1À sa mort en 33 av. J.-C., Bocchus II avait légué son royaume à Rome, et après une période dite d’interrègne, Octave-Auguste, en 25 av. J.-C., plaça à la tête de cet État Juba II, le fils de Juba Ier, roi de Numidie vaincu par César en 46 av. J.-C. Élevé à Rome, le nouveau souverain, citoyen romain, dévoué aux vainqueurs, était en fait mis sur le trône de Maurétanie pour éviter à Rome les inconvénients d’une administration directe dans une région encore insuffisamment préparée à devenir province romaine1. Le rôle du roi était d’accentuer la romanisation jusqu’à ce que l’annexion pure et simple devienne possible2. Le renforcement d’une organisation étatique, parallèlement à l’établissement de citoyens romains réunis en un tissu de colonies échappant à la juridiction royale était le meilleur moyen d’y parvenir. Ainsi, la romanisation politique, économique et culturelle progresserait sous l’égide d’une royauté en sursis. Et si l’on en croit les monnayages, ce fut une réussite tenant au caractère de toutes façons inéluctable du processus de romanisation, mais aussi peut-être aux talents personnels du roi, dont la position n’était pas facile, à mi-chemin entre un souci d’affirmation de sa légitimité africaine et la conscience de dépendre du bon vouloir du princeps. Il y avait là une situation particulière sur laquelle notre historiographie contemporaine ne s’est pas privée d’ironiser, en présentant l’image dérisoire d’un roi traître à son peuple, créature de Rome, piètre soldat, tout juste bon à vivre en collectionneur au goût fâcheusement éclectique, et en dilettante de la science dont le temps aurait eu la charité de faire oublier les écrits3. Quant à l’image de Ptolémée, fils et successeur de Juba II, qui régna de 24 à 40 ap. J.-C., elle est tout aussi défavorable pour d’autres raisons, comme nous le verrons plus loin.

2La place du monnayage de Juba II dans l’histoire monétaire maurétanienne, et plus largement africaine, est particulièrement importante. Ce monnayage assure en fait une nouvelle étape de la transition des traditions monétaires africaines vers le modèle romain qui s’impose progressivement. Cette transition fut en fait extrêmement longue. Les premiers signes de romanisation étaient apparus après la fin de la deuxième guerre punique, sur les monnayages d’Utique (n^o I/109) dont la métrologie et l’iconographie semblaient indiquer un début de compatibilité entre systèmes africain et romain. Une nouvelle étape avait été franchie avec Juba Ier dont une partie des émissions était conçue pour être utilisée, à Utique, parallèlement et complémentairement à un numéraire romain4. Entretemps, il faut imaginer que le denier romain, en l’absence de frappes africaines d’argent, avait circulé de plus en plus largement en Afrique du Nord. Il est vraisemblable que la monnaie d’argent était donc essentiellement romaine, la monnaie de bronze restant africaine. La compatibilité entre les deux systèmes devenait de plus en plus nécessaire, et c’est dans cette perspective d’adéquation que s’inscrivent, à l’époque augustéenne et tibérienne les monnayages de Juba II. Ces derniers ne constituent pas pour autant, malgré les apparences, l’étape finale du processus de romanisation de la monnaie en Afrique. Car si l’on envisage le phénomène monétaire dans sa globalité, la métrologie et l’iconographie monétaire ne sont pas les seuls éléments à prendre en compte pour juger d’une romanisation définitive, ni même l’arrêt des frappes africaines à la mort de Ptolémée. La composition de la masse monétaire, et la place qu’y tiendront longtemps les anciennes espèces africaines non démonétisées sont également des éléments qui entrent en jeu. Or, de ce point de vue, l’histoire des monnayages africains se poursuit de manière bien perceptible jusqu’au règne de Domitien, ces émissions jouant encore un rôle économique et celui de support de toute une tradition culturelle. Chronologiquement, le monnayage de Juba II n’est donc pas véritablement l’étape ultime de la romanisation monétaire en Afrique du Nord, mais il représente tout de même un moment crucial : celui où les émissions africaines se sont suffisamment rapprochées par leurs formes extérieures de la monnaie romaine pour qu’une compatibilité, voire une complémentarité décisives s’installent entre monnaies africaines et romaines. Cette étape est capitale, car elle rend possible un fonctionnement satisfaisant de l’économie monétaire en attendant que les capacités de l’atelier émetteur de Rome soient à la mesure des progrès de la domination politique et culturelle de l’Urbs. Le monnayage de Juba II apparaît pourtant encore davantage comme un monnayage de transition que comme l’aboutissement d’une romanisation. Et en ce sens, les derniers monnayages de bronze de Ptolémée, de type presque complètement romain, montrent que l’on pouvait aller encore plus loin que Juba II dans l’imitation de Rome.

3Le monnayage de Juba II présente un autre intérêt lié à l’hétérogénéité du royaume. Ce dernier comprenait des cités de tradition phénico-punique, des colonies de vétérans romains, des tribus en voie d’intégration et d’autres en perpétuelle dissidence, chacune de ces structures possédant son mode de vie et sa propre culture mêlée d’influences extérieures spécifiques en fonction de sa situation géographique et de ses liens traditionnels. Le monnayage, par sa métrologie, ses choix iconographiques et ses silences, permet d’évaluer l’adéquation du roi à son royaume, les courants politiques et culturels pris en compte et ceux que l’on combat ou ignore.

4On peut enfin tenter de discerner une évolution dans l’iconographie monétaire des monnaies de Juba II. Il est bien évident que l’on ne peut envisager globalement les images de cinquante années de règne. Dans la mesure où les documents le permettent, on essayera de voir quels motifs apparaissent, disparaissent ou se perpétuent et ce qu’il est possible d’en déduire.

5C’est en fonction de ces divers centres d’intérêt que l’on fera le point sur la métrologie, l’iconographie la diffusion et le rôle des monnayages de Juba II.

La métrologie

6Les émissions de Juba II montrent, pour la première fois dans l’histoire monétaire des royaumes africains, les caractéristiques d’une monétarisation arrivée à sa pleine maturité. Même si les émissions d’or sont purement symboliques par leur nombre, elles ont le mérite d’exister et ainsi d’inaugurer, au moins nominalement, les frappes royales dans les trois métaux. Si les monnaies d’or sont très rares, les monnaies d’argent sont abondantes, d’une métrologie inspirée de celle du denier, de belle qualité technique quelquefois, et elles confirment l’arrimage du royaume à la zone où le denier et ses substituts locaux règnent depuis la fin de la république romaine, tout en affirmant une spécificité maurétanienne au sein du monde méditerranéen occidental.

7Les monnayages de bronze eux-mêmes connaissent une rénovation. De nouvelles espèces divisionnaires apparaissent, une nouvelle métrologie se met en place, encore en partie obscure pour nous, mais qui semble constituer un compromis entre des influences locales et des courants venus d’Espagne. Pour le bronze aussi le souci de rationalisation et de multiplication de la masse monétaire disponible est évident.

1. L’or Il est naturellement bien difficile d’apprécier avec rigueur la métrologie des monnaies d’or, lorsqu’elle ne repose que sur l’analyse de 2 monnaies5. L’espèce supérieure, n^o 67, pèse 6, 60 g. Ce qui serait léger pour un aureus romain puisque le poids des aurei augustéens de Lyon est de 7,8-7,95 g. La monnaie d’or maurétanienne n’équivaut donc qu’aux 4/5 e environ d’un aureus romain. L’espèce inférieure pèse 3,16 g, ce qui est également au-dessous du poids habituel des quinaires d’or d’Auguste ou même de Tibère6. Cela dit, on ne voit pas de quelle autre métrologie il pourrait s’agir. La différence de poids, d’ailleurs ne devait pas avoir une importance cruciale pour des frappes qui semblent avoir eu un rôle davantage de prestige que réellement monétaire. Le volume très réduit de ces émissions tient sans doute plus aux limites du trésor royal qu’à une restriction imposée par Rome. Cela met encore davantage en relief le caractère exceptionnel de ce type de monnayage parmi les souverains alliés de Rome7.
2. L’argent Les études sur la métrologie des monnaies d’argent de Juba II n’ont guère avancé depuis L. Müller qui proposait déjà d’y retrouver la métrologie du denier8. Et cela malgré le poids nettement plus faible de la quasi totalité d’entre elles par rapport à celui du denier romain. Des études précises de métrologie, tenant compte de la chronologie des diverses émissions, manquent pour les monnaies de Juba II, mais on peut remarquer de prime abord que la majorité des exemplaires que l’on retrouve habituellement se situe au-dessous de 3 g9. J. Mazard, après des études provisoires, observe entre les premières émissions datées du règne et les dernières une chute du poids moyen de 3,50 g à 2,20 g. L’aloi, également, serait tombé durant la même période de 0, 906 à 0, 85610. Ces chiffres limités et qu’il conviendrait de vérifier montrent que l’appellation de « deniers » pour les monnaies de Juba ne peut être qu’une convention de langage partiellement valable. Il est vraisemblable que les émissions les plus lourdes, de poids comparable à celui du denier romain, indiquent une volonté de frapper des monnaies de valeur équivalente à celles de Rome, mais il est tout aussi clair que les finances royales ne purent maintenir sur la totalité du règne des frappes de poids et d’aloi réguliers au niveau du denier. On doit imaginer, en pratique, une série de réajustements de parité entre les deux monnaies qui devaient multiplier l’activité des changeurs. Il est difficile de dire s’il s’agit d’une lente dépréciation continue ou d’irrégularités liées aux capacités conjoncturelles du trésor royal. Les deux mouvements en parallèle sont également possibles. Cela expliquerait à la fois le poids globalement inférieur des deniers de Ptolémée par rapport à ceux de Juba ainsi que les disparités pondérales au sein des émissions d’une même année sous Juba II11. Quoi qu’il en soit, ce monnayage irrégulier illustre les limites des finances royales qui autorisaient, certes, la frappe d’un monnayage en argent, mais ne permettaient pas d’en maintenir le poids et l’aloi.
3. Le bronze La métrologie des monnaies de bronze reste moins facile à définir, car, à l’inverse de celle des métaux précieux, elle paraît refléter non plus une seule influence extérieure dominante, celle de Rome, mais une tradition locale renouvelée par des apports extérieurs eux-mêmes complexes.

8Il nous semble que L. Müller avait en partie raison de souligner le lien métrologique des monnaies de bronze de Juba II avec les monnayages africains antérieurs, car l’omniprésence d’un bout à l’autre du Maghreb des bronzes de Massinissa et de ses successeurs en a fait longtemps comme l’épine dorsale de l’économie monétaire, le centre autour duquel toutes les émissions nouvelles devaient s’organiser. En ce sens la meilleure méthode est de rechercher dans le système métrologique des bronzes de Juba II s’il existe une espèce divisionnaire montrant une continuité par rapport à ce système antérieur, puis d’essayer de retrouver comment les autres espèces s’articulent autour de ce point principal.

9Toutefois, la difficulté de la recherche est ici accrue par rapport aux époques précédentes par la diversité des types iconographiques. Jusque là, il n’existait généralement dans les monnayages royaux qu’un type par division, ce qui simplifiait considérablement l’analyse. Or on se trouve, pour l’époque de Juba II, devant une multiplication des motifs iconographiques due à une meilleure utilisation de la monnaie comme instrument de diffusion de l’image du pouvoir Cette caractéristique nouvelle, jointe à une grande variété de poids pour divers exemplaires d’une même monnaie entraîne de plus grandes possibilités de confusion.

10Cependant, si l’on tient compte à la fois de la fréquence relative, du module et du poids, il nous semble qu’une monnaie pourrait bien être l’unité monétaire recherchée. Il s’agit de notre n^o 209. Cette monnaie est l’une des plus communes du règne. Son module de 25-30 mm correspond bien à celui des unités de l’époque de Massinissa et de ses successeurs comme à celle du système de Juba I^er12. Le poids également, de 11,5 g, rappelle celui de l’unité des systèmes antérieurs. On remarquera simplement que le module, sur certains exemplaires, est supérieur aux maxima des modèles antérieurs, comme si l’on avait tendu, parfois, à l’augmenter légèrement sans pour autant rompre avec ces systèmes antérieurs. Cette tendance se confirme avec d’autres monnaies, beaucoup plus rares mais qui nous semblent représenter la même division : il s’agit de nos n^o 206, 213-215. Ces monnaies se distinguent par leurs revers où figurent l’effigie de la reine ou des motifs animaliers d’origine égyptienne et leur rareté relative indique qu’il s’agit d’émissions particulières, vraisemblablement frappées avec davantage d’attention13. Or leur module se situe souvent plus près des 30 mm supérieurs de la fourchette que des limites inférieures. Cette anomalie suppose une volonté de donner un aspect plus imposant à ces émissions.

11D’autre part, les plus anciennes émissions de bronze de Juba II, nos n^o 206-207, se composent de deux espèces divisionnaires manifestement liées l’une à l’autre comme le montre l’utilisation commune de la légende grecque ioba qui ne sera plus utilisée ensuite. Le n^o 206 est, selon nos critères, une unité, et la seconde est aussitôt identifiable comme un demi. Cette subdivision pèse 7,5 g pour un module de 20 mm. Cela nous rappelle les demi-unités de l’époque de Juba Ier à l’effigie de l’Afrique et au revers du lion passant à droite14. Mais surtout, cette monnaie nous permet de reconnaître avec vraisemblance comme des demis nos n^o 210 et 221-223 bis, 216-218, 226, 228, 230-237 et 238. Ces demis ont, de manière générale, un module de 20-25 mm pour un poids de 7 à 9 g. Certains d’entre eux, n^o 216-217, ont quelquefois un module légèrement supérieur. Ce sont justement ceux que l’on peut rapprocher par leur iconographie des émissions au bestiaire égyptisant dont les unités elles-aussi se situaient légèrement au-dessus de la moyenne. Il convient cependant de remarquer que la correction du module par le poids empêche toujours la confusion entre les espèces. Certains demis, à l’inverse, comme les n^o 226 et 232, descendent quelquefois en deçà de la moyenne. Il s’agit de monnaies très fréquentes où l’abondance même des émissions engageait à un progressif relâchement des normes dans le sens d’une économie de métal. Il existe également ce que l’on peut considérer comme des quarts d’unité, n^o 211, 224 et 237 bis, d’un module de 16-18 mm pour un poids de 3 g environ.

12Voilà pour les sous-multiples. Quant aux espèces divisionnaires supérieures à l’unité, il en existe de deux sortes. Les plus grandes ont un diamètre de 35 mm pour un poids de 20 à 30 g : n^o 208, 225, 227, 229. On pourrait les considérer comme des doubles s’il n’existait pas par ailleurs une monnaie de 31-35 mm, n^o 212, pour un poids de 19,5 g qui s’intercalerait bien entre ces plus grands multiples et l’unité monétaire. D’autre part ces grands multiples, s’ils n’étaient pas inconnus des monnayages royaux antérieurs y étaient tout à fait exceptionnels15 alors qu’ils sont ici suffisamment nombreux pour jouer un rôle réel dans la circulation monétaire. Ils constituent en ce sens une nouveauté qu’il faut expliquer.

13On pourrait le faire en les considérant comme une création suscitée par la logique interne d’un monnayage africain se diversifiant selon ses propres lois. Mais on ne peut s’empêcher de penser à l’éclosion contemporaine à Gadès de nombreuses frappes de « sesterces » et « dupondius » constituant sur place une nouveauté métrologique16. Les « sesterces » gaditains, dont le flan est rigoureusement semblable à celui des multiples de Juba II, mesurent eux aussi 35 mm pour un poids de 34 à 38 g. Lorsque l’on connaît les liens unissant la Maurétanie à l’Espagne, illustrés, pour rester dans le domaine numismatique, par la mention de Juba II et Ptolémée sur les monnayages espagnols17, on ne peut s’empêcher de penser ici à une influence directe des monnayages gaditains. Dès lors, nos monnaies de Juba de 35 mm constitueraient des quadruples d’unité et la monnaie intermédiaire de 31-35 mm pesant 19,5 g serait un double. Son poids rappelle celui des « dupondius » gaditains qui oscille entre 18,5 et 20,5 g.

14De quelle métrologie relève finalement l’ensemble du système des bronzes de Juba II ? L’unité reste dans la ligne du système africain antérieur, mais l’ensemble du système montre des évolutions influencées par le système gaditain contemporain, considéré en général comme celui de l’as semi-oncial légèrement réduit, donc comme romain. Le monnayage de bronze de Juba II est en fait un monnayage de transition, mais non un monnayage romain. Il reçoit des influences romaines, mais ces dernières passent par une médiation espagnole habituelle pour cette région de l’Afrique18. D’autre part, les nombreuses monnaies de Massinissa et de ses successeurs qui circulaient dans le royaume rappelaient, s’il en était besoin, les origines locales du monnayage. L’iconographie, dont nous parlerons plus loin, reflète une même conjonction d’inspirations diverses. Il s’agit, à la différence de l’or et de l’argent, d’un système fondamentalement local développant progressivement une série de compatibilités tant dans le domaine métrologique qu’iconographique.

Ateliers monétaires

15Les monnaies de Juba II, hormis le cas de šmš, ne portent aucune indication d’origine. Quelques monnaies d’argent et de bronze montrent l’effigie d’une femme couronnée de tours, accompagnée de la légende caesarea, mais il est peu vraisemblable qu’il s’agisse là d’une marque d’atelier émetteur, du moins en tant que telle. En effet, les deniers portant la mention caesarea dans une couronne, ou à côté d’une effigie tourelée, sont assez rares et l’on imagine mal que seul un petit nombre de deniers, ceux qui portent le nom de la ville, soit sorti de l’atelier de Caesarea. Cela reste très peu crédible. En fait l’effigie tourelée et la légende visent plutôt à célébrer la capitale royale que Juba II avait rebaptisée en l’honneur d’Auguste et embellie de nombreuses réalisations architecturales19. C’est ce rôle royal de mécène que vantent les monnaies d’argent. Il en va peut-être un peu différemment des grandes espèces divisionnaires de bronze portant l’effigie tourelée et celle du souverain. En effet, nous avons rangé ces monnaies (n^o 225, 227 et 229) parmi les monnayages royaux, mais nous aurions tout aussi bien pu les classer avec d’autres bronzes qui ne portent pas l’effigie royale, mais indiquent au revers l’atelier émetteur sous la forme sitvm caesaris et caesarea20. Ces dernières monnaies relèvent, elles, des émissions poliades, en l’occurrence la capitale de Juba, mais elles ne constituent une série divisionnaire complète que si l’on y adjoint les quadruples mentionnés plus haut. Inversement, ceux-ci, dans la mesure où ils portent portent l’effigie royale, servent de multiples aux séries de bronze émises au nom de Juba. Nous avons donc une double complémentarité de ces quadruples, à la fois avec les monnayages royaux et avec les monnaies poliades de Caesarea. En ce sens, la mention du nom de la ville, accompagnant l’effigie tourelée, a sur ces bronzes une double fonction de célébration des largesse royales et d’indication d’origine.

16Faute d’indices de provenance, il est donc impossible pour l’instant de discerner les éventuelles productions de cités diverses. L. Müller, devant les différences de qualité des effigies du souverain, postulait l’existence de plusieurs ateliers21. À vrai dire, si ces différences existent incontestablement, elles ne paraissent pas suffisamment significatives pour aboutir à une telle déduction. Elles pourraient très bien s’expliquer tout simplement par la présence dans un même atelier de graveurs plus ou moins habiles. En fait, si l’on ne peut exclure en théorie l’hypothèse de plusieurs ateliers, puisque nous en connaissons de façon certaine au moins deux, Caesarea et šmš, le rôle dévolu par Juba à sa capitale rend fort vraisemblable qu’il y concentra aussi les ateliers monétaires qui avaient pour mission de diffuser un monnayage au message politique et culturel particulièrement élaboré.

Iconographie

17Les revers monétaires de Juba II offrent une diversité tout à fait inaccoutumée pour les monnayages africains qui, jusqu’ici, utilisaient principalement des motifs peu nombreux et fixés22, héritage de la tradition monétaire punique où les revers étaient systématiquement consacrés au cheval. C’est avec Juba Ier que cette habitude avait été d’abord rompue en faveur de nouveaux thèmes iconographiques. Ces derniers étaient liés à deux influences extérieures, celle de Rome et celle des Lagides, mais ils reprenaient aussi, en les traitant différemment, des motifs utilisés auparavant sur les monnayages africains. On avait donc trois influences principales. Pour l’époque de Juba II, aucune de ces trois sources d’inspiration n’avait de raison de disparaître. L’influence romaine, directe et par la médiation hispanique, ne pouvait que croître compte tenu des conditions de l’intronisation de Juba II, et d’autre part le mariage du roi avec la fille d’Antoine et de Cléopâtre VII, Cléopâtre Séléné, était l’occasion d’utiliser largement une thématique iconographique lagide. Cela n’empêchait pas de reprendre certains motifs africains antérieurs, ne serait-ce que pour légitimer un souverain au statut ambigu. Il devait s’y joindre la légitime fierté royale d’une ascendance remontant à Massinissa qui, après tout, avait permis à Scipion de remporter la victoire de Zama. On a depuis longtemps souligné l’absence, sur ces monnaies, de toute allusion au monde berbère, et en particulier de légende libyque. Le punique lui-même a définitivement disparu. Les légendes sont rédigées presque uniquement en latin, certaines en grec en considération des ascendances dynastiques de Cléopâtre. Si les sources d’inspiration de l’iconographie restent donc a priori les mêmes qu’autrefois, la multiplication et la diversification des motifs, à l’imitation du monnayage augustéen, marquent une rupture évidente avec le passé. L’iconographie reflète aussi, par la diffusion continue de certains motifs, le rapport de forces nouveau qui s’est installé dans la région au profit de Rome.

18Le règne de Juba II fut exceptionnellement long, environ un demi-siècle23. On ne peut imaginer l’absence, sur un si long espace chronologique, à l’intérieur du royaume ou dans ses rapports avec Rome, de fluctuations politiques, mêmes légères, amenant des aménagements et des réorientations de l’image présentée par le pouvoir au moyen des monnaies. Le modèle monétaire romain a, lui aussi, évolué durant ce laps de temps : il n’y a rien de commun entre la profusion d’images augustéenne et l’élégante sobriété tibérienne. Certains thèmes, comme le souvenir de César et celui d’Actium, s’affaiblissent avec le temps, d’autres se fixent définitivement, d’autres encore apparaissent. Dans quelle mesure Juba II suivit-il le modèle romain aux diverses époques de son règne ?

19C’est là qu’il faudrait pouvoir partir d’un classement chronologique rigoureux des émissions de Juba II. Or, le souci d’indiquer sur les monnaies la date d’émission n’apparut qu’avec la 30^e année de pouvoir24. Nous ne disposons donc de jalons sûrs que pour moins de la moitié du règne. Que faut-il faire des abondantes monnaies non datées ? Sont-elles toutes antérieures à la 30^e année, ou peut-on penser que certaines d’entre elles furent émises parallèlement aux monnaies datées25 ? Il n’existe pour l’instant pas de réponse sûre à la question, et même s’il semble logique de considérer l’essentiel des monnaies non datées comme antérieures aux autres, on doit tenir compte de l’incertitude qui demeure.

20a) Les diverses influences iconographiques Partant de cette hypothèse de travail, on peut malgré tout tenter d’opérer quelques regroupements parmi les thèmes iconographiques utilisés sur l’ensemble du monnayage de Juba II. On a, en particulier, souvent insisté sur la présence de motifs africains qualifiés de « traditionnels26 » comme l’Afrique, l’éléphant et le lion, qui remontent au monnayage de Juba Ier. Curieusement, ces thèmes restent essentiellement cantonnés aux deniers non datés. Le lion n’apparaît jamais sur les monnaies datées, l’éléphant n’y figure que pour les années 31-32 du règne puis disparaît. Le cas de l’Afrique est plus complexe. On distingue deux effigies, l’une plus traditionnelle, occupant la totalité du revers, et accompagnée de javelots ou d’épis de blé. Il s’agit là de l’image d’une Afrique à la fois guerrière et féconde, dans la droite ligne de la thématique des deniers pompéiens frappés à Utique du temps de Juba Ier27. Cette image traditionnelle n’apparaît que sur les deniers non datés. En revanche, si l’Afrique apparaît sur les deniers datés, c’est de façon très limitée, et, comme l’éléphant, sur des monnaies du début des années 30 du règne uniquement. De plus, cette effigie est très différente de la précédente puisqu’il s’agit d’une petite tête, sans adjonction d’attributs liés à la guerre ou à la fécondité, et entourée, selon une mode très romaine, d’une couronne de lauriers. Si l’on considère les deniers non datés comme antérieurs aux autres, il faudrait en tirer la conclusion très nette d’un affaiblissement de la thématique proprement africaine au cours du règne, avec une quasi disparition à partir de la 33^e année. L’éléphant, ou la tête d’éléphant, ne subsisteraient que sur le monnayage de bronze ou dans un contexte où le thème de la victoire est primordial. Cela étant, on peut considérer que l’inspiration africaine reviendra sous une autre forme avec l’affirmation de la thématique héracléenne.

21Parmi les thèmes qui apparaissent uniquement sur les deniers non datés figurent l’aigle tenant un foudre dans ses serres et le crocodile. Ces motifs égyptisants ont leurs parallèles sur les monnayages de bronze où l’on trouve, pour des frappes datant du vivant de Cléopâtre, la coiffure isiaque, le crocodile, l’hippopotame et l’ibis attaquant un serpent. Il s’agit là d’une thématique lagide, liée à la célébration des origines de la reine, et qui ne semble pas lui survivre, à moins qu’il ne faille considérer que certains deniers non datés ornés de l’aigle aient été frappés tardivement28. Cet aigle, plus lagide que romain, constitue évidemment une reprise des revers habituels de monnaies ptolémaïques et l’emprunt se révèle parfaitement sur les grands bronzes d’un module semblable à celui de leurs antécédents égyptiens29. Nous rattacherions aussi volontiers à l’iconographie lagide le thème de la corne d’abondance systématiquement liée, dans la monarchie d’Alexandrie, à la représentation de la souveraine et servant en particulier de motif principal de revers30. Ce motif subit des variations de traitement tout au long des émissions de Juba II, et à l’image de la corne d’abondance isolée, thème typiquement lagide, se substitue, à la fin du règne, celle de deux cornes disposées en sautoir qui pourrait correspondre à une romanisation du thème. En effet, M. Coltelloni-Trannoy rapproche ce motif d’un sesterce de Tibère émis au nom de Drusus et sur lequel les deux cornucopiae apparaissent, surmontées des têtes des petits fils de l’empereur31. Le rapprochement est donc pertinent, mais il faut peut-être le nuancer. De fait, ce revers apparaît vers la fin du règne de Juba II, lorsque Ptolémée est déjà associé au trône. Or, pour ce dernier, petit fils d’Antoine, il pouvait être agréable de reprendre un motif utilisé sur ses deniers par le triumvir : deux cornes d’abondance de part et d’autre d’un globe surmonté d’un caducée32. Sur les monnaies maurétaniennes, le globule a remplacé le globe, et le croissant, qui entrait dans la composition du caducée, en rappelle le motif. N’y-a-t-il pas ici une sorte de détournement de l’iconographie tibérienne au profit du souvenir d’Antoine ? On le croirait d’autant plus que, sous Ptolémée, le motif sera souvent repris, alors qu’il n’a plus aucune raison d’être lié, comme dans le cas de Drusus, à la naissance de deux héritiers. À l’époque où, à Rome, le souvenir d’Antoine préservé par sa fille Antonia puis récupéré par son arrière petit fils Caligula reprenait force, il est tout à fait normal qu’on le retrouve en Maurétanie sur les émissions de Ptolémée, lui aussi descendant du triumvir.

22On le voit, l’influence de l’iconographie lagide est loin d’être négligeable, et si elle a pu diminuer avec la disparition de Cléopâtre, elle reprend peut-être de la vigueur sous Ptolémée par le biais du souvenir d’Antoine.

23L’influence romaine est également très présente, que ce soit par l’utilisation presque exclusive du latin, par le titre de Juba lui-même, rex ivba, titre décerné par Rome, ou encore par la représentation des insignes royaux dévolus également par Rome33. Mais le poids de l’Urbs se mesure aussi à la récurrence, sur les revers des deniers de Juba, de deux motifs liés au culte rendu à Auguste par le roi maurétanien, celui du temple au fronton duquel on lit le nom avgvsti et celui de l’autel, flanqué d’arbres ou de lauriers, témoignant de l’existence d’un lieu sacré, le lvcvs avgvsti. Il est inutile de revenir ici sur les discussions liées aux diverses représentations du temple déjà passées en revue dans d’autres ouvrages34. D’un strict point de vue numismatique, on se trouve devant deux types de motifs : le groupe F1-F2 et F5, très élaboré, qui représente sans doute un même monument, entouré d’une balustrade ou d’un péristyle représenté dans sa totalité en F1, sans la partie de façade en F2 et F5, vraisemblablement par souci d’allègement du motif monétaire. Les représentations F3-F4, moins soignées, sont peut-être destinées à figurer un temple de manière schématique et conventionnelle35. Le modèle de la représentation la plus précise est un denier augustéen, prototype parfait de F1, et représentant la Curia iulia36. Si l’on peut légitimement s’interroger sur la fidélité de ces représentations, il n’en reste pas moins que la récurrence de ces motifs du temple et de l’autel au long du règne témoigne de l’importance d’un culte impérial dont M. Coltelloni-Trannoy a bien montré les modalités et les implications37.

24Cette manifestation d’une loyauté à Rome et à Auguste, jamais démentie au cours du règne, s’accompagne de références directes et plus ponctuelles à la propagande augustéenne. Un bon exemple en est offert, même s’il intervient tardivement, par le thème du capricorne, symbole de victoire, de domination et de prospérité, fondamental dans l’imagerie du principat d’Auguste38. La reprise de ce motif vise bien évidemment à un double effet : louange à l’empereur par la célébration de ses mérites, mais aussi récupération du thème au bénéfice de Juba II lui-même, à l’ombre du princeps. Un autre motif très tardif, datant aussi de la 35^e année du règne, est celui du dauphin. La symbolique en est très riche, mais il est vraisemblable que pour l’utilisateur le thème rappelait davantage les émissions romanisées de Gades et Carteia qui circulaient très largement en Maurétanie qu’une thématique monétaire augustéenne qui ignore le dauphin comme motif principal39. Dans la même perspective, le thème de la Tychè de Caeasarea, même s’il paraît assez commun pour qu’il ne soit pas nécessaire de lui trouver une origine précise, ne pouvait manquer de rappeler les avers des semis de Carteia, si fréquents en Maurétanie40.

25b) Les thèmes religieux Les thèmes religieux, sur le monnayage de Juba II, se rapportent à plusieurs dieux, soit au moyen d’une effigie, soit par le biais de symboles divers. La seule divinité représentée en effigie est Ammon, et encore ne l’est-il que sur une rare émission de bronze : n^o 212. Il semble que les monnayeurs aient eu une préférence pour la représentation indirecte de la divinité ou aient choisi de privilégier l’effigie royale.

26Cette effigie d’Ammon, isolée sur le monnayage de Juba II, constitue une reprise de l’iconographie largement utilisée sur les monnayages de Juba Ier. Ce qui est notable ici, c’est qu’avec le changement du lieu d’implantation de la dynastie, la divinité principale du monnayage évolue aussi. Sur les monnaies de Juba Ier émises à Cirta, c’est Ammon qui avait priorité ; lorsqu’avec Juba II les États se déplacent vers le détroit de Gibraltar, c’est l’iconographie d’Héraclès qui prend le relais. L’aspect topique du dieu revêt ici une importance décisive. Il faut donc voir dans la fugitive allusion à Ammon un discret rappel du monnayage paternel davantage qu’un signe de vénération pour le dieu égyptien ou son éventuel avatar punique, Baal Hammon. Néanmoins, malgré son caractère ponctuel, ce rappel est l’occasion d’assimiler le souverain au dieu par le biais de la légende rex ivba accolée à l’effigie divine.

27Les thèmes isiaques ont sans doute une double valeur41. Ils sont d’abord directement liés à la souveraine et en particulier au culte que l’on devait rendre à cette dernière assimilée à Isis. En témoigne, entre autres, un revers au nom de Cléopâtre, montrant la reine assise, coiffée du symbole isiaque, tenant une fleur et un sceptre : n^o 212. Ce type de motif se retrouve couramment ailleurs à la même époque pour assimiler Livie à une divinité42. Mais le thème isiaque, sur les monnaies de Juba II, peut aussi faire référence à une autre Isis, antérieure à son règne, celle qui apparaissait sur les premiers monnayages d’Iol43. Nous touchons là à un phénomène très complexe, où un nouveau culte isiaque, amené par Cléopâtre, vient se greffer sur l’ancien culte poliade d’une Isis locale dont nous ne connaissons pas l’origine ni la nature. On peut y voir un avatar de Tanit, mais la méconnaissance où nous sommes également de bien des aspects de cette dernière impose une certaine prudence. La représentation d’Africa qui intervient sur les monnaies de Juba complique les choses dans la mesure où cette allégorie topique divinisée pourrait ne pas être sans rapport avec Isis et Tanit en tant que divinités également régionales44. Nous avons donc affaire ici à un phénomène religieux complexe, dont on ne peut qu’esquisser les contours sans pouvoir en démêler pour l’instant le fonctionnement.

28On retrouve la même imprécision en ce qui concerne les symboles religieux comme le globule, le croissant ou l’astre45. Il est vraisemblablement vain de vouloir les relier à une divinité particulière. Il s’agit de la reprise d’une iconographie africaine extrêmement commune et ancienne, dont l’abstraction permet beaucoup d’évolutions sémantiques, et dont on ne peut savoir dans quelle mesure son sens est modifié sous l’influence de l’iconographie lagide ou romaine.

29L’iconographie héracléenne est très présente sur le monnayage de Juba II, mais elle n’apparaît véritablement dans toute son ampleur qu’avec les deniers datés. En particulier, l’effigie du roi coiffé de la léontè est inconnue des deniers non datés. On y trouve essentiellement l’effigie diadémée et quelques rares occurrences où le portrait est accompagné de la massue. Un seul des revers héracléens est par ailleurs attesté sur ces deniers non datés. Il semblerait donc que l’élaboration de cette thématique ait pris un certain temps et nécessité une longue maturation. On sait que Juba II créa ou remania des légendes qui faisaient remonter sa famille au héros et l’on perçoit clairement l’utilisation politique qui en est faite sur les monnaies46. Cette généalogie fictive avait un double intérêt. Elle fondait d’abord un véritable culte royal à la mode hellénistique dont on ne trouve pas, antérieurement, chez les ancêtres numides du roi, une forme aussi achevée. Cela n’était peut-être pas compatible au départ avec l’essence de la royauté numide. Néanmoins, l’hellénisation de la fonction royale rendait à la longue nécessaire cette légitimation divine acquise par l’intermédiaire d’Héraklès. D’autre part, on connaît la valeur topique des divinités phénico-puniques. Or Héraklès, ici, correspond fondamentalement à une hellénisation de Melqart, dont l’un des aspects principaux est celui de dieu du Détroit47. C’est à cette divinité qu’il devenait essentiel de se rattacher du moment que la dynastie, qui régnait autrefois à Cirta, domaine de Baal Hammon, se trouvait transférée dans une région dominée par le culte de Melqart. Mais indépendamment de sa particularité topique, d’autres caractéristiques du dieu sont suggérées sur le monnayage de Juba II, et en particulier ses liens avec Alexandre par le biais de la thématique, largement utilisée, de la victoire. Il s’agissait pour le roi de célébrer les succès remportés aux côtés des Romains, et sous le patronage d’Héraklès, sur les Gétules insoumis48, mais c’était aussi une manière commode d’assimiler Juba à Alexandre. Un revers très rare confirme le rapprochement : un denier représentant le roi perçant un sanglier de son épieu (revers U). Ce thème de la chasse est, bien sûr, lié à Héraklès, mais le motif du roi à cheval transperçant un adversaire se retrouve dans l’imagerie d’Alexandre, héros de la victoire et protégé du dieu.

30Un thème semble avoir quasiment disparu des monnayages de Juba II, celui de Bacchus et de la vigne. Il apparaissait autrefois sur les monnaies de Bocchus, et semblait lié aussi bien au souverain par un calembour sur son nom, qu’à une réalité agricole régionale, la culture de vignobles réputés49. Il ne reste de cela, sur les deniers de Juba II, que le rare thème du skyphos dans une couronne de lierre. Il y a peut-être là une volonté de rupture avec la dynastie antérieure. Seules les monnaies de šmš maintiennent une iconographie liée à la vigne.

31c) L’image royale La question des portraits de Juba II et de Cléopâtre a été soigneusement reprise par M. Coltelloni-Trannoy. Il n’y a donc pas lieu d’y revenir longuement50. Sur les monnaies, l’effigie royale tranche définitivement avec le portrait traditionnel du roi numide, aux cheveux bouclés et à la barbe abondante. Les portraits de Juba II apparaissent, lorsqu’il témoignent d’une gravure soignée, comme volontairement idéalisés, à la façon de ceux d’Auguste. Le modèle romain est ici très net. Sur certains exemplaires le style est moins académique, mais sans pourtant chercher la ressemblance ou même suivre l’évolution de l’âge. Il ne s’agit que d’un relâchement de la qualité d’exécution. Il faudra attendre les monnaies émises par Ptolémée après la mort de son père pour avoir, avec de véritables portraits, une idée de la physionomie du roi. En ce qui concerne Cléopâtre, l’absence de sa représentation sur les mêmes émissions de Ptolémée empêche que l’on ait d’elle autre chose qu’une image conventionnelle.

32Le symbole du pouvoir royal est naturellement le diadème que l’on trouve couramment. Au fil du temps, les thèmes héracléens se développent, avec d’abord l’apparition de la massue accompagnant le portrait diadémé. Cette composition paraît avoir pour antécédent les représentations du monnayage barcide d’Espagne sur lequel apparaissaient des effigies accompagnées de la massue, dans lesquelles on ne sait s’il faut voir une représentation du seul Melqart ou des portraits de généraux barcides assimilés au dieu51. Par la suite, se répandra l’effigie coiffée de la léonté et portant la massue, à l’image de la représentation traditionnelle de Melqart gaditain aussi bien que d’Alexandre52.

33Au terme d’une rapide recension des thèmes iconographiques et des légendes du monnayage de Juba II, l’influence de Rome paraît politiquement déterminante, ne serait-ce que par le statut du monarque qu’elle définit et l’hommage rendu par ce dernier aux maîtres du moment. Mais elle ne doit tout de même pas occulter les autres sources d’influence de la monarchie, et il convient de nuancer son rôle. Les thèmes repris tels quels du monnayage augustéen sont en fait très peu nombreux, le crocodile, le capricorne et le temple, et parfois imités bien tardivement, comme le capricorne qui n’apparaît que la 35e année du règne. D’autres thèmes prédominants, comme celui de la victoire ou de la corne d’abondance, sont en fait des emprunts faits conjointement par Auguste et Juba à l’imagerie hellénistique sans que la médiation romaine soit nécessaire pour le roi maurétanien. Dans le cas de la corne d’abondance et de ses variantes, en particulier, le modèle lagide est clair. De même pour l’aigle sur un foudre, le symbole isiaque ou le bestiaire égyptisant53. Quant à l’Afrique, elle n’est pas absente du monnayage, au début sous la forme d’une iconographie spécifique traditionnelle, ensuite indirectement par le biais de la référence de plus en plus accentuée à Héraklès-Melqart, dieu topique de la région du Détroit. C’est donc au total moins par la thématique iconographique que par d’autres traits du monnayage qu’apparaît la marque de Rome : s’il faut souligner effectivement la récurrence des allusions au culte impérial par le motif du temple et de l’autel, tout aussi importants, voire plus, sont la titulature royale avec le terme rex et ses implications politiques, et surtout l’éclosion même d’un abondant monnayage d’argent qui ramène à l’un des symboles les plus forts de la domination romaine : le denier.

Diffusion et fonction

34L’une des marques distinctives du monnayage de Juba II est son abondance, tant pour le bronze que pour l’argent. Les trop rares recensions de trouvailles monétaires isolées ou groupées, celles de J. Marion et de P. Salama, montrent, malgré les grandes limites de la documentation, la place importante conquise au sein de la masse monétaire en circulation par ces émissions54. Cette place semble parfaitement en rapport, tant avec la longueur du règne qu’avec le rôle qui lui était dévolu d’intégration de la Maurétanie aux normes méditerranéennes dominantes. Si le monnayage numide de Massinissa et de ses successeurs avait doté l’Afrique du Nord centrale et occidentale des éléments fondateurs d’une véritable économie monétaire, c’est Juba II qui fera évoluer cette monétarisation vers une compatibilité définitive avec la monnaie romaine dominante dans l’Occident méditerranéen.

35Il fallait pour cela un numéraire dont la diffusion s’étende à tout le royaume. En ce sens deux trésors recueillis en Maurétanie sont significatifs, puisque le plus occidental a été trouvé à Banasa, et le plus oriental près de Dellys, donc aux deux extrémités du royaume55. Il s’agit là des trésors, et P. Salama rappelle qu’en direction de l’Orient, on trouve des monnaies isolées de Juba II jusqu’en Numidie, dans la région de Constantine56. Elles sont rares au-delà, dans l’ancien territoire de Carthage. Vers le sud du royaume, on en trouve jusque dans l’établissement des Iles Purpuraires (Mogador)57. Ces indications sont bien évidemment très générales, et font ressortir le manque de données qui permettraient d’établir un véritable tableau de la circulation monétaire. En attendant, un relevé provisoire effectué par J. Marion permet d’avoir une petite idée de la place occupée par ces monnayages de Juba II pour trois sites du Maroc et plus généralement l’ensemble de la région occidentale du royaume58. Pour Thamusida, Banasa et Volubilis, les monnayages au nom de Juba représentent approximativement 12 %, 35 % et 25 % de la masse monétaire en circulation, et cela sans compter les frappes des cités maurétaniennes émises du temps de Juba. C’est donc un quart de la circulation monétaire que représente le numéraire du roi. Dans une masse monétaire complexe, comprenant des émissions des cités d’Espagne, de Maurétanie, les frappes impériales de Rome, et les émissions africaines antérieures, ces émissions royales ne sont dépassées que par celles des cités de maurétanie (43 %), dont certaines, nous venons de le dire, ont eu lieu sous son règne. Les émissions de Juba dépassent de loin le numéraire de Rome (9 %). On remarquera aussi le rôle clef de ce monnayage, destiné à couvrir l’ensemble du royaume par opposition aux émissions des cités à valeur essentiellement locale. À cet égard, il est significatif que les émissions poliades de la ville de Caesarea ne soient attestées qu’à 8 exemplaires en Tingitane. C’est fort peu pour le monnayage d’une capitale royale. Le monnayage royal de Juba II joue donc un rôle « pilote » dans l’évolution des monnayages africains.

36Si l’en croit la diffusion de ce monnayage de Juba II, il avait théoriquement vocation à couvrir et représenter l’ensemble du royaume, c’està-dire à en assurer la monétarisation totale et à en représenter iconographiquement toutes les composantes. En ce qui concerne l’étendue de la monétarisation les données manquent totalement pour l’apprécier. Comme beaucoup d’économies monétaires antiques, celle du royaume de Maurétanie devait être très disparate et segmentée. P. Salama l’imagine réduite à quelques zones urbanisées59. Une fois encore nous devons admettre notre méconaissance des modalités de la monétarisation des campagnes. Cette vraisemblable sous-monétarisation rurale trouve un écho dans l’iconographie du monnayage. Sans revenir sur l’imagerie monétaire, évoquée plus haut, on peut remarquer que les groupes sociaux représentés par tel ou tel aspect de l’iconographie sont limités. Outre les souverains, c’est la cour avec les Orientaux qui l’ont rejointe qui est largement représentée, que ce soit par l’évocation du passé royal numide ou les multiples reprises de thèmes lagides. Les nombreux Romains établis dans leurs propres colonies ou installés à titre individuel se reconnaissaient dans la thématique augustéenne à la fois imitée et récupérée par Juba II. Les grands absents sont d’une part l’élément phénico-punique des cités traditionnelles dont la langue et les dieux, comme Melqart sous sa forme gaditaine, Océan, et « Chusor-Ptah60 » n’apparaissent pas sur le monnayage royal et restent cantonnés aux frappes poliades, d’autre part, le monde berbère, rural, sédentaire ou nomade, pour qui, de toutes façons, la monnaie n’avait jamais été un moyen d’échange ou d’expression politique et culturelle.

Conclusion

37Le monnayage de Juba II est certainement l’un des monnayages africains dont l’étude se révèle la plus gratifiante. D’abord parce que la numismatique est l’une des sources les plus importantes pour la compréhension du règne, d’autre part en raison d’une iconographie à la fois variée et susceptible d’être rapportée à un système de références relativement familier qui renvoie sans cesse de l’Orient lagide à l’Occident romain, d’une rive à l’autre de la Méditerranée, du passé numide au présent augustéen. On y voit jouer souplement les symboles en une harmonieuse unité. Mais cette richesse ne doit pas masquer certaines limites.

38On peut y voir le signe d’une réussite qui se reflète dans le monnayage. Juba II avait été intronisé pour unifier son royaume, en assurer la cohésion et le fonctionnement, tout en y imprimant la marque d’un système de références politiques, économiques, religieuses et culturelles, à la fois orientales et romaines, dont Rome et Auguste opéraient la synthèse. La Maurétanie devait se couler progressivement dans ces structures nouvelles, sans pour autant renier son passé africain. Dans une certaine mesure, le pari fut gagné et le monnayage de Juba montre le parfait fonctionnement d’une élite à l’aise aussi bien dans la célébration du passé numide que dans l’utilisation de l’imagerie royale lagide ou les thèmes augustéens du retour à l’âge d’or. De même, la compatibilité des systèmes monétaires africain et romain se renforce. Un monnayage d’argent abondant et relativement régulier est émis pour la première fois en Maurétanie. Les meilleures émissions équivalent même au denier romain. Le monnayage de bronze s’amplifie, l’échelle divisionnaire se complète, l’iconographie se diversifie. Le numéraire royal circule d’un bout à l’autre du territoire. Il resterait à pouvoir analyser les limites de cette réussite. Elles apparaissent dans l’oubli, par l’iconographie royale, des thèmes propres aux cités phénico-puniques de l’extrême Occident, et de l’élément gétule, sinon sous forme de vaincu. Il est vraisemblable qu’une analyse détaillée de la circulation monétaire montrerait de vastes zones sous-monétarisées. Quoi qu’il en soit, dans la longue perspective de l’histoire des monnayages africains, les émissions maurétaniennes ont quasiment achevé leur rapprochement avec celles de Rome. Il ne restera plus qu’à fermer l’atelier de Caesarea à la mort de Ptolémée pour entrer dans l’ultime phase de cette histoire : la circulation conjointe des émissions de Rome et des monnaies héritées du royaume de Maurétanie jusqu’à la domination définitive des premières à la fin du premier siècle de notre ère.