1Acheter et vendre des produits, les redistribuer ou leur faire parcourir un long chemin, est la raison d’être d’un marchand, qu’il agisse pour son propre compte ou celui de commanditaires de plus grande envergure. Peut-on connaître quelques-unes des pratiques de nos marchands ? Forment-ils des sociétés ? Ont-ils des spécialités ? Voici quelques questions auxquelles nous essaierons d’apporter des éléments de réponse à partir d’une documentation qui ne permet pas de lever le voile sur tout. Pour ce faire, nous développerons quatre grands points plus ou moins imbriqués entre eux. Tout d’abord, il convient d’évaluer, à partir des sources à notre disposition, l’influence géographique de nos marchands et regarder de plus près avec qui ils sont en relations professionnelles. Une fois cela établi, nous pourrons aller voir s’il existe des spécialisations individuelles ou, du moins, des tendances. Il nous restera, alors, à tenter de retrouver des indices des pratiques commerciales de ces marchands afin de voir, en particulier, s’ils négocient en association ou plutôt seuls.

I. L’INFLUENCE DES MARCHANDS

2L’analyse du rayon d’action commercial des marchands, voire de leurs spécialisations, de leurs partenaires, peut-elle nous en apprendre un peu plus sur la hiérarchie et les dépendances qui en résulteraient ? Gasailles, arrentements et affermes, achats fonciers, nous ont déjà montré le rayonnement local de ces marchands. Mais les relations d’affaires, appréciées à l’aune des reconnaissances de dette, ne dépassent-elles pas un tant soit peu ce cadre étroit ? Observé à travers la documentation des années médianes du xvii^e siècle, et exception faite du cas tout à fait particulier de Chalabre dont l’influence dépasse le local et va même au-delà du régional, grâce au dynamisme de sa production textile, les marchands que nous étudions ont, au mieux, un rayonnement supra-local. Ceux de la vallée de Vicdessos se cantonnent à des relations d’étroite proximité si l’on en juge par les sondages que nous avons effectués pour le milieu et la fin du xvii^e siècle, mais elles apparaissent plus large à la lecture des minutes de maître Gramont, notaire de Vicdessos au milieu du xvi^e siècle, qui témoignent d’échanges assez suivis avec la région d’Alins de Vall Ferrera, en Pallars (Catalogne). Il se peut, mais cela resterait à démontrer, que les marchands tarasconnais se soient emparés de ce marché – en particulier la laine – sur lequel on sait qu’ils étaient présents au début du xvii^e siècle. En pays de Sault et en Donezan, les marchands sont d’abord en relation avec des partenaires locaux, mais ils sortent de leur « pays » : ceux de Belcaire sont en affaires avec des gens du Chalabrais ou d’Espéraza (vallée de l’Aude, un peu au nord de Quillan) tandis que ceux de Quérigut ou de Mijanès suivent l’axe audois, en amont (Capcir, Conflent, Mont-Louis) et en aval (sud du Pays de Sault, puis vers Chalabre et Mirepoix, par la vallée de l’Hers). Cet axe nordsud, passant par le Donezan, préfigure en quelque sorte celui qui sera suivi par la nouvelle route du Languedoc, reliant Mirepoix et Limoux à la citadelle de Mont-Louis, lors de son érection dans les années 1670. Pour le Capcir et quelques villages du Conflent voisin, pour le peu que nous en avons vu1, les relations restent à un niveau local, impliquant parfois des habitants des deux « comarques ». Les quelques indices que nous avons rassemblés sur la Cerdagne2, qui nécessiteraient d’être approfondis pour en élargir la portée, semblent indiquer que ce sont les marchands de la ville cerdane qui dominent le Capcir et le Conflent limitrophe. Pour ce qui est de Quillan, nos sondages, sans valeur statistique, assigneraient d’abord aux marchands un rôle local, mais celui-ci est largement dépassé par le commerce du bois qui, comme nous l’avons vu, touche le bas-pays, au moins jusqu’à Narbonne.

3Les marchands des petites villes de la haute vallée de l’Ariège, quant à eux, sur lesquels notre travail est plus particulièrement centré, offrent deux cas de figures en fonction de leur situation. Au sud, les liens tissés par Ax, se concentrent d’abord le long de l’Ariège, en amont et en aval de la ville, dans pratiquement tous les villages jalonnant le chemin entre l’Hospitalet et Tarascon. En dehors de cet axe, les relations des marchands axéens s’étendent vers l’Andorre et la Catalogne, en particulier la Cerdagne et, peut-être surtout le Capcir, le Donezan et le Pays de Sault. D’ailleurs, ces marchands se rencontrent aussi dans les minutes des notaires de Quérigut, Mijanès ou Belcaire, localités qui subissent en partie l’influence de cette petite capitale de la montagne fuxéenne. Les Tarasconnais suivent aussi la vallée de l’Ariège, en amont jusqu’à l’Hospitalet, et l’axe du Vicdessos, ce qui dans les deux cas, les ouvre vers la Catalogne, à l’est (Cerdagne) et à l’ouest (Pallars) ; la documentation utilisée ici, limitée au milieu du XVII^e siècle, ne les montre pas en relation avec l’Andorre. Moins contrainte par la géographie, leur zone d’influence s’ouvre assez largement vers le nord et l’est jusqu’au Pays d’Olmes et au Quercorb (Chalabre) et même à Quillan, sans oublier vers l’ouest, les quelques marchands couserannais d’Ustou qui viennent s’approvisionner dans les années 1660 et qui représentent quand même 13 % des débiteurs pour raisons commerciales auprès des marchands de la ville, à cette époque. Ainsi se dessine, pour Tarascon, une aire approximative d’une quarantaine de kilomètres sur une autre quarantaine (quelque 1 700 km²), hors commerce transpyrénéen, dans laquelle se concentre la plus grande partie des débiteurs de ses marchands. Pour ceux d’Ax, l’aire est un peu plus réduite de près d’une dizaine de kilomètres de chaque côté et s’étend sur 1 200 km² très grossièrement. Mais cela ne rend compte qu’assez imparfaitement de la zone d’où viennent les commerçants qui ont affaire, pour une raison ou pour une autre, aux petites villes du haut Pays de Foix. Un relevé, aussi systématique que possible, sur la base de nos sondages dans les minutes notariales de Tarascon, du milieu du xvi^e siècle à la fin du xvii^e siècle, montre une ouverture plus large du marché de cette ville que ne le suggèrerait la seule image du milieu du xvii^e siècle. On y voit l’importance de la Catalogne (Cerdagne, Vall Ferrera et vallées voisines, intérieur du Principat), mais surtout la présence des Toulousains et le rôle tenu par les Béarnais de Pontacq, venus vendre des capes. Sans être du niveau du réseau de Chalabre, celui de Tarascon prend quelque peu d’ampleur en confrontant les données dans une chronologie plus large.

4L’utilisation de sources plus anciennes permet d’en dire autant pour Ax. Tout d’abord, nous l’avons dit, les marchands de bestiaux axéens vendent des paires de bœufs dans la plaine de Pamiers. Ensuite, un même jour de 1553, on découvre la présence à Ax, non seulement d’un marchand de Puigcerdà, mais aussi de Carcassonne, de Limoges, de Troye ( ?), de Marmanhac en Carsi [Quercy]3, lequel revient à plusieurs reprises dans la documentation de cette année-là, en particulier en compagnie d’un certain Francisco Gracia de Campos ( ?), de la ville de Requena, en Castille4. Si nous pouvons citer cette présence comme un fait intéressant pour l’étude des réseaux commerciaux de notre région d’étude, en revanche, nous ne savons pas du tout la raison de la venue à Ax de tous ces marchands. On sait aussi, comme on le verra, que des marchands d’Ax étaient en relation avec les foires de Montagnac et de Pézenas. Un siècle plus tard, la documentation utilisée ne nous donne pas la même impression de dynamisme et, à part les capiers béarnais, des Andorrans et des Catalans, Ax n’a plus qu’un attrait local.

5L’influence géographique surtout locale de nos marchands indique un rôle dans la redistribution des produits qu’ils acquièrent, tels que grains, laine (vendue auprès de ceux qui la transforment), fer sorti des forges. Les professions de leurs partenaires commerciaux apportent-elles, de ce point de vue, des informations susceptibles de nous éclairer ? Pour les années du milieu du xvii^e siècle, nous avons procédé au relevé systématique des débiteurs, mais nous nous heurtons irrémédiablement à un fait bien connu lorsque nous manipulons ce type de source : dans de nombreux cas, aucune indication n’est fournie sur l’activité professionnelle et comme, dans la plupart des cas, aucun recoupement n’est possible, nous nous retrouvons avec un degré d’incertitude exagérément élevé. Celui-ci est déjà de 52 % dans le meilleur des cas (Tarascon en 1640-1641) et atteint les 79 % à Ax. Dans ces conditions, il sera difficile d’obtenir des données précises. Toutefois, en raison de la provenance géographique des individus en question, de l’indication plus systématique de certaines professions (en particulier tout ce qui touche aux professions artisanales et / ou urbaines, aux marchands – d’ailleurs plus faciles à repérer –, aux voituriers peut-être aussi), il ne serait pas impossible que les gros, voire très gros, bataillons de débiteurs soient des « laboureurs ». En effet, que peuvent bien être tous ces habitants de la vallée du Vicdessos qui livrent de la laine, achètent des grains, empruntent de l’argent ? Retenons l’hypothèse, normale en raison de la composition même de la population, que la plus grande partie des « clients » de nos marchands est constituée de paysans5.

6Hormis les paysans – que nous n’avons pas fait apparaître dans le tableau pour les raisons que nous venons d’énoncer –, les marchands sont en relation avec l’ensemble des catégories de la société, même si les ruraux sont insuffisamment représentés ici, visibles essentiellement parmi les artisans du textile (tisserands) et du fer (forgeurs), les voituriers (souvent issus de villages), les marchands ferriers, etc. Un grossier calcul les donnerait majoritaires à Ax (autour de 55-60 %) mais minoritaires à Tarascon (autour de 40-45 %). Une autre différence qui semble exister entre les marchands d’Ax et ceux de Tarascon est la part des marchands parmi leurs partenaires, trois fois plus faible à Ax (même si on compte ferriers et tanneurs) ; en revanche, les artisans seraient proportionnellement deux fois plus nombreux à Ax. Cela ne fait que confirmer l’orientation de chaque marché, telle qu’elle se dévoile à travers la source notariale, et que nous avons présentée dans la première partie : les marchands tarasconnais achètent plus de fer (deux tiers du nombre de leurs achats) et sont souvent plus en relation avec des marchands à qui ils vendent (28 % de leurs ventes) des ballots de marchandises.

7La répartition des créances entre ce qui relève spécifiquement du commerce et ce qui se rapporte plus strictement à des dettes n’apporte rien de plus car on trouve autant d’imprécision dans un cas comme dans l’autre, avec de 52 à 59 % de professions non indiquées. Il est possible que le poids des « paysans » soit plus fort du côté des dettes que du commerce (c’est en tout cas ce que l’on constate assez nettement à Tarascon en 1650-1651 où les paysans sont6 % des débiteurs connus, mais seulement moins de 2 % de ceux avec qui les marchands ont des relations commerciales) ; d’autre part, si on trouve autant de marchands d’un côté que de l’autre (autour de 13 %), en revanche, les voituriers déclarés – et peut-être aussi les marchands ferriers – ont essentiellement des relations commerciales avec nos Tarasconnais (en 1650-1651, ils sont 16,5 % de l’ensemble de ceux avec qui les marchands ont des relations commerciales, mais moins de 3,5 % de leurs débiteurs). Les artisans, quant à eux, surtout ceux du textile – et aussi du fer, à Ax –, seraient plutôt dans une relation de dépendance de type débiteur-créditeur avec les marchands : 39 % des artisans débiteurs de marchands de Tarascon sont des gens du textile en 1650-16517. Retrouverait-on ici ce que nous disions dans la conclusion du chapitre précédent, à savoir l’importance du rapport créancier-débiteur pour s’assurer un contrôle sur la main-d’œuvre dont les marchands avaient besoin ?

8En revenant sur ce que nous écrivions plus haut, on peut rappeler avec ces données que plus un marchand est dynamique en matière commerciale et plus ses partenaires principaux sont marchands, voituriers, marchands ferriers. Ceux qui sont plus orientés vers le crédit sont en liens plus étroits avec des paysans et des artisans, c’est-à-dire les catégories populaires, rurales ou urbaines. À l’opposé, lorsqu’ils empruntent eux-mêmes ou ont des dettes – et nous en connaissons finalement peu de cas8 –, nous observons deux phénomènes. Soit ils s’endettent auprès de bourgeois, marchands et autres « notables » (par exemple, notaire, etc.), de préférence extérieurs à la ville, et doivent des sommes assez importantes (moyenne de 380 livres en 1640-1641) ou beaucoup plus faibles (autour de 100 livres en 1660-1661), soit ils se tournent vers leurs collègues et c’est le cas en 1650-1651 avec un endettement moyen de 156 livres qu’ils contractent à 82 % envers d’autres marchands tarasconnais. Il y aurait peut-être lieu de s’interroger sur ces changements qui nous aideraient sans doute à mettre en évidence des liens de dépendance entre certains marchands, entre marchands et bourgeois, avec les gens de Foix et surtout ceux de Toulouse. Malheureusement, les documents sur lesquels nous travaillons de façon plus ou moins sérielle (reconnaissances de dette) ne nous éclairent que très rarement sur ce dernier point que, pourtant, nous soupçonnons important.

9Le compoix cabaliste de Tarascon de 1660⁸ n’omet pas de mentionner que les habitants durent emprunter plus de 93 000 livres « à diverses personnes de Toulouse et d’ailleurs pour subvenir au logement [des gens de guerre] de 1 654 », et que « les particuliers obligés aux dettes de Toulouse sont les principaux habitants de la ville ». Puis, les rédacteurs du document, eux-mêmes impliqués dans les affaires9, soulignent lorsque l’occasion se présente, les dettes de tel ou tel autre marchand auprès des Toulousains, on en a parlé.

II. ACTIVITÉ ET SPÉCIALISATIONS COMMERCIALES

10Il est communément admis de distinguer, pour l’époque moderne, le marchand qui commerce en gros, le mercader ou tratante de Castille et d’Aragon, du commerçant au détail, le boutiquier, botiguer catalan, minorista, tendero ou botiguero castillan, tenant boutique ouverte10. Cette distinction se double d’une autre entre le spécialiste et celui qui ne l’est pas et trafique sur toutes sortes de produits, au gré des opportunités du marché. Généralement, il est convenu que le marchand qui négocie en gros ne connaît pas de spécialité alors que le détaillant se spécialiserait dans tel ou tel produit11. Enfin, il existe aussi une autre distinction entre les marchands liés au processus productif (les marchands-fabricants12) et ceux qui en sont détachés, se contentant d’acheter et de vendre. Parmi les premiers peuvent sans doute s’inclure les marchands ferriers qui sont assez nombreux dans la région d’étude, à proximité des forges. Leur implication dans la production doit être du même type que ce que décrit Jean-Philippe Priotti pour Bilbao, qui note que « les marchands interviennent à plusieurs niveaux et de façon plus ou moins forte dans le processus de production. Par des avances d’argent à l’artisan qui correspondent à l’achat anticipé des produits, le marchand s’insinue dans la production13 ». Tout autre type de qualificatif, comme marchand tanneur, peut aussi faire référence à ce type, même s’il n’est pas exclu, dans certains cas, une pratique plus artisanale. Si pour Pierre Jeannin ces distinctions sont pertinentes lorsqu’il écrit que « la spécialisation dans une catégorie de marchandises [est] la marque d’un trafic borné » et que « la démarcation entre gros et détail relevait de l’évidence quotidienne ; on s’approvisionnait au marché ou dans des boutiques où les denrées se vendaient à la livre et les étoffes à l’aune14 » et non en ballots, en revanche, Ana Mercedes Azcona Guerra semble suggérer que, pour ce qu’elle a étudié – la Navarre –, elles n’apparaissent pas aussi clairement que ce que l’on dit habituellement15.

11Pour ce qui est de l’opposition entre gros et détail, nos marchands se situent plutôt dans la deuxième catégorie, si l’on réserve gros au grand commerce, souvent d’envergure internationale. Néanmoins, lorsqu’ils acquièrent plusieurs quintaux de laine ou de fer, ils n’achètent pas spécialement au détail ; mais quand ils revendent ces produits à des tisserands ou à des forgerons, ils deviennent effectivement des détaillants, quoiqu’ils puissent aussi vendre de grandes quantités. Quand ils approvisionnent par ballots des marchands négociants vers la Catalogne ou l’Andorre, parfois pour plusieurs milliers de livres, sont-ils grossistes ou détaillants ? Disons que leur rôle est de redistribuer des marchandises à l’instar de Jean de Castet, à Saint-Paul-de-Jarrat, dans le deuxième tiers du xvi^e siècle, que l’on voit vendre surtout des céréales (blé pour plus de la moitié, seigle, un peu de millet et d’avoine), du sel, du vin, de la laine, du minerai de fer, des barres de fer, des animaux, mais aussi, à l’occasion, du pain, du fromage, des poires, des fèves, des oignons, de la viande salée, de l’huile, des chandelles, du cuir, des souliers, des robes16, pratiquant plusieurs types de commerce. Cela dit, chez certains, des tendances assez marquées sont visibles.

A) Les orientations

12Nous avons beaucoup insisté sur la place des créances dans l’activité des marchands, majoritaire chez certains. Mais nous ne devons oublier l’essentiel, c’est-à-dire la « spécialisation » commerciale en abandonnant tout ce qui touche au pur crédit, même si, évidemment, les deux aspects sont parfois liés. Les synthèses de l’activité des marchands brassant un nombre révélateur d’affaires mettent en évidence certains types de spécialisations individuelles. Nous avions déjà pu évaluer, lorsque nous parlâmes du commerce, les principaux champs où se retrouvent nos marchands. Rappelons-en les grandes lignes. À Ax, c’est d’abord le commerce de la laine, des animaux de bât, des grains, du sel qui occupe les marchands, alors qu’à Tarascon, si la laine est aussi importante, si les grains et les animaux ne sont pas non plus négligeables, c’est le fer qui surgit comme une sorte de spécialité. Pour étudier la spécialisation ou du moins l’activité des marchands tarasconnais, nous disposons de deux sources principales, le compoix cabaliste de 1660 et les dépouillements que nous avons effectués dans les archives notariales. Nous nous devons de rappeler le problème que pose le compoix cabaliste : réalisé à un moment de difficultés économiques, il ne peut être tenu comme un témoignage fidèle de ce qu’a pu être la réalité commerciale tarasconnaise jusqu’aux années 1650. Toutefois, il offre des informations intéressantes, que nous n’obtenons pas – ou très difficilement – par ailleurs, sur certaines boutiques et certaines pratiques. Une cinquantaine de personnes s’adonnant au commerce peuvent y être repérées ou y sont signalées. Ce n’est que pour 42,6 % d’entre elles qu’une indication est fournie sur une quelconque orientation professionnelle. On peut en distinguer trois principales : commerce et travail de la laine qui concerne près de la moitié du corpus ; négoce du fer qui en touche autour de 25-30 % ; commerce de détail, que le compoix appelle la mangounerie, mot occitan (mangonariá) qui désigne le regrat, la revente de denrées, de produits d’épicerie et alimentaires. Cette dernière pratique touche environ 30 % des marchands et, devrait-on dire, des marchandes, car dans quelques cas ce sont des femmes dont il est question, comme la veuve de Barthélémy Courtés dont le compoix dit, explicitement « qu’elle fait petit négoce en mangounerie en sa boutique ». Citons encore la veuve de Géraud Delfour17, Catherine de Cuntet, qui « tient boutique ouverte », ou celle de Paul Sérou qui « fait valoir deux boutiques dans sa maison18 ».

13Les trois orientations que nous venons de distinguer ne doivent pas occulter le trafic du sel qui n’est pas loin d’intéresser 10 ou 15 % de nos marchands, sans parler de ceux qui achètent et vendent des capes ou du minerai de fer. Par dessus les distinctions fondées sur les produits, il faut sans doute insister sur les différences entre les trafiquants en laine, qui parfois la font eux-mêmes travailler et transformer en cordelats19, par exemple, et autres produits pondéreux ou volumineux destinés ou issus de « l’industrie », et ceux qui s’apparentent à des détaillants (les mangonièrs, regrattiers) et qui tiennent boutique ouverte, plus ou moins bien assortie, pour reprendre les termes du compoix cabaliste. Deux types d’orientations peuvent parfois coexister chez une même personne. Bertrand Bernadac, Bertrand Mirouze ou Ramonilhon Ribes sont de ceux-là, qui font travailler de la laine et ont quelque « petite mangounerie » dans leur boutique, le premier y vendant morue, torche ?, pain ?, vin ?, etc. Cela relève d’une sorte de polyvalence caractéristique sans doute du petit commerce de redistribution plus ou moins locale. Dans d’autres cas, la mention de deux boutiques20 peut dénoter une séparation des activités. La veuve de Paul Sérou a deux boutiques dans sa maison, une « en travail de laine », l’autre « bien assortie en marchandises ». Si ces sources nous informent sur l’existence d’un commerce de détail, d’autres types de distribution spécialisée n’apparaissent que très sporadiquement. Ainsi, les registres paroissiaux nous donnent-ils à connaître un autre niveau d’acteurs, que notre enquête ne peut prendre finalement en compte, comme François Soulié dit Minet, revendeur d’huile, enterré en 1675, Antoine Vexanne dit Capèl, lui aussi revendeur d’huile et cardeur en 1692 ou encore Bernard Falga, marchand chandelier, mort à 18-20 ans en 1677. Et nous devrions ajouter d’autres spécialités encore proches de l’artisanat comme marchand-blancher, marchand-chaudronnier, marchand-chaussetier, marchand-bonnetier, marchand-orfèvre, marchand de peigne ou marchand et maître peigneur de buis21, ou même marchand-ferrier. En tout cas, pour ce qui concerne le milieu que nous étudions, nous ne savons pas dans quelle mesure on peut appliquer formellement la distinction qui se voudrait générale entre le marchand plutôt en gros de toute sorte de produits et celui qui vend au détail une marchandise définie.

14La finalité d’un compoix est fiscale et, enregistrant l’immobilier ou, plus rarement, le mobilier, ce type de document se fonde sur une évaluation plus ou moins sûre des biens concernés. Les différentes « spécialités » y trouvent-elles une traduction dans les niveaux d’allivrement ? Comme on pouvait le prévoir, les marchands au détail – les boutiquiers regrattiers – sont beaucoup moins imposés que les autres, du fait d’un patrimoine plus restreint, et généralement situé hors du centre de la ville, et d’un volume d’activité moindre. Ceux qui s’adonnent au commerce du fer et à celui de la laine ne se distinguent pas par des revenus mobiliers bien différents, mais pour ce qui est du patrimoine foncier, les marchands de fer se contentent de la moitié de ceux de laine, produit qu’ils font souvent transformer eux-mêmes. En tout cas, c’est l’image qui est projetée par le compoix cabaliste de 1660.

Tableau n^o 17. Spécialité commerciale et imposition des marchands à Tarascon au milieu du xvii^e siècle

15Les données recueillies dans les registres notariés confirment parfois, complètent souvent, celles du compoix cabaliste qui a tendance, à notre avis, à simplifier une réalité qui nous apparaît comme plus complexe ou au moins plus riche. En revanche, nous n’avons pas su y trouver de quoi enrichir notre connaissance très limitée du commerce de détail. Disons que d’une façon générale, on a eu l’occasion de le dire, l’ensemble de la documentation notariale met en évidence le poids des trafics de la laine et du fer – confirmant ce que l’on vient de voir – mais éclaire aussi le commerce des animaux et, plus secondairement, celui des grains22.

Tableau n^o 18. Activité des marchands de Tarascon (en % de leur activité)23

16Peut-on déceler des profils qui distingueraient gros et petits marchands ? Pour essayer de répondre à cette question nous sommes parti du corpus le plus important que nous ayons constitué, à savoir celui de Tarascon pour 1650-1651. Nous en avons retenu les 178 actes commerciaux des marchands de la ville, en laissant de côté les opérations de crédit et les transactions faites par des marchands d’autres localités. Nous avons réparti ces actes en deux groupes, celui des marchands les plus présents (quatre personnes qui accaparent 100 actes, soit 58 % du corpus retenu et une moyenne de 25 actes par personne) et le groupe des autres personnes (29 personnes pour 42 % des actes soit 2,7 opérations pour chacun en moyenne), qui lui-même ne peut offrir une parfaite homogénéité entre les plus actifs et ceux qui ne sont là qu’une ou deux fois. Toutefois, des caractéristiques propres à chacun des groupes apparaissent, de même, soulignons-les, que des points communs. Parmi ceux-ci, des proportions voisines de ventes et achats de fer, des ventes de chevaux, de mulets, de grains, même si là un avantage aux plus gros se fait jour. Ce qui caractérise alors le groupe des plus importants marchands est la vente de poissons, de minerai de fer, de capes, tandis que l’autre groupe se montre plus enclin à l’achat et la vente de laine, à l’achat de sel, à la vente d’animaux (ovins, bovins). Entre les deux groupes, on observe une différence entre le nombre d’actes et leur valeur pour les produits qu’ils ont en commun dans des proportions voisines, et en sens inverse, pour les produits propres à l’un des deux groupes. Cela est-il le signe d’une spéculation qui porterait sur des produits « réservés » à certains, dans la mesure où ils sont à plus forte valeur ? Ainsi, la valeur moyenne des produits communs destinés à la vente est-elle 2,4 fois moins élevée chez les plus gros marchands et cinq fois moins chez les autres, que celle des produits propres à chaque groupe. Autre divergence entre les gros marchands et les autres : une différence, parfois très nette, entre les valeurs moyennes des créances concernant un même produit. Nous avions déjà mis en évidence le phénomène ; il se confirme ici. Par exemple, une dette pour fer acheté à un marchand du groupe 2 s’élève en moyenne à 130 livres contre 61 livres pour le groupe 1 (gros marchands) ; même chose pour les achats de fer de ces marchands, établis respectivement à 381 et 95 livres en moyenne. Pour les ventes de grains, en revanche, la moyenne pour le groupe 1 est de 215 livres par créance contre seulement 53 livres pour le groupe 2. Cela traduit des pratiques différentes. Les marchands les plus importants vendent du fer par petites quantités – le plus souvent pour une somme s’établissant autour d’une trentaine de livres – à des voituriers qui en acquièrent, autour d’une charge (trois quintaux), c’est-à-dire de quoi charger une bête. De leur côté, leurs confrères en écoulent le plus souvent plusieurs dizaines de livres auprès d’acheteurs plus importants de Foix et de cette zone située à l’est, vers le Languedoc. Pour les grains, la perspective est inversée : les marchands du second groupe en redistribuent par plus petites quantités à des habitants des villages environnants ; les autres en vendent des dizaines de setiers à d’autres marchands.

B) Quelques spécialités commerciales

17Se centrer sur un produit ou s’intéresser à plusieurs, voilà les possibilités qui s’offrent aux marchands. Observons Ax : on y voit Jean-François Martin se distinguer par ses ventes de grains (au moins 30-40 % de son activité marchande en 1640-1641) à des habitants de villages proches de la ville. Ce type de commerce est étroitement lié aux prêts tant il est vrai que c’est principalement à cela que Martin se consacre (73 à 86 % de son activité globale sont des prêts). Ses confrères Pierre Lulhet et Raymond Verniolle suivent un modèle assez différent, en faisant montre de plus de diversité : commerce de grains, laine, fer, animaux, tissus, sel, poisson, bois à brûler. D’autres, qui offrent suffisamment de données pour être exploitables, indiquent des spécialités individuelles, sur lesquelles nous nous pencherons à présent.

1. Jean-François Aymeric : le commerce des animaux

18Jean-François Aymeric incarne, à Ax, un cas de figure différent des trois autres Axéens dont il vient d’être question. Tout d’abord son orientation est massivement commerciale (à 90 % environ) et concerne très peu le commerce des grains (2 %). Ensuite, c’est en tant que vendeur de chevaux (19-29 % de son activité) et surtout de mulets (environ 60 %), c’est-à-dire de maquignon, qu’il se signale. Et à ce titre, il doit se rattacher à une vieille dynastie, car déjà dans le troisième quart du xvi^e siècle, un Bernat Aimeric, puis dans le dernier quart du siècle, un Jean petit Aimeric, étaient actifs dans ce domaine. Nous avons avec lui un cas intéressant de marchand transfrontalier, en relation avec Catalans et Andorrans. Il fait des prêts aux Andorrans (192 livres prêtées à Ventura Rectoret, d’Encamp, le 27 octobre 1646), achète du sel de Cardona à des Cerdans et Carolans (par exemple 63 quintaux le 4 mai 1647, puis 18 quintaux le 7 décembre suivant), vend des mulets à des Cerdans et Andorrans, troque avec des Cerdans des poulains contre du sel de Cardona (52 quintaux contre quatre poulains et deux pouliches à Pere Jordana, d’Estavar, le 14 juin 1647, qui s’ajoutent aux 63 quintaux commandés le 4 mai) ou de la laine (26 janvier 1648 : 5,5 quintaux pour deux pouliches)24. Son rôle d’intermédiaire, de connaisseur sans doute aussi des réalités andorranes et carolanes, doit être appréciable et apprécié : n’est-ce pas chez lui, en 1647, que Francesc Mosset, de la Tour de Carol, devait livrer la laine commandée par un marchand béarnais ? Si l’on regarde de plus près la façon dont il se fait régler les ventes, on remarque une certaine évolution dans les dix ans de notre sondage. Ainsi, s’il se fait payer le plus souvent en nature en 1640-1641 dans une proportion atteignant 57 % de la valeur totale de ses transactions25, surtout en minerai de fer, dix ans plus tard, cette part est tombée à 25 % et est constituée d’abord (60 %) par du sel de Cardona, suivi de fer (moins de 30 %) et enfin de minerai (environ 11 %).

19Le lien entre le commerce des mulets et celui du minerai de fer est encore incarné par le Tarasconnais Felip Nigoul en 1660-1661. Lui aussi passe une grande partie de son temps à vendre mulets et chevaux ; c’est son activité commerciale pratiquement exclusive dans notre corpus, avec une prédominance pour le mulet, dans la même proportion qu’Aymeric (autour de 1,75 mulet pour un cheval). De ces ventes d’animaux, en direction d’abord de voituriers26, il en attend de la « mine ferrail » dans 79 % des cas, pour payer tout ou partie du prix de ces animaux (environ les trois quarts de leur valeur, au total). Comme nous aurions pu le dire pour Jean-François Aymeric, l’exemple de Nigoul enseigne que le négoce des mulets était sans doute plus lucratif que celui des chevaux grâce à des prix deux fois plus élevés pour les premiers27, même si nous ne pouvons pas trop nous prononcer à ce propos dans la mesure où l’on ignore tout de la provenance de ces animaux (les élèvent-ils eux-mêmes ?)28.

2. Charles Laqueune : une intense activité tournée vers plusieurs secteurs

20Il est peut-être excessif de parler de spécialité en évoquant la figure de Charles Laqueune, plus gros acteur de notre corpus tarasconnais, mort en 1651, car il est présent dans plusieurs domaines. Mais c’est surtout autour de trois pôles principaux qu’il se retrouve : les grains, les chevaux et mulets, les produits destinés et sortis de la forge (achat et vente de minerai, achat et vente de fer). Commençons par là. Il a deux types de fournisseurs : les marchands ferriers du Vicdessos qui lui promettent une moyenne de 21-22 quintaux ; des habitants de la même vallée (exceptionnellement qualifiés de voituriers) qui ne s’engagent que pour 4,5 quintaux, deux fois sur trois pour trois ou quatre quintaux seulement. Ce fer, il le vend ensuite par petits lots, pour des valeurs proches de ce que nous avons déjà dit (dans les trente livres) à des voituriers chargés de le véhiculer et de le revendre sur d’autres marchés, dont celui de Foix et au-delà. Pour ce qui est du minerai de fer, il en achète aussi à des gens du Vicdessos, par dizaines de charges (de 36 à 154 quintaux dans notre corpus) et il le vend, en particulier en direction de ces villages situés à la limite du Pays de Foix et du Languedoc (Celles, Leychert,…) dont nous avons parlé à plusieurs reprises. Dans quelques cas, ce commerce de fer et de minerai est associé au trafic d’animaux de bât, quand Laqueune se fait payer avec ce type de bêtes. Par exemple, le 31 octobre 1650, 55 des 70 livres que lui doivent deux habitants de Leychert pour du minerai lui seront réglées par un cheval et un petit mulet qu’il leur laisse en garde29. Une autre fois, c’est pour se faire payer d’un cheval qu’il attend trois charges de fer30. De la même façon, les débiteurs peuvent lui donner en gage des bêtes dont ils ont besoin, qu’il leur louera à son profit, retirant ainsi l’équivalent d’un intérêt31. Cela démontre l’inclination de ce marchand vers chevaux – surtout – et mulets, qui représentent 41 % de ses ventes pour moins de 23 % de la valeur de ces dernières. Ses clients proviennent tous de villages voisins et sont pour moitié, des voituriers déclarés.

21Ces quelques spécialités ne doivent pas occulter que Laqueune participe aussi à des trafics plus singuliers qui caractérisent souvent quelques « bons » marchands : vente de poissons, en quantités appréciables, et de marchandises diverses prises de sa boutique par des négociants allant en Catalogne ou en Andorre. Ainsi, ce ne sont pas moins de 700 livres de congre qu’il délivre à un marchand de Sainte-Colombe, en mars 165032 ou 361 livres du même poisson à un marchand de Solsona (Catalogne) en avril 165133. Pour ce qui est de la vente de marchandises diverses, dont les documents disent toujours « reçue de la boutique du créancier », nous en parlerons plus en détail, en particulier lorsque nous reviendrons sur le rôle de Pierre Bourrel dans le commerce transfrontalier. Pour l’instant, retenons du cas de ce dernier, que la vente à crédit de marchandises non précisées, est pour lui fondamentale : en 1650-1651, c’est environ 75 ou 80 % de ses créances commerciales qui y font référence, ce qui représente 60 % de leur valeur. Ajoutons pour terminer, que si des Catalans sont ses clients, la plus grande partie de ses débiteurs sont à 50 % de Tignac (Consulat d’Ax) et à 30 % de la ville d’Ax, et une partie sont des voituriers, qui viennent s’approvisionner à coups de quelques dizaines de livres34. Mais, sauf exception (achat pour 52 livres de marchandise pour servir d’habits et trousseau à une fille du débiteur35), on ne sait pas ce que contiennent ces « paquets ». Dans les années 1660, Dominique Augé présente le même type d’orientation : la vente de « marchandise » non précisée pèse pour 80 % environ dans son activité enregistrée en 1660-1661, et il est le fournisseur attitré de tous ces gens d’Ustou qui trafiquent dans la Vall Ferrera ou ailleurs36, même s’il vend aussi vers Siguer, Ax et la Catalogne37.

3. Vidal Teynier et le commerce des capes

22Si l’on examine le profil commercial du notaire et marchand Vidal Teynier, on constate de grandes similitudes avec Pierre Bourrel : part prédominante (de l’ordre de 60-70 %) des ventes de ces fameuses marchandises indéfinies, importance de l’orientation axéenne, même niveau de sommes mises en jeu. Cela ne doit pas être l’unique résultat du hasard, mais le fruit d’une proximité ; en effet, Pierre Bourrel est marié depuis environ 1645 avec Jeanne de Teynier, sœur de Vidal, et en reçut une dot de 1 000 livres. Mais la vente de capes occupe beaucoup plus de place chez Teynier que chez son beau-frère, de sorte qu’il apparaît comme un des spécialistes de la commercialisation de ce produit dans le haut Pays de Foix, présent aussi bien à Tarascon, son lieu de résidence, qu’à Ax où il prit épouse. Tourné vers la cape, Teynier ne s’interdit pas quelque autre trafic, parmi les plus lucratifs, comme celui du sel, du poisson, du poivre même38 et des toiles et tissus39. Sur ce dernier point, nous ne savons pas grand-chose non plus, mais il est probable que ce notaire-marchand avait des intérêts dans le commerce des textiles. C’est lui par exemple qui vend le 9 juillet 1647, une charge de cordelats au marchand capier de Pontacq, Paulet de Berette40, ou qui paiera une partie des capes qu’il acquiert en cordelats41, qu’il a peutêtre lui-même fait travailler.

23Les reconnaissances de dettes des années 1650 nous donnent à voir les ventes de capes que Teynier effectue quasiment toutes à des voituriers et toutes à des habitants d’Ax ou des environs (Luzenac, Tignac), pour des sommes allant de 34 livres 10 sous à 125 livres, mais pouvant dépasser les 200 livres lors d’une vente faite à Ax-même à un marchand de cette ville, en 1650, qui lui en paiera 65 livres avec 2,5 quintaux de laine surge. On sait aussi – la documentation l’atteste suffisamment pour la deuxième moitié de la décennie 1640 – que Teynier vendait vers la Catalogne (vallée de Carol, Puigcerdà, Berga). Or, de toutes ces capes, il n’en est qu’un des distributeurs, avec quelques autres marchands, et il les achète aux Béarnais de Pontacq qui viennent régulièrement. Nous avons recueilli plusieurs contrats passés entre négociants du haut Pays de Foix et Pontacquais, dont quelques-uns impliquant Teynier. Par acte notarié, un marchand de Pontacq – par exemple Paulet de Berette le 4 janvier 164742, Jacob du Rey le 13 mai 165243, Samuel de Labat et Isaac de Francés en janvier 1653, ou encore Jacob du Rey (Durey) en mai 165344 – s’engage à livrer à une date fixée, une quantité de capes (200 dans nos deux premiers exemples, 250 dans les deux autres) de qualités ou types définis (de Bourdette, de Rébénacq, de Jasses, etc., avec telle ou telle autre caractéristique) pour un prix indiqué (887 livres 10 sous dans le premier cas, 975 livres dans le second, 1325 livres dans le troisième, 1312 livres 10 sous dans le quatrième) : Teynier paye une partie au moment de la passation, le supplément devant être réglé lors de la livraison. Cela n’est pas sans rappeler le type de contrat dressé pour la livraison de fer.

4. Quelques figures de marchands de fer

24François Lucantes n’est assurément pas un gros marchand, mais il donne l’image d’une spécialisation presque totale pour les années de nos dépouillements systématiques. Nous n’avons de lui que huit créances : une en 1641 pour une vente de mulet, et sept en 1650-1651, toutes pour achat et vente de fer ; c’est en ce sens que nous parlons de spécialisation. Est-elle conjoncturelle ? Lucantes réapparaît dans nos sondages, en 1653, vendant 400 livres de bétail à laine à un habitant de l’Hospitalet45. Pour le fer, il diversifie ses sources d’approvisionnement : quatre reconnaissances de dettes signalent ses achats pour l’hiver et le début du printemps ; c’est auprès de quatre marchands ferriers différents, de Vicdessos et d’Auzat qu’il s’approvisionne pour un total de 93 charges (11,5 tonnes environ). Mais l’information serait bien incomplète si on ne prenait pas en compte d’autres types de documents. Car Lucantes ne se contente pas de se faire reconnaître par des ferriers des quantités de fer dans les actes de crédit ; il passe aussi avec eux des contrats pour la fourniture d’une quantité définie de fer. Nous avons ainsi, pour la fin de l’hiver 1650, la convention qu’il signe avec un cinquième marchand ferrier, Jean-Antoine Galy, d’Auzat, qui s’engage à lui livrer 600 charges de fer (73 tonnes) d’ici la Noël prochaine46. On sait que Lucantes lui a avancé 2 000 livres47 mais, malheureusement, le prix d’achat n’est pas indiqué. Par contre, il l’est dans trois reconnaissances de dette passées avec trois autres ferriers ; dans ces actes, Lucantes se procure le produit à 25 livres (deux actes, pour 50 charges) et 25 livres 10 sous (un acte, 40 charges), prix qui étonnent par leur niveau assez élevé, d’autant plus que par deux fois, l’acte précise que le transport – ou droit de voiture – sera à sa charge. Il est vrai cependant, que nous ne sommes guère renseignés par les autres actes sur le prix du fer vers 1650 car exceptionnelle est son indication. À titre de comparaison, citons les trente setiers de grains que Charles Laqueune se fera rembourser par un marchand ferrier en fer molh verguette à 20 livres la charge48. Le croisement des sources indiquerait une charge à 20-20,5 livres en moyenne avant 1650 et après 1655, et autour de 22,5 livres au début des années 1650. Mais un autre fait nous trouble.

25Si Lucantes achète du fer en gros, c’est pour le revendre « au détail », activité qu’il n’est pas facile de saisir. Nous avons deux de ses ventes faites les 24 octobre et 5 décembre 1650 à la même personne, Guilhem de Raimond, bayle de Celles ; dans les deux cas, la somme est de 90 livres et dans le premier cas, il est précisé que la vente concerne quatre charges de fer : si les valeurs inscrites sont dignes de foi, cela porterait la charge revendue à 22,5 livres soit 10 à 12 % moins chère que celle achetée… Il y a là quelque chose qui nous échappe : soit les prix ne sont pas justes, soit ce n’est pas le même fer, soit les prix d’achat sont des prix moyens cachant des qualités différentes de métal, soit il vend à perte, en tout état de cause dans ce cas précis, qui est le seul que nous connaissions. Et c’est à 20,5 livres que Jean Faure vend, le 23 août 1651, 15 charges de fer mol à un marchand de Foix49, à 21,5 livres que Pierre Bourrel en vend cinq à un consul de Montgaillard le 14 décembre 165050, à 21 livres que Charles Laqueune en livre à un voiturier de Nalzen en février 165151 ou encore à 22 livres que Jacques Coustaud, marchand de Foix, vend trois charges52, soit un prix moyen de près de 21 livres par charge. Bien plus. Lorsque Bernard Chaubet vend à un marchand toulousain, en septembre 1638, tout le fer molh qu’il doit retirer de la forge du Castelet, près d’Ax, le prix de la charge est de 20 livres alors qu’il vient, lui-même de passer contrat avec le fermier de la dite forge pour lui acheter ce fer à 18 livres la charge53.

26Bernard Gautey offre un cas de figure similaire à celui de Lucantes, tout en étant marqué par une hérédité mieux établie, car il est le petit-fils de François Deguilhem, marchand ferrier de Rabat54, ce qui a dû lui permettre de s’introduire dans le milieu où notre documentation le montre actif entre 1648 et 165455. Mais, étrangement, nous ne le repérons pas pour ce type d’activité entre 1650 et 1651, quoique, vendant au moins deux mulets, il se fasse payer en minerai de fer56, sans doute destiné à une transformation ultérieure. De la même façon, il se procure pour 1 400 livres de charbon auprès de Bernard et Guillaume Chaubet, père et fils, en novembre 165457. Ces divers « achats » (minerai et charbon) laisseraient penser que Gautey participe de près au processus de fabrication. Nous ne pouvons répondre de façon définitive à la question pour 1654, même si nous savons qu’il avait affermé de noble Antoine de Marion, en 1648, la forge du Castelet58. Il a pu l’exploiter à son profit, mais le 24 mai 1649, il la sous-afferme à un Antoine Deguilhem, de Rabat, pour 400 livres par an en s’autorisant le droit de travailler aussi « en son particulier », mais surtout en se faisant livrer par le preneur tout le fer produit à la forge59. Pour ce qui est du fer, molh ou fort60, ses fournisseurs sont d’Aston, du Vicdessos, d’Urs, et se divisent entre marchands, marchands ferriers ou ferriers, et petits fournisseurs de quelques quintaux. L’essentiel est cependant acheté aux ferriers par quelques dizaines de charges61, avec une certaine préférence pour Bernard Chaubet, tantôt marchand de Tarascon, tantôt ferrier à Urs.

27Ce dernier se caractérise par une sorte « d’errance » entre Tarascon et les forges qu’il prend à ferme et dans lesquelles il produit lui-même du fer. Il illustrerait le type du marchand ferrier, plus proche de la forge et de son travail que ne peut l’être le marchand tarasconnais, même si on a pu voir Bernard Gautey porter un certain intérêt à la forge. Bernard Chaubet prend à ferme pour trois ans la forge d’Urs de noble Pierre de Traversier, le 23 mai 1652, pour 530 livres par an62, somme qui n’a rien de ridicule puisqu’elle équivaut au prix de quatre ou cinq mules, à quelques quatre à six tonnes de blé ; dénommé encore marchand de Tarascon au printemps 1653, il est marchand ferrier, habitant d’Urs en avril 1654, et à nouveau marchand de Tarascon en novembre 1654. Son premier contrat doit être signé avec Gautey car n’a-t-il pas encore pris ses fonctions à Urs qu’il passe une convention pour 40 charges, le 26 mai 165263. Ces contrats, honorés dans leur totalité ou pas64, seront renouvelés au moins les 20 mai 1653 et 14 avril 165465. On ne sait pas dans quelle mesure il existe des rapport de dépendances et de dominations entre Gautey et Chaubet, autres que celles, normales, entre un « fournisseur » et son « client », et ce que dénote la location que Bernard Chaubet et son fils font de trois mulets de Gautey, le 24 avril 1654, pour huit mois, à trente livres par mois66. Certes, on peut comprendre que les Chaubet ne veuillent pas s’encombrer de trois mulets dont ils n’auraient pas besoin, au-delà de huit mois ; mais la location leur reviendra toutefois à 240 livres, soit le prix de deux mulets puisque, en cas de perte, c’est à 120 livres par tête qu’ils devront les rembourser. Certes aussi, la pratique du « louage » de mulets est courante, qu’elle soit pour un transport occasionnel ou pour une urgente nécessité économique67, mais le prix de location est moins élevé68. Bernard Chaubet, bien avant de prendre à ferme la forge d’Urs vendait déjà du fer et, peut-être même en fabriquait-il. On l’a vu en 1638, marchand ferrier de la baronnie d’Alliat, acheter du bois pour faire du charbon, et aussi acheter du fer de la forge du Castelet et le vendre à un marchand toulousain ; on le voit en 1641, vendre 15 charges de fer molh verguette à noble Jean de Traversier, sieur de Niaux69, quoiqu’on ne sache pas d’où vient ce fer ; on le rencontre en 1646, comme procureur du baron de Miglos qui le charge de vendre à un marchand de Foix, tout le fer qui se fera dans sa forge de Miglos70. Cette activité de marchand ferrier ne l’empêche pas de faire des prêts ou de vendre un mulet (1641) qu’il se fera payer en charroi de charbon, toujours en vue de son activité sidérurgique.

28Spécialisation s’il y a, et dans certains cas il faut bien en convenir, elle ne saurait être totale et une certaine diversité est souvent de mise pour de nombreux marchands. Au-delà des orientations de chacun, peut-on mettre en lumière certaines pratiques ?

III. QUELQUES INDICES SUR LES PRATIQUES COMMERCIALES

29Les pratiques commerciales précises des marchands du haut Pays de Foix nous échappent grandement. N’ayant pas à notre disposition de documents comptables, ni de livre de raison nous en sommes réduits à l’utilisation d’indices pour répondre à des questions importantes sur l’organisation de l’activité elle-même. Ces marchands s’associent-ils en compagnies ou agissent-ils solitairement ? Si société il y a, sur quels critères sont-elles fondées ?

A) S’associer pour négocier

30La plupart du temps, il nous est donné à voir des marchands agissant seuls, dans leur environnement tarasconnais ou axéen. Le mode le plus fréquent de négocier ne serait donc pas celui qui consisterait à s’associer, ponctuellement ou durablement. Du moins, c’est ce qui ressort de nos sources et nous n’avons pas la prétention de révéler, à travers elles, la réalité de la situation des xvi^e et xvii^e siècles. Lorsque nous disons s’associer, nous voulons dire le faire sur des bases définies dont un contrat, signé entre les parties, ferait foi. De tels contrats, nous n’en avons rencontré qu’un seul, alors que les mêmes sources en contiennent quelques-uns mettant en scène des marchands-chaudronniers auvergnats ou des marchands dauphinois. Toutefois, à certains moments, on voit agir des marchands disant former une « compagnie » ou affirmant être « associés », mais les cas ne sont pas légions, peut-être une quinzaine d’occurrences. Qui plus est, les plus gros marchands auxquels nous ayons affaire qu’ils aient ou non une orientation transpyrénéenne (les Laqueune, Teynier, Bourrel…) n’apparaissent pas comme appartenant à une quelconque société, sinon très exceptionnellement. En revanche, ceux avec lesquels ils traitent, acteurs du commerce transfrontalier comme ces marchands d’Ustou (Couserans) ou les marchands limousins et auvergnats, parfois les marchands capiers béarnais, sont, eux, généralement, groupés en « sociétés ». Dans ces conditions, peuton penser que le commerce pratiqué localement est affaire de personnes « seules », alors que celui qui intéresse de plus grandes distances et implique des déplacements, se pratique plutôt en association ? Tarasconnais et Axéens ont-ils, alors, l’occasion de s’associer pour aller négocier hors les murs de leurs villes ? Ces questions ne peuvent être que posées car nous n’avons, ici, aucune réponse à apporter.

31Les quelques mentions de « société » entre marchands de Tarascon concernent deux personnes, rarement trois. En 1640, le capitaine Felip Deguilhem, Jean Teynier et Jean Verger vieux sont « marchands en compagnie » ; en 1647, on rencontre l’association formée entre Charles Laqueune, Jean Baure et le blancher Antoine Marfaing : ce sont, peut-être, les seuls exemples d’une association à trois dans notre corpus. Pour le reste, nous sommes confrontés à deux cas de figures. Le premier, le plus simple, une relation de parenté est indiquée dans les documents ; cette parenté est, alors, à un grand degré de proximité, le plus souvent deux frères. Deuxième situation, l’association ne repose pas sur un lien familial explicite et les noms de famille, distincts entre les associés, n’en indiquent pas non plus. L’approche généalogique permet, quelquefois, d’éclairer ce qui pouvait être obscur ; d’autres fois, en partie sans doute à cause de lacunes documentaires, elle n’est d’aucun secours et l’obscurité de départ ne se dissipe pas. Le premier critère d’association est donc familial.

32Tout d’abord, des frères négocient ensemble, cas le plus fréquent de nos observations : Mathieu et Pierre Mirouze, Jean et Pierre jeune Bergasse, en 1640, Aymé et Raymond Seré, en 1640 et 1650-1651, Arnaud et François Pilhes, ou encore Arnaud et Raymond Verger dans les années 1660. Est-ce que ce sont de véritables sociétés basées sur un contrat écrit et accepté entre les deux parties ? Nous serions bien en peine de répondre car ce n’est pas parce que nous n’avons pas retrouvé de tels documents qu’ils n’ont pas existé. Cependant, certaines données peuvent nous aiguiller. La première chose est, autant que l’on puisse être sûr de la pertinence de la remarque, que ces associations de frères interviennent souvent alors que le père est décédé. De plus, nous constatons plusieurs fois la jeunesse de ces marchands : en 1640, Aymé Seré n’a que 21 ans, son frère Raymond, 18 ; la même année, si Jean Bergasse est déjà âgé de 28 ans, son frère Pierre n’en a que 19. Cette jeunesse n’a-t-elle pas pour corollaire un certain manque d’expérience qui rendrait une action solitaire inefficace ? En partant de l’exemple des frères Pilhes, un autre élément, essentiel nous semble-t-il, doit être pris en compte. Nous avons retrouvé deux testaments de leur père décédé peut-être autour de la fin 165371. Or, les deux fils – les deux seuls garçons – sont faits héritiers universels et généraux des biens de leur père. Un modèle à reproduire sur les autres associations de frères et à généraliser ? On ne peut le dire faute de renseignements précis sur les cas en question, mais on verra que le choix de faire tous les fils, quel qu’en soit le nombre, héritiers généraux est extrêmement fréquent chez les marchands tarasconnais. De même, ce sont encore les deux fils, associés, que désigne la veuve de Mathieu Seré comme héritiers dans son testament de 164172.

33On peut voir là des indices concordants : orphelins d’un père marchand et héritiers universels et généraux de ce père73, ces associés ne seraient, en réalité, que des héritiers qui n’auraient pas procédé à la division des biens ou au moins conserveraient marchandises, dettes, créances et profits en commun. Pourtant, un jour ou l’autre, des séparations doivent s’opérer puisque l’on rencontre peu de marchands associés, qu’ils soient frères ou non. Nous ne saurions dire quels sont tous les mécanismes mis en jeu dans ces dissociations, parfois d’ailleurs inscrites dans le testament paternel : majorité74, mariage, migration, etc. ? Un, le plus évident, finalement, nous apparaît à travers l’exemple que nous venons d’évoquer des Seré. Les deux frères, héritiers en titre ou à venir, négocient ensemble. Le premier testament de leur mère, en 1641, les confirme dans l’héritage paternel, mais dès mai 1652, le plus jeune des fils, Raymond, établit son testament dans lequel il désigne son frère aîné, Aymé, comme son héritier75. Le testateur meurt selon toute vraisemblance, de sorte que c’est bien le seul Aymé que sa mère désigne dans un nouveau testament en avril 165476 : la mort de l’une des parties entraîne, nécessairement, la dissolution de ce qui ressemblait à une société, et ne laisse, par conséquent, qu’un héritier.

34Malgré ces concordances, les frères Arnaud et Raymond Verger illustrent une autre situation : ils commercent ensemble alors que leur père Jean est encore bel et bien vivant. C’est que, comme ils le notent dans plusieurs transactions, ils sont ses « donataires contractuels ». En effet, le contrat de mariage de l’aîné (Arnaud), daté du 26 novembre 1662, contient la donation que fait le père – âgé d’une soixantaine d’années – à ses deux fils, de tous ses biens et droits, présents et à venir, en particulier les créances qu’il a, dit-il, en Andorre et en Espagne. Le donateur se réserve, néanmoins, plus de 7 000 livres pour ses deux autres fils, et prévoit que, lui et son épouse, seront entretenus par les donataires77.

35Nous nous sommes un peu étendus sur ces associations de frères, quitte à déflorer ce que nous dirons sur les relations familiales, négligeant celles qui peuvent réunir un père et son fils, comme Bernard et Guillaume Chaubet. Mais, moins encore, ces unions commerciales ne sauraient se confondre avec de vraies compagnies ; on est dans le cadre étroitement familial de transmission d’un savoir-faire, de compétences, de connaissances et relations, donc d’un patrimoine immatériel. Dans d’autres circonstances, ce sont des beaux-frères qui s’unissent : il s’agit là de compagnies qui n’usurpent pas leur nom. Ainsi, le seul cas de contrat de société que nous ayons retrouvé concerne-t-il ce type d’association78. Antoine Bosc et son beau-frère Pierre Soula créent, en 1618, une société pour deux ans. Soula, sans doute plus jeune que son associé79, viendra habiter chez ce dernier et prendra en charge le quart des grains qui s’utiliseront, le tiers des companages80 et la moitié du vin. Pour les affaires, Bosc apporte 800 livres de marchandises et Soula 400 livres pour en acheter. Compte tenu de ces apports inégaux, Bosc récupèrera, au terme de leur « associement », deux tiers des marchandises, créances et dettes. Felip Deguilhem, mari de Françoise de Faure, est aussi en association avec le frère de sa femme, Aymé Faure, au moins dans les années 165081, uniquement pour son activité commerciale, et en aucun cas pour celle qui concerne le crédit car chacun prête de son côté. La parenté peut être moins directe lorsqu’il s’agit de deux associés déclarés qui partagent en commun d’être mariés avec deux sœurs. Autour de 1654, Pierre Bourrel, mari de Jeanne de Teynier, et Raymond Malhat, époux de Paule de Teynier, sœur de Jeanne, se disent marchands associés, mais cela ne les empêche nullement de négocier aussi séparément, cadre dans lequel Bourrel réalise le plus gros de ses opérations82. L’association est-elle vraiment formelle ou n’est-elle le résultat que d’intérêts de circonstances, ponctuellement convertis en association de fait ? On rappellera, dans l’exemple qui nous retient, qu’en dehors des quelques fois où Malhat et Bourrel sont qualifiés de marchands associés, ils ont aussi affermé en commun, en 1654, la levée de dîmes de l’évêque de Pamiers dans le haut Pays, ou en 1664, celles du chapitre toulousain de Saint-Sernin, dans le Vicdessos.

36Pourtant, des contrats d’association ont dû exister. Quel type de liens avaient établi Bernard Chaubet et Antoine Bosc pour « le négoce qu’ils ont fait ensemble par ci-devant » et au sujet duquel ils ont un différend en 164183 ? Le conflit, si on comprend, trouve sa source dans la contestation que fait Chaubet des comptes « de certains livres de raison » dans lesquels la plupart des articles seraient « altérés et biffés », de sorte que les deux protagonistes opposés choisissent deux auditeurs de compte pour s’accorder. La tenue d’une comptabilité apparemment commune montre une réelle société, mais on ne sait rien des capitaux mis en jeu, ni du type de commerce pratiqué. En outre, une inégalité de fait existe entre les deux associés, qui explique, sans doute, leur différend : Bernard Chaubet ne sait pas écrire alors que Bosc est – du moins, a été – commis à la recette des deniers forains à Tarascon, ce qui le rend plus à même de tenir (et pourquoi pas, falsifier) écritures et comptabilité. Des contrats d’association ont dû exister, disions-nous, au moment de citer le cas précédent. Nous pouvons répéter la même chose en ce qui concerne Chalabre où mention est faite d’une société au moment de sa dissolution, en 1667 : trois marchands chalabrais (les frères Pierre et Jean Loubat, et Jacques Escabasse), qui disent avoir été associés durant trois ans environ et qui, le moment de la séparation étant venu divisent entre eux, cabal, marchandise, profit et dettes, sans plus de précision84. Sans doute peut-on appliquer à nos cas l’observation faite par Anne-Marie Cocula pour les maîtres de bateau de la Dordogne85. Si l’historienne décèle des associations à base familiale, elle précise aussitôt que « ce milieu familier rend inutiles les formalités de constitution [de société] », d’autant plus que des sociétés sont créées de façon éphémère à l’occasion d’un voyage ou d’une saison et se limitent à des conventions verbales entre des associés temporaires86. Des contrats ont dû exister, répétons-nous, mais peut-être largement verbaux ou seulement sous-seing privé.

37Finalement ce qui, dans notre corpus, ressemblerait peut-être le plus à une association, avec des réserves, serait ce contrat, intitulé « jouissance de cabal pour demoiselle veuve du sieur Aymé Seré » datant du 22 février 168187, même s’il ne s’agit pas de création d’une société. Jeanne de Cussol est veuve depuis 1667 d’Aymé Seré et en est l’héritière testamentaire88. À la mort de son mari, alors âgée d’une trentaine d’années et mère de six enfants vivants en bas âge (l’aîné a moins de 12 ans, le plus jeune moins de deux ans), comment a-t-elle fait pour assurer la succession du défunt89 ? Peut-être en se faisant seconder par un facteur ? En effet, en 1676, le marchand Jean Luscan, venu s’installer à Tarascon avant d’aller à Ax, est le facteur de Jeanne de Cussol, tout comme Jean Martin, en 1681. Cette année-là, alors que son fils aîné est avocat et qu’une de ses filles est mariée, elle fait faire l’inventaire des marchandises de sa boutique et de ses créances : le compte se monte à 6 020 livres 8 deniers, dont 60 % en marchandises. Elle remet l’ensemble à Claude Verger, fils de Paul, pour qu’il en jouisse pendant quatre ans, « comme un bon marchand doit faire, sans dol, ni fraude », le preneur en recueillant le tiers des profits. Au bout des quatre ans, la bailleresse reprendra son fonds. Cinq ans plus tard, la demoiselle de Cussol renouvelle l’expérience avec quelques petites variantes. Cette fois, c’est à un Paul Verger, autre fils de Paul90, qu’elle remet 300 livres en marchandises et 300 livres en écus afin qu’il achète d’autres marchandises à apporter dans la boutique de la demoiselle. Là, il pourra, « en seul », la débiter mais il lui faudra l’autorisation de la bailleresse pour transporter la marchandise hors de la boutique, contracter dettes ou créances. Les sommes des ventes seront conservées par de Cussol qui, elle seule, sera autorisée à puiser dans la caisse pour acheter de nouvelles marchandises. Comme dans le cas précédent, l’accord est conclu pour quatre ans aux termes desquels la bailleresse aurait dû reprendre ses 300 livres de marchandises et ses 300 livres d’argent, et le profit aurait dû être partagé également entre eux91, mais la mort la surprit en juillet 1688.

38Nous n’avons pas affaire, avec ces contrats, à de véritables associations mais à des sortes de baux commerciaux, de location d’un fonds de boutique, et en cela nous renseignant aussi sur des pratiques en usage dans ce milieu. On s’attendrait plutôt à ce que de telles négociations se passent dans un cadre plus strictement familial92. Pierre Bourrel, lui, « voyant qu’il n’est plus en état de continuer son commerce à cause de son âge avancé » (il a environ 70 ans), se désiste en faveur de son fils Mathieu qui, sans être l’aîné, « est en état de continuer son commerce comme il l’a fait par ci-devant93 ». Et c’est bien lui que l’on voit, dès lors, continuer l’activité qui était celle de son père (ventes aux Andorrans) jusqu’au jour où, neuf mois plus tard, le 31 mai 1688, Bourrel père décide, pour une raison que nous ne connaissons pas, de récupérer son fonds94.

39Au terme de ces pages, nous n’avons guère éclairé la place des compagnies dans le commerce pratiqué par les marchands du haut Pays de Foix. Les contrats de création ou de dissolution de société sont-ils passés entre les mailles de notre filet, mailles que nous avons essayé de resserrer autant que possible ? Comment se fait-il que sur des milliers d’actes, nous en soyons réduits à la recherche d’indices ténus alors que la seule lecture de quelques centaines de minutes en Haute-Auvergne ou en Bas-Limousin nous en révèle bien plus, même s’il semble toujours que la moisson soit décevante ? Plus encore, pourquoi sommes-nous arrivé à trouver, à Tarascon même, des contrats concernant des marchands chaudronniers auvergnats mais pas les marchands locaux ? Faut-il croire alors à une lacune documentaire, par exemple à la disparition des registres des études notariales dans lesquelles se passaient les contrats, ou plutôt à des pratiques commerciales dont le rayon d’action ne nécessitait pas d’autre association que familiale, ponctuelle ou informelle ? Et à l’instar des Auvergnats en Pays de Foix, l’opportunité existerait-elle de mettre la main sur des sociétés tarasconnaises, ou axéennes, établies loin du pays, si tant est que ces marchands voyagent ? Avec les associés se pose aussi la question du « personnel » qui pouvait graviter autour de nos marchands : avaient-ils des commis, facteurs, valets ? Il est difficile d’en juger95.

B) La boutique

40Nos renseignements sur les boutiques sont très peu nombreux et n’apportent certainement rien de neuf à ce que l’on sait. Situées au rez-de-chaussée des habitations, elles étaient à la fois lieu d’exposition et de vente des produits, lieu de travail parfois et entrepôt aussi sans doute. À Tarascon96, sur des modèles connus ailleurs, les boutiques du Barri Clos s’ouvraient généralement sur la rue par un arc de cercle prenant la largeur de la pièce, avec un mur d’appui servant pour l’exposition des marchandises ; au-dessus du linteau, une claire-voie éclairait la salle intérieure. Sur la place, au centre de la ville, les boutiques auraient été de bois, s’ouvrant plus largement sur la rue au moyen de poteaux et de poutres ; des planches se rabattant les unes sur les autres permettaient de fermer les devantures. Celle qui est dans la maison du Bout du Pont qu’achète aux enchères Mathieu Teynier, est couverte d’ardoises, a huit cannes de longueur sur quatre de largeur (soit autour de 120 m²) et une basse cour derrière97. Nous avons vu aussi que des marchands en possédaient plusieurs, les unes destinées à un commerce de détail, les autres au travail de la laine, par exemple. Ces boutiques appartenaient donc aux marchands qui logeaient aux étages, mais elles étaient parfois louées.

41Les deux types de location de boutique qui nous sont donnés à voir, correspondent à deux types de commerce. Tout d’abord, une activité sédentaire comme celle qui pousse Jean Alari à prendre en location la boutique de la maison où réside Jeanne de Mirouze, veuve de Raymond Telh98. Le contrat d’afferme est signé pour trois ans, à partir du 1^er avril 1650, mais il nous apprend qu’Alari occupe déjà cette boutique depuis 164599. Cela suggère deux petites remarques. La première est que cette location a pu correspondre à une nécessité économique pour la veuve propriétaire, d’autant qu’il est précisé qu’elle a déjà été réglée du prix du loyer, en argent et en drap pour habiller son fils. La mise en location daterait alors de son veuvage. Deuxième remarque, les besoins d’Alari se résument-ils à une boutique ou possède-t-il une habitation ailleurs ? A-t-il été contraint de louer au lieu d’acheter, par manque de ressources ou à cause de l’étroitesse du marché immobilier local ? La location pourrait être interprétée comme une solution provisoire, pour quelqu’un qui serait peu installé, viendrait d’arriver, en attendant d’accéder à la propriété. Ou, dans ce cas, en attendant de disparaître. Car, Jean Alari, dont on a quelques mentions par ailleurs, devait avoir autour de 70 ans, peut-être plus et il ne lui semblait sans doute pas utile d’investir. Or, il ne mourra que vingt ans plus tard, environ centenaire selon le registre paroissial100. En 1650, dans le compoix, il y a un Jean Alari, bonnetier (il s’agit sans doute de notre marchand) qui possède une maison évaluée à 304 livres au cinquième degré101, ce qui n’est pas du luxe, et une vigne. Cette maison ne devait pas disposer de boutique. Le marchand Jean Alari teste en 1657 dans sa maison et signale qu’il est propriétaire d’une petite vigne. La mention de « marchand, habitant de Tarascon », le fait qu’il ne signale ni femme, ni enfant (sa nièce qui l’aide dans sa vieillesse sera son héritière) explique certainement son recours à la location de boutique.

42La location de boutique chez un marchand ou par un marchand révèle-t-elle, soit pour le bailleur, soit pour le preneur, une activité occasionnelle ou une pratique non sédentaire ? Lorsque le marchand François Bissière (que l’on a parfois sous le titre de menuisier102) donne en location pour un an une salle et la boutique de sa maison, il émet une condition importante : que le maître chirurgien qu’il prend comme locataire « sera tenu les foires de Saint Michel de Tarascon de lui quitter pendant huit jours de chaque foire ladite salle et boutique103 ». Le bailleur se réserve ici l’usage de sa boutique le temps des deux grandes foires annuelles de la ville, peut-on penser pour s’adonner à un commerce saisonnier. Dans d’autres cas, c’est le marchand lui-même qui prend en location pour la durée d’une foire une boutique. À Ax, Jean Luscan y a recours. Marchand, natif de Montréal104 et habitant à Tarascon en 1643, il loue une boutique lors des foires d’Ax au médecin Guillaume Beringuier. C’est ce dernier qui le signale de la façon suivante dans son livre de raison105 : « M^r Luscan me doibt le louage de la boutique en la foire de 7^bre dernier 1643 où il a séjourné depuis le 14^e 7^bre jusques au […]106 pour le moins 9 ou X jours […] doibt de plus le susd. Luscan le louaige de la mesme boutique de la foire dernière au mois de May 1644 qu’il a tenu l’espace de 7 ou 8 jours. » Nous avons ici un cas différent du précédent dans la mesure où ce dernier concerne un marchand qui va faire des affaires dans les foires d’une autre ville. Mais ils ne sont pas très éloignés, d’une part parce qu’ils montrent tous les deux l’importance des foires dans les pratiques de ces marchands (foires qui durent chacune plus d’une semaine) ; d’autre part, parce que si le premier est sédentaire, l’autre non, celui-ci finira, finalement par s’installer à Ax où on le trouve comme marchand de la ville au moins à partir de juillet 1648. La location périodique de cette boutique le temps des foires, n’était donc qu’une étape dans un processus qui aboutit à l’installation dans la ville d’accueil.

43Que vendent ces marchands dans leurs boutiques ? Nous sommes, on l’a dit, mal renseignés sur ce type de commerce et les mentions de « vente et délivrance de marchandise » que portent les actes ne nous éclairent en rien. En outre, rares sont les descriptions, même sommaires, que nous ayons retrouvées. Jean Luscan, que l’on vient d’évoquer, vendait des étoffes (taffetas et cadis), des chaussettes et des souliers d’enfant, produits que son loueur lui acheta et qu’il indiqua dans son livre de raison. D’autres ont une orientation assez marquée mais non exclusive du côté de la mercerie, disons du bazar, à l’instar de Jean Brefeilh, décédé à la fin du mois de décembre 1673 et dont la boutique – sédentaire – regorgeait de boutons, épingles, rubans, galons, cordons, du cordelat, de la soie, auxquels s’ajoutaient du réalgar107, de l’argent vif108, de la muscade, six dés à coudre, des ciseaux et couteaux, 36 chapelets de bois, sept peignes en corne, 15 petits miroirs, de la grenaille, de la poudre, 350 pierres de fusils, 500 plumes ( ?) pour écrire, 80 ardoises ou encore neuf alphabets109. Malheureusement, aucune valeur n’est affectée à l’ensemble de ces marchandises, et on peut supposer qu’elles n’atteignent pas les 3 630 livres 5 sols (auxquelles s’adjoignent 2 388 livres 15 sous 8 deniers de créances) de celles qui se trouvent en 1681 dans la boutique de Jeanne de Cussol, veuve d’Aymé Seré, mais dont, en revanche, nous ne connaissons pas le détail110.

44Placés sur un axe commercial non négligeable, les marchands du haut Pays de Foix ont, d’abord, une influence locale observable à travers le rôle qu’ils jouent dans les achats des productions locales et leur redistribution, comme le minerai de fer ou le fer sorti des forges. Pratiquant le crédit et des échanges largement basés sur du troc (animaux contre minerai ou contre laine, par exemple), dans une économie qui est, donc, en partie peu monétarisée, ces marchands permettaient la circulation des marchandises et l’accès à la consommation, par les prêts qu’ils consentaient. C’est là un de leur rôle. Leurs partenaires commerciaux sont aussi d’autres marchands ou des voituriers qu’ils approvisionnent en quantités plus ou moins importantes. Selon ce que l’on peut deviner, le commerce se pratiquait sur des bases familiales, associant un père et ses fils, des frères et des beaux-frères, sans que les liens aient été formellement contractualisés. En effet, les contrats de société des marchands du haut Pays de Foix sont pratiquement inexistants chez les notaires. Il nous est aussi difficile d’avoir une approche fine des spécialisations et de leur possible évolution. En effet, la conjoncture politico-militaire de toute la période considérée aurait pu jouer un rôle décisif sur les orientations prises. Nous avons démontré ailleurs l’action perturbatrice des guerres sur les relations commerciales en région frontalière111. À cet égard, le bilan que font les experts rédacteurs du compoix cabaliste de Tarascon en 1660 est sans appel : « Outre que la frontière de Catalogne comme la Sardaigne [Cerdagne], l’Andorre et autres pays dont les habitants de lad. ville retiraient un notable profit par le commerce qu’ils faisaient ensemble sont si fort accablés et ruinés par la même guerre de Catalogne qu’il n’y a rien à faire en eux, les habitants de la dite ville ne pouvant même pas retirer quelques soins qu’ils y apportent le paiement en principal ni en intérêts des sommes qui leur sont dues par les habitants desd. frontières112 […] ».

45Même en tenant compte de la rhétorique inhérente à ce genre de propos, il faut convenir que la guerre de Catalogne a perturbé les échanges ; dès le début de l’affrontement entre France et Espagne, à partir de 1635, les difficultés commerciales apparaissent. Ainsi, pour ne retenir qu’un exemple, en 1637, le vice-roi de Catalogne suspend-il les privilèges andorrans et interdit-il le commerce avec la France et l’Espagne113. Toutefois, à Tarascon, à Toulouse, ou ailleurs, certains n’ont-ils pas profité des nouveaux marchés offerts par la guerre et les fournitures aux troupes pour s’y engager en tirer des bénéfices ? Il aurait été intéressant de pouvoir en juger et, spécialement, de pouvoir apprécier la capacité d’adaptation et de réaction des acteurs. Par exemple, que Vidal Teynier soit présent sur le marché des capes du début des années 1640 au milieu des années 1660 (il meurt en 1665) est, certes, dû au hasard biologique mais, sans doute, aussi à une faculté de capter un marché que les aléas conjoncturels semblent avoir stimulé. Il resterait encore à savoir ce que le dynamisme des plus actifs doit à la conjoncture et, finalement, si l’atonie que nous croyons déceler à la fin du xvii^e siècle dans le commerce transpyrénéen, et qui tranche assez avec le siècle précédent, est une réalité durable.