1L’ouvrage que l’on va lire est extrait du remarquable dossier d’Habilitation à Diriger des Recherches présenté en juin 2006 par Patrice Poujade devant un jury présidé par Laurence Fontaine auprès de l’Université de Toulouse-le Mirail. Il met un point final à une longue recherche entreprise il y a une dizaine d’années, après la soutenance d’une thèse non moins remarquable dirigée par Jean-Pierre Amalric et devenue depuis, elle aussi, un livre.

2Le parcours universitaire de Patrice Poujade s’est entièrement réalisé au département d’histoire de l’Université de Toulouse où il a découvert le monde hispanique des époques moderne et contemporaine grâce aux enseignements des deux maîtres hispanistes toulousains que sont Bartolomé Bennassar et Jean-Pierre Amalric. Après avoir hésité à choisir comme terrain de recherche l’Amérique latine, il a finalement opté pour un espace bien plus proche de Toulouse, le monde pyrénéen, mais non moins riche et complexe. Aujourd’hui, avec à son crédit quatre ouvrages et plusieurs dizaines d’articles dont nombre d’entre eux publiés dans de prestigieuses revues, Patrice Poujade confirme qu’il est devenu l’un des spécialistes incontournables de l’histoire d’une vaste région qui couvre la moitié orientale du massif pyrénéen, depuis le Val d’Aran jusqu’à la Catalogne, sur laquelle il travaille depuis près d’un quart de siècle.

3Alors que ses premiers travaux l’avaient amené à s’intéresser, à travers le Val d’Aran des xvi^e et xvii^e siècles, à un espace catalano-pyrénéen sur lequel s’exerçait fortement une attraction venue du sud, il se penche davantage ici sur son versant septentrional. Abandonnant les approches et les questionnements expérimentés lors de sa thèse – qu’il avait centrée, à travers le thème de la frontière, sur la dimension géostratégique et géopolitique à l’époque de l’apogée de la rivalité franco-espagnole – il choisit pour cette nouvelle enquête de privilégier une dimension plus économique et sociale. Il centre la focale de son objectif sur les marchands du Haut Pays de Foix, un groupe composé de plus de quatre cents individus, qu’il suit dans l’ensemble de leurs activités, tant privées que publiques, tant familiales que plus largement politiques, sociales ou économiques. Ce faisant, le lecteur est invité à partager l’intimité quotidienne du monde de la notabilité de ces petites villes des hautes vallées fuxéennes que sont Ax ou Tarascon. Conformément aux règles de la micro-analyse qui est ici largement mobilisée sans qu’elle soit d’ailleurs expressément revendiquée, ce n’est pas une simple et traditionnelle monographie régionale que le lecteur va découvrir au fil des pages. C’est à travers la reconstruction des forces et des dynamiques qui parcourent et animent la vie sociale et économique de ces hautes vallées pyrénéennes que l’auteur dessine les contours d’une région appréhendée d’abord et surtout comme un « espace vécu » et non comme un espace « donné ». Le non spécialiste de ces espaces montagnards et en particulier de leurs hommes s’étonne alors de découvrir que l’univers de ces marchands des montagnes dépasse très largement celui d’une « région » définie en termes géographiques, voire administratifs.

4Le point de départ de l’étude se situe dans l’analyse de l’activité économique d’échange qui anime l’économie régionale. Il permet de mettre en évidence l’ouverture vers l’extérieur de cet espace pyrénéen qui déborde largement de ses frontières « naturelles ». Dans le même temps, il offre aussi la possibilité de reconstituer en les mesurant les grands flux d’échanges économiques qui le parcourent. C’est donc une économie particulièrement active, qui voit circuler des productions très variées allant des produits agricoles et de l’élevage à ceux provenant du secteur extractif et même à ceux de l’artisanat local, notamment textile, qui caractérise cette région.

5À partir de ce soubassement économique, l’auteur entre dans le vif de son sujet en abordant l’analyse du groupe des marchands. Si son hétérogénéité est l’une de ses premières caractéristiques, la corporation n’en possède pas moins quelques traits qui l’identifient au sein de la société régionale. Sans réelle surprise, ces marchands fuxéens d’Ancien Régime ne réussissent pas à être insensibles à l’attrait du foncier auquel ils cèdent plus que de raison. Ils font preuve par ailleurs d’un début de spécialisation dans leurs activités montrant que, dès cette époque, un négoce d’un certain niveau ne peut se satisfaire d’un commerce généraliste et indifférencié. C’est ainsi que certains se spécialisent plutôt dans le commerce du bétail, d’autres dans celui de produits textiles, des troisièmes enfin dans la vente des minerais. Enfin, un dernier trait remarquable se trouve dans l’ouverture vers l’extérieur dont font preuve ces divers commerçants. Cette dernière leur impose d’importants et même parfois lointains déplacements, le commerçant allant de foire en foire dans un espace régional qui dépasse, et de beaucoup, sa région d’origine. Mais aussi, la montagne accueille des marchands venant du Massif Central et même bien au-delà pour certains, de la région alpine ! L’importance de l’ouverture commerciale de ces marchands amène Patrice Poujade à reconstituer leurs réseaux de circulation qui recouvrent celui de leurs marchandises. Cette analyse sociale permet de saisir le dynamisme du groupe qui associe présence et ancrage régional, notamment par le biais de l’investissement foncier, autant que son ouverture vers l’extérieur indispensable à toute activité significative d’échanges.

6Le groupe des marchands une fois clairement délimité et identifié, Patrice Poujade s’attache à l’analyse de la culture marchande, c’est-à-dire à cet ensemble de codes qui, aux yeux des contemporains, font que l’on « est » ou « paraît » marchand. Pour ceux qui ne sont pas héritiers, l’entrée dans la marchandise est vécue autant comme une activité de complément que comme une promotion sociale, même si celle-ci reste, dans les faits, fort modeste et souvent difficile à saisir pour l’historien. L’assimilation au monde de la marchandise ne s’en trouve pas moins facilitée par le recours à l’apprentissage auprès d’un autre marchand et, surtout, par l’installation en ville. L’un et l’autre conditionnent leur accès au pouvoir politique municipal, très apprécié, sans pour autant révéler chez ces marchands une implication collective effrénée. La pleine appartenance à la corporation va alors de pair avec cette implication politique locale, tant il y a une adéquation presque parfaite entre pouvoir municipal et monde de la marchandise dans ces villes pyrénéennes. Leur intégration se traduit alors à travers l’adoption d’un mode autant que d’un cadre de vie qui identifient le marchand : l’aisance, notamment celle du logement, y transparaît très vite sans devenir pour autant excessive ni ostentatoire. Enfin, la culture et la mentalité de ces hommes du commerce de la région se révèlent à travers leurs sentiments religieux. Dans une région où la pénétration protestante fut forte, Patrice Poujade repère, à travers certains indices retrouvés notamment dans les testaments, la présence d’une adhésion à la religion réformée. Dans le même temps, celle-ci n’est ni massive ni même un élément significatif d’une quelconque identité d’un groupe qui reste imprégné par une religiosité catholique assez traditionnelle.

7La reconstitution de l’identité sociale et professionnelle du monde de la marchandise pyrénéen effectuée avec la minutie et la rigueur qui définissent la démarche historienne de Patrice Poujade lui permet, afin d’achever de dessiner le portrait du groupe, d’aborder la question des liens sociaux qui le parcourent et le structurent. La forte identité de ces marchands autour desquels émerge l’oligarchie urbaine rend possible la structuration d’un système d’interrelation dense en son sein. C’est à cette dimension relationnelle que s’attaque la dernière partie de l’ouvrage à travers l’étude des stratégies matrimoniales et des relations familiales. On ne s’étonne pas de la forte endogamie géographique ni de la non moins rigoureuse homogamie sociale, double caractère qui détermine les stratégies familiales : on se marie entre soi et on cherche par ce biais à maintenir la cohésion et la stabilité de l’ensemble. Cette frilosité sociale va de pair avec l’intense mobilité géographique de ces commerçants, souvent loin de chez eux de longs mois durant. Cette contrainte propre à leur activité les amène, dans la construction de leurs réseaux commerciaux, à nouer des liens géographiquement lointains car nécessaires à la bonne réalisation de leurs affaires. Dans cette reconstruction relationnelle menée à travers un certain nombre de trajectoires individuelles, on découvre l’ampleur des réseaux commerciaux qui couvrent une aire d’activité géographiquement vaste, s’étendant bien au-delà de l’espace ayant servi de point de départ à la réflexion.

8Une fois achevé ce parcours pyrénéen, le lecteur se convainc de la solidité de l’analyse menée par Patrice Poujade et des résultats qu’il en tire. Il y confirme tout à la fois son exceptionnelle connaissance des archives locales et son indispensable maîtrise des diverses langues de la région, qu’il s’agisse de l’occitan ou du catalan et, accessoirement, du castillan. Il y montre sa capacité à soumettre son objet d’étude, que d’aucun pourrait percevoir comme étroit ou étriqué, à une approche délibérément large et riche car plurielle. Il y révèle enfin sa capacité à se saisir d’une infinité de petits riens du quotidien de ces hommes des vallées pyrénéennes pour y retrouver le sens de leur histoire. Loin des modes actuelles mais fidèle aux principes fondateurs de l’« École des Annales », avec Patrice Poujade l’historien se fait à nouveau ogre afin de restituer le passé de montagnards modestes et durs à la peine. Pour leur rendre justice, il fallait un historien à leur image, méticuleux, discret mais attentif aux autres qui confirme être l’un des tous meilleurs spécialistes actuels de l’univers pyrénéen de l’époque moderne, tant pour son versant espagnol que pour son versant français.