12Depuis le début de l’année 1934, Cécile Brunschvicg, dans La Française, dénonce les querelles internes de ses compatriotes. Redoutant les mouvements autoritaires, elle s’est ralliée dès janvier 1934 à l’appel de Wladimir d’Ormesson en faveur du regroupement de toutes les « forces spirituelles françaises281. » Tout en accusant la corruption qui règne dans les milieux politiques, elle souligne que celle-ci ne touche qu’une petite minorité d’élus. Dans le numéro de La Française qui paraît le 10 février 1934, elle consacre son éditorial aux récentes émeutes et souligne l’horreur d’une guerre qui « est la pire de toutes, la guerre civile, celle où des Français qui sont des frères ont été appelés à s’entre-tuer282 ». Bien que favorable aux forces de l’ordre qui défendaient la République, elle garde un ton très mesuré envers les émeutiers. Refusant d’envenimer les haines, elle tient avant tout un discours d’apaisement, de réconciliation et son article évite soigneusement tout ce qui pourrait paraître par trop polémique, son « journal devant rester en dehors de la mêlée politique283 ». Mais Cécile Brunschvicg ne va pas jusqu’à penser que tout est égal. La République doit être défendue, les Français doivent se regrouper autour d’elle et ceux qui s’y emploient doivent être soutenus contre les fauteurs de troubles. Et ceux-ci ne sont pas les organisateurs des contre-manifestations, mais bien ceux qui ont entraîné les émeutiers du 6 février. Il y a là, même avec les années d’écart, une nuance de taille avec la description de Guy de Rothschild.

13Quelques semaines plus tard, le 17 mars 1934, le rabbin Kaplan prononce un discours tout empreint de ces « heures troubles et incertaines » devant la Section féminine des Croix de Feu de Paris. Il invite lui aussi toutes les « familles spirituelles et les diverses classes sociales du pays284 » à l’union pour la sauvegarde de la nation et condamne « la corruption », contre laquelle les plus sûr moyens de lutte sont « l’honnêteté dans les mœurs ; […] l’honnêteté dans les affaires » et « la rigueur morale » dans un pays qui représente toujours « la vivante incarnation du droit285 ». Enfin, il rappelle que « l’esprit “ancien combattant” […] n’a rien de guerrier, rien de belliqueux, mais […] reste fidèle à son idéal : à une France grande, belle, forte, rayonnante de dignité et de pureté286 ». Son discours s’adressant à une section féminine, il souligne aussi le rôle des « femmes françaises […] dans la famille et par la famille287 ». Il ne va pas cependant jusqu’à demander qu’elles aient le droit de vote pour mieux redresser le pays !

14En ces temps où les luttes politiques se font plus âpres, Cécile Brunschvicg et Jacob Kaplan devraient s’opposer sur de nombreux points. Elle est laïque, non-croyante et radicale ; il est rabbin et ses options politiques demeurent trop discrètes pour qu’un historien puisse s’avancer dans ce domaine. Leur public aussi s’oppose. Tous deux s’adressent à public féminin, a priori non-juif, mais certes différent : les lectrices de La Française sont féministes, ce qui n’est sûrement pas le cas des auditrices de la Section féminine des Croix de Feu. Or, si l’on excepte les références religieuses, le discours de Jacob Kaplan n’est finalement pas si éloigné de l’éditorial de Cécile Brunschvicg. Même appel à l’union, à une renaissance morale du pays et à la lutte contre la corruption, même sentiment d’une crise à la fois politique et morale, même diagnostic de décadence du pays. Bien sûr, Cécile Brunschvicg fait d’abord confiance au régime républicain et parlementaire pour résoudre la crise politique, alors que nombre des Croix de Feu aspirent à un régime autoritaire. Mais Jacob Kaplan est lui aussi légaliste et républicain. Il le prouvera par la suite.

15Ces appels incantatoires, sans cesse réitérés, presque ressassés, sont des discours essentiellement rhétoriques. Ils traduisent la profonde impression de crise de la nation, et le désarroi quant aux moyens pour y faire face. Les Français israélites, particulièrement attachés à l’Union sacrée, redoutent peut-être plus que les autres les ferments de désunion, mais ils ne savent pas mieux comment les résoudre. Leur désarroi les pousse parfois vers la droite extrême des Croix de Feu.

Le Consistoire, les Croix de Feu et l’UPFI

16La droite extrême est antirépublicaine, xénophobe, souvent antisémite, mais elle ne s’éloigne jamais, au moins dans le discours, de l’attachement à la patrie. Le nationalisme est son credo. Elle devient d’autant plus acceptable que les ligues font du souvenir de l’Union sacrée et de la fraternité des tranchées un modèle de politique en temps de paix.

17Situés très à droite de l’échiquier politique, xénophobes et germanophobes, les Croix de Feu, au départ seulement mouvement d’anciens combattants, se transforment en 1932 en ligue. Ils préconisent une stricte application du traité de Versailles pour la sécurité d’une France qu’ils veulent forte, dénoncent les scandales politiques et sont favorables à un régime autoritaire. Ils prônent aussi le maintien de valeurs traditionnelles et notamment celles de la religion et de la cellule familiale. Leur antisémitisme reste une question discutée aujourd’hui288. Si leur chef, le colonel La Rocque, ne fut pas lui-même explicitement antisémite, son organisation a véhiculé, en Algérie surtout et même en métropole, des propos franchement antisémites qu’il a laissé s’exprimer. Certains Français israélites, persuadés que ces propos sont dictés par la présence de juifs étrangers, se reconnaissent dans ces valeurs à la fois conservatrices et patriotiques, considérées comme le rempart contre le communisme, et adhèrent à ce mouvement. Certains occupent même des postes de responsabilité. Les sections féminines des Croix de Feu peuvent attirer une bourgeoisie de droite mais au fond républicaine, qui y voit surtout une association patriotique et caritative. Les relations entre ce mouvement et le Consistoire sont au minimum « polies ». On l’a vu, Jacob Kaplan se rend à l’invitation de la section féminine de Paris et les Croix de Feu sont accueillis, au nom de l’Union sacrée, à la synagogue de la rue de la Victoire depuis 1932 par le même rabbin Kaplan. En 1934, la situation politique explosive, conjuguée à une maladresse du rabbin qui laisse supposer – à tort – qu’il est lui-même Croix de Feu, déclenche une vive polémique parmi les juifs de France. À peine cinq semaines après les événements du 6 février, il déclare lors de sa visite à la section féminine – celle-là même où il appelait de ses vœux l’union de tous les Français :

« Il n’est personne d’entre eux, d’entre nous, devrais-je dire – car tout en n’ayant pas l’honneur d’être inscrit à votre groupement, je ne puis m’empêcher de me considérer comme l’un des vôtres – qui ne se voie aujourd’hui en présence d’un grand devoir national à accomplir en vue d’assurer le redressement moral du pays289.»

18Jacob Kaplan s’est, par la suite, plusieurs fois expliqué, affirmant qu’il a voulu souligner la fraternité de tous les anciens combattants290. On peut supposer qu’il se sentait alors proche de nombreuses valeurs défendues par les Croix de Feu : la défense de la patrie et de la religion, le souvenir de l’Union sacrée et de la fraternité des tranchées. La « petite phrase » du rabbin déclenche une vague de protestations, y compris parmi les adhérents du Consistoire291. Quelques-uns, rares, envoient même leur démission. Car à l’aune des événements du 6 février, les cérémonies des Croix de Feu à la Victoire ne semblent plus de simples réunions d’anciens combattants, mais apparaissent comme la preuve du soutien du Consistoire à une organisation antirépublicaine à la réputation fasciste, dans un moment où la République a plus que jamais besoin d’union et de soutien.

19Quelques mois plus tard, en juin, une poignée de Croix de Feu israélites, sous la direction de l’avocat Edmond Bloch, proche de Xavier Vallat292, fondent une l’Union Patriotique des Français israélites (UPFI), association d’anciens combattants qui, xénophobe, refuse l’adhésion de membres étrangers. L’UPFI293 souhaite démontrer que les Français juifs sont avant tout attachés à l’union nationale et se démarquer de leurs coreligionnaires étrangers. Ils pensent ainsi lutter contre… l’antisémitisme. Cette organisation demeure confidentielle et éphémère ; en déclin dès 1936, elle disparaît en 1938. Cela explique qu’aucun de nos témoins n’en ait gardé le souvenir. Elle entretient de bonnes relations avec le Consistoire et l’ACIP au moins jusqu’à la fin de l’année 1935, où ces institutions commencent à prendre leurs distances avec la droite extrême. Son existence même souligne les divisions au sein de la communauté juive et la force des clivages politiques de cette période. Alors que la Ligue internationale contre l’antisémitisme (LICA294) et les associations d’anciens combattants engagés volontaires juifs se rapprochent de plus en plus de la SFIO, et considèrent que la solution de l’antisémitisme se trouve dans le camp progressiste et dans la lutte contre les fascismes, d’autres voient au contraire la solution dans la lutte contre le bolchevisme et l’immigration, y compris de leurs coreligionnaires.

Le Front populaire : du soutien à l’opposition nuancée

20Deux ans plus tard, le Front populaire l’emporte. Il cristallise les haines, les peurs, les espoirs, et demeure aujourd’hui encore un moment saillant tout à la fois dans l’histoire de l’entre-deux-guerres, dans la mémoire française et un événement particulièrement symbolique pour les juifs de France, avec la figure de Léon Blum295. Le 6 février avait entraîné un mouvement de soutien à une République qu’on pensait menacée et le rapprochement avec les partis qui, à gauche, semblaient le mieux à même de la défendre, d’où le suffrage en faveur du Front populaire de la grande majorité de nos témoins. Mais certaines adhésions, mues essentiellement par la crainte d’un fascisme à la française, ne résistent pas aux déchirures internes. D’autres, minoritaires, considérant que le bolchevisme est le plus grand danger pour la France, ont rejoint dès 1934 les rangs de l’opposition la plus déterminée au Front populaire.

Soutiens fervents et approbations critiques

21Darius Milhaud, Cécile Brunschvicg, René Cassin, Jules Isaac, la famille Becker et Robert Debré se rallient pleinement au Front populaire. Certains d’entre eux y jouent même un rôle actif.

22À la demande du gouvernement, Darius Milhaud, accompagné de plusieurs musiciens, compose une partie de l’œuvre Quatorze Juillet sur un texte de Romain Rolland. Cette manifestation devait être « un symbole patriotique et politique296 ». Ce morceau devient plus tard Introduction et Marche funèbre. En 1937, toujours sur commande du gouvernement, il participe à la création d’un second spectacle qui a pour thème « la liberté ».

23Cécile Brunschvicg est l’une des trois premières femmes à entrer dans un gouvernement français297. En 1924 avec cinq autres dirigeantes de l’UFSF298, elle avait adhéré au parti radical. Du 4 juin 1936 au 22 juin 1937299, elle exerce les fonctions de sous-secrétaire d’État auprès du ministre de l’Éducation nationale Jean Zay. Pendant son ministère, elle s’intéresse particulièrement à l’intégration en milieu scolaire de l’enfance handicapée, sujet sur lequel elle travaille en étroite collaboration avec Suzanne Lacore, et amorce la réforme des maisons de correction avec la création des Maisons d’éducation surveillée. Mais, faute de temps, aucune de ces deux réformes n’aboutit véritablement. Sa plus grande réalisation est la création de 1700 cantines scolaires. Par ailleurs, elle représente officiellement le gouvernement français au Conseil international des femmes à Dubrovnik en août 1936, puis en Suisse en septembre 1936 et, enfin, en Italie en janvier 1937. Pendant cette période, elle n’écrit presque plus dans La Française, très sûrement pour préserver l’apolitisme du journal. Son journal s’est bien sûr félicité de la présence de trois femmes au gouvernement300 et suit très régulièrement les actions de sa rédactrice. Après son départ du ministère, Cécile Brunschvicg continue à intervenir auprès des parlementaires et contribue notamment à faire voter la loi du 12 février 1938, qui supprime l’incapacité civile de la femme mariée. Bien que les femmes n’aient pas obtenu le droit de vote, Cécile Brunschvicg maintient son soutien au Front populaire301.

24Depuis les années vingt, René Cassin, proche du parti radical sans y adhérer, s’est présenté sous son étiquette aux élections législatives à Albertville en juillet, puis aux cantonales fin 1928 à Antibes-Valauris et à nouveau à Albertville en 1932. Battu à ces trois élections, il ne brigue plus dès lors aucun mandat électoral. Lui qui, depuis 1934, appelle de ses vœux une union contre la droite extrême, soutient tout naturellement le Front populaire dès sa formation. Dans les Cahiers de l’UF, il dresse en janvier 1937 un bilan très positif de l’année écoulée302, saluant les lois sociales, l’évolution positive des retraites et des pensions des anciens combattants, et félicitant le gouvernement pour sa stabilité.

25Grâce à Jean Zay, la carrière de Jules Isaac prend en 1936 un nouvel essor. Entre 1923 et 1931, il s’est consacré à la rédaction et à l’organisation de manuels scolaires – les célèbres « Malet et Isaac » – puis, en 1931, a repris ses travaux sur les origines de la Première Guerre mondiale, écrit une série d’articles303 et publié en 1935 Paradoxe304. Parallèlement, il mène une étude comparée de l’enseignement de la Première Guerre mondiale en Allemagne et en France et dirige des rencontres entre professeurs d’histoire des deux pays. Il semble qu’en 1936, il songe à prendre une retraite anticipée – il a alors cinquante-neuf ans – lorsqu’il est nommé inspecteur général.

« Nomination qui eût été impensable en temps normal : non que mes titres fussent insuffisants, c’est ma cote qui l’était. Il fallait un ministère Jean Zay pour passer outre305.»

26La famille Becker manifeste aussi son enthousiasme pour le Front populaire. André Becker, alors radical sans être militant, a voté pour. Sa femme Georgette est peut-être, à cette époque, plus proche des socialistes. Henri Becker se souvient qu’en vacances à Cayeux-sur-mer, les enfants avaient participé à une fête organisée par la colonie d’Ivry, mairie communiste, et qu’ils y avaient chanté en levant le poing306 !

27Au milieu d’une description très noire des années trente, 1936 apparaît dans les souvenirs de Robert Debré comme « une embellie307 ». Fidèle à ses idéaux de jeunesse – il s’était engagé dans le socialisme auprès de Charles Péguy –, il éprouve une vive sympathie pour les ouvriers grévistes de juin 1936 et se félicite des mesures sociales. Tous ceux-là, fermement ancrés à gauche, soutiennent le gouvernement du Front populaire jusqu’à la fin.

28La grande majorité de nos témoins, Yvonne B., Jacques Lazarus, Raymond F., les W., Ernest J., Didier M., Armand Lunel et Raymond Aron, sont au minimum « de cœur avec le Front populaire308 ». Mais sympathie ne vaut pas soutien inconditionnel.

29Raymond Aron émet – comme souvent – un avis nuancé sur ce gouvernement pour lequel il a voté. « Au moment de [sa] formation, il était plein d’espoir », mais ces « espoirs devaient être détrompés rapidement309 ». Il estime dès le début que son « programme était parfaitement absurde310 » et juge durement sa politique économique, en particulier deux lois qui ont, selon lui, signé l’échec du gouvernement : l’application trop stricte des 40 heures et le refus de dévaluer le franc311. Il est rejoint dans cette critique par Didier M. qui, plus prosaïque, reproche aux socialistes de « ne pas savoir compter312 ». Mais face à l’agressivité et la brutalité d’une certaine opposition, Raymond Aron hésite à clamer son désaccord. Il n’écrit sur le sujet qu’un seul article, qu’il fait discrètement paraître dans la Revue de Métaphysique et de morale, « revue confidentielle313 ».

30Pour d’autres, moins sensibles aux aspects sociaux et économiques, le Front populaire est avant tout un rempart contre la droite et surtout à la droite extrême. Liliane J., bien que très jeune, se souvient des craintes de son père.

« On craignait beaucoup la droite. Et puis il y avait le problème des Croix de Feu. […] Mon père n’était pas socialiste de gauche mais il était, quoique chef d’entreprise, très opposé à la droite. Il la redoutait. Sans doute parce qu’il redoutait surtout l’extrême-droite314.»

31Maurice et Yvonne W. sont assez représentatifs des classes moyennes décrites par Serge Berstein. Classes moyennes qui ont voté pour le Front populaire, séduites par le parti radical et par les solutions à la crise proposées par les socialistes, mais rapidement inquiètes des grèves, des occupations d’usines de l’été 1936, et souvent déçues par les mesures économiques.

32Leur histoire, l’héritage et le souvenir de l’affaire Dreyfus poussent nombre de Français israélites vers une gauche plus républicaine que sociale. Le 6 février, en attisant la crainte d’un coup d’État, avait resserré les rangs autour de la défense républicaine. Mais le refus et la peur du fascisme ne demeurent pas assez forts pour agréger pendant longtemps des opinions trop diverses.

L’opposition au Front populaire : la modération des Français israélites ?

33Certains Français israélites sont des opposants déterminés au Front populaire. La création de l’UPFI en est la preuve. Sans aller jusque-là, l’antagonisme politique est présent dans le cadre républicain, mais souvent modéré.

34Simone L., on l’a vu, appartient aux Croix de Feu féminines de Thionville, certes sans réelles convictions politiques d’extrême-droite, mais le mouvement a manifesté une très vive opposition au Front populaire qui d’ailleurs l’interdit. Les L. sont abonnés à L’Univers israélite et connaissent sûrement les relations entre le Consistoire et les Croix de Feu. Cela conforte sûrement Simone L. dans l’idée que cette organisation est tout à fait respectable. Adolphe et Simone L. sont, à Thionville, tout à fait effrayés par la présence du Front populaire.

« Mes parents n’ont pas apprécié juillet 36, ni les grèves de 36. Ils ont eu peur. Ils, on, nous, tous ! On a eu peur. Vous savez un petit village ! Il y a eu quelque chose. Il y a eu des défilés. […] Chez mes parents, ce n’était pas très à gauche315.»

35Guy de Rothschild, dont on ne peut dire qu’il applaudit le Front populaire, fait preuve dans ses souvenirs d’une extrême modération, et parfois d’une certaine bienveillance envers son gouvernement et son principal dirigeant. Il se refuse à dresser le bilan économique et social des réformes du Front populaire. Il n’évoque presque pas la réforme de la Banque de France316 et seulement indirectement les nationalisations des Chemins de fer du Nord, dont il ne semble pas garder rancune au Front populaire317. Il est un peu surprenant de trouver sous la plume de ce grand banquier la description de la « Grande peur des Bien-Pensants » qui « engendra alors chez les possédants une amertume et une agressivité qui se tournait contre les partis de gauche en général, Léon Blum et les Juifs en particulier, tous jetés dans le même panier et traités de suppôts conscients ou inconscients du Satan communiste318 ». D’autant que ce ton contraste avec celui qui est utilisé dans le même ouvrage au sujet des nationalisations de 1981 et de la politique de François Mitterrand. Ton cette fois très critique, voire acerbe. Pourquoi cette modération ?

36La famille Rothschild est une des cibles privilégiée de la gauche et en particulier de l’extrême-gauche. D’une façon générale, la gauche dénonce l’emprise de la haute finance privée sur la Banque de France, selon le thème, classique à l’époque, des « deux cents familles ». Certaines de ces attaques sont pour le moins ambiguës et, dans les coups portés aux Rothschild, il n’est pas toujours aisé de départager anticapitalisme et antisémitisme. Mais ce dernier reste, à gauche, le fait d’une minorité. C’est avant tout à la droite extrême que Guy de Rothschild impute l’atmosphère de haine, de violence et d’insulte dont a souffert sa famille en 1936. Il souligne d’ailleurs que celle-ci et le président du Conseil furent réunis dans la même hostilité.

« De plus mon père, on le sait, était aussi régent de la Banque de France. Blum et Rothschild, la France appartenait décidément aux Juifs319 !»

37Guy de Rothschild est par ailleurs fondamentalement démocrate, peu sujet aux extrémismes, et n’eut jamais aucune inclinaison pour la droite extrême. Surtout, il décrit cette période à travers le prisme des futures concessions des lendemains, pendant l’Occupation. Son regard sur le Front populaire est une vision a posteriori.

« Je voudrais seulement souligner l’importance à mes yeux primordiale qu’il [le Front populaire] prit dans l’inconscient collectif des Français, plus que jamais divisés en deux camps hostiles – importance qui explique en grande partie le comportement des uns et des autres devant la montée des périls, et surtout au cours de l’Occupation320.»

38Le souvenir a embelli le Front populaire, devenu dans les mémoires un court répit dans une période de crise. Les témoins, même opposés au Front populaire, répugnent aujourd’hui à condamner un gouvernement qui a réalisé certaines des conquêtes sociales si chères aux Français – comment aujourd’hui blâmer les congés payés ? Difficile aussi de réprouver un Président du Conseil qui a fait l’objet à l’époque de tant d’attaques haineuses et violemment antisémites auxquelles il a fait face avec une grande dignité321, l’homme courageux du procès de Riom, l’homme livré aux Nazis et l’homme politique intègre qu’il fut. Aux yeux de nombreux Français juifs, Léon Blum apparaît aujourd’hui comme le modèle d’un grand juif d’État, fidèle à ses convictions politiques et à ses origines qu’il ne renia jamais. Son patriotisme sans faille, allié à son intérêt très précoce, avant même la Seconde Guerre mondiale, pour la cause d’un Foyer juif, font de lui un personnage « moderne ».

Un juif au pouvoir : ambiguïté des dirigeants israélites ?

39Pourtant, son arrivée au pouvoir a, dans ces temps de recrudescence d’antisémitisme, inquiété en particulier les autorités consistoriales et le grand rabbinat. L’Univers israélite, représentant quasiment officiel du Consistoire, conserve son habituelle neutralité et sa courtoisie. Il salue poliment l’arrivée de Léon Blum au pouvoir, tout en rappelant – en soulignant ? – que le nouveau président du Conseil n’a aucun lien avec le Consistoire322. En 1936, d’après les archives du CC et de l’ACIP, les milieux institutionnels du judaïsme français, dans l’ensemble peu favorables au Front populaire sont – au minimum – embarrassés par la présence d’un juif, de gauche de surcroît, à la tête du gouvernement323. En termes vifs, et bien des années plus tard, le rabbin Kaplan résume ces sentiments.

« On s’est dit : s’il réussit, le judaïsme n’en tirera aucun profit moral. S’il échoue, c’est le judaïsme qui trinquera324…»

40La réception des Croix de Feu à la synagogue de la Victoire souligne les ambiguïtés du Consistoire. Le 14 juin 1936, pour la dernière fois, ils y sont reçus, toujours par le rabbin Kaplan, toujours au nom de l’Union sacrée. Mais les temps ont changé depuis 1932 et le Consistoire a beau soutenir que les Croix de Feu sont un mouvement d’anciens combattants « comme les autres », ces derniers sont, surtout depuis 1934, trop impliqués dans les luttes politiques pour que cela n’apparaisse pas comme une argutie. Les dirigeants consistoriaux sont si conscients du caractère de plus en plus embarrassant de leurs liens avec un mouvement de la droite extrême qu’ils ont bien failli, cette année-là, annuler le rendez-vous ! Depuis le printemps 1936, les Croix de Feu s’opposent violemment au gouvernement du Front populaire et leur interdiction est officielle à peine quelques jours plus tard, le 18 juin 1936. Une fois de plus, le rabbin Jacob Kaplan est désigné pour les recevoir et, maintenu malgré sa requête pour être remplacé. Il suppose, fataliste :

« Ils ne voulaient pas en compromettre un second325…»

41Supposition qui laisse penser que les Croix de Feu sont bien… compromettants.

42Le 14 juin 1936, l’atmosphère est particulièrement tendue dans une synagogue comble. Sont présents les dirigeants du CC, le président de l’ACIP, Robert de Rothschild, et des membres du rabbinat. Placés non loin du colonel La Rocque, plusieurs dirigeants de l’UPFI, dont son président Edmond Bloch, assistent à la cérémonie. En tout, environ 1 200 personnes se sont déplacées, dont quelque 700 Croix de Feu et des militants de la LICA qui s’affrontent dans des heurts parfois violents aux abords de la synagogue. À l’intérieur, Jacob Kaplan évoque l’Union sacrée des temps de guerre et déplore la situation présente qui voit s’opposer des Français entre eux. Le rabbin n’incrimine pas les Croix de Feu. Comment le pourrait-il, alors qu’il a accepté de les recevoir ?

« En honorant les morts au sein de leur famille spirituelle, les Croix de Feu affirment leur aversion pour les doctrines de haine qui divisent les Français326.»

43Sans jamais désigner directement les fauteurs de troubles, il se fait à nouveau le pourfendeur de ceux qui sèment « la désunion, […] la méfiance, […] la violence327. » Chacun peut voir dans l’autre le propagateur de cette « désunion ». Le rabbin est applaudi à la fin de son allocution, ce qui n’est pas l’usage dans les synagogues. Par qui ?

44On retrouve là un de ces discours rhétoriques sur la nécessaire union, qui souligne, a contrario, un trouble de plus en plus profond, y compris parmi les juifs de France. Cet épisode assez extraordinaire marque peut-être l’apogée de la confusion au sein de la Communauté. Au travers de ses relations un peu mouvementées avec les Croix de Feu, avec la création de l’UPFI, la Communauté organisée est traversée par la crise politique et morale qui frappe le pays. Comment les Français israélites, si français, auraient-ils pu y échapper ? Par la suite, le Consistoire se borne à célébrer de simples services commémoratifs pour l’Armistice. Alors que les antagonismes entre l’ensemble des Français, nourris par les rancœurs développées pendant le Front populaire, se maintiennent et même se renforcent dans les années qui suivent, les oppositions parmi les juifs de France n’atteignent plus cette intensité. Des tentatives d’union, certes bien difficiles et rarement menées à leur terme, commencent à se faire jour. Après cet épisode, les dirigeants du judaïsme français s’éloignent des organisations dont la réputation est trop antirépublicaine et antiparlementaire.

Un juif au pouvoir : des Français israélites peu sensibles aux institutions

45Les institutions et les milieux officiels du judaïsme ne représentent que très partiellement les Français israélites et, de plus, influent très peu sur leurs positions politiques.

46Seul Raymond Aron, d’ailleurs sans aucun lien institutionnel, considère que « le fait que le chef du parti socialiste, devenu le président du Conseil, ait été un juif, a contribué à exacerber les passions antisémitiques dans la bataille entre les “bellicistes” et les “pacifistes”…328 ». La présence de Léon Blum aurait encore restreint la possibilité d’expression des Français juifs, en particulier sur un sujet brûlant : les relations avec l’Allemagne nazie.

47Parmi nos témoins, les traces de cette anxiété sont rares. En 1936, Didier M., secrétaire du député radical du 11^e arrondissement de Paris, connaît bien les milieux politiques et se souvient parfaitement de la campagne antisémite contre Léon Blum et de son extraordinaire brutalité, mais reconnaît que, sur le moment, il n’y a pas attaché une grande importance. Une partie de la presse, en particulier celle de la droite extrême, adopte alors volontiers un langage brutal et ordurier envers le personnel politique. L’antisémitisme contre Léon Blum, particulièrement ignoble, ne lui pas paraît plus inquiétant que cela, d’autant que, déclare-t-il :

« Cela n’a pas empêché Léon Blum d’être élu329. »

48Beaucoup ne s’alarment pas. Jacques Lazarus, lui, se réjouit.

« Je trouvais ça plutôt bien que ce soit un juif à la tête du gouvernement. Ça ne m’inquiétait pas du point de vue de l’antisémitisme. Mais je n’étais pas d’une nature inquiète330. »

49La présence d’un Français israélite au plus haut poste du gouvernement inspire aussi une certaine fierté. Fierté discrète en tant que juif – c’est la réussite de l’assimilation –, et surtout fierté en tant que Français – quel autre pays permettrait à un juif, même pas converti, d’avoir un si haut poste ?

50Malgré, leur diversité politique, parfois leurs divisons, les juifs de France se retrouvent autour de quelques principes de base : l’amour de la patrie, la défense de sa forme républicaine (qu’elle soit plutôt conservatrice ou plutôt sociale), la défense des droits de l’homme et donc la lutte contre l’antisémitisme. Les Français israélites, y compris les milieux consistoriaux, surent finalement repousser, malgré quelques dérapages, les sirènes de l’antiparlementarisme et de l’antirépublicanisme. La réelle montée de l’antisémitisme joue très sûrement un rôle dans le rapprochement entre les diverses organisations juives. Mais leur culture républicaine et le rejet de tout ce qui pourrait affaiblir un système qui leur a donné la liberté et l’épanouissement politique et social ont aussi aidé les Français israélites à se tenir plus éloignés des organisations de la droite extrême. Et ce, d’autant plus que l’installation du régime nazi antisémite en Allemagne les oblige à se positionner sur ce front.

ANTINAZISME ET PACIFISMES

51Les contradictions de la politique internationale française sont un des aspects de la crise et du profond climat d’incertitude qui minent la France pendant la seconde moitié des années trente331. Des divisions, des ralliements et des rapprochements inattendus autour du mot « paix » – qui recouvre une pluralité de sens, de stratégies et de non-dits – ajoutent à la confusion des esprits332. Les Français israélites, hostiles au nazisme, choqués et révoltés par son violent antisémitisme à l’égard d’une communauté allemande très assimilée, souvent bien informés, peuvent-ils pour autant échapper, mieux que leurs compatriotes, à certaines ambiguïtés et contradictions ?

Qu’est-ce que le nazisme ?

52L’arrivée au pouvoir de Hitler suscite dans l’ensemble de la communauté juive de France une consternation très largement partagée. Comment un tel régime a-t-il pu voir le jour dans un pays « au centre de l’Europe », chez « un grand peuple, fier de sa culture et qui a donné […] de purs génies à l’humanité333 » ? Les Français israélites suivent les actions du gouvernement nazi et la progression des mesures antisémites avec une grande attention. Leurs références mentales et culturelles rendent complexe et délicate l’appréhension d’un système totalitaire et du racisme nazi.

Des Français israélites bien informés

53Le régime nazi, les différentes mesures liberticides, l’embrigadement, l’antisémitisme, la violence et les premiers camps de concentration sont assez précisément décrits dans la presse juive et non-juive, notamment dans Le Temps et L’Œuvre334. L’Univers israélite reprend la plupart de ces informations. Entre mars 1933, date de son premier article sur le sujet, et 1939, de nombreux articles relatent les événements qui se déroulent en Allemagne. Paix et Droit, la publication de l’Alliance, attribue une place particulièrement importante aux persécutions antisémites. Les rabbins et au premier chef Jacob Kaplan consacrent de nombreux sermons qui dénoncent tout à la fois le racisme et les aspects antidémocratiques de ce régime. Les Français, et plus particulièrement les Français israélites, peuvent être informés de façon relativement détaillée.

54Certains ont accès à des sources plus directes, plus pointues, plus fouillées. René Cassin, représentant des anciens combattants à la SDN, a une connaissance approfondie du régime. Entre 1930 et 1933, Raymond Aron vit en Allemagne où il est assistant de français à Cologne puis pensionnaire de l’Institut français à Berlin, de l’automne 1931 à l’été 1933. Il assiste, profondément choqué, à la chute du régime de Weimar et à la prise du pouvoir par Hitler. À l’occasion de conférences, Robert Debré se rend deux fois en Allemagne entre 1936 et 1937 puis à Vienne, chez des amis, très peu de temps avant l’Anschluss.

55De nombreux Français israélites savent ce qui se passe en Allemagne par d’autres canaux. Les Alsaciens et les Lorrains, étant donné la proximité, la pratique de la langue allemande, le développement d’une propagande antisémite dans leur région et le flux de réfugiés, sont très au courant des ce qui se passe de l’autre côté du Rhin. À Strasbourg, la famille J. a des amis juifs allemands et accueille des réfugiés. Très jeune, Liliane rencontre aussi des juifs allemands au lycée et aux EIF, où on leur « a fait très tôt prendre conscience du danger du nazisme qui montait335 ». C’est aussi à Strasbourg que Jacques Lazarus côtoie de jeunes Allemands, placés dans son école. À Thionville, Adolphe L. s’occupe de deux de ses sœurs, mariées avec des Sarrois et réfugiées en France entre 1935 et 1937. La troisième, également mariée à un Sarrois, reste en Allemagne avec son mari et ses deux filles336.

56Même éloignés de la frontière, les Français israélites ont souvent l’opportunité de rencontrer, de croiser ou simplement d’entendre parler des juifs allemands ou autrichiens. En 1937, Guy de Rothschild épouse Alix Schey de Koromla, veuve d’un industriel de Dresde. Elle a dû quitter l’Allemagne nazie et vit, dans les années qui précèdent la guerre, « hantée par le sort de ses parents ou amis restés en Allemagne ; elle n’avait qu’une préoccupation, chercher à les aider à émigrer et à s’établir en France337 ». En 1938, Louis de Rothschild, arrêté à Vienne, parvient à entrer en France avec l’assistance de son cousin Edouard. Les Rothschild sont aussi, par leur position au sein des institutions, très bien renseignés sur les exactions antisémites en Allemagne. Cécile Brunschvicg, qui parle si peu de la situation des juifs dans son journal, collabore cependant à titre personnel dès 1933 à différents comités chargés de venir en aide aux intellectuels réfugiés, juifs ou non, victimes du nazisme. Car tous, personnalités connues ou pas, sont sollicités pour venir en aide aux réfugiés allemands. La plupart répond favorablement et verse son obole. Les archives René Cassin font état de nombreuses demandes émanant de différentes associations juives338. Roger W. se souvient, enfant, d’un réfugié autrichien croisé chez son oncle. « Je revois encore mon oncle sortant de l’argent de sa poche339 ».

57Si l’on tient compte de l’interconnaissance entre les familles juives françaises, il est probable que presque toutes sont en relation, directe ou indirecte, avec des réfugiés juifs allemands ou autrichiens.

Comprendre la nature du régime et de l’antisémitisme nazis

58L’information existe donc et les Français israélites sont dans l’ensemble très au courant ; ils ont cependant du mal à saisir la radicalité à la fois de l’antisémitisme nazi et du régime totalitaire, phénomènes nouveaux.

59La presse décrit, parfois abondamment, les discriminations mais s’étend moins sur les explications. Le rabbin Kaplan fournit des indications précieuses sur la vision des milieux religieux et consistoriaux et leur évolution dans le temps. Raymond Aron, à son retour d’Allemagne en 1933, écrit quelques articles sur le sujet qui analysent le système nazi et l’antisémitisme. Tous deux sont aussi représentatifs – avec des discours particulièrement élaborés – des points de vue de plusieurs témoins.

60Dès 1933, le rabbin Kaplan, consacre trois sermons au nazisme340. Au cours du troisième, prononcé à l’occasion de Kippour, le 30 septembre 1933, il en évoque l’aspect racial et essentiellement antireligieux. Il présente le nazisme comme un nouveau paganisme, une nouvelle « idole barbare341 ». Cette perspective religieuse et spiritualiste permet de s’y opposer de façon énergique, tout en liant les juifs à toutes les autres confessions. Elle lui fournit, en même temps, l’occasion de prêcher pour un renouveau de la foi, comme le veut son sacerdoce. Mais cette volonté d’englober toutes les religions dans la lutte antinazie entraîne à gommer quelque peu la spécificité de l’antisémitisme nazi et, partant, la détermination à appliquer une politique antijuive. C’est également la persécution antireligieuse que dénonce le Consistoire en octobre 1935, après les lois de Nuremberg, refusant ainsi d’entrer dans la logique raciale des nazis.

61L’argumentation de Raymond Aron se place dans une perspective politique, sociale et économique. Il ne s’étend pas sur l’histoire de l’antisémitisme en Allemagne, rappelant seulement qu’il a toujours existé. D’après lui, il s’est trouvé renforcé par le croisement de plusieurs phénomènes se nourrissant à la fois de « la rancune particulière vouée par Hitler aux Juifs depuis ses expériences de jeunesse en Autriche342 », de la défaite, de la crise et de la misère dont les juifs ont été rendus responsables. Il estime alors – il écrit en 1935 – que le but des Nazis est « la prolétarisation du Juif343 ». Les lois de Nuremberg qui excluent les juifs de la nation et les privent de moyens d’existence renforcent l’hypothèse d’un antijudaïsme économique. Jacob Kaplan suggère, lui aussi, que le racisme n’est pour les Nazis « qu’un prétexte qui permet de donner une apparence légale aux spoliations […] et aux crimes, […] aux atteintes les plus scandaleuses contre la civilisation344 ». Mais Raymond Aron suppose, ou espère, que cette politique, si elle contente alors une grande partie de la population, risque à plus long terme de la décevoir, car les difficultés économiques persisteront.

62En 1938, lors de l’Anschluss, puis surtout pendant la « Nuit de cristal », quand les Nazis exercent la violence directement sur les personnes, leur argumentation raciste continue à apparaître comme un faux-semblant, un prétexte destiné à détourner l’attention. Les sévices de la « Nuit de cristal » soulèvent une vague, si ce n’est de protestations officielles, tout au moins d’indignation à travers l’Europe et en France. Une immense manifestation, organisée par la LICA le 22 novembre 1938 à Paris dans la salle de la Mutualité, regroupe de nombreuses personnalités politiques et religieuses françaises, parmi lesquelles, bien sûr, des membres de toutes les organisations juives345.

63L’allocution du rabbin Kaplan, à cette occasion, est significative à la fois de son évolution, de sa grande clairvoyance, ainsi que d’une incapacité à expliquer la nature même de l’antisémitisme nazi. Jacob Kaplan, qui est l’un des rabbins français les plus avertis, est particulièrement alarmé par la « Nuit de cristal346 ». Ces violences ne constituent pas pour lui, une étape de plus, ou même un point culminant, mais le prélude à une barbarie accrue. L’un des premiers, il perçoit, dans ces exactions concertées, une volonté politique de destruction et d’extermination – il utilise précisément le mot.

« Actuellement le sort des juifs est le plus terrible. Dépouillés de leurs droits, de leurs biens, mis hors la loi, à la merci du premier venu, ils n’ont qu’une seule étape à franchir, une seule, pour que le programme soit réalisé point par point : l’extermination par la violence ou la mort par inanition347.»

64Sans bien sûr penser en termes d’extermination systématique, d’autres Français israélites, tels André Becker ou Ernest J., avaient compris avant même 1938, que « tout au moins pour les juifs, le nazisme était un danger mortel348 ».

65Pourtant, malgré son analyse percutante des événements récents, le rabbin Kaplan considère toujours cet antisémitisme comme une forme extrême de l’antijudaïsme, rapproché de l’antichristianisme et envisagé comme « le prélude des persécutions […] sur tous les croyants349 ». Cécile Brunschvicg lui fait écho en opposant l’antisémitisme nazi aux « forces morales et spirituelles350 » qui sont autant celles de l’humanisme chrétien défendu par le pape que celles des Droits de l’Homme issus de la Révolution française. À nouveau, Cécile Brunschvicg, éloignée de toute vie juive religieuse, et le rabbin Kaplan se rejoignent sur des valeurs jugées essentielles.

66L’aspect racial de l’antisémitisme nazi est donc connu et dénoncé, souvent au nom de la lutte de la « Civilisation », des grands monothéismes et de la Révolution française, contre la « Barbarie ». Mais « cette pseudo science du racisme351 » est souvent comprise comme un prétexte « qui cache mal les bas instincts qu’elle flatte pour animer les foules mécontentes et leur livrer une proie352 ». La réalité de la passion raciste extrême demeure en partie sous-estimée parce qu’elle est incompréhensible et en partie inconcevable – au sens premier des mots – pour nombre de Français israélites. Raymond Aron le reconnaît :

« Je mésestimai la nature de l’antisémitisme hitlérien353.»

67Examinant son approche de l’antisémitisme allemand dans les années trente, il se reproche sa « propension à un rationalisme hors de saison354 ». Il fut pourtant l’un des premiers à craindre le pire355.

68De même, la nature du régime nazi et son système totalitaire ne sont pas toujours appréhendés avec netteté. Au cours des trois sermons prononcés pendant l’année 1933, le rabbin Jacob Kaplan s’efforce d’éclairer ses fidèles. Il présente le nazisme comme une doctrine haineuse, antidémocratique et guerrière. Sa conclusion reprend celle de nombreux agnostiques, même si ceux-ci y parviennent par des voies en partie différentes : le nazisme « constitue une menace pour le monde et pour le judaïsme356 ».

69À travers plusieurs articles, discours, sermons, les responsables se félicitent de la réaction « des pays civilisés357 » face à l’hitlérisme. Ils pensent qu’une campagne d’intimidation de la part des gouvernements européens et américain pourrait faire reculer Hitler dans l’application de sa politique antisémite.

70Même prévenus, même informés, les Français israélites restent avant tout des hommes et des femmes intellectuellement formés à la démocratie et au respect des droits de l’homme, et ils appréhendent difficilement la réalité d’un système totalitaire, son extraordinaire disposition à la plus extrême férocité et ses capacités de nuisance sur l’équilibre européen. Comme de nombreux Français opposés au nazisme…

1933-1935 : antinazisme et préservation de la paix

71Ces perceptions et cette appréhension du nazisme évoluent en même temps que celui-ci développe en grand sa terreur à l’intérieur et ses coups de force à l’extérieur. Rares sont ceux qui, comme René Cassin et Raymond Aron, préconisent très tôt une politique internationale de fermeté sans concession. La force du pacifisme héritée du souvenir lancinant de la Première Guerre mondiale pousse certains, même antinazis déterminés, vers une politique de discussion et de concession. À partir de 1936-1937, le pacifisme subit quelques altérations. La crise de 1938 porte à leur comble les ambiguïtés cependant suivies par des clarifications. L’Allemagne nazie apparaît de plus en plus comme un danger pour l’équilibre et la paix en Europe. Mais, au-delà du constat, se pose la question cruciale sur les moyens d’y faire face358.

René Cassin et Raymond Aron : « Le national-socialisme est une catastrophe pour l’Europe359 »

72Ceux qui, dès 1933, blâment tout rapprochement avec Hitler sont peu nombreux et peu suivis. Leur parcours, exceptionnel, témoigne cependant d’une réalité qu’il faut évoquer.

73Depuis la percée de Hitler dans les urnes, René Cassin a pensé que si celui-ci prenait le pouvoir, il deviendrait très difficile de régler les questions internationales360. Malgré cela, il est favorable au « pacte à quatre » signé le 7 juin 1933 par l’Allemagne, la France, la Grande-Bretagne et l’Italie. Il espèrait alors qu’il « permettrait de rapprocher l’Italie de la France et d’intégrer le III^e Reich dans une Europe ordonnée361 ». En septembre 1933, un incident, somme toute mineur, marque profondément René Cassin qui, toute sa vie, le considérera comme l’un des points de départ de son obstination à faire entrer le respect des droits de l’individu dans le droit international. Un habitant de Haute-Silésie a porté plainte devant le Conseil de la SDN pour violation par l’Allemagne d’une convention sur le droit des minorités362. Hitler envoie pour le représenter son ministre de la propagande et de l’information, Joseph Goebbels. Celui-ci, après avoir entendu le plaignant dénoncer les violences commises envers les juifs, déclare :

« Messieurs, “Charbonnier est maître chez soi”. Nous sommes un État souverain ; tout ce qu’a dit cet individu ne vous regarde pas. Nous faisons ce que nous voulons de nos socialistes, de nos pacifistes et de nos Juifs, et nous n’avons à subir de contrôle ni de l’humanité, ni de la SDN363.»

74Le message est clair. L’Allemagne nazie n’entend respecter aucun des droits humains fondamentaux, ni aucune décision internationale, qu’elle émane de la SDN ou d’un autre organisme. À peine un mois plus tard, le 19 octobre 1933, elle claque la porte de la Conférence de désarmement de la SDN. René Cassin a dès lors la conviction qu’il ne faut rien céder à un tel régime et ne cesse de le proclamer à travers ses discours et ses articles. En décembre 1933, dans un article des Cahiers de l’UF, il s’en prend méthodiquement à la politique extérieure allemande en commentant précisément la déclaration de paix de Hitler du 22 novembre 1933. Il rappelle que celui-ci a décrit dans Mein Kampf toutes les étapes de son programme, et que contrairement à ses déclarations, il l’applique d’ores et déjà en augmentant « les subventions de l’industrie lourde des armements364 ». Les puissances démocratiques, malgré leurs divisions, doivent contraindre Hitler à respecter le statu quo. Il s’oppose par la suite systématiquement au réarmement et à tous les coups de force allemands. Il dénonce la neutralité et le repli derrière une politique défensive de la France, car seules des dispositions fermes face aux dictatures fascistes, appliquées sans faille par la SDN, permettraient d’éviter la guerre. « Pas de paix sans courage » écrit-il en novembre 1935 pour demander des sanctions contre l’agression italienne en Éthiopie. Il affirme dès lors qu’il faut savoir risquer la guerre pour préserver la paix. Mais les associations d’anciens combattants sont sous le feu de l’intense propagande « pacifiste » menée par le régime nazi. Dès 1934, un Comité France-Allemagne des anciens combattants est constitué. René Cassin est l’un des seuls dirigeants de l’UF qui tente de freiner ce rapprochement. Sans succès. Pour Antoine Prost, son origine juive a affaibli la portée de ses avertissements auprès de ses compagnons anciens combattants365. Signe que les passions se font plus violentes, ses avertissements déclenchent, dans les années qui suivent, des réponses haineuses et parfois antisémites.

75En août 1933, lorsqu’il rentre d’Allemagne, Raymond Aron a une vision politique profondément transformée par l’examen de la montée du nazisme au pouvoir. Entre 1930 et 1933, il envoie des articles sur l’Allemagne et les questions internationales aux revues Europe et Libres Propos. Les textes écrits en 1931 témoignent encore de ses idées pacifistes et aliniennes. Ses principales critiques vont au traité de Versailles et à la politique de Poincaré366 mais, à partir du début de l’année 1932, ses interprétations évoluent367. Alors à Berlin, il observe la montée du nationalisme, la fureur antisémite et la chute de la République de Weimar. Il se rend aux réunions publiques et entend plusieurs fois Hitler et Goebbels. Après le 30 janvier 1933, il note qu’« en trois jours, les uniformes bruns pullulèrent dans les rues de la capitale368 ». « Ce qui [le] frappa aussi, ce fut la diffusion de la peur » et le « climat de terreur369 » qu’en quelques semaines, les autorités nazies installent. Il conseille l’exil à ses amis juifs : « il n’y avait plus pour eux d’existence honorable dans l’Allemagne national-socialiste370 ». En février 1933, Raymond Aron publie dans Libres Propos « Réflexions sur le pacifisme intégral » qu’il a écrit avant le 30 janvier 1933371. Il marque, de l’avis même de son auteur, sa plus importante révision sur le pacifisme. En septembre 1933, il écrit un nouvel article sur l’Allemagne, presque le dernier372. Il analyse le pouvoir nazi en des termes qui, à partir de ce moment, changeront peu et qu’il reprend dans conférence donnée au Centre de Documentation sociale de l’ENS, en 1935373. Dès l’introduction, il trace les limites de son objectivité, en précisant qu’il est juif – c’est la première fois qu’il le fait en public –, qu’il « juge sévèrement le national-socialisme », mais qu’il essaie « avant tout de comprendre plus que de juger374 ». Il explique à la fois l’idéologie et la pratique du pouvoir par les Nazis. Il trouve les raisons de son succès dans la défaite et l’humiliation de l’Allemagne, et dans la crise économique. Raymond Aron rejoint sur un point le rabbin Jacob Kaplan, lorsqu’il présente le fanatisme nazi comme « une foi collective de nature religieuse. Elles [les masses] suivaient un prophète qui annonçait le III^e Reich375 ». Il décrit ensuite « l’œuvre des deux premières années du régime376 » : « le parlementarisme […] disparu », « l’antisémitisme en action », le rétablissement de « la force et de la souveraineté absolue ». Dans le domaine économique, Raymond Aron souligne « l’unique originalité de cette politique : elle poursuit des buts militaires en même temps qu’économiques377 ». « Cette préparation intense, systématique […] cette exaltation nationale378 » sont les signes d’un système entièrement tourné vers l’organisation de la guerre. Quand il rentre en France, Raymond Aron est persuadé que « le national-socialisme est une catastrophe pour l’Europe379 » et qu’il veut et prépare la guerre. Dès lors, son choix est fait : une politique obstinément pacifique ne peut qu’avoir des conséquences désastreuses.

76La part du fait juif n’est pas essentielle dans l’analyse que ces deux hommes, René Cassin et Raymond Aron, font du totalitarisme nazi, ainsi que dans leur volonté de fermeté. Même si pour Raymond Aron « le contact avec l’Allemagne antisémite [entraîna] une prise de conscience et une décision. Prise de conscience d’accepter mon destin de Juif380 », ce n’est pas la cause principale de son aversion. Tous deux sont opposés à une politique de conciliation parce qu’ils sont convaincus que Hitler applique méthodiquement le programme de Mein Kampf, prépare activement la guerre et n’a aucune intention de respecter ses traités. Les démocraties doivent donc tout mettre en œuvre pour le contenir, seul moyen, selon eux, d’éviter la guerre. Leur position est certes morale, mais elle est aussi réaliste et s’appuie avant tout sur une analyse des faits. Leur choix politique est la conséquence de leur patriotisme et non de leur souci, pourtant réel, de trouver une solution au sort des juifs allemands. La protection de leur patrie, de son intégrité territoriale et de son système démocratique est, à leurs yeux, primordiale. C’est ainsi que Raymond Aron conclut son chapitre sur son séjour en Allemagne, dans ses Mémoires :

« En octobre 1933, quand nous nous installâmes au Havre, ma conversion s’était presque accomplie. Le patriotisme de mon enfance, de ma famille, de tous mes ascendants l’emportait sur le pacifisme et le socialisme mal défini auxquels m’inclinaient la philosophie et le climat d’après-guerre381.»

77Mais ces deux hommes demeurent en 1933, des exceptions. Le pacifisme, arrimé au souvenir obsédant de 1914-1918, demeure puissant.

La rhétorique des appels à la paix et la force du pacifisme

78Les milieux consistoriaux n’entretiennent aucune ambiguïté sur le régime hitlérien qui représente le mal absolu, à la fois politique et religieux. Ils lui portent une attention particulière et leur presse tient régulièrement le lecteur au courant des exactions nazies envers les juifs et les opposants. Certes quelques-uns, très minoritaires, sont un temps attirés par les régimes autoritaires, l’UPFI en est la preuve. Mais même parmi ceux-ci, le régime hitlérien est peu apprécié. Cependant – et c’est là que le bât blesse –, les moyens de lutte qu’ils proposent sont forcément limités. Car, au-delà des appels à l’union et à la paix, et dans un autre registre des exhortations des rabbins au retour vers les valeurs spirituelles, les milieux consistoriaux n’envisagent, jusqu’en 1935, aucun moyen de lutte précis. Robert de Rothschild propose bien, dès 1934, de boycotter les produits allemands, mais cette mesure est loin de faire l’unanimité et reste lettre morte.

79Les dirigeants du judaïsme français restent enfermés dans une double logique : celle de notables consistoriaux à la tête d’une organisation cultuelle, et celle de citoyens français respectueux de la démocratie. En tant que dirigeants d’une association cultuelle, ils ne peuvent se permettre de discuter – et encore moins de blâmer – la politique extérieure de leur pays, ce serait remettre en cause la règle de la laïcité. Cette position de principe ne se heurte d’ailleurs pas, avant 1935, à la réalité de la politique extérieure française. L’échec du « Front de Stresa » et donc de l’isolement de l’Allemagne, entraîne une politique plus axée sur la préservation de la paix et donc de négociation avec Hitler, au moment où il applique en grand ses théories antisémites avec les lois de Nuremberg. Les notables consistoriaux ne modifient pas pour autant leur stratégie. Ils continuent à intervenir, discrètement, en faveur de leurs coreligionnaires allemands.

80Entre 1933 et 1935, nombre d’organisations partagent avec le Consistoire de comparables myopies et scrupules. Des associations d’anciens combattants – René Cassin est bien isolé à l’UF – et des associations féministes, tout en dénonçant le nazisme et les régimes fascistes, sont, au moins un temps, entravées par leur « apolitisme » et une longue tradition démocratique et pacifiste. Leur militantisme pour l’entente franco-allemande, entrepris dès l’après-guerre dans le cadre du briandisme, et leur désir de contribuer à créer une paix durable renforcent encore la confusion de leurs perceptions.

81Dans son article « Soyons pacifistes… mais pas dupes382 », Cécile Brunschvicg avait, dès 1933, relevé les propos contradictoires de Hitler. Un jour, dit-elle, il clame qu’il veut la paix et un autre, affirme qu’« aucun Allemand qui se respecte n’a l’intention de mourir dans son lit383 ». Sa conclusion ne laisse aucune ambiguïté sur son sentiment envers l’hypocrisie de ce régime.

« Entre les paroles du chancelier et ses actes, que devons-nous retenir ? À chacun d’en juger384.»

82Malgré sa lucidité, en mars 1935 encore, Cécile Brunschvicg utilise l’un des arguments traditionnels du pacifisme qui veut que préparer la guerre y conduise inévitablement, afin de s’opposer à l’allongement du service militaire en France qui fait suite au rétablissement du service obligatoire en Allemagne. Elle dénonce ce qui « aboutira fatalement à une émulation dangereuse bien plutôt qu’à une organisation défensive des frontières », soit « l’augmentation perpétuelle des armements » qui permet « la préparation morale et matérielle de la guerre385 ». La France a souvent dans son histoire accepté de discuter, pour sa sécurité, avec des régimes non démocratiques. Le régime hitlérien ne serait qu’un de ceux-là et la paix est à ce prix.

83Elle est en cela proche de l’historien Jules Isaac qui, anti-nazi résolu dès 1933, participe à la création au Comité de Vigilance des intellectuels antifascistes dont la Commission pour la Paix se réunit régulièrement chez lui. À partir de ce moment, il tente de conjuguer sa lutte antinazie avec son œuvre en faveur d’un « effort nouveau de compréhension internationale386 ». Il écrit plusieurs ouvrages et de nombreux articles sur les causes de la Première Guerre mondiale, sur son enseignement dans les deux pays387, et mène un projet de coopération des historiens de diverses nationalités pour l’harmonisation des manuels scolaires, au travers de la Conférence internationale pour l’enseignement de l’Histoire. Il rencontre une première fois, en 1932, des historiens allemands au congrès de La Haye puis, en 1934, au congrès de Bâle. Encore en 1935, lors de la réunion de Paris, Jules Isaac dirige les conversations avec le professeur Arnold Reinman, président de la Société allemande des professeurs d’histoire. La conférence aboutit à un accord – jamais appliqué – entre Allemands et Français sur le contenu des manuels scolaires. La délégation française est à nouveau invitée par le professeur Reinman à se rendre en Allemagne en février 1938, mais la rencontre est annulée388. Jules Isaac reste persuadé que rencontres et discussions directes entre spécialistes, qu’il suppose de bonne foi, peuvent aider à s’accorder sur quelques points précis, en dehors de la propagande des régimes. Des malentendus et des différends, sources de futurs conflits, pourraient ainsi être évités. Paradoxalement, l’arrivée des fascismes et en particulier du nazisme renforce sa détermination dans ce sens. Il estime que la lutte pour la paix impose de proposer et d’accepter toute discussion avec des représentants d’un régime que pourtant il abhorre. Lui aussi se leurre peut-être sur la nature profonde du nazisme.

84Jusqu’en 1935 au moins, Jules Isaac, tout comme Cécile Brunschvicg, tente de préserver la coexistence pacifique en réactivant la politique briandiste, abandonnée par le gouvernement Doumergue. Non qu’ils soient insensibles aux mesures antidémocratiques et antisémites édictées par les Nazis. Ni qu’ils les sous-estiment au même point qu’Yvonne Netter qui, manifestant une profonde incompréhension de l’antisémitisme nazi, déclarait en 1935 que la plupart des réfugiés allemands en Palestine seraient prêts à rentrer en Allemagne « au premier sourire d’Hitler389 ». Mais les Français israélites n’ont pas pour habitude de prendre en compte le sort des juifs dans leurs appréciations en matière de politique française, intérieure ou extérieure. Ils dénoncent et combattent le nazisme, mais cela n’entraîne pas obligatoirement la révision de leur perception de l’équilibre européen. Leurs opinions et leurs prises de positions sont, toujours en 1935, essentiellement modelées par la politique pacifiste de rapprochement avec l’Allemagne menée depuis la fin de la guerre. Aveuglés par leur éducation démocratique et par la force du souvenir de la Première Guerre mondiale, ils n’ont pas su discerner la nature fondamentalement nouvelle, agressive et irrespectueuse de la politique extérieure hitlérienne.

85L’étude des milieux consistoriaux, plutôt considérés comme proches de la « droite », les exemples de Cécile Brunschvicg et de Jules Isaac, éloignés de ces milieux, personnalités de la gauche et antinazis déclarés, soulignent combien, malgré la connaissance qu’on en avait, il fut difficile d’appréhender le régime et le système nazis. Cette sous-estimation du péril par les Français israélites, dans les années d’installation du régime, permet de mieux saisir celle de l’ensemble de la société française. Certains milieux sont, dès cette époque, indubitablement infectés par l’antisémitisme et attirés par les pratiques autoritaires et même totalitaires des Nazis. Mais les Français israélites, et parmi ceux-ci les plus démocrates, prouvent que l’on peut, dans les années 1933-1935, n’avoir aucune complaisance pour le totalitarisme et l’antisémitisme, et pourtant juger qu’il est nécessaire de discuter et négocier avec Hitler comme avec un partenaire « régulier » du jeu européen.

1936-1937 : premières altérations du pacifisme

86À partir de 1936, les dictatures fascistes multiplient les coups de force. L’occupation de la Rhénanie, puis le déclenchement de la guerre d’Espagne entraînent de nouvelles prises de conscience.

87L’évolution de Cécile Brunschvicg entre 1935 et 1937, après son départ du gouvernement, est frappante. Est-elle pour autant exemplaire ? En mars 1936, dans une réponse à une « mère angoissée390 » par les événements de Rhénanie, elle réitère son refus de la guerre et approuve la politique de négociation au nom de « [nous] toutes qui avons des fils et des êtres chers à défendre391 ». C’est une femme politique et une mère de famille qui s’exprime392. Cécile Brunschvicg ne brise pas avec le pacifisme raisonné qu’elle défend depuis les années vingt, lors du déclenchement de la guerre d’Espagne393. Favorable aux républicains espagnols, elle approuve le gouvernement auquel elle appartient alors de ne pas intervenir, au nom de la paix à l’extérieur et à l’intérieur.

88Cependant, fin 1937, son point de vue change presque radicalement. Elle choisit, non sans courage et avec subtilité, la commémoration du 11 novembre 1937 pour exposer ses nouvelles vues à ses lectrices de La Française. Passage obligé, elle rend tout d’abord hommage aux morts de la Première Guerre et se demande comment préserver une paix si chèrement acquise.

« Que faire devant le péril ? Organiser des réunions, clamer notre indignation, protester… Est-ce vraiment la solution ? N’avons-nous pas constaté depuis plusieurs mois que plus les nations pacifistes manifestent leurs sentiments, plus les États belliqueux agissent sans scrupule et se croient tout permis394.»

89Cette accumulation des agressions doit pousser les démocraties à changer de stratégie.

« Eh bien oui ! avec […] tous et toutes celles qui s’indignent de l’immoralité ambiante, nous devons prendre une nouvelle attitude. […] nous devons dire que de concessions en concessions, pour éviter la guerre, nous la hâtons peut-être395.»

90Pour la première fois, elle affirme que pour mieux repousser la guerre, il faut envisager sa possibilité et la préparer, que le désarmement et le pacifisme intégral encouragent au contraire les buts de régimes qui sont sans foi ni loi.

« Femmes françaises […]. Ne vous prononcez plus contre nos armements, mais réclamez-les ! Ne protestez plus contre la solidarité internationale et les risques qu’elle comporte, mais exigez-la ! »

91C’est un refus net du pacifisme intégral, estimé dangereux pour la cause même qu’il entend défendre. Le ton n’est plus celui de la « mère angoissée » de mars 1936. Son passage au gouvernement, proche des lieux de décision et des sources d’information, et la tragédie de la guerre d’Espagne ont sûrement contribué à modifier son approche. Elle a pu observer de près la stratégie de coups de force des dictatures et la faiblesse de la réponse des démocraties. Son article déclenche un courrier abondant et pas toujours amène, ce qui la conduit, dans les semaines suivantes, à fournir de nouveaux éclaircissements. Ce ne sont point ses opinions qui ont changé, explique-t-elle, « ce sont les circonstances qui, n’étant plus les mêmes, nous ont obligée, sans renier notre idéal, à modifier nos méthodes d’action396 ».

92Cécile Brunschvicg rejoint, entre 1936 et 1937, Raymond Aron et René Cassin sur des positions qualifiées par leurs opposants de « bellicistes ». Au cours de ces mêmes années, le professeur Robert Debré, à l’occasion de voyages en Allemagne et en Autriche, prend conscience de « l’imminence du péril397 ». Il mesure la tyrannie imposée par Hitler, la violence dans les rues, l’antisémitisme en action, la pauvreté des Allemands. Mais surtout, il est effrayé par l’ardente préparation économique de l’Allemagne, notamment lorsqu’il traverse la Ruhr, ainsi que par l’embrigadement nationaliste de la jeunesse. Il semble dès lors favorable à une politique de fermeté.

93Ces personnes appartiennent à « la génération du feu » qui, profondément meurtrie par la Première Guerre mondiale, s’est engagée dans le rapprochement des peuples et dans une politique résolument pacifiste sous l’égide de Briand. Jacques Lazarus appartient à la génération suivante, née pendant ou après la guerre, et il est militaire depuis 1931. En 1936, son régiment, mis sur le pied de guerre, est envoyé en « certaines positions sur la frontière ». À son retour, une partie des soldats, dont Jacques Lazarus lui-même, est amère : l’armée française aurait dû intervenir et pouvait dès lors arrêter la progression de Hitler.

« Le gouvernement français s’est “dégonflé”. […] C’était mon sentiment et celui de beaucoup de personnes. Mais le pacifisme avait ses émules en France. C’était assez répandu […] Je lisais des journaux pacifistes et je voyais bien ce qu’ils disaient, donner la Rhénanie, mais pas la guerre398.»

94Quelques mois plus tard, la guerre d’Espagne éclate.

« J’étais scandalisé que le gouvernement de Léon Blum n’aide pas les républicains. À l’époque, j’étais plus engagé. Je pensais que c’était une grave erreur. Maintenant, je n’en sais rien, à l’époque, je le pensais. On était scandalisé par les exactions de l’aviation italienne et de l’aviation allemande399.»

95Ses positions rendent compte de ce que pouvait alors penser un jeune militaire français, républicain, démocrate et de gauche. Son âge – il a vingt-trois ans –, sa situation familiale – il n’est pas marié, n’a pas d’enfants –, sa situation professionnelle et, bien sûr, ses convictions l’entraînent aussi du côté de la fermeté.

96Pour tous ceux-là, il est devenu nécessaire de contenir les dictatures, par la force si besoin est. Ni les lois antisémites, en particulier les lois de Nuremberg, ni la suppression des libertés, ni la répression contre les opposants, n’apparaissent comme des jalons essentiels de leur maturation dans le domaine de la politique extérieure. Au contraire, la connaissance plus approfondie – par son passage au gouvernement pour Cécile Brunschvicg, par ses voyages pour Robert Debré – de la réalité économique allemande, de son réarmement diligent et énergique, puis la multiplication des coups de force sont décisifs. Le patriotisme et la nécessité de défendre la patrie entament peu à peu leur pacifisme.

1938-1939 : crises et évolutions

97« Il faut attendre 1938 pour que se dissipent les illusions400 », note Antoine Prost au sujet des mouvements d’anciens combattants. Les 12 et 13 mars, les troupes de la Wehrmacht envahissent l’Autriche. L’Anschluss est un désaveu pour ceux qui croient encore au rapprochement entre anciens combattants français et allemands. Les Français juifs sont épouvantés par les effroyables scènes antisémites qui accompagnent l’entrée des Nazis dans Vienne. L’invasion des Sudètes suivie des accords de Munich, puis la terrible « Nuit de cristal » accroissent encore ces peurs. Mais nombre de Français, juifs ou non, n’admettent pas pour autant que la guerre devienne un moyen diplomatique. Le pacifisme, dans le sens d’un refus de la guerre pour régler les différends internationaux, reste profond, au-delà même des brouillages idéologiques.

Refuser Munich

98Fidèle à son analyse et à son engagement, René Cassin désavoue les accords de Munich avant même qu’ils soient conclus et, en octobre 1938, dénonce dans Les Cahiers de l’UFAC401 l’inertie des démocraties et l’absence de politique coordonnée et claire.

« On aurait pu espérer qu’après le coup de force de l’Autriche, la France et la Grande-Bretagne se ressaisiraient et que, simultanément, elles préviendraient tout coup de force en conseillant à nos amis tchèques, ou bien une résistance inébranlable appuyée sur elles, ou bien au contraire des concessions très rapides sur le régime des Sudètes. Ni l’un ni l’autre n’ont été faits402.»

99La faiblesse des démocraties n’est pas, d’après lui, matérielle : les industries françaises et anglaises sont encore très puissantes et peuvent s’appuyer sur les colonies. Non, c’est « dans l’intérieur des peuples français et anglais [que] réside maintenant le mal de faiblesse morale qui laisse toutes les forces matérielles inemployées403 ». Munich « consacre, avec le dépècement de la Tchécoslovaquie, l’effondrement de la politique continentale des deux grandes nations de l’Occident européen, la France et la Grande-Bretagne ». Les démocraties auraient tort de croire que la guerre pourrait être limitée aux Sudètes et que ce serait la dernière exigence des régimes totalitaires. René Cassin conclut en qualifiant ces accords de « Sadowa et Sedan diplomatiques cumulés404 ». Puisqu’ils ont été signés, en homme respectueux des lois, il en prend acte, mais comme Léon Blum et bien d’autres, il souhaite le renforcement accéléré du réarmement français. Fin 1938, il démissionne de ses fonctions à la SDN afin de ne pas cautionner des décisions qu’il désapprouverait.

100René Cassin est rejoint par une partie de la jeune génération, celle qui n’a pas combattu pendant la Première Guerre mondiale. Jacques Lazarus, déjà désappointé par l’attitude de la France en 1936, ressent en octobre 1938 « un sentiment de défaitisme, d’abandon405 ». Âgée de dix-neuf ans en 1938, Nicole F. s’éveille à la politique avec les accords de Munich. Elle s’y oppose, plus au nom des principes de fidélité aux alliés que par antinazisme.

« J’étais très antimunichoise. […] Mais pas tellement sur le plan juif, anti-juif, anti-nazisme etc. Non, surtout parce que notre pays était infidèle à sa parole. Et je pensais que c’était un scandale. C’était par rapport à l’image que j’avais de la France, c’était comme abandonner un ami406.»

101Claude L. est encore adolescent, mais il se souvient nettement de Munich :

« J’avais quatorze ans, j’étais antimunichois. Va-t-en-guerre407 !»

102Peut-être l’âge compte-t-il aussi dans ces prises de positions ?

103La crise de Munich a porté les contradictions, les ambiguïtés et les passions à un point culminant. Même certains antimunichois reconnaissent avoir pris position, plus de façon passionnelle qu’en vertu d’une analyse logique des rapports de force. Raymond Aron fut de ceux-là, « mais par émotion, sans connaître assez le rapport de force ». Il pense, bien plus tard lorsqu’il écrit ses Mémoires, qu’il aurait dû, à l’époque, mieux réfléchir « sur la thèse sérieuse, peut-être valable du “sursis408” ». Pour ces anti-munichois, c’est l’image de la France, sa grandeur, sa nécessaire fidélité aux accords passés qui sont en cause. Ils sont anti-munichois avant tout par patriotisme. Patriotisme plus fort que leur pacifisme. Leur lutte contre les fascismes s’en trouve renforcée. Pour d’autres, la préservation de la paix est et doit demeurer la priorité : le patriotisme n’est plus alors la valeur la plus élevée qu’il faut défendre409.

Munich : la peur paralysante de la guerre

104Le 30 septembre 1938, alors que la tension est à son comble, l’Univers israélite, sous la plume de Raymond-Raoul Lambert affirme non sans faire référence, encore et toujours à la Première Guerre mondial, que les juifs de France n’ont qu’un but :

« Comme en août 1914, nous nous soumettrons sans emphase à cette discipline : servir et se taire410.»

105Discrétion exemplaire et service de la patrie demeurent les mots d’ordre de l’israélitisme français. La crise tchèque surgit pendant les grandes fêtes juives411. Dans les périodes difficiles, les foules sont souvent plus nombreuses dans les édifices religieux et les synagogues se remplissent plus qu’à l’accoutumée. Les rabbins lancent des appels à la prière pour la paix en France et dans le monde, peignant la guerre comme le pire de tous les maux. L’action la plus spectaculaire est la journée internationale de jeûne et de prière pour « la Paix dans le Monde et le salut d’Israël », organisée le 18 septembre 1938. Jacob Kaplan s’adresse à ses fidèles, lors de cette journée de la paix. Il sollicite le soutien des juifs de France envers leurs coreligionnaires persécutés, mais l’essentiel de son sermon est consacré à la protection de la paix et du pays. Il convoque, une fois de plus, le souvenir de la Grande Guerre pour conjurer celle qui s’annonce.

« La guerre que nous avons cru ne jamais plus revoir, la guerre qui il y a vingt ans a semé partout la ruine et l’épouvante […] semble là, toute proche. Une horreur indicible nous étreint412.»

106Il appelle la bénédiction divine « sur notre France bien-aimée, si sincèrement attachée à la paix et à la justice et sur toutes les nations généreuses […] et sur tous les hommes de cœur qui multiplient leur dévouement en faveur de la réconciliation des peuples413 ».

107Quelques jours après l’annonce des accords de Munich, le 10 octobre, les juifs célèbrent Yom Kippour. À cette occasion, une circulaire adressée par les grands rabbins de Paris, Julien Weill et Maurice Liber, demande aux rabbins de la ville de « consacrer tout ou partie de la prédication de Kippour au thème de la paix et […] d’élever des actions de grâce à Dieu pour l’heureux dénouement de la crise414 ». Les juifs sont d’ailleurs à l’unisson avec leurs homologues catholiques et protestants, qui remercient Dieu et les gouvernements de la paix préservée. Les rabbins français sont aussi proches – pour une fois ! – des milieux juifs étrangers qui, toutes tendances confondues, invitent au calme et parfois au silence total415. Même l’énergique LICA titre, non sans contradiction, le 1^er octobre 1938 :

« Contre Hitler. Pour la paix416.»

108Le soulagement semble général. Yvonne B. reconnaît ne pas se souvenir de l’Anschluss, presque pas de la « Nuit de cristal », mais elle se souvient très précisément de Munich.

« Personne ne rigolait d’avoir la guerre.
On s’est marié en mars 38 et mon mari a été mobilisé en septembre 38, en octobre. Il était dans l’Est.
[…] J’ai eu très peur. Très. […] Parce que quand les gens disent, à propos de Munich, on n’aurait pas dû. Mais non, ce n’est pas vrai ça, on se disait “on n’a pas la guerre”, ça c’était vrai417.»

109Cette terreur quasiment paralysante fut sûrement, pendant la crise, un des sentiments les mieux partagés dans tout le pays. Au-delà de toute stratégie, les autorités consistoriales ont très sûrement ressenti la même chose. C’est un effroi identique qu’éprouve Jules Isaac. Pour lui, les accords de Munich sont certes, « comme pour tant d’autres, un déchirant cas de conscience418 », mais il entend « lutter jusqu’à la dernière minute pour la défense de la paix en détresse419 ». Dans son témoignage écrit longtemps après la guerre, il est conscient des ambiguïtés de cette lutte pour la paix qui se fit « sans illusion, et sans verser, comme d’autres doctrinaires du pacifisme, dans une aveuglante germanophilie420 ». À partir de quand les illusions furent-elles dissipées ? Jules Isaac, dans la conclusion de son court chapitre sur l’entre-deux-guerres, laisse la question en suspens.

« On n’avait pas fini d’en débattre [de Munich] que la guerre éclatait421.»

110Dans tous les cas, la volonté de préserver la paix n’est toujours pas liée, fin 1938, à la question juive, ni même au régime nazi et à sa politique extérieure, mais à l’appréhension terrifiante d’un nouveau conflit et au souvenir effroyable de la dernière guerre.

Du trouble vers une clarification progressive des ambiguïtés

111Pendant le déroulement de la crise, les voix s’opposant à un accord sont extrêmement rares. Comme si les juifs de France, et peut-être l’ensemble de la société française, retenaient leur souffle. Même ceux qui ont défendu et défendent encore par la suite une politique de fermeté face aux exigences de Hitler semblent, pendant quelques jours, muets ou indécis. Le vent de la guerre n’est anodin pour personne.

112On sait que Léon Blum, après avoir voté non sans réserve les accords le 4 octobre, réclame dès le lendemain que la France produise « un effort de surarmement plus intense et plus hâtif422 ». Pendant quelques mois, Cécile Brunschvicg, pourtant favorable au réarmement depuis 1937, oscille entre acceptation et refus. L’article du 8 octobre 1938 est pétri de ces contradictions. Elle note avec satisfaction que « les peuples ont accueilli la paix avec enthousiasme, […] et dans l’avenir les gouvernements devront compter avec cet état d’esprit ». Mais elle déplore aussi que ces accords soient « une consécration des méthodes brutales ». Elle les subit plus qu’elle ne les approuve.

« Il faut [les] accepter comme une translation pénible mais satisfaisante423.»

113Encore en novembre 1938, elle semble hésiter. « Aujourd’hui, comme hier, nous ne croyons pas qu’une guerre eût résolu toutes ces questions car une guerre ne résout rien424 ». Mais elle poursuit dans le même article :

« Nous devons cependant reconnaître que les événements qui ont suivi les accords de Munich donnent raison à ceux qui craignaient que les prétentions allemandes ne s’arrêtent pas à l’occupation des pays sudètes425.»

114Dès le début de l’année 1939, avant même le démantèlement de toute la Tchécoslovaquie, elle ne manifeste plus aucune ambiguïté et n’a de cesse d’exhorter les femmes françaises à se préparer à « défendre notre patrie et nos libertés426 ». Les dirigeants allemands et italiens sont qualifiés de « gangsters427 » qui ne respectent aucun traité, et dont les discours soi-disant pacifistes n’ont pour but que d’assoupir les démocraties. On est loin du refus de prendre parti contre tel ou tel régime qui prévalait encore en 1935 et au début de l’année 1936 ; loin aussi du malaise engendré par les accords de Munich. La situation s’est clarifiée : Cécile Brunschvicg se prépare à faire la guerre. Comme en 1914, lors du dernier congrès de l’UFSF de mai 1939, elle impose la priorité de l’union nationale et de l’engagement dans les activités de défense passive, « ajournant » les revendications spécifiquement féministes. Cette clarification n’est d’ailleurs pas spécifique à Cécile Brunschvicg. Un pacifiste très engagé comme Romain Rolland est, dès le 3 septembre 1939, favorable à un soutien inconditionnel à la politique de Daladier428.

115En septembre 1938 et dans les mois qui suivent, les Français israélites adoptent, face au risque de guerre, des positions relativement diverses qui reflètent un éventail assez large des inquiétudes de l’ensemble des Français. Une légère majorité semble cependant au moins réticente aux accords de Munich, ou tout au moins très méfiante. Par réalisme et patriotisme : parce qu’ils pensent que le seul moyen de s’opposer aux prétentions de Hitler est la fermeté. L’accroissement des persécutions antisémites et l’horreur du régime nazi n’apparaissent pas déterminants dans cette évolution.

ANTISÉMITISME ET XÉNOPHOBIE : ENTRE FRILOSITÉ, REPLI SUR SOI ET SOLIDARITÉ

116L’étude de la crise politique, du Front populaire et de la perception l’Allemagne nazie a déjà suscité de larges évocations de l’antisémitisme. Bien que la plupart des Français israélites refusent de se déterminer en fonction de ce paramètre, la réalité et la crainte de l’antisémitisme influent, même indirectement, sur certaines appréhensions et attitudes. Cependant, de même que l’antisémitisme n’est qu’une des données dans la perception du politique, il ne peut être traité entièrement à ce prisme. Il possède des aspects spécifiques et pose à nouveau la question de la vision qu’ont des Français israélites, soumis au « temps du soupçon429 », de leur place dans une société en crise.

117Un antisémitisme latent, dit « traditionnel », a toujours subsisté en France. Les Français israélites le connaissent bien et le combattent en s’appuyant sur les structures de la République et de l’État laïque et démocratique. Avec les années 1934, 1936 et surtout 1938, des expressions et des manifestations nouvelles, dans leurs excès, leur radicalité et leur intensité, viennent à la fois conforter et reformuler les bases de cet antisémitisme qui emprunte de plus en plus aux théories raciales nazies, et se nourrit des difficultés économiques et du mal-être français. Souvent amalgamé à la xénophobie, il regroupe et assimile dans sa haine juifs et étrangers430.

118L’historiographie des juifs de France a souvent souligné l’incompréhension, voire l’aveuglement des israélites et de leurs institutions face à la recrudescence de cet antisémitisme et leur attitude ambiguë, ou pire, face aux réfugiés juifs d’Europe centrale ou de l’Est. Les études d’itinéraires nuancent ses conclusions, sans totalement les remettre en cause. L’appréhension et la perception de cette recrudescence sont en effet diverses. Les institutions juives françaises s’en inquiètent de façon précoce, mais leur analyse, tributaire du modèle de l’israélitisme, les entraînent vers des formes de lutte en partie inadaptées. Elles évoluent toutefois sous la pression conjuguée des événements et d’autres associations, comme la LICA. En 1938, la crise des réfugiés431 » qui encadre la « Nuit de cristal » est particulièrement révélatrice des divisions des Français israélites sur l’immigration, ainsi que de leurs contradictions : malaise et solidarité cohabitent souvent.

L’émergence d’un antisémitisme virulent

L’après-guerre, reflux de l’antisémitisme

119La France connaît, depuis fort longtemps, un antisémitisme populaire, en partie arrimé à un antijudaïsme religieux traditionnel432 qui, au début du xx^e siècle, amorce un mouvement de recul conforté par l’Union sacrée et la Première Guerre mondiale, pendant laquelle les juifs ont gagné une place pleine et entière dans la nation. Bien sûr, les préjugés demeurent et se manifestent par le refus de partager certaines sociabilités, au travers de quelques écrits qui accusent les juifs de complot – judéo-maçonnique bien sûr ! –, de « l’invasion juive », de l’espionnage au profit de l’Allemagne et même de meurtre rituel433. Le journal l’Action française demeure une lecture courante dans les milieux très catholiques. Mais les Protocoles des Sages de Sion, publiés pour la première fois en France en 1920, ne rencontrent pas un grand succès et en 1924, le journal antidreyfusard et antisémite de Drumont, La Libre Parole, meurt par manque de lecteurs. Les catholiques, eux aussi réintégrés dans la nation par l’Union sacrée de la Grande Guerre, sont influencés par Pie XI qui, hostile à l’antisémitisme, condamne l’Action française en 1926.

120L’ensemble des témoins, comme Armand Lunel, soulignent son affaiblissement dans les années dix et vingt.

« L’antisémitisme, malgré ses offensives maurassiennes, se maintenait à l’état léthargique, si bien que je n’eus jamais à en pâtir ni comme étudiant, ni sous les drapeaux pendant la Première Guerre mondiale, ni dans ma carrière de professeur434.»

121Celui-ci est d’ailleurs fort surpris lorsque Gaston Milhaud, son professeur à l’École Normale, lui demande, en confidence, s’il n’a pas à se plaindre de quelques rebuffades. La question paraît, en 1912 ou 1913, totalement hors de propos au jeune homme qui l’attribue à une génération marquée par l’affaire Dreyfus435. Presque quinze ans plus tard, en 1926, certaines indiscrétions lui font savoir qu’il n’aurait pas remporté le prix Goncourt pour Nicolo Peccavi à cause d’un vote négatif de Léon Daudet. Il reste dubitatif, et l’obtention du prix Théophraste Renaudot prouve à ses yeux que l’antisémitisme n’est pas assez fort en France pour empêcher qu’on décerne un titre à un écrivain juif. Et cela semble d’autant plus vrai qu’Armand Lunel, au contraire d’autres écrivains, se présente précisément comme un écrivain d’inspiration judéo-provencale.

122Bien sûr, les Français israélites savent reconnaître et combattre l’antisémitisme. Le même Armand Lunel entame des recherches et consacre un article afin de réfuter un texte de Charles Maurras sur un sujet qui lui tient à cœur, « Frédéric Mistral et les Juifs436 ». Mais Maurras représente l’ennemi de toujours, le vieil antisémitisme condamné par la conclusion de l’affaire Dreyfus, un archaïsme qui perd de sa force. Cet antisémitisme est pour les Français juifs d’autant moins inquiétant que dans les années vingt, il s’exprime fort peu sur la scène publique, encore moins politique.

La progression de l’antisémitisme : diversité des expériences

123Le changement se fait sentir à partir du milieu des années trente. Les personnalités, notamment dans le monde politique – on l’a vu pour Léon Blum – deviennent les cibles d’injures racistes les plus basses, les plus grossières, les plus brutales.

124Cécile Brunschvicg, que son passage au gouvernement fait connaître d’un large public, est attaquée de façon violente à travers la presse et divers tracts. Des étudiants l’empêchent de s’exprimer lors d’une visite à Strasbourg en février 1937437. En octobre 1938, certains anciens combattants, oubliant bien vite l’Union sacrée, reprochent à René Cassin de faire passer la fidélité à ses coreligionnaires avant ses idées pacifistes. Il serait sous le choc des « persécutions antisémites d’Allemagne et d’Italie, [qui auraient], sous l’effet de réactions sentimentales, altéré sa faculté de raisonner438 ».

125Pendant la crise de Munich, lorsque la peur d’une guerre à venir est à son comble, une flambée d’antisémitisme éclate dans de nombreuses villes. Dans Paris, une vingtaine de rixes est dénombrée en quelques jours, surtout autour des gares du Nord et de l’Est. Des incidents anti-juifs sont signalés à Belleville le 27 septembre. Une scène d’émeute où un juif étranger est accusé d’avoir crié « Vive la guerre » a lieu à Dijon, où 500 personnes occupent la rue alors que la famille est réfugiée au fond d’un magasin. À Nancy, le 26 septembre, des juifs polonais sont gravement molestés. À Strasbourg, des manifestations antisémites ont lieu pendant toute la crise de Munich439. Ces manifestations de foule où les juifs, et notamment les juifs étrangers, sont désignés comme fauteurs de guerre prouvent l’imprégnation des thèmes antisémites dans la population, même si l’existence de provocateurs fut par la suite prouvée par la police440. Elles soulignent aussi l’imbrication des thèmes antisémites et xénophobies. Les difficultés liées à la politique extérieure et la crainte d’un conflit armé avec l’Allemagne alimentent cette flambée.

126Nos témoins ne sont pas victimes de telles violences et ont des expériences parfois divergentes. Les Alsaciens-Lorrains s’accordent tous pour dire que l’arrivée de Hitler a entraîné un regain de propagande antisémite et de xénophobie, ce qui est confirmé par les historiens441. À Thionville, Claude L. est rejeté par une partie de ses camarades de lycée.

« On ne jouait pas avec moi, on ne me soufflait pas quand j’étais interrogé, on ne me passait pas un devoir. Mais non, on ne me battait pas, ça n’allait pas jusque-là, mais j’étais mis à l’écart. […]
Ma première expérience de l’antisémitisme, c’était très jeune à l’école. Mais pas encore à la petite école. L’antisémitisme a commencé lorsque l’Allemagne, qui se trouvait à 20 kilomètres, a commencé un peu à déborder. Donc, c’est vers les années 35, quand j’étais au lycée442.»

127Il précise que c’était le fait des « gens du cru » et non des « gens de l’intérieur443 ». Mais il est le seul à avoir directement vécu cette expérience. La plupart des témoins de ces régions reconnaissent n’avoir jamais eu à en souffrir personnellement. Dans l’armée qu’il intègre en 1931, Jacques Lazarus ne fut jamais en butte à un quelconque antisémitisme. Il pense aujourd’hui à « un lieutenant qui appartenait à l’Action Française et qui était peut-être antisémite au fond de lui. Mais ça ne se manifestait jamais444 ». Liliane J. n’a non plus aucun souvenir d’antisémitisme à son égard dans son école communale. Elle suggère que son nom, assez courant en Alsace et pas spécifiquement juif, l’a protégée. Pourtant sa famille est active et connue au sein de la Communauté de Strasbourg, dont son père est aussi un bienfaiteur, et qui, sans être très stricte, est pratiquante. Il est peu probable que son appartenance au judaïsme soit totalement méconnue dans son milieu scolaire.

128L’exemple parisien apporte de nouvelles nuances et d’autres facteurs explicatifs. Yvonne B., dit avoir découvert l’antisémitisme « quand les Boches sont arrivés ». Il en est de même pour Nicole F. Aussi bien Henri que Jean-Jacques Becker ne se souviennent pas l’avoir vécu au lycée, ni que ce fut un sujet de conversation à la maison. En revanche, Roger W. lui, se le rappelle fort bien et précise même que ces manifestations débutent à son entrée au lycée, en 1938.

« Alors l’antisémitisme. Avant-guerre, oui, il était très présent, oui absolument. Il m’est arrivé, mais c’était peu fréquent quand même, mais il m’est arrivé de me faire traiter de “sale juif”. […]
Oui, chez moi, on en parlait beaucoup. Et il y avait des journaux, des affiches, des inscriptions445.»

129Or, il fréquentait le même lycée que Jean-Jacques Becker, pendant la même période446. Pourquoi les enfants Becker auraient-ils évité cette hostilité et non le jeune Roger W. ? Comme Liliane J., Henri Becker explique cet état de fait par leur nom, qui n’est pas spécifiquement juif447. Mais il ajoute une autre explication tout aussi importante.

« Comme on était déjudaïsés, on n’était pas tout le temps en train de dire qu’on était juif. Tout le monde ne le savait pas forcément448.»

130Au contraire, Roger W. porte un nom à consonance juive et ses parents sont tous deux employés du Consistoire, sa judéité est sûrement connue de ses camarades et même de ses professeurs. Il serait donc à la fois plus exposé à l’antisémitisme et sensibilisé par son entourage familial. Les juifs les plus déjudaïsés y seraient-ils moins sensibles et moins exposés ?

Diversités des réactions

131Les expériences diffèrent donc ; il en est de même pour les réactions face à ce changement Question de milieu familial, de lieu, de statut social, peut-être aussi de caractère…

132Armand Lunel ne fait aucune allusion dans ses souvenirs à sa querelle avec Maurras, et ne mentionne qu’une seule manifestation d’antisémitisme à son égard. En 1938, professeur au lycée de Monaco, il trouve épinglé sur la porte de sa classe un papillon où est écrit à l’encre rouge « Mort aux Youpins449 ! ». Il soupçonne un vieux collègue « réputé pour l’aigreur sarcastique de son caractère et sa mélancolie agressive450 ». Il froisse le papier et le jette, n’y voyant que la marque d’un caractère aigri et non d’un antisémitisme qui se permet pour la première fois de s’exprimer.

133Raymond Aron, dont nous avons vu qu’il fut profondément marqué par ses années en Allemagne, décide à son retour de s’exprimer le moins possible sur les questions extérieures, preuve que le souci de l’antisémitisme est dès lors fortement ancré en lui, alors même qu’il n’en est pas personnellement victime.

« Mais à partir de l’arrivée au pouvoir de Hitler, tous les Juifs français ont été suspects. Ils ont été suspects d’être anti-allemands, anti-hitlériens, non pas en tant que Français mais en tant que Juifs451.»

134C’est ce qu’il nomme, non sans raison, « l’ère du soupçon ». L’analyse est fine, comme en témoignent les reproches adressés à René Cassin par ses camarades anciens combattants. Mais la réaction est totalement différente. René Cassin, ne se pense pas « entravé par [sa] passion juive452 » et répond hautement à ses détracteurs.

« À peine arrivé au pouvoir, Hitler a déployé au grand jour sa méthode de terrorisme contre les juifs. J’eusse été le dernier des derniers si, dans cette période de malheur qui se prolonge cruellement, j’avais feint d’oublier une origine qui, depuis des siècles, a associé ma famille au destin de la France453.»

135On peut noter, au passage, le rappel de sa longue filiation française.

136Les Français israélites vivent l’antisémitisme sur un registre contradictoire. Il est un danger endémique et combattu, mais il ne peut, dans le pays des droits de l’homme, que demeurer à l’état latent. Ce mode contradictoire se retrouve sous la plume de Jacob Kaplan et dans les propos de Robert de Rothschild, président de l’ACIP. Les circonstances ne sont pas indifférentes. En mars 1938, le premier écrit que la France appartient aux « nations qui semblent prémunies contre l’antisémitisme [où il] est voué à l’insuccès454 ». Il en veut pour preuve la justice que la France rendit à un certain officier juif injustement condamné… En février de la même année, avant l’Anschluss, le second se demande, dans une réunion privée :

« Qu’arriverait-il si les mêmes événements sous une autre forme se passaient ici. Cette question, il y a longtemps que nous nous la posons.
[…] Le jour où l’antisémitisme deviendra un danger, on ne s’occupera pas de savoir si vous allez au temple ou pas, si vous êtes bruns ou blonds, vous serez tous mis dans le même sac. Nous voulons être prémunis contre ces événements et savoir ce que l’on peut faire en tel cas455.»

137Ces paroles sont confidentielles et le conditionnel se veut rassurant. L’antisémitisme, aussi affaire de juifs, se vit selon les codes du franco-judaïsme qui fournit aussi les outils pour analyser sa recrudescence.

« L’antisémitisme est une campagne antifrançaise456 »

138La source de l’antisémitisme n’est pas, et ne peut pas être française. Jacob Kaplan, Raymond Aron, René Cassin ou Jacques Lazarus partagent, avec quelques nuances, ce point de vue. « L’antisémitisme […] est une campagne antifrançaise » par laquelle l’ennemi, l’Allemagne nazie donc, organise « la désunion, et par suite, l’affaiblissement de la France457 », affirme le rabbin Kaplan. La contamination de la France par les théories nazies n’est d’ailleurs pas dénuée de toute réalité. La recrudescence de l’antisémitisme et la présence de la propagande nazie en Alsace et Lorraine sont tangibles. Les historiens et certains témoins, comme Claude L., l’ont souligné. À Paris, ont pignon sur rue des officines nazies, telles la « Maison Brune », organe de propagande nazie inaugurée le 30 janvier 1936, ou le Comité franco-allemand ou l’Office universitaire allemand. Importé, l’antisémitisme est par nature opposé aux valeurs traditionnelles françaises.

« L’œuvre [de la civilisation française] a consisté non seulement à faire régner la paix entre les diverses confessions, non seulement à leur inspirer une tolérance réciproque, mais à les pénétrer d’un respect mutuel, fait de compréhension, d’estime, de solidarité même458.»

139René Cassin, homme de gauche et non-croyant, tient des propos similaires mais en d’autres termes lors du meeting de la LICA, organisé le 22 novembre 1938 après le pogrom de la « Nuit de cristal ».

« Le racisme s’oppose à tout ce qui est humain et universel459.»

140C’est-à-dire pour René Cassin aux valeurs universelles proclamées par la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, aux valeurs républicaines issues de la Révolution française.

141L’antisémitisme ne peut exister sous la même forme qu’en Allemagne. Sur ce sujet, la réponse est unanime. Quelles que soient leur perception, leur expérience, leur inquiétude, leur analyse, tous, étrangers et Français, croyants et non croyants, proches ou non des milieux consistoriaux, tous tombent d’accord.

« Jamais cela ne pourra se produire chez nous en France. Ça, c’était le slogan. Parce que la France était considérée comme un pays libéral où on n’aurait jamais pu admettre des mesures comme celles des mesures hitlériennes. C’était le slogan mais pas seulement ça. C’était la conviction profonde. Ça ne pouvait pas se passer en France. La France, le pays des droits de l’homme460.»

142Même Raymond Aron, pourtant si sensible au sujet qu’il fait le choix de se taire, accrédite cette idée.

« Le problème de la composition raciale du peuple existe normalement pour un Allemand, il n’existe pas pour un Français. Qu’on puisse devenir français en assimilant la culture française va de soi. […] Pour beaucoup d’Allemands, peut-être pour la majorité d’entre eux, on naît Allemand, on ne le devient pas461.»

143Les Français israélites se sentent protégés de l’antisémitisme racial par les traditions libérales, par la civilisation, par le droit et la loi. En regard de la violence nazie, la France apparaît toujours comme un pays paisible pour les juifs, y compris pour les juifs étrangers. L’existence d’un gouvernement antisémite aux portes de la France aurait des conséquences contradictoires. D’une part, cela permettrait de minorer l’antisémitisme en France, conséquence d’une propagande étrangère. D’autre part, les Français israélites peuvent s’inquiéter réellement de l’influence de cette propagande auprès de Français désemparés par la dépression économique et désunis par la crise politique et morale. En somme, l’antisémitisme nazi serait à la fois un repoussoir et un véritable sujet d’inquiétude.

Des stratégies de lutte tributaires d’une idéologie

144Les stratégies de lutte sont tributaires de ces perceptions et de ces analyses. Dans ce domaine, les Français israélites ont recours aux habitudes acquises depuis l’affaire Dreyfus : démenti systématique, information sur la réalité des juifs et du judaïsme, notamment par le rappel de leurs liens avec la France, vigilance mais discrétion.

145La connaissance et le démenti, opposés aux préjugés, est une stratégie établie depuis la fin du xix^e siècle à travers la Revue des Études juives, puis avec le discret Comité de défense du rabbin Zadoc Kahn. C’est aussi la démarche d’Armand Lunel face à Charles Maurras. C’est pour combattre l’incompréhension que sont créées plusieurs associations œcuméniques regroupant juifs et chrétiens462. En 1934, l’Union civique des croyants, à laquelle participe Jacob Kaplan, ancêtre des Amitiés judéo-chrétiennes, rassemble à Paris des juifs et des chrétiens, laïcs et religieux. C’est dans le même esprit que l’infatigable Jacob Kaplan publie en 1939 Témoignages sur Israël463, compilation de nombreux textes philosémites écrits par des non-juifs. C’est aussi pour prouver que la synagogue n’a rien à cacher que les Croix de Feu y sont reçus. Enfin, les Français israélites n’ont de cesse de proclamer leur amour de la patrie et le dévouement de tous les juifs à la France. On rappelle que les prières du shabbat, celles des jours de fête et la promesse du jeune juif lors de sa Bar Mitsvah incluent toujours la France. On affirme aussi que les juifs savent ce qu’ils doivent à « la France, qui, la première a émancipé Israël464 », argument classique du franco-judaïsme. René Cassin, s’adressant aux volontaires étrangers de la Grande Guerre en 1932, ne leur dit pas autre chose :

« Juifs, vous avez senti, comme moi, la dette particulière qui nous incombait envers la nation qui la première proclama les Droits de l’Homme465.»

146L’Union sacrée, les morts et le dévouement des juifs, Français et volontaires étrangers, sont mis au service de la lutte contre l’antisémitisme. Ce discours n’est pas propre aux milieux consistoriaux. Tous ceux qui ont vécu la Première Guerre mondiale en appellent à son souvenir. René Cassin bien sûr, mais aussi Cécile Brunschvicg dont, par bien des aspects, le mode de pensée s’apparente à celui des anciens combattants. C’est aussi l’un des thèmes de combat de la LICA, dont les dirigeants sont pourtant plus jeunes et en opposition avec les représentants du judaïsme français.

147Enfin, la discrétion est chère aux autorités consistoriales qui n’ont de cesse de reprocher « ses meetings bruyants466 » à la LICA qui entend débattre de l’antisémitisme sur la place publique, le relier au politique en se rapprochant des partis de gauche. Elle sort ainsi le fait juif de la sphère privée dans laquelle les institutions tiennent tant à le maintenir. Les deux organisations ne peuvent qu’être en conflit. L’existence même de la LICA, ainsi que ses méthodes, révèlent une crise du modèle israélite467.

148C’est en fonction de ces objectifs – vigilance, information et confidentialité – qu’est créé en août 1936 le Comité de Documentation et de Vigilance, à l’initiative de Robert de Rothschild qui en est le président. Bien qu’officiellement indépendant, le Comité est une émanation du Consistoire avec lequel il a des liens financiers, juridiques et personnels. Il a pour but de recenser et d’analyser toutes les manifestations d’antisémitisme sur le territoire, de s’y opposer par une contre-propagande systématique et, éventuellement, des interventions auprès des milieux politiques ad hoc. Le Comité est fort bien renseigné sur toutes les organisations qui auraient des sensibilités antisémites et sur les officines de propagande nazies en France. Il œuvre auprès des autorités, parfois avec succès, pour les obliger à fermer. Il fournit de la documentation à certains journalistes, ainsi en 1938 pour le numéro spécial de la Petite Illustration sur les juifs ; aide au financement de revues antiracistes, en particulier La Juste Parole d’Oscar de Férenzy468 et procure un appui à ceux qui veulent intenter des procès, rassemble des arguments juridiques en vue de la promulgation du décret-loi Marchandeau qui réprime la propagande et la haine dirigées contre les représentants d’une race ou d’une religion. Volontairement, le CDV limite « son action à des démarches discrètes, […] auprès des autorités ou des personnalités capables d’aider à la solution des difficultés signalées. Nous nous sommes abstenus de toutes manifestations extérieures en général aussi inefficaces que bruyantes469 ». Quasiment inconnu du grand public, son bulletin est publié à seulement cinq cents exemplaires. Il ne regroupe qu’une soixantaine de membres, mais de toutes sensibilités politiques : parmi eux, Edmond Bloch, dirigeant de l’UPFI, René Cassin, dont les opinions politiques de gauche sont connues, Léon Brunschvicg ou André Wurmser, responsable au Parti communiste. Des membres d’organisations liées aux juifs étrangers sont intégrés, tel Maurice Vanikoff, directeur du Volontaire juif, organe de l’association des engagés volontaires juifs470. La très grande majorité de ses adhérents sont des anciens combattants, ce qui souligne que cette organisation entend placer son action, une fois encore, dans le souvenir de l’Union sacrée de 1914-1918. Après les manifestations de violence de 1938, la lutte contre l’antisémitisme devient plus énergique, plus active. Des groupes liés au Consistoire, souvent constitués de jeunes Éclaireurs israélites, arrachent les affiches antisémites. Le Consistoire accepte même quelques rapprochements avec la LICA. Le rabbin Kaplan, bien sûr membre du CDV, est présent au grand meeting organisé par la LICA après la « Nuit de cristal ». Mais il ne s’agit pas alors de combattre l’antisémitisme sur le territoire français.

149La stratégie traditionnelle de lutte contre l’antisémitisme fondée sur la discrétion et les réseaux semble de plus en plus inefficace et inadaptée face à la réalité ; et ce même en France. De plus nombre de Français israélites reconnaissent la légitimité de la LICA, de ses méthodes, et participent à ses manifestations où l’on voit régulièrement René Cassin, également membre du CDV, et Léon Blum. Le Consistoire n’est plus, de fait, la seule organisation en mesure de représenter et de défendre les juifs et le judaïsme en France. Crise du modèle de l’israélitisme et crise de la représentativité des institutions officielles vont de pair. Ce déséquilibre iront en s’amplifiant avec les persécutions de la Seconde Guerre mondiale. Les milieux officiels conjuguent ainsi lucidité et aveuglement sur l’antisémitisme en France. Leur évaluation du phénomène sur le territoire français est aussi gauchie par une expérience personnelle : celui-ci ne se manifeste pas systématiquement à leur égard de façon plus virulente que dans les années précédentes.

La regain de la xénophobie : Français israélites et juifs étrangers

150Ce n’est malheureusement pas la situation des juifs étrangers ou d’origine étrangère, souvent directement confrontés dans leur vie quotidienne à l’antisémitisme, fréquemment teinté de xénophobie. Rabi témoigne du sentiment inquiétant que le simple énoncé de son nom provoquait.

« Une souffrance aiguë s’insinuait en moi quand on me demandait mon nom :
– Je m’appelle Ra-bi-no-vitch…
Et je scrutais le visage de l’interlocuteur, et je voyais à un imperceptible mouvement de ses traits tout ce qui se déclenchait dans son cerveau avec la rapidité de l’éclair471.»

151Aucun Français israélite, même portant un nom qui le désigne clairement comme juif, ne semble avoir d’expérience similaire. La xénophobie trouve de plus en plus de relais dans l’opinion publique, y compris dans le monde politique. Pourtant, en 1939, le nombre d’étrangers qui arrive en France est plus bas que dans les années vingt472. Parmi eux, les juifs étrangers représentent une petite proportion et une infime minorité dans la population française. À partir de 1932, la législation rend la vie de plus en plus difficile aux immigrés, elle se durcit considérablement avec le décret-loi du 12 novembre 1938 qui à bien des égards annonce le régime de Vichy. Au même moment, la question des réfugiés d’Allemagne, de Pologne et d’Autriche se pose de façon de plus en plus urgente. Le rejet des étrangers, devenu plus violent alors même que leur nombre diminue, est symptomatique du repli sur soi, des divisions internes et de la crise des repères.

152Les relations des Français israélites avec les juifs étrangers étaient déjà dans les années vingt plutôt favorables à l’immigration, placées sous le signe de l’ambiguïté. Cette ambiguïté croît avec la crise d’identité nationale de la seconde moitié des années trente, plus encore avec les événements de fin 1938, allant parfois jusqu’à la xénophobie déclarée.

Les Français israélites avant la crise : le bonheur de l’entre-soi ?

153Depuis l’Émancipation, grâce à laquelle les Français juifs sont assimilés à tous les autres citoyens, le clivage essentiel n’est plus celui de la religion ou des origines religieuses, mais celui de la nationalité. Leur vision des juifs étrangers, leurs rapports avec eux en découlent.

154Par juif étranger, on entend presque systématiquement, dans l’entre-deux-guerres, les juifs venus d’Europe de l’Est, puis d’Europe centrale. Les Français israélites ne distinguent pas vraiment – ou même pas du tout – les différents pays à l’est du Rhin, confondus dans la masse indistincte de ces « régions [dont les habitants] étaient encore arriérés, incultes, [et dont la] mentalité n’avait pas évolué avec les siècles473 ». Les juifs de ces pays n’ont pas la chance d’avoir accès à la liberté, à la modernité, à l’éducation et surtout à une patrie. Reprenant l’adage bien connu, le rabbin Kaplan, dont le père est né à Minsk, déclare « que chaque pays a les Juifs qu’il mérite474 », façon de rendre hommage à la France qui a les juifs les plus « évolués ». On retrouve là le discret sentiment de supériorité, allié à un certain mépris pour ce qui n’est pas français, issu des Lumières et de la Révolution. L’Histoire des Israélites de Théodore Reinach, qui proposait le modèle franco-israélite comme aboutissement de l’histoire des juifs, ne disait pas autre chose. Les juifs d’Europe de l’Est ont cependant, du point de vue du rabbinat, su conserver une qualité, parfois même une supériorité sur les Français : ils sont plus religieux. Les Français juifs, tout comme les Allemands, estime d’ailleurs le rabbin Kaplan, ont dans le bonheur de la modernité suivi la voie de la déjudaïsation et « le judaïsme est en train de se dissoudre dans je ne sais quelle vague religiosité475 », car en France, « ce que les juifs ont gagné en considération, la religion juive l’a perdu en vitalité476 ». Il ne faut cependant pas exagérer la religiosité des immigrés, nombre d’entre eux, en particulier des jeunes gens proches des partis de gauche, qu’ils soient sionistes ou non, s’étant détachés d’une religion jugée trop pesante.

155Religieux ou non, ces juifs étrangers restent déconsidérés et souvent mal perçus lorsqu’ils arrivent en France. La Communauté, non sans afficher une certaine méfiance, accomplit son devoir d’aide et de soutien afin que ces immigrés s’assimilent et oublient « cette mentalité grégaire, ce besoin de se regrouper en des associations qui donnent des mots d’ordre. Qu’ils songent donc à s’aider eux-mêmes, en cherchant à comprendre les lois de la vie de chez nous. Le judaïsme français continuera à les guider477 ». De nombreux Français israélites, proches ou non des institutions, de droite comme de gauche, partagent en partie ces préjugés. L’expression qui les désigne souvent est péjorative et « assez méprisante478 ».

« Le terme était ordinaire. C’étaient les Polaks. On ne disait jamais autrement479.»

156Les Becker ne sont pas les seuls à utiliser cette formule et à se sentir agacés, gênés par la présence de juifs étrangers, voire hostiles. Comme les parents de Jacques Lazarus, comme les W., ils entretiennent à leur égard « une sorte de rancœur480 ». On leur reproche leur manque de discrétion, on les souhaiterait transparents, muets.

« Non seulement, ils [mes parents] ne connaissaient pas le yiddish mais ils avaient horreur de ces gens qui “baragouinaient”. […] Il se trouve qu’en contrebas de [notre] immeuble, il y [avait] le Carreau du Temple qui était un grand centre de vente de tapis avant la guerre et dans la rue se tenait tous les jours, […] une sorte de bourse. Il y avait 100, 150 personnes qui discutaient entre elles en yiddish et ça mettait toujours mon père dans des colères terribles, de voir ces gens qui “baragouinaient” là, au coin de la rue481.»

157Ces sentiments sont sans doute plus forts à Paris où les étrangers sont plus nombreux, plus regroupés et donc plus « voyants482 ».

158La colère d’André Becker, l’agacement des W., la rancœur des Lazarus, ne sont-ils pas d’autant plus forts, que ces étrangers sont juifs ? Les Français israélites ne craignent-il d’être rapprochés de ces étrangers qu’ils méprisent un peu et avec lesquels, malgré une solidarité d’origine religieuse, ils se sentent si peu de points communs ? La fragilité démographique du groupe des Français israélites n’est jamais apparue au cours des témoignages. Mais les autorités en sont conscientes et diffusent un discours qui la souligne. Leur crispation face aux réfugiés peut aussi être empreinte de la crainte de voir leur monde disparaître ou se dissoudre. Mais le grief liminaire, et peut-être le plus essentiel, est tout simplement de rendre les juifs visibles, or tout juif visible risque de faire les frais de l’antisémitisme. Les Français israélites qui ont tant voulu passer inaperçus, se fondre dans l’ensemble national et y ont d’ailleurs réussi, voient arriver ces juifs « différents » avec inquiétude. Un peu comme un membre marginal de la famille qu’on accepte d’accueillir dans l’intimité mais qu’on n’ose – ou qu’on ne souhaite pas – revendiquer à l’extérieur.

159Dans la plupart des cas, il y a très peu de relations entre étrangers et autochtones.

« C’étaient des mondes différents, totalement différents, nous n’avions […] ni le moindre rapport, ni le moindre atome crochu483.»

160Ils se croisent pourtant. L’aide aux réfugiés se borne le plus souvent à quelques dons mais, au travers de ces organisations ou à la synagogue, on se rencontre, on se parle, bref, on fait un peu connaissance. Des liens se créent aussi à l’intérieur même des familles484. Certes le mariage d’une sœur d’André Becker avec un juif d’origine polonaise « n’était pas très bien vu485 », bien que celui-ci parlât le français sans accent et soit « tout à fait intégré486 ». Il n’en était pas moins reçu, de façon normale à la maison. Et si ces unions sont considérées comme « une sorte de mésalliance487 », elles sont sans doute préférées à une union mixte.

161La Communauté elle-même met en place plusieurs organisations où se retrouvent Français et étrangers. Les premières avancées sont réalisées dans le cadre religieux, dans la lutte contre l’antisémitisme, ainsi que dans le culte des morts de la Grande Guerre, ces deux derniers sujets étant d’ailleurs très souvent liés. À la demande de groupes immigrés, le Consistoire accepte que des rabbins étrangers puissent diriger le culte de leurs compatriotes et des rabbins consistoriaux se rendent aux cérémonies religieuses organisées par des étrangers. Certaines instances de bienfaisance s’ouvrent à des notables étrangers ou d’origine étrangère, en particulier dans des villes de province où le judaïsme autochtone manque de dynamisme488. Certains Français israélites collaborent aussi avec des organisations étrangères489. Dès leur création en 1923, les EIF, placés sous l’autorité du Consistoire, ont pour objectif d’attirer jeunes Français et étrangers afin de donner à tous une culture commune franco-juive.

162L’école est le lieu privilégie des rencontres. C’est au lycée, juste avant la guerre, que Roger W. devient ami avec un jeune condisciple né à Lodz. À Strasbourg, dans une école juive où il est interne, Jacques Lazarus rencontre des garçons venus de partout.

« Et j’ai même eu des condisciples éthiopiens. […] Il y avait également beaucoup d’élèves dont les parents étaient d’origine d’Europe de l’Est et puis des juifs français de Moselle, d’Alsace comme moi. Moi, je me suis tout de suite trouvé très bien dans cette atmosphère-là. C’était un brassage. Et à 15 ans, cela ne vous touche pas qu’on soit fallachas ou autre chose. Et c’est très bien comme ça490.»

163Malgré tout, le brassage demeure limité, au moins pour les immigrés de fraîche date. Dans la génération suivante, comme le veut la tradition républicaine, l’assimilation fait parfois vite oublier les origines étrangères : la carrière du rabbin Jacob Kaplan en est la preuve491. Mais avec la crise des années trente et, surtout après Munich, l’hostilité envers les immigrés augmente d’un cran, parfois de plusieurs.

La « crise des réfugiés » de 1938 et les divisions des Français israélites

« La réponse des Juifs français à la crise des réfugiés des années trente a longtemps été un sujet d’une considérable controverse492.»

164Certains reprochent aux Français israélites d’avoir abandonné les réfugiés, alors que d’autres suggèrent que la Communauté organisée a fait tout ce qui était en son pouvoir, notamment par une aide matérielle importante. Lorsque le sujet des juifs étrangers est abordé, Roger W. s’exclame, avant même qu’aucune question précise n’ait été posée :

« Ah la la… ça c’est notre remords à nous. Parce qu’on les traitait de Polaks et on disait, ils nous font du tort. Et c’était faux. On ne les a pas assez soutenus et aidés pendant les années d’occupation493.»

165Preuve que le sujet n’occupe pas exclusivement les historiens et que certains Français israélites en ressentent, confusément ou non, une certaine culpabilité. D’autant plus que, face à l’antisémitisme, leur première action est de rappeler haut et fort leur statut de citoyen français, et leurs liens avec l’histoire française. Ils n’oublient certes pas leurs coreligionnaires étrangers, engagés volontaires, avec lesquels ils peuvent partager les souvenirs communs des sacrifices à la France. Il n’empêche. Cet incessant rappel entraîne, de fait, un clivage de plus en plus lourd avec les immigrés et notamment avec ceux dont l’arrivée est la plus récente.

166La crise économique et sociale, l’installation du nazisme, le risque de conflit avec l’Allemagne et la croissance de la xénophobie rendent la question des réfugiés et de leur accueil de plus en plus délicate. La Communauté, partagée entre la compassion et certains préjugés, a développé une aide philanthropique tout en s’abstenant de toute position politique officielle sur la question. Toutes les organisations, mettant souvent en péril leurs finances, se mobilisent pour dispenser aux immigrés une aide massive. Après janvier 1933 et à nouveau après les lois de Nuremberg et les mesures antisémites prises en Italie, en Pologne et en Hongrie en 1938, les appels à la « solidarité juive » sont innombrables et la grande majorité des Français israélites y répond favorablement, chacun versant son obole494. Pourtant, dès 1933, des heurts se font jour sur la façon de traiter les réfugiés juifs et sur les conséquences de leur arrivée en France. Pour certains, « aucune émigration en masse n’est plus possible495 », des arrivées trop nombreuses attiseraient l’antisémitisme. Pour lutter contre cet état d’esprit, Pierre Dreyfus (le fils du capitaine) et Boris Gourevitch créent en 1933 le Comité pour la défense des droits des Israélites en Europe centrale et orientale, appelé souvent comité Dreyfus-Gourevitch. Ce comité, auquel participent des non-juifs, des juifs français et étrangers, se propose d’agir en faveur de l’installation des immigrés en France ou ailleurs, et d’empêcher les expulsions en faisant pression sur les milieux politiques. Jugé trop engagé, il est désavoué par les milieux consistoriaux et l’AIU. À l’inverse, André Spire démissionne en 1936 du Comité d’assistance aux réfugiés, présidé par Robert de Rothschild et sous la tutelle du Consistoire, choqué par la politique discriminatoire de cet organisme.

167La crise de Munich et le risque d’une guerre avec l’Allemagne accroissent encore la xénophobie. L’étranger devient non seulement indésirable mais également fauteur de guerre. Le 7 novembre 1938, le jeune juif polonais, Herchel Grynspan, assassine à Paris le conseiller allemand Von Rath afin de protester contre les expulsions des juifs polonais sous tutelle allemande. Son geste déclenche une violente polémique. En 1927, Scholem Schwartzbard avait été acquitté pour le meurtre du « pogromiste » ukrainien Siémon Piétloura, sans que cela ne soulève de protestation. Dix ans plus tard, on mesure la différence d’état d’esprit496. Dans L’Univers israélite, la compassion semble même aller un temps plutôt vers la victime nazie et sa famille, et la condamnation de Grynspan apparaît quelque peu teintée de xénophobie.

« La France est terre d’hospitalité mais encore faut-il que ces réfugiés se comportent avec honneur et correction en respectant en tous points et en toutes circonstances les lois de notre pays. Ceux qui ne le font pas sont nuisibles à la France et davantage encore au judaïsme497.»

168Le même jour, le journal consacre un long article « au sort épouvantable des juifs polonais expulsés d’Allemagne », mais aucun lien n’est fait cette situation et l’attentat de Paris ! Même la FSJF (Fédération des sociétés juives de France), qui regroupe les juifs étrangers, condamne l’attentat, précisant qu’elle n’a aucun lien avec le jeune Grynspan, mais, dans le même texte, elle proteste contre les mesures antisémites allemandes. Dans un premier temps, toutes les associations juives de France, de l’AIU au Consistoire et à la LICA, condamnent le jeune meurtrier au nom du respect du droit à la vie. Cette dernière évolue cependant rapidement après le pogrom des 9 et 10 novembre 1938 dans toute l’Allemagne, la sinistre « Nuit de cristal ». Son organe Le Droit de vivre demande, dès la semaine suivant l’attentat, que l’oncle et la tante de Grynspan qui l’ont hébergé soient libérés et, le 19 novembre, un article de Bernard Lecache proclame en première page :

« Grynspan, tu es absous498.»

169Après la « Nuit de cristal », les milieux consistoriaux évitent de mentionner son nom. Le 29 novembre 1938, l’ACIP fait paraître une motion protestant solennellement contre « les persécutions ordonnées par les maîtres actuels du Reich499 ». Aucune allusion n’est faite à l’attentat de Paris, mais plus personne ne croit ou même ne feint de croire que ce pogrom fut spontané. Les Français israélites sont sous le choc et les appels à l’aide aux « frères allemands persécutés » affluent. Les milieux consistoriaux et le rabbinat aident à la création de comités, demandent à la communauté de faire preuve de solidarité, en particulier matérielle, et mènent quelques actions discrètes auprès du monde politique, notamment en faveur de quelques « cas » jugés dignes d’être aidés. C’est le mode d’action habituel des milieux consistoriaux : aide philanthropique et soutien politique discret, par le biais de personnalités, sans remise en cause de la politique gouvernementale, fut-elle xénophobe.

170Pourtant, en cette fin de l’année 1938, la « question des étrangers » est devenue tellement prégnante que certains sortent de leur habituelle réserve pour aborder le sujet d’un point de vue plus nettement politique. Le 19 novembre 1938, soit à peine dix jours après la « Nuit de cristal », le grand rabbin de Paris, Julien Weill, accorde au journal Le Matin un entretien retentissant dans lequel il s’exprime sans ambages.

« La France, qui a déjà fait, à cet égard, plus qu’aucun autre pays au monde, ne peut plus, de toute évidence, accueillir de nouveaux immigrants500.»

171Bien que sensible « à la douleur et à la misère des 600 000 Israélites allemands », il précise :

« Il ne nous appartient pas de prendre en ce moment, une initiative qui pourrait entraver quoi que ce soit des tentatives actuellement en cours pour un rapprochement franco-allemand501.»

172Comme au moment de Munich et même après que l’Allemagne eut donné la mesure de sa violence antisémite, l’intérêt supérieur de la France, qui est la paix, ne peut être sacrifié aux juifs allemands. De plus, ces réfugiés pourraient être une cause supplémentaire de tension avec l’Allemagne. Le discours xénophobe et antisémite sur l’étranger, notamment sur « le juif fauteur de guerre », est ici partiellement intégré par un personnage qui est une des plus hautes autorités du rabbinat français. Ces déclarations d’un dignitaire si important entraînent un grand émoi dans la population juive de France. La LICA et le journal Samedi exigent des excuses et une rétractation de Julien Weill. Léon Blum lui répond vertement au meeting de la LICA du 26 novembre502. Mais nous n’avons pas trouvé de traces directes de réactions à cet article à l’intérieur des milieux consistoriaux et du rabbinat, ni dans les archives du CC, ni dans L’Univers israélite ou dans le Bulletin du CDV. Qui ne dit mot consent ?

173D’autres Français israélites, éloignés des milieux consistoriaux, comme Emmanuel Berl, s’expriment de manière encore plus abrupte sur la question des réfugiés. Le philosophe donne une conférence sur cette question fin novembre. Tout en admettant qu’il existe des « devoirs humains […] et que la communauté d’origine ou de religion impose ici des devoirs supplémentaires […], en outre des obligations d’hommes et de Français », tout en souhaitant « une aide encore plus importante pour venir en aide à tous les immigrés misérables – tous les misérables, sans distinction de confession, ni d’origine503 », Emmanuel Berl affirme qu’il existe en France un réel problème lié à l’immigration. Tout d’abord, les étrangers seraient trop nombreux : il avance le chiffre faux de quatre millions, reprend l’idée d’une France saturée et se dit favorable au nouveau statut du 12 novembre 1938. Ce nombre jugé trop important crée, pour Emmanuel Berl, un risque de désagrégation en France ; il faut donc assimiler le plus rapidement possible ceux qui sont déjà là et prévenir l’entrée de nouveaux réfugiés afin « d’empêcher que l’unité, que l’amitié françaises, ne soient troublées par ceux qu’elle a déjà accueillis504 ». De plus, le rapprochement franco-allemand pour lequel milite Emmanuel Berl, ardent pacifiste, pourrait pâtir de la présence de ces réfugiés. Enfin, il refuse la spécificité d’une question juive : on ne doit ni accueillir, ni refouler des réfugiés parce qu’ils sont juifs, et ceux-ci ne doivent bénéficier d’aucun traitement particulier, car ce serait enfreindre les lois égalitaires de la République. Curieux retournement, alors que les juifs allemands viennent d’être victimes, parce que juifs, du plus violent pogrom commis en Europe occidentale. Emmanuel Berl appliquerait ici un franco-judaïsme à la lettre qui oublierait les principes fondés sur les droits de l’homme.

174Si ce discours n’est pas exactement celui de la droite extrême, il est néanmoins fortement teinté de xénophobie et en reprend les arguments et les erreurs chiffrées : des étrangers trop nombreux, dangereux pour l’unité française et pour la paix. Le pacifisme intégral de son auteur, « pro-munichois conscient », le pousse aussi dans ce sens. La solidarité de certains Français israélites envers les juifs réfugiés n’est même plus réduite au minimum !

175Ces deux personnalités, Julien Weill et Emmanuel Berl, renvoient l’image d’une France frileuse et apeurée qui, pour résoudre sa crise interne, se replie sur elle-même, à l’abri de d’une ligne Maginot réelle et morale. Que tous deux se soient montrés aussi favorables aux accords de Munich révèle une certaine cohérence dans l’image qu’ils ont d’une France affaiblie et ne pouvant supporter une nouvelle guerre. Elle révèle aussi la force d’un pacifisme qui ne peut être simplement assimilé au néo-pacifisme, favorable aux gouvernements autoritaires, voire au nazisme. Elle révèle enfin une véritable crise du modèle de l’israélitisme.

176Toutefois, certains Français israélites, par humanisme ou par choix politique, affirment après les événements de 1938 qu’il est nécessaire d’ouvrir largement les frontières. Pourtant politiquement et spirituellement très éloignés, Jacob Kaplan, Léon Blum et René Cassin se trouvent en accord sur ce sujet.

177Le rabbin Kaplan, lui aussi éminente personnalité consistoriale et digne représentant du franco-judaïsme, a amorcé depuis 1936 sa rupture avec les Croix de Feu, en harmonie avec l’équipe dirigeante du Consistoire. Épouvanté par la « Nuit de cristal » et l’aspect de plus en plus systématique des persécutions antisémites, il implore, lors du meeting de protestation organisé par la LICA505 le 22 novembre 1938, la France et toutes les démocraties d’accueillir les réfugiés juifs.

« C’est pourquoi, au nom de Dieu, Créateur et Père de tous les hommes, je supplie les nations civilisées d’ouvrir largement leurs portes pour permettre à ces malheureux qui n’ont commis d’autre crime que de ne pas appartenir à la race aryenne, d’échapper au sort cruel qui les attend. Je n’ignore pas les obstacles que rencontre pareille solution, surtout en cette époque de crise universelle, mais les difficultés ne doivent pas compter devant une telle question de vie ou de mort.
[…] Ouvrir les frontières, c’est la plus digne réponse des nations civilisées à la barbarie allemande506.»

178Son discours est celui d’un rabbin, représentant d’un culte, faisant appel aux sentiments d’humanité sans aucune référence explicite à la politique française en matière d’immigration. Ce n’est pas son rôle. Il affirme cependant un point de vue diamétralement opposé à celui du rabbin Weill. Léon Blum n’a pas à prendre les mêmes précautions. Le même jour, il prend la parole en faveur des réfugiés, à la fois en tant que Français et juif.

« Je ne verrai rien au monde de si douloureux et de si déshonorant que de voir des Juifs français s’appliquer aujourd’hui à fermer les portes de la France aux réfugiés des autres pays507.»

179Léon Blum entend ici respecter la tradition de générosité qui, pour lui, est celle de la France. Il dénonce les paroles du rabbin Weill en regrettant qu’un représentant du seul culte « puisse passer pour le représentant des Juifs ». Il adresse aussi un avertissement solennel aux Français israélites :

« Qu’ils ne s’imaginent pas qu’ils préserveraient ainsi leur tranquillité, leur sécurité. Il n’y a pas d’exemple dans l’histoire qu’on ait acquis la sécurité par la lâcheté et cela ni pour les peuples, ni pour les groupements humains, ni pour les hommes508.»

180Le même jour, René Cassin affirme aussi la nécessité d’une plus large ouverture des frontières aux réfugiés.

181Les prises de position qui suivent le geste de Grynspan et la « Nuit de cristal » sont symptomatiques d’un état d’esprit xénophobe qui imprègne une partie de la communauté juive, et des tensions et divisions des Français israélites. Peut-être illustrent-elles aussi les tensions présentes dans l’intimité de chaque conscience ? Les Français israélites, réellement choqués par les événements d’Allemagne, se mobilisent pour venir en aide aux juifs allemands et sont en même temps soucieux de préserver leur pays et la paix. Néanmoins, à la fin de l’année 1938, comme après la crise de Munich, les positions se clarifient progressivement. Les événements en Allemagne amènent de nombreux juifs à accepter l’idée qu’il faut largement accueillir les réfugiés. La position du rabbin Kaplan est alors très claire. Mais cette clarification, dictée par les difficultés des juifs en Europe centrale et orientale, n’entraîne pas obligatoirement la remise en cause des préjugés à l’égard des juifs étrangers.

182Avant les persécutions de la Seconde Guerre mondiale – et parfois encore pendant – les Français israélites « au fond d’eux-mêmes, ne peuvent pas prendre au sérieux la prétention de l’antisémitisme de les retrancher de la communauté française dont ils savent bien que par leurs traditions de famille, leur éducation, et même par leur tempérament, ils sont partie intégrante509 ». Ils conservent des réflexes mentaux du début du xx^e siècle, issus de la conclusion de l’affaire Dreyfus et du vécu commun de la Grande Guerre. Car, malgré tout, l’antisémitisme n’a pas force de loi et reste dénoncé par d’importantes fractions de la société civile, politique et religieuse. Autant de signaux rassurants : la France n’est pas l’Allemagne.

183Pourtant, comme de nombreux Français, des israélites se replient sur eux-mêmes, appréhendent l’avenir et sont effrayés par une présence jugée trop importante d’étrangers. Ces peurs participent de la crise de la nation. Leur sourde irritation à l’encontre des juifs étrangers est aussi révélatrice d’une sensibilité exacerbée à tout ce qui pourrait remettre en cause le républicanisme des Français, et donc la condition des juifs. Cette sensibilité et cette vigilance, ces peurs un temps reléguées au second plan par la conclusion positive de l’affaire Dreyfus et par l’Union sacrée de la Première Guerre mondiale, demeurent inscrites en filigrane dans l’esprit des Français israélites. Transmises par une culture familiale, discrète et intime, elles sont ravivées en temps de crise.

184Le fait juif existe donc et influe, même indirectement. En 1933, la plupart des Français juifs, y compris à gauche, ne souhaitent pas renoncer à la politique menée depuis 1919. La possibilité de discussion avec l’Allemagne, même nazie, doit rester ouverte : au nom du rapprochement entre les peuples au-delà des régimes, au nom de la préservation de la paix et de l’intérêt supérieur de la France qui doit avant tout défendre sa sécurité. En somme, on ne s’oppose pas à la négociation avec un pays, ni parce qu’il est antisémite, ni même parce qu’il est totalitaire. La compassion envers les coreligionnaires persécutés, l’aide et le secours aux réfugiés n’en sont pas moins réels, par l’intermédiaire de nombreuses associations, par des protestations des opinions publiques, ou par celui plus discret des ambassades. C’est, certes, le signe d’une double méconnaissance : méconnaissance de la réalité de la violence et de la détermination de l’antisémitisme nazi ; méconnaissance aussi du peu d’intérêt que suscite la condition des juifs dans la plupart des États démocratiques. Mais en aucun cas, incompréhension ne vaut indifférence. Au tournant des années 1938-1939, les pacifistes intégraux sont devenus moins nombreux parmi les Français israélites510. Ceux-ci sembleraient un peu moins touchés, ou moins longtemps, que l’ensemble des Français, par certaines ambiguïtés de la lutte pacifiste : équivoques d’un pacifisme germanophile, contradictions insolubles de la lutte pacifiste conjuguée avec la lutte antifasciste511.

185L’héritage d’un patriotisme rigoureux, souvent passionné, associé à l’idée que l’amour de la patrie émancipatrice se manifeste à travers le service et le don de soi, a pu, lorsque les dangers se sont présentés, détourner nombre de Français israélites du pacifisme jusqu’au-boutiste. L’amour de la République est lié pour nombre d’entre eux, – et cela malgré les compromis du Consistoire et le succès très relatif de l’UPFI –, à une méfiance que l’on peut qualifier de viscérale à l’encontre de la droite extrême. Ce repoussoir a rendu improbable – toujours mises à part quelques exceptions – un quelconque attrait pour le néo-pacifisme des nationalistes, d’ailleurs bien plus anticommunistes qu’antifascistes ou pacifistes. C’est ce que Jules Isaac qualifie « d’aveuglante germanophilie512 ». Les Français israélites qui ont examiné le régime nazi avec une attention souvent redoublée, ont plus de facilités et de moyens pour comprendre que Hitler est un dictateur dangereux non seulement pour l’Allemagne, mais aussi pour l’équilibre européen.

186Sans être à l’abri des contradictions et des ambiguïtés, ils sont peut-être moins susceptibles d’être touchés par certaines d’entre elles. Ils développent cependant leurs propres contradictions, internes au fait juif.

187Les milieux consistoriaux apparaissent empêtrés entre deux dangers et deux craintes : être accusés de vouloir la guerre pour sauver les juifs allemands ; être accusés de ne pas vouloir défendre la patrie s’ils se montrent trop pacifistes. Ils multiplient donc à la fois les appels au calme et à la paix, et les appels au service et à l’obéissance513. Ils rappellent les sacrifices des juifs, y compris des étrangers engagés volontaires pendant la Première Guerre mondiale, afin de prouver qu’ils ne se sont pas dérobés et ne se déroberont pas à leur devoir. Mais ils n’osent pas non plus multiplier les références guerrières, de crainte de donner l’impression que les juifs souhaiteraient en découdre. Ils n’arrivent pas à surmonter ces contradictions, à vrai dire insolubles. Représentants officiels, ils s’appliquent avant tout à réfuter les thèmes antisémites alors assez largement diffusés. Ils entendent donner des juifs de France l’image parfaite qu’ils imaginent qu’on attend d’eux. Comme si ce « code de bonne conduite » pouvait écarter l’antisémitisme. Preuve aussi de leur part, d’un certain aveuglement sur les fondements même de l’antisémitisme qui ne se construit pas sur des réalités tangibles et concrètes et n’a pas recours aux démonstrations rationnelles. Ils ne songent pas que, pour les antisémites, tout ce qu’ils pourront dire sera nécessairement à charge.

188Les milieux consistoriaux ne sont pas les seuls touchés par ce dilemme. Pour Raymond Aron, un juif ne peut s’exprimer sur le « national-socialisme, sans être suspect d’être entravé par [sa] passion juive514. » D’autres n’ont pas vu là discours impossible à tenir ou contradiction insoluble. De nombreux témoins n’évoquent pas ces années comme « le temps du soupçon ». Ils n’ont pas craint, sur le moment, d’affirmer leurs positions. Ainsi, Jacques Lazarus, dont le nom rappelle les origines, a-t-il affirmé haut et fort ses positions « bellicistes ». Peut-être le monde des hommes de troupe et des sous-officiers est-il aussi moins gagné par le pacifisme ? Cécile Brunschvicg écrit toujours et régulièrement ses éditoriaux dans La Française. Elle se prononce vigoureusement pour le réarmement et la fermeté vis-à-vis de Hitler, à partir de 1937. Jules Isaac, lui, lutte pour préserver la paix. D’autres, inconnus, ne craignent pas non plus de faire valoir leurs idées dans le domaine de la politique extérieure.

189Mais on ne sait si Jules Isaac ne fut pas aussi la cible de propos antisémites, de sous-entendus malveillants. Les juifs sont, plus que d’autres, sommés d’expliquer leurs choix. Le thème de la « guerre juive515 », menée par les juifs, pour sauver leurs coreligionnaires, ou même de la guerre pour détruire la civilisation occidentale et construire sur ses ruines le monde « judéo-bolchevique », est alors répandu. Les milieux de gauche ne sont pas épargnés : Léon Blum essuie à l’intérieur même de la SFIO des attaques antisémites516. La suspicion n’épargne pas non plus les anciens combattants qui en oublient parfois la fraternité des tranchées. René Cassin ne renie jamais sa qualité de juif, ce qui ne lui enlève aucun droit : il s’exprime toujours d’abord et avant tout en tant que Français, mais cela exige de lui un surcroît d’argumentations, voire de justifications. Cela explique le silence d’un Raymond Aron : les propos d’un Français juif ne sont plus entendus sans équivoque.

190Les opinions ne sont plus écoutées pour ce qu’elles disent, mais pour ce qu’elles seraient censées dissimuler, souvent en fonction d’antagonismes binaires. Le « soupçon » pèse. On serait favorable à une action de fermeté face à Hitler, non à la suite d’un examen de la situation internationale, mais parce qu’on serait communiste ou crypto-communiste, ou même agent de Moscou. À l’inverse, les pacifistes seraient des pro-fascistes, affirmés ou masqués. Les juifs sont pour leur part confrontés à un degré supérieur de suspicion. Ils seraient « bellicistes » parce que juifs, ce qui ferait aussi d’eux des suppôts, conscients ou non, du communisme. Les juifs sont donc d’une certaine manière au cœur des expressions contradictoires et ambiguës qui caractérisent la crise de la nation.