1Au début de cet ouvrage nous annoncions un but : contribuer à rendre aux monnayages africains leur pleine valeur de documents historiques. Il s’agissait donc de relier la numismatique à l’histoire. Mais avant cela, il fallait déjà trouver une cohérence dans l’analyse d’ensemble de plus de quatre siècles d’émissions africaines (400 av. J.-C.- 40 ap. J.-C.), éviter que leur présentation ne se réduise à une juxtaposition de notices successives sur les diverses époques et les divers ateliers.

2Ce faisant, il y avait un risque : celui de plaquer un sens sur une réalité historique que l’on pouvait juger faite de hasards, d’improvisations, d’une juxtaposition de petites initiatives locales à mesure que des impératifs limités dans l’espace et le temps l’exigeaient. Cette vision segmentée des monnayages africains fut parfois celle de numismates rebutés par les irrégularités de toutes sortes que l’on percevait immédiatement dans les émissions africaines et qui peuvent masquer l’unité d’ensemble.

3Mais quelle cohérence choisir, quel fil directeur suivre sur tant de temps et un aussi vaste espace, sans tomber dans une synthèse illusoire ? C’est ici qu’il fallait sans doute s’éloigner un peu de la numismatique pure pour recourir à l’archéologie. Cette dernière fournit des données claires qui peuvent servir de point de départ au numismate. Ces données claires, c’est la coexistence, mainte fois relevée, dans une même circulation monétaire, d’espèces appartenant à diverses régions et différentes époques. Et il ne s’agit pas seulement du cas exemplaire des trésors monétaires (ceux d’Afrique se sont évanouis le plus souvent sans laisser de traces), mais aussi des monnaies déposées conjointement dans les nécropoles, les sanctuaires, ou tout simplement des monnaies recueillies dans les niveaux de destruction où le temps s’est brusquement arrêté.

4Partant de cela, on arrive très vite à la constatation qu’en Afrique il y a toujours eu une grande continuité au sein de la masse monétaire en circulation. La remarque en avait déjà été faite de longue date par R. Cagnat à propos des fouilles du camp de Lambèse, où des bronzes de Carthage et de Massinissa avaient été retrouvés en même temps que du numéraire de Trajan1. Cela suppose, pour certaines monnaies, une circulation sur plus de trois siècles, traversant une large partie de l’espace chronologique qui fait l’objet de la présente étude. Ces données de l’archéologie, le numismate les retrouve par l’analyse des rythmes d’émissions monétaires. Un exemple : il ne s’est quasiment pas frappé de monnaies en Zeugitane entre l’année 146 av. J.-C. qui voit la chute de Carthage et les années 20 av. J.-C., en pleine période augustéenne. Cela implique l’idée, pour les bronzes de Carthage, d’une survie d’au moins 120 ans, pour les plus récents d’entre eux. Il y a donc une grande force d’inertie de la masse monétaire, due à cette permanence qu’accentue la forte homogénéité de sa composition. En 100 av. J.-C., par exemple, cette composition se limite essentiellement, pour la province d’Afrique, à trois éléments : les derniers bronzes de Carthage, les monnaies royales numides et, en nombre beaucoup moindre, les monnaies d’Utique (?). Toutes ces émissions sont de même métrologie et d’iconographie similaire. Les as républicains de Rome sont en nombre très réduit. Il résulte de tout cela une certaine pesanteur structurelle de cette masse monétaire qui oblige tous les monnayages nouveaux à se construire en fonction d’elle. Toute innovation ne peut être guidée que par la recherche d’une compatibilité entre les données traditionnelles et des conditions nouvelles imposées par la prédominance de systèmes extérieurs, le denier romain à l’époque républicaine, puis, pour l’époque augustéenne, les nouveaux monnayages de bronze de l’atelier de Rome.

5C’est donc cette permanence des monnayages africains qui nous a servi de fil directeur. Une permanence qui se fait, pour le Maghreb oriental, autour de l’héritage de Carthage. Cette cité, après avoir, durant les premiers temps de son monnayage (c. 400-270 av. J.-C.), hésité sur la métrologie et l’iconographie à suivre, avait organisé définitivement ses frappes d’or, d’argent et de bronze, autour du shekel et d’une thématique iconographique immobilisée : Tanit et le cheval. Au moment de la destruction de Carthage, en 146 av. J.-C., le royaume numide voisin lui avait emprunté sa métrologie, et avait organisé ses propres émissions monométalliques de bronze autour de la dernière monnaie carthaginoise émise : le trishekel de bronze. L’ensemble de ces émissions puniques et numides, avec quelques apports complémentaires (atelier d’Utique (?), émissions de Juba Ier) assurera les échanges quotidiens dans les zones monétarisées du Maghreb oriental jusqu’à l’époque augustéenne. Sous Auguste, de nouvelles conditions politiques, une revitalisation de l’activité économique, le vieillissement de la masse monétaire en circulation, amènent une « modernisation » de cette masse monétaire qui tient compte des normes politiques et métrologiques du nouveau monnayage de Rome. C’est l’époque des premières émissions augustéennes d’Afrique où l’on voit s’opérer une belle synthèse entre tradition et renouvellement, tant au niveau métrologique qu’iconographique. À la fin du règne d’Auguste et sous Tibère, la synthèse disparaît au profit d’une romanisation croissante de ces monnayages du Maghreb oriental qui finissent par s’effacer et disparaître devant ceux de l’atelier de Rome.

6Cette notion de permanence doit être largement complétée par celle de syncrétisme pour analyser les monnayages du Maghreb occidental. La monétarisation y est plus tardive, débutant à Siga par les frappes royales de Syphax et Massinissa à partir de c. 213 av. J.-C. Ces frappes sont relativement modestes comparées à leurs homologues du Maghreb oriental et ce n’est qu’à l’extrême fin du ii^e siècle av. J.-C. que s’affirme progressivement une monétarisation qui culminera dans la seconde moitié du i^er siècle av. J.-C. L’histoire monétaire de la région s’est ici déroulée sous la double influence de Carthage, mais de la Carthage barcide d’Espagne (238-206 av. J.-C.), et de Gadès, dont la civilisation sémitique domine l’entité économique et culturelle appelée « circuit du Détroit ». C’est en fonction de ces sources d’influence que s’organisent les frappes monométalliques de bronze des souverains maurétaniens et des cités de la région. Puis, là encore, lorsqu’avec la romanisation du Détroit, une évolution monétaire s’imposera, c’est sous la forme d’une compatibilité entre tradition et nouveauté qu’on commencera à la chercher. Tout cela jusqu’à l’avènement de Juba II (25 av. J.-C.).

7Car c’est aux derniers souverains maurétaniens, Juba II et Ptolémée (25 av. J.-C.-40 ap. J.-C.) que reviendra d’avoir effectué la synthèse la plus spectaculaire entre les émissions africaines antérieures et le monnayage romain. Détenteurs d’un royaume dont la capitale, Caesarea, était située au centre du Maghreb, ils héritaient d’une double tradition monétaire africaine, à la fois orientale, marquée par l’héritage de Carthage, et occidentale, dominée par le rayonnement de Gadès et le souvenir des généraux puniques d’Espagne. Il leur revenait, dans cette région de confluence, d’organiser des émissions cohérentes avec ce double héritage, mais aussi conformes à ce que Rome attendait d’eux : intégrer leur royaume au nouvel ordre romain. Cela supposait une métrologie développant plusieurs compatibilités et une iconographie liant le souvenir africain de Carthage, celui des souverains hellénistiques alliés à leur famille, et la révérence envers les maîtres de Rome. La tâche était complexe, mais leurs émissions royales d’or, d’argent et de bronze, montrent que les souverains surent s’acquitter de la gageure. Cette réussite même montrait que désormais la Maurétanie, dernier élément de terre africaine encore indépendant, était prête pour l’annexion, et Rome en prit acte. Après l’exécution de Ptolémée toute l’Afrique passait aux mains de Rome, et, du même coup, cessaient les monnayages africains.

8C’est donc à partir des notions de permanence et de compatibilité que nous avons pu proposer une esquisse d’histoire des monnayages africains. On aura continuellement saisi, au fil des pages, à quel point les études de numismatique africaine sont irrégulièrement menées et combien faisaient défaut les monographies régionales et les études consacrées à telle ou telle série d’émissions. Notre travail de synthèse n’a été possible qu’au prix de pis-aller contradictoires, tantôt contractant des dettes plus fortes que nous ne le désirions auprès des catalogues existants, tantôt au contraire, avançant en terrain inconnu avec toutes les approximations que cela suppose. La synthèse numismatique proposée est donc provisoire et ne peut être qu’une incitation à multiplier les publications de matériel de fouilles, de réserves muséographiques, et les synthèses partielles sur les monnayages de souverains, de cités, de régions.

9Voilà pour la numismatique. Mais nous entendions aussi rapprocher cette dernière de l’histoire. Certes, la numismatique n’en est qu’une science auxiliaire, et l’on ne peut donc attendre d’elle qu’elle fournisse à elle seule la matière d’une réécriture de pans entiers du passé. Néanmoins, dans la mesure où les documents numismatiques n’ont pas toujours été suffisamment utilisés, on peut leur demander de proposer un éclairage complémentaire sur des aspects de l’histoire où les autres sources font peu ou prou défaut. Et les occasions ne manquent pas en ce qui concerne le passé de l’Afrique du Nord.

10On peut donc se demander si les permanences, les évolutions, les acculturations et les syncrétismes qui caractérisent l’histoire monétaire africaine peuvent être mis en rapport avec l’évolution historique du Maghreb à la même époque.

11Nous avons rappelé, au début de l’ouvrage, que l’apparition et le développement du monnayage sur le territoire africain de Carthage (400-270 av. J.-C.) coïncident avec une série d’emprunts faits à la Sicile puis au monde hellénistique, essentiellement lagide, par la cité punique. À l’autre bout de la chaîne chronologique, le moment où les monnayages africains s’éteignent avec la chute du royaume de Maurétanie (40 ap. J.-C.) est aussi celui où disparaît la dernière monarchie africaine, qui remontait à Massinissa et aux souverains lagides. La période des monnayages africains correspond donc, pour l’essentiel, à celle d’une Afrique du Nord que l’on pourrait nommer « hellénistique », comprise entre l’apogée de Carthage et l’affirmation de l’Empire romain, l’Afrique de la transition entre les deux grandes dominations.

12Par définition, les périodes de transition sont complexes, et, dans le cas de l’Afrique du Nord, celle qui nous intéresse n’est pas assez étudiée en tant que telle. On a beaucoup écrit sur Carthage, sur l’Afrique romaine, en cloisonnant d’ailleurs trop souvent les domaines, avec de fréquents recours, pour assurer la soudure historique à la « survie de Carthage » d’un côté, et au « vieux fonds punique » de l’autre. En réalité, le fait que l’époque hellénistique africaine soit « de transition », n’empêche pas qu’elle ait ses caractères propres qui en justifient l’étude pour elle-même.

13Dans l’image que l’on donne communément du monde « hellénistique » coexistent deux éléments essentiels : celui d’une monarchie conçue à l’imitation d’Alexandre, et celui d’une fusion réelle ou fictive des cultures, prenant largement en compte les normes grecques. Ces deux éléments se retrouvent de façon particulièrement significative en Afrique, même si des facteurs spécifiques à la région viennent brouiller la perception que l’on peut en avoir.

14L’émergence de la monarchie de type hellénistique est un phénomène clef de cette époque de l’histoire africaine, même s’il n’a pu, sinon brièvement, y avoir la même réussite et le même brillant qu’ailleurs. On peut mettre au compte de cette émergence l’apparition en 241 av. J.-C. d’un éphémère État rebelle aux portes de Carthage, dominé par les personnalités de Matho, Spendius, Zarxas et Autharite ; puis la tentative barcide de faire évoluer la constitution carthaginoise vers un pouvoir personnel d’inspiration grecque ; et enfin le développement de la dynastie de Massinissa et de ses successeurs jusqu’à Juba II et Ptolémée. Les deux premières tentatives échouèrent contre la réaction de l’oligarchie carthaginoise, alliée à l’occasion à celle de Rome, et par la suite les Romains eurent toujours soin de limiter, puis d’étouffer les vélleités d’expansion ou simplement d’indépendance des rois numides et maurétaniens. La royauté berbère fut donc presque toujours une royauté en sursis, qui n’eut guère le loisir de s’affirmer et de durer entre les deux phases de domination punique puis romaine en Afrique. Le peu d’intérêt que lui portèrent nos sources historiques et les moyens financiers longtemps limités de ces monarchies contribuèrent aussi à en affaiblir l’image. Elles n’en constituent pas moins l’un des traits essentiels de la période.

15L’autre caractéristique habituellement liée à l’image du monde hellénistique, est celle de la fusion tantôt réelle, tantôt mythique, des peuples, des religions et des cultures. La période qui nous occupe est, de ce point de vue particulièrement riche, puisqu’à la fusion déjà ancienne des éléments puniques et berbères, viennent maintenant s’ajouter tous ceux qu’amène l’hellénisation de Carthage et qui proviennent de Sicile ou d’Alexandrie. À cet ensemble particulièrement complexe vient se surimposer, puis se mêler, l’élément romain à partir de la deuxième guerre punique. Aucun domaine de la civilisation africaine n’échappe à ces modifications, qu’il s’agisse de la vie politique des cités, des échanges, de la religion, de la langue et de la culture. Cette polyphonie de la civilisation africaine hellénistique varie encore, naturellement, suivant les régions considérées, superposant à une diversité des éléments constitutifs, une seconde diversité, géographique cette fois. Un fait apparaît clairement en tous cas : certaines élites africaines ont compris que pour s’intégrer à la Méditerranée, y jouer un rôle, voire la dominer, il fallait désormais d’helléniser. Et elles agirent en ce sens avec assez d’énergie pour infirmer les jugements que l’on porte quelquefois sur une Afrique vouée passivement à la domination étrangère ou au chaos.

16De tous ces aspects caractéristiques de l’Afrique hellénistique, les monnaies sont les témoins privilégiés. Ce sont les émissions monétaires qui permettent d’affiner la perception que l’on peut avoir des tentations et des tentatives d’établissement et d’affirmation d’États africains de type hellénistique. Ainsi, face au témoignage hostile de Polybe sur la révolte des Mercenaires de 241 av. J.-C., les monnaies donnent la version du camp adverse, obligeant à préciser la vision à la fois simpliste et tendancieuse de l’historien grec, essentiellement sensible à la violence du conflit et à la barbarie (dans tous les sens du terme) des protagonistes. De même, certaines modalités et limites de la tentative politique d’Hannibal d’instaurer un pouvoir personnel à Carthage s’apprécient de manière heureusement complémentaire dans les textes et sur les monnaies. Bien plus tard, ce sont les monnayages qui permettent de réévaluer l’image désastreuse de Juba Ier léguée par les sources césariennes et, plus tard encore, ce sont les émissions de Ptolémée de Maurétanie qui montrent, parallèlement au silence des textes, l’évolution d’une monarchie de plus en plus confiante en elle-même et qui semble prendre quelque assurance vis-à-vis de Rome. Face à des sources limitées ou partiales, toujours écrites par les adversaires des Africains, la source numismatique, interne à l’Afrique, joue pleinement son rôle, et rétablit une sorte d’équilibre indispensable à une meilleure évaluation historique.

17Plus généralement, c’est toute l’évolution de la civilisation africaine hellénistique, entre punicisation et romanisation, que les monnayages permettent de suivre : dans le temps, d’une guerre punique à l’autre, d’un souverain numide à ses successeurs, et, dans l’espace, d’une cité à ses voisines, de l’Orient à l’Occident du Maghreb. L’évolution du panthéon punique dont les dieux s’héllénisent et se romanisent, l’affaiblissement de l’écriture punique après 146, suivie d’une floraison de belles inscriptions néo-puniques dans la Tripolitaine augustéenne, l’apparition et l’affirmation d’une iconographie d’inspiration romaine, tout cela peut s’apprécier, s’évaluer sur les émissions monétaires. Et du même coup, la période apparaît tout autant comme celle des continuités et des synthèses que comme celles de ruptures entre deux mondes, accentuées artificiellement par les cloisonnements de nos disciplines.

18L’Afrique du Nord hellénistique n’a pas encore donné lieu à une synthèse historique propre. Le document monétaire y tiendrait une place importante. Une place qui tient compte naturellement des limites de ce document. Car qui frappe monnaie et qui utilise la monnaie ? Phénomène poliade ou royal, la monnaie ne reflète que les modalités d’un pouvoir désireux de s’ouvrir au monde méditerranéen, ou contraint d’en subir les maîtres de l’instant. La monnaie, d’autre part, s’adresse essentiellement à ceux qui adhèrent déjà ou potentiellement à l’ordre établi par les autorités émettrices, ce qui est loin de représenter toute l’Afrique du moment. Une fois de plus, ici comme dans le cas des sources textuelles et épigraphiques, l’histoire ne peut s’appuyer que sur les témoignages laissés par les acteurs de premier plan. Néanmoins, même s’il est vrai que toute une Afrique pour laquelle la monnaie n’était qu’un phénomène marginal ou inconnu reste hors de portée d’analyse, il n’en demeure pas moins que les monnaies restituent le témoignage d’une partie des participants de la grande synthèse que tente d’élaborer l’Afrique hellénistique. Les monnaies étudiées ici ne sont pas seulement les vestiges de l’affirmation des pouvoirs successifs ; elles sont aussi un lieu où l’on voit dialoguer ou s’affronter, au gré des vicissitudes de l’histoire, les sociétés africaines avec le reste de la Méditerranée. Et de ce dialogue, la période de l’Afrique du Nord hellénistique fut certainement un moment décisif.