Les monnaies de l’Afrique antique
|Première partie. Les monnayages de la Carthage punique
Chapitre 4. Les derniers monnayages de Carthage
Texte intégral
- 1 S. Lancel, 1992, p. 172 sqq. (urbanisme de la colline de Byrsa) ; 195 sqq. (ports) et 423 sqq.
1L’étude des derniers monnayages de Carthage revêt une importance particulière dans la mesure où elle peut contribuer à éclairer la question du relèvement économique de la cité après la défaite de 201 av. J.-C. et de sa richesse au moment de sa destruction. Selon Polybe, Carthage était l’une des cités les plus riches de Méditerranée lorsque les Romains l’anéantirent (XVIII, 35, 9). On apprend d’autre part par Tite-Live (XXXVI-4) qu’elle s’était même relevée assez vite pour proposer à Rome, en 191 av. J.-C., donc dix ans seulement après la fin de la deuxième guerre punique, de régler « comptant » le reste du tribut imposé en 201, tribut dont les versements étaient en principe prévus sur cinquante ans. L’affirmation de Polybe paraît donc corroborée par un fait précis. Les fouilles archéologiques semblent également montrer un développement du tissu urbain et surtout, même si cela reste à confirmer, une politique de grands travaux portuaires, notamment sur la partie militaire des ports1. Tous ces éléments semblent expliquer la position de Caton réclamant la destruction de la ville. Outre la peur de voir Carthage participer à une coalition contre Rome, encore que cela puisse paraître dérisoire a posteriori, il faut y voir le souci de récupérer le marché commercial de Carthage, l’envie de s’assurer la maîtrise des communications entre les deux bassins de la Méditerranée, la méfiance devant les progrès du royaume numide. Toutes ces raisons ne s’excluent pas et il faut aussi, certainement, faire la part du souvenir de Cannes ravivé par un renouveau de Carthage qui pouvait servir les projets d’un souverain africain de grande envergure, Massinissa, qui apparaissait d’une certaine manière comme l’héritier politique d’Hannibal. La création d’un royaume hellénistique avec pour capitale Carthage pouvait se profiler à nouveau.
2Tous les éléments d’information que nous avons sur les derniers temps de Carthage et tous les raisonnements que l’on peut faire sur les causes de sa destruction s’harmonisent bien avec l’image traditionnelle d’une cité qui a recouvré toute sa prospérité. Quel est le témoignage des monnaies ?
3Commençons, comme nous l’avons fait pour la période précédente, par cerner l’ensemble de ces monnayages et les situer les uns par rapport aux autres.
Les émissions de l’immédiat après guerre
- 2 E.S.G. Robinson, 1964, p. 45-46 (avec réserves) ; P. Marchetti, 1978, p. 435.
- 3 G.K. Jenkins, 1969, no 399-400 ; 1987, p. 224 ; H.R. Baldus, 1988/2, p. 6
- 4 G.K. Jenkins, 1987, p. 224 cite quelques exemplaires de provenance africaine. Un exemplaire a été (...)
4Les monnaies les plus étonnantes de cette époque sont naturellement les très grands bronzes no 103-104, d’un module (46 mm) et d’un poids (98 g) tout à fait inaccoutumés. E.S.G. Robinson et P. Marchetti les situaient dans un contexte punique d’Italie2, même si G.K. Jenkins avait, de son côté, opté pour une origine africaine3. Un examen attentif des détails de la coiffure de Tanit, et en particulier des boucles qui retombent sur la nuque permet en fait de relier sans erreur ces très grands bronzes à des monnaies d’iconographie semblable ou voisine (no 105) que l’on retrouve en extrême abondance sur tout le territoire de Carthage. L’attribution à Carthage des très grands bronzes ne fait donc guère de doutes. Une trouvaille de provenance tunisienne et regroupant un nombre inconnu de ces monnaies (au moins 8 no 103-104 et 25 no 105), dispersée en 1984 sur le marché parisien, constituerait, outre des trouvailles sporadiques, un argument supplémentaire4.
- 5 Outre H.R. Baldus, op. cit., voir notre article 1988/2, p. 6.
5De quand datent ces monnaies ? Les premières frappes des très grands bronzes sont placées juste avant 200 av. J.-C. par H. R. Baldus. Le même auteur considère que les monnaies no 105, de plus petite valeur et très communes, auraient vu leur frappe, plus récente, étalée sur davantage de temps5.
6Nombre d’exemplaires de ce no 105 ont été retrouvés dans les niveaux de destruction de Carthage avec une usure très nette, mais qui permet néanmoins sans difficultés de retrouver les motifs iconographiques. Elles ont donc longtemps circulé avant 149-146 av. J.-C. et nous suivrons H.R. Baldus pour faire remonter leur frappe aux alentours de 200 av. J.-C., tout en préférant cependant, pour des raisons que nous évoquerons plus bas, les situer, avec leurs multiples no 103-104, dans le contexte de l’immédiat après guerre. D’autre part, pour les monnaies no 105, l’extrême homogénéité stylistique des divers exemplaires de cette production massive nous fait penser davantage à des frappes extrêmement abondantes sur un temps relativement court qu’à des émissions étalées dans le temps, comme le pense H.R. Baldus. Enfin les liens stylistiques entre les monnaies no 105 et les très grands bronzes nous obligent à envisager la frappe quasi simultanée des deux groupes, la question restant de savoir si l’émission des très grands bronzes au cheval à l’arrêt (no 104) est antérieure ou postérieure à celle (no 103) qui figure un cheval au pas comme sur les sous multiples no 105.
- 6 G.K. Jenkins, 1963, planche 28, no 12 (coll. de Luynes) ; no 11-12 pour l’utilisation d’un même co (...)
7Une chose est certaine : le laps de temps qui sépare la frappe des deux ensembles de très grands bronzes est assez court pour que l’on réutilise le ou les coins de droit, quitte à opérer un regravage. Dans cette perspective, on ne peut qu’être frappé par l’état de fraîcheur du coin qui a servi pour le droit de l’exemplaire de la collection de Luynes, qu’il s’agisse des menus détails de la chevelure ou du filet circulaire6. Cela inclinerait à penser à l’antériorité des frappes no 103 (cheval au pas), les monnaies no 104 constituant plutôt une reprise.
- 7 Voir notre article 1995, p. 31 sqq.
8C’est sans doute vers le contexte de l’immédiat après-guerre que nous orientent toutes ces monnaies et en particulier les très grands bronzes, d’un poids moyen de 98 g, les plus lourds dépassant 120 g. Nous avions proposé d’y voir des substituts en bronze des quarts de shekels d’argent, communs durant la guerre, que Carthage, manquant de métal précieux après 201 av. J.-C., n’avait plus les moyens de frapper7. L’existence de très rares pièces d’argent d’un huitième de shekel (no 99), stylistiquement identiques aux très grands bronzes, nous fait maintenant penser que ces derniers sont venus rapidement remplacer une première émission très réduite et vite abandonnée de ces huitièmes de shekel d’argent. En assignant aux très grands bronzes un poids théorique de 114 g, on parviendrait, si l’on accepte leur équivalence avec le huitième de shekel (0,95 g), à un rapport argent/bronze de 120/1. On peut aussi tenter d’évaluer la valeur des très grands bronzes dans l’échelle divisionnaire de bronze. Un poids théorique de 114 g en ferait très précisément des pièces de 15 shekels de bronze. On le voit, la frappe de ces très grosses divisions, fort peu commodes, s’expliquerait surtout dans une période de pénurie d’argent. On imagine volontiers leur émission à l’époque où les Romains protestent devant le mauvais aloi de l’argent avec lequel les Puniques s’acquittent du premier versement de leur tribut (Tite-Live, XXXII, 2). Il semble difficile, en tous cas, d’imaginer qu’elles aient pu être frappées en 191 av. J.-C., lorsque Carthage était en état de régler en avance la totalité de ses dettes envers Rome (Tite-Live XXXVI, 4). La date de 195 av. J.-C. que nous proposons comme limite basse de la chronologie possible de ces émissions pourrait correspondre à la fin des difficultés les plus dures pour Carthage. Ce qui est sûr, c’est que les très grands bronzes, par leur poids, constituaient de bons objets de thésaurisation, comme le montre la trouvaille de 1984 mentionnée plus haut, où l’une de ces monnaies porte une marque de propriétaire en punique : L-WŠY : « appartenant à WŠY ».
9Quelle est la valeur métrologique des sous-multiples no 105 ? Ces monnaies sont trop lourdes pour être des dishekels : bien des exemplaires usés en excèdent le poids théorique. Certains exemplaires dépassent les 20 g, ce qui fait penser à des trishekels. L’émission en masse de cette espèce divisionnaire était manifestement destinée à venir en complément des innombrables shekels de bronze (no 88 et 90) frappés durant la guerre pour les besoins des troupes. Il est vraisemblable qu’à l’autre extrémité de l’échelle divisionnaire, les anciens petits bronzes non démonétisés jouaient encore le rôle de petites fractions. Voilà sans doute pourquoi seuls quelques rares demi-shekels (no 106-107) furent émis à l’époque qui nous occupe.
- 8 H. R. Baldus, 1989, p. 408-410.
- 9 On peut se faire une bonne idée de leur rôle dans la circulation monétaire africaine d’après les t (...)
- 10 Ces monnaies présentent une iconographie rudimentaire et un axe des coins variable, différent du r (...)
10Les trishekels eurent une très large diffusion sur l’ensemble du territoire de Carthage dont ils assumèrent en large part la phase finale de monétarisation. Outre leur abondance à Carthage même où on les retrouve largement dans les niveaux de destruction de 146 av. J.-C., parfois rendus presque méconnaissables par la violence de l’incendie8, ces monnaies sont communément attestées aussi bien à Misurata (Libye), extrémité orientale du territoire contrôlé par Carthage, qu’à Cirta de Numidie9. On mesure également leur succès à l’imitation qu’en feront la ville d’Utique (?) et les souverains numides, ainsi qu’à l’existence de frappes d’imitation d’origine et de datation impossibles à préciser pour l’instant (no 108)10.
11Il n’y a donc guère à s’étonner que l’on ne puisse attribuer aux toutes premières années de l’après guerre qu’une très faible émission d’argent, le no 99. Carthage n’avait pas les moyens d’en émettre. Tite-Live, dans un passage déjà mentionné (XXXII, 2), indique bien que les Romains refusèrent le premier versement du tribut au motif que l’argentum utilisé contenait 25 % de métal vil. Le fait que les Puniques durent emprunter à Rome de quoi rectifier le versement montre à l’évidence qu’il ne restait pas de métal-argent dans les caisses de l’État carthaginois.
La reprise des frappes de métaux précieux
- 11 1963, p. 53.
12Quelle image les monnayages de métaux précieux donnent-ils du renouveau de Carthage une fois passée la période de difficultés de l’immédiat après-guerre ? Il s’agit de monnaies d’or, et d’autres d’argent, toutes liées aussi bien par le style que par le jeu de globules employé pour marquer les émissions. G.K. Jenkins insiste à la fois sur la pureté de l’aloi des monnaies d’or et sur le petit nombre d’exemplaires qui dut être émis en n’utilisant qu’un seul coin de droit11. Ces monnaies d’or, par ailleurs, sont frappées selon des divisions réduites, inférieures au shekel. Il n’y a rien, en tous cas, dans ces seules frappes d’or attribuables à Carthage pour la période 201-146 av. J.-C. qui permette d’utiliser la monnaie pour illustrer le « renouveau » économique de Carthage.
- 12 On suppose parfois qu’il s’agissait là d’un moyen d’inspirer confiance en l’aloi de la monnaie. On (...)
- 13 18 exemplaires de ces monnaies d’argent se retrouvaient avec 132 deniers d’argent dans un trésor c (...)
13Parallèlement (?) aux monnayages d’or, sont émises des monnaies d’argent considérées comme de bon aloi par L. Müller et G.K. Jenkins. Ces monnaies présentent par ailleurs presque toutes une tranche cannelée, semblable à celle de certaines monnaies d’or, peut-être pour rendre décelables les tentatives de rognage12. Quoi qu’il en soit, ces émissions puniques d’argent servirent à la thésaurisation13.
14Quelle est la datation de ces monnayages ? Elle est difficile à établir faute de données. Pour les monnaies d’argent, H. R. Baldus propose le début du iie siècle, donc une date proche de la fin de la guerre, en rapport avec les réclamations de Rome sur l’aloi du métal servant à effectuer le premier versement du tribut. Si c’était le cas, il faudrait admettre qu’il n’y eut aucune monnaie d’argent frappée par la suite, lors du redressement de Carthage, tout au plus quelques rares petites monnaies d’or, à supposer qu’il faille dissocier ces dernières des monnayages d’argent malgré leurs liens stylistiques.
15En somme, et quelle que soit la solution retenue pour la datation des monnaies de métal précieux, frappe simultanée ou non de l’or et de l’argent, émissions en début ou en fin de période, il reste difficile de définir précisément l’ampleur du redressement de Carthage d’après les sources numismatiques. La minceur des émissions d’or reste surprenante, et il faut donc admettre que la richesse de Carthage au moment de sa chute, richesse qui impressionnait tant les contemporains, se traduisait pour l’essentiel, du point de vue monétaire, par les frappes d’argent pour lesquelles le nombre des symboles accessoires utilisés laisse effectivement supposer des émissions abondantes. Il conviendrait donc d’approfondir l’étude de ces frappes d’argent : aloi, période d’émission, place dans la circulation monétaire. Mais sur ce dernier point, il ne faut peut-être pas trop attendre de l’archéologie du site de Carthage. Une grande quantité de monnaies puniques de métal précieux a dû disparaître après récupération et refonte. On sait les multiples pillages dont le site de Carthage a été l’objet au cours des temps. On imagine facilement, en effet, à la lecture d’Appien, la brutalité du sac de 146 av. J.-C. (Libyca, 127 sqq.) ; on se souvient aussi de Pompée incapable de réfréner la folie de chasse au trésor qui avait saisi ses troupes campant près du site (Plutarque, Pompée, 11) ; le drastique remodelage augustéen permit sans doute bien des récupérations ; Tacite nous conte l’histoire du curieux Bassus qui, sous Néron, suggéra et entreprit la recherche de trésors à Carthage (Annales, XVI, 1-3) ; et tout cela sans compter les récupérateurs médiévaux et, durant une bonne partie de notre siècle, une urbanisation sauvage avec les pillages afférents. D’autres éléments sont également à prendre en compte : que pouvait-il rester d’or et d’argent dans la ville après trois années de lutte acharnée pour organiser sa défense et survivre ?
- 14 Voir supra, p. 116.
16Du point de vue iconographique, toutes ces monnaies ne présentent aucun trait saillant. Cela tient très certainement aux circonstances durant lesquelles la quasi totalité d’entre elles ont été émises, l’époque où triomphe ce que l’on pourrait appeler la réaction traditionnaliste anti-barcide. Ces dirigeants n’étaient guère susceptibles d’enrichir l’iconographie monétaire de thèmes nouveaux. Au contraire ils cherchèrent très vraisemblablement à effacer tout ce qui pouvait rappeler l’aventure barcide, en plein accord sur ce point, comme sur beaucoup d’autres, avec les oligarques romains, leurs homologues. Certes, les premières monnaies de bronze de l’après guerre, et en particulier les très grands bronzes contemporains du suffétat d’Hannibal, auraient pu garder des traces iconographiques du programme barcide. Mais il est vraisemblable que la situation politique d’Hannibal devait être singulièrement fragile malgré son prestige qui lui avait valu l’élection au suffétat. Il avait heurté l’aristocratie de front après la défaite et s’apprétait à en payer le prix par son exil forcé. L’heure n’était pas à la provocation. On a voulu voir dans les différences de style de la coiffure de Tanit le reflet de ces luttes politiques14. Cela reste hypothétique et donnerait une image bien édulcorée des tensions politiques qui déchiraient Carthage à l’époque.
Les premiers monnayages d’Utique (?) : no 109
- 15 H.R. Baldus, 1988/2, p. 9.
17Nous ferons dès maintenant mention des premiers monnayages d’Utique ( ?) pour deux raisons. D’abord pour souligner que l’histoire du monnayage de Carthage ne s’arrête pas avec la destruction de la cité. S’il y eut une sorte de damnatio memoriae de Carthage, elle ne s’étendit point au monnayage. Non seulement les dernières monnaies de bronze de la cité continuèrent de circuler au moins jusqu’à l’époque augustéenne, mais elles conditionnèrent certaines émissions africaines contemporaines, ou postérieures à 146. D’autre part, nous ne savons pas exactement quand furent émises les premières monnaies d’Utique (?). Si leur mise en circulation débuta bien avant la troisième guerre punique, ce qui est possible si l’on en croit les deux exemplaires trouvés dans les fouilles allemandes de Carthage15, elles relèvent d’une certaine manière des monnayages de la Carthage punique, « Carthage » étant pris ici comme le nom d’un empire et pas uniquement celui d’une cité. C’est donc pour mieux souligner une continuité que nous les étudions maintenant.
- 16 L. Müller, 1860, II, p. 163. Voir notamment notre article 1982, p. 1-4. On ne retiendra pas l’hypo (...)
- 17 L.I. Manfredi, 1995, p. 74 et 169 sqq.
18À la suite de L. Müller, nous considérons pour l’instant ces monnaies comme émanant de l’atelier d’Utique. Les arguments retenus sont les suivants : ces monnaies se retrouvent fréquemment en Zeugitane et elles suivent de très près le modèle du trishekel no 105 de Carthage. La ville d’Utique étant la plus importante de la région après Carthage, elle reste de ce fait le meilleur atelier secondaire potentiel. La légende portée sur les monnaies, lue >tg par L. Müller, que nous avons suivi, rappelle par ailleurs, par homophonie, le nom d’Utique16. Récemment, cette attribution a été réfutée par L.I. Manfredi pour les raisons suivantes : d’abord la légende ne se lirait pas >tg, mais >tp, et d’autre part les Dioscures, par leurs aspects astraux, seraient une référence à un culte de Baal Hammon de Tunisie centrale. Ce serait donc plutôt à un atelier de cette région qu’il faudrait attribuer les monnaies17.
- 18 Deux exemples particulièrement nets : A. Berthier, R. Charlier, 1955, no 2, ligne 2 ; no 37, ligne (...)
19Voyons d’abord l’argument épigraphique. La contestation porte sur la dernière lettre. Celle-ci comporte un très net crochet à gauche, visible sur tous les exemplaires de bonne conservation. Or, si l’on se reporte à des documents épigraphiques puniques contemporains qui font apparaître à la fois un G et un P, on remarquera que le P se caractérise par l’absence totale de crochet au sommet de la haste, et le G, en revanche, par un crochet tout à fait semblable à celui de nos monnaies18. Nous maintenons donc notre lecture >tg, tout en continuant d’admettre qu’une homophonie ne suffit pas à établir l’identité >tg-Utique.
20Considérons ensuite l’argument iconographique. L.I. Manfredi rapproche l’effigie des Dioscures de la monnaie no 109 de celle qui apparaît sur des stèles de Tunisie centrale figurant ces personnages auprès de Baal Hammon-Saturne, ou encore de monnaies d’Hippo Regius portant une effigie unique, à bonnet conique et surmontée d’une étoile (no III/117). Le premier rapprochement est pertinent de manière générale, mais il met en parallèle des documents de nature diverse et d’époque très différente puisque les stèles datent du Haut-Empire romain. Le thème a pu évoluer et se déplacer au cours des deux ou trois siècles qui séparent les monnaies des stèles. Il ne peut donc servir à préciser l’origine des monnaies. Quant à rapprocher les Dioscures d’Utique ( ?) de l’effigie à bonnet conique et surmontée d’un astre des monnaies d’Hippo Regius, cela ne peut se faire qu’en faisant bon marché de deux éléments essentiels du thème, la gémellité et les chevaux. Il serait imprudent d’en tirer une indication sur l’origine des monnaies. L’attribution à Utique demeure donc, pour l’instant, la meilleure hypothèse possible.
- 19 Voir supra, note 15.
21Ces émissions sont-elles antérieures ou postérieures à 146 ? Deux exemplaires en ont été trouvés dans les fouilles allemandes de Carthage, et dateraient donc les émissions d’avant la chute de la cité19. En l’attente de confirmation du contexte stratigraphique, on pourra faire les remarques suivantes. Lorsqu’elles sont trouvées dans un même contexte que les trishekels no 105, les monnaies d’Utique (?) semblent moins usées, donc de frappe plus récente. Pour autant, l’utilisation de l’écriture punique et non néo-punique, même si elle ne constitue pas un critère définitif, empêche de descendre trop bas après 146 av. J.-C. la chronologie des émissions. Situer les premières frappes vers 170 av. J.-C., à l’époque où les trishekels constituent un modèle incontournable permettrait d’expliquer les similitudes de facture et de module entre les deux types de monnaies. Le diamètre est le même, les flans biseautés sont identiques, et le thème iconographique du revers est semblable : le cheval au pas. Il est cependant redoublé à Utique (?) pour répondre au motif double des Dioscures du droit. La légende constitue une nouveauté par rapport au modèle, mais elle est nécessitée par la rupture d’un monopole de fait de la monnaie de bronze exercé jusque là par Carthage. Ces monnaies ont donc sans doute été émises avant la chute de Carthage, à un moment où Utique, si c’est bien d’elle qu’il s’agit, s’appuyant sur la victoire de Rome après 201 av. J.-C., a fini de secouer la tutelle de Carthage. Cette liberté nouvelle serait enfin illustrée par un monnayage en son nom.
- 20 M. Crawford, 1974, type no 45 sqq.
22Revenons, dans cette perspective, sur l’iconographie. Le thème des Dioscures est nouveau dans le monnayage africain. On peut faire a priori un double rapprochement, et d’abord un rapprochement formel avec le thème iconographique des deniers romains les plus communs où l’on voit, au revers, les Dioscures au galop à droite, surmontés d’un astre20. L’orientation du motif à droite est gardée sur les monnaies africaines, mais le thème est subdivisé, réparti entre le droit où figurent les effigies des Dioscures surmontées d’un astre, et le revers où sont représentés les deux chevaux. La double tête de l’avers peut aussi être un rappel d’une autre effigie double, même si elle est différemment composée : celle du Janus bifrons des as romains. Tout ces éléments nous ramènent clairement à une influence formelle de Rome.
- 21 Sur les Dioscures, eb , D. 52, p. 2349 sqq. Sur le dieu cavalier, P.A. Février et G. Camps, eb , A (...)
- 22 Voir infra, III/no 117 ; L.I. Manfredi, op. cit. note 16.
23Cela, bien évidemment, n’exclut pas les références africaines, et en premier lieu le cheval. La subdivision du motif des Dioscures entre le droit et le revers a pour conséquence d’isoler les chevaux au revers et ainsi de se situer dans une lignée iconographique typiquement punique. Il faudrait pouvoir prolonger l’analyse et relier le thème des Dioscures à une religiosité punique ou africaine. C’est là que les jalons cohérents manquent. Les éléments de référence pourraient être, on l’a vu plus haut, les stèles à Saturne d’époque romaine, trouvées principalement en Tunisie centrale, où les Dioscures flanquent souvent la représentation de Baal Hammon-Saturne. Mais ces documents ne sont pas contemporains, loin de là, des monnaies. On pourrait aussi évoquer le fameux dieu cavalier des Berbères, bien attesté, mais qui n’est pas représenté en gémellité21. Il existe aussi d’autres monnaies d’Afrique où apparaît un dieu coiffé d’un bonnet conique et surmonté d’un astre, mais, là encore, le dieu est isolé et sans lien avec le thème du cheval22. On pourrait, bien sûr, considérer les monnaies d’Utique (?), les stèles et les autres monnaies africaines comme les témoins disparates dans l’espace et le temps de l’introduction en Afrique du thème des Dioscures à fonctions syncrétiques multiples et peut-être simultanées. En ce sens les Dioscures pourraient d’abord représenter le Soleil et la Lune en lien avec le culte de Baal Hammon, constituer aussi l’avatar d’un dieu cavalier berbère, reprendre enfin toute la valeur emblématique et religieuse, quelle qu’elle soit, du cheval des monnaies de Carthage. On pourrait multiplier ici les jeux d’échos iconographiques, mais d’une manière dangereuse compte tenu de l’aspect discontinu dans l’espace et le temps de notre documentation et de son caractère uniquement iconographique.
24La seule chose, en fait, que nous puissions retenir, c’est la double lecture que l’on peut proposer de l’iconographie : africaine et romaine. Il n’y a certainement pas là l’effet d’un hasard, et les motifs iconographiques se caractérisent par une sorte de « compatibilité » entre des références romaines et africaines. Cela nous amène à évoquer une autre « compatibilité » de ces monnaies, non plus iconographique, cette fois, mais métro logique.
25Nous avons vu que ces émissions étaient calquées sur les derniers bronzes de Carthage que nous avons définis comme des trishekels et elles ont certainement circulé à parité comme le montre l’une de ces monnaies d’Utique (?) surfrappée précisément sur un trishekel. Il n’y a donc aucun doute sur l’articulation des deux systèmes. Or, les monnaies d’Utique (?) pouvaient tout aussi bien passer, en pratique, pour des demis d’as onciaux. Elles ont pu circuler à la fois comme des trishekels et, sutout après 146 av. J.-C., comme des divisions des deniers romains utilisés en abondance dans la nouvelle province. Cela était d’autant plus important qu’on sait bien, par le petit nombre relatif d’as républicains trouvés en Tunisie, que Rome, à l’époque républicaine, ne pouvait fournir en monnaies de bronze sa nouvelle conquête. Celle-ci devait donc fonctionner par ses propres moyens en utilisant les anciennes monnaies de Carthage attestées dans la masse monétaire jusque sous l’Empire, et les pièces comme celles d’Utique (?).
26Cette double compatibilité iconographique et métrologique des émissions d’Utique, regroupant les influences de Carthage et celles de Rome sur un instrument d’échange généralisé par l’exemple grec jusque dans l’univers berbère, est un parfait symbole des transformations contemporaines de l’Afrique du Nord. Elle nous invite, selon le but que nous nous sommes proposé dès le départ, à considérer cette époque de transition dans le destin de l’Afrique du Nord non plus comme celle de la mort de Carthage ou de l’avènement de Rome, mais comme celle de l’Afrique hellénistique où se forge une civilisation plurielle que l’on ne saurait réduire à l’une ou l’autre de ses composantes.
Conclusion
27En somme, l’étude des derniers monnayages de Carthage nous a permis de dégager quelques faits. D’abord, visibles dans le monnayage, les difficultés de trésorerie de Carthage à la fin du conflit, difficultés consécutives à la perte de l’Espagne, à l’épuisement du trésor, et aux nécessités du paiement d’un tribut à Rome. On mesure cette pénurie à l’arrêt total des frappes de métaux précieux et à l’émission de monnaies de bronze d’une taille exceptionnelle destinées à remplacer le monnayage d’argent. Si l’on rapproche tout cela du refus de Rome d’accepter l’argent de mauvais aloi servant au premier versement de l’indemnité (Tite-Live, XXXII, 2), on comprend l’embarras des sénateurs puniques devant la détresse financière de la cité (Tite-Live, XXX, 44).
- 23 L’indemnité exigée par Rome au titre du traité de 201 av. J.-C., pour pénible qu’elle pût être jus (...)
28Néanmoins, si l’on en croit Tite-Live, qui nous conte les démêlés d’Hannibal avec une aristocratie corrompue qui s’enrichissait copieusement aux dépens de l’État (XXXIII, 46 sqq.), ainsi que Polybe, pour qui Carthage était très riche au moment de sa destruction (XVIII, 35, 9), les moyens d’un renouveau économique ne manquaient pas et ce renouveau eut bien lieu23. Une étude complète, qui reste à faire, des derniers monnayages d’argent de Carthage serait un élément de plus pour savoir si l’ultime richesse de Carthage fut aussi importante qu’on le dit ou si elle n’est qu’un topos littéraire ou une affabulation destinée à amplifier le péril qu’elle représentait.
29De toutes façons, on se trouvait sans doute devant une certaine distorsion entre la richesse personnelle des membres de l’aristocratie et celle de l’État, à la suite de la politique égoïste et corrompue d’une oligarchie qui mettait cet État en coupe réglée. On justifierait ainsi l’opposition violente qui se faisait jour entre cette aristocratie et le peuple sur lequel s’appuyait Hannibal. On comprend les reproches amers faits par le suffète au nom de l’intérêt de sa patrie à la rapacité égoïste des sénateurs (Tite-Live, XXX, 44), ainsi que la hâte de ces derniers, par crainte d’une révolution « populaire » menée par Hannibal, à se débarrasser du suffète avec l’aide de Rome. Celle-ci, par « solidarité de classe », et haine du Barcide ne marchanda pas son appui, poussant Hannibal à l’exil. C’est sans doute cette dernière période de l’histoire d’une Carthage désorganisée par ses échecs, corrompue, pillée par son oligarchie, que Polybe avait en tête lorsqu’il dressait le tableau d’une ville opulente (XVIII, 35, 9), où tout était à vendre, où l’argent régnait en maître (VI, 56). On comprend qu’une partie de l’opinion publique carthaginoise se soit tournée vers Massinissa. On comprend aussi l’ampleur et la rudesse du sursaut patriotique du peuple de Carthage en 149 av. J.-C., lorsqu’après le débarquement des troupes romaines le consul Censorinus exigea que les Carthaginois détruisent eux-mêmes leur cité. L’échec de la politique oligarchique d’entente avec Rome était patente et les sénateurs puniques chargés de rapporter à Carthage ces conditions de Rome à la paix ne s’y trompèrent pas : plusieurs désertèrent en chemin. Les autres, à leur retour, furent lynchés par la foule en même temps que les sénateurs qui avaient favorisé la conciliation avec Rome (Appien, Libyca, 92).
30L’étude des derniers monnayages de Carthage nous a aussi permis d’entrevoir ce que devait être la postérité africaine des émissions puniques, et en particulier dans les environs immédiats de la cité. Il faut sans doute attribuer à Utique des frappes directement copiées des derniers trishekels carthaginois. Ces monnaies annoncent, par les allusions métrologiques et iconographiques qu’elles font aussi bien à Carthage qu’à Rome l’intrusion définitive de cette dernière dans les destinées de l’Afrique.
Notes
1 S. Lancel, 1992, p. 172 sqq. (urbanisme de la colline de Byrsa) ; 195 sqq. (ports) et 423 sqq.
2 E.S.G. Robinson, 1964, p. 45-46 (avec réserves) ; P. Marchetti, 1978, p. 435.
3 G.K. Jenkins, 1969, no 399-400 ; 1987, p. 224 ; H.R. Baldus, 1988/2, p. 6
4 G.K. Jenkins, 1987, p. 224 cite quelques exemplaires de provenance africaine. Un exemplaire a été trouvé dans les fouilles françaises de Byrsa.
5 Outre H.R. Baldus, op. cit., voir notre article 1988/2, p. 6.
6 G.K. Jenkins, 1963, planche 28, no 12 (coll. de Luynes) ; no 11-12 pour l’utilisation d’un même coin.
7 Voir notre article 1995, p. 31 sqq.
8 H. R. Baldus, 1989, p. 408-410.
9 On peut se faire une bonne idée de leur rôle dans la circulation monétaire africaine d’après les trouvailles du sanctuaire de Henchir el Hami (étude sous presse par l’auteur).
10 Ces monnaies présentent une iconographie rudimentaire et un axe des coins variable, différent du rigoureux 12 h des émissions officielles. Voir notre article 1990.
11 1963, p. 53.
12 On suppose parfois qu’il s’agissait là d’un moyen d’inspirer confiance en l’aloi de la monnaie. On peut aussi penser à une fonction décorative de ce qui peut apparaître comme un symbole astral : G.K. Jenkins, 1963, p. 53-54 ; sur cette forme, voir aussi : H.R. Baldus, 1988/2, p. 8.
13 18 exemplaires de ces monnaies d’argent se retrouvaient avec 132 deniers d’argent dans un trésor caché vers 150 av. J.-C., donc juste avant la chute de Carthage, aux Iles Cani où il fut retrouvé en 1916 (igch 2301). Voir G.K. Jenkins et H.R. Baldus cités note précédente.
14 Voir supra, p. 116.
15 H.R. Baldus, 1988/2, p. 9.
16 L. Müller, 1860, II, p. 163. Voir notamment notre article 1982, p. 1-4. On ne retiendra pas l’hypothèse de J. Mazard qui, à l’aide de jongleries épigraphiques, propose une attribution à Rusicade : 1955, p. 159-160.
17 L.I. Manfredi, 1995, p. 74 et 169 sqq.
18 Deux exemples particulièrement nets : A. Berthier, R. Charlier, 1955, no 2, ligne 2 ; no 37, lignes 1 et 3 ; planches VII B et III A.
19 Voir supra, note 15.
20 M. Crawford, 1974, type no 45 sqq.
21 Sur les Dioscures, eb , D. 52, p. 2349 sqq. Sur le dieu cavalier, P.A. Février et G. Camps, eb , A. 21, p. 79 sqq. ; sur les dieux africains en général, G. Camps, eb , D. 48, p. 2321 sqq.
22 Voir infra, III/no 117 ; L.I. Manfredi, op. cit. note 16.
23 L’indemnité exigée par Rome au titre du traité de 201 av. J.-C., pour pénible qu’elle pût être juste après le conflit, n’était pas accablante au regard des capacités de paiement de Carthage : 200 talents par an représentaient un peu plus de la moitié des revenus perçus par la ville sur les seuls Emporia, soit 1 talent quotidien (Tite-Live, XXXIV, 62,3) : voir R. Rebuffat, 1990, p. 111 sqq.
© Presses universitaires du Midi, 2007