Vicomtes et vicomtés dans le nord de la France (xie-xiiie siècles) : un monde d’officiers au service du pouvoir princier
p. 268-278
Texte intégral
Annexe 2 - carte de situation

Annexe 3. Des « vicomtes » en Flandre ?
1Le comté de Flandre a été divisé au tournant du premier millénaire en châtellenies sans continuité avec les pagi carolingiens. À la tête des nouvelles circonscriptions ont été nommés non pas des vicomtes, mais des châtelains (castellani), ayant pour particularité de ne tenir en fief du comte que leur office et les revenus qui lui étaient associés, à l’exclusion de la forteresse et du territoire dont ils avaient la garde. Ces châtelains comtaux ont été d’emblée investis de vastes compétences en matière militaire, judiciaire et économique. L’hérédité s’est rapidement installée dans leurs rangs, mais ils sont toujours restés subordonnés aux comtes, qui ont conservé la faculté de les démettre en cas de désobéissance1.
2Le titre vicomtal ne fait donc pas partie du paysage institutionnel du comté de Flandre. Il arrive pourtant que des agents du pouvoir comtal soient qualifiés de vicecomes dans les sources flamandes des XIe et XIIe siècles. La portée de ces emplois du terme a été discutée ici et là, mais on admet aujourd’hui que vicecomes est un synonyme occasionnel de castellanus2. L’exemple le plus volontiers cité est celui de Galbert de Bruges, qui utilise le mot à propos du châtelain de Bruges, et use même du terme vicecomitatus quand il se réfère soit aux droits et revenus liés à l’office de ce dernier, soit encore à la circonscription dont il avait la charge3. Un autre témoignage « littéraire » est celui de Lambert d’Ardres, sous la plume duquel le châtelain de Courtrai et l’épouse du châtelain d’Ypres se muent en « vicomte » et « vicomtesse »4. Il en va de même dans les sources diplomatiques pour les châtelains de Saint-Omer (1052)5, de Bruges (1085)6 et d’Ypres (1114 et 1159)7. La récurrence de Bruges et d’Ypres pourrait être le reflet d’une habitude, prise localement, de parler du « vicomte » plutôt que du « châtelain ». Le mot de la langue vernaculaire, c’est-à-dire « burggraaf », littéralement « comte du château », a peut-être exercé une influence en ce sens. De surcroît, vicecomes exprimait très bien l’essence de la fonction (celle de représentant local du comte pour de nombreuses matières), bien mieux en fait que castellanus.
3Un aspect du problème a toutefois été relativement négligé : d’autres agents du pouvoir comtal se dissimulent parfois sous l’étiquette vicecomes. Il s’agit parfois de collègues ou d’auxiliaires du châtelain, tels que des écoutètes (juges) ou des administrateurs domaniaux. Fonctions assez mal connues à vrai dire, aux contours sans doute un peu flous pour les contemporains eux-mêmes, dont la dénomination est elle aussi restée flottante8. Dans ses travaux sur les institutions judiciaires flamandes, l’historien hollandais A.C.F. Koch a repéré des « vicomtes » de cette espèce à Bergues-Saint-Winoc, Bourbourg et Ypres dans la première moitié du XIIe siècle9. On en trouve également à Gistel et Oudenburg en 1185 ; ce sont en l’occurrence des écoutètes… qui sont aussi qualifiés de « châtelains » dans d’autres actes10. Enfin, un probable échevin de la châtellenie de Bruges, Richard Ier de Zedelgem, apparaît sous le nom de Riquardus vicecomes de Sedelinghe dans un document de 117211. L’usage sporadique du terme s’observe aussi en rapport avec une autre catégorie d’officiers comtaux, celle des « proto-baillis » introduits progressivement sous le principat de Philippe d’Alsace (1157-1191). Agents d’un type nouveau, salariés, amovibles et révocables, les « proto-baillis » flamands sont les premières expérimentations de l’office de bailli tel qu’il s’imposera au XIIIe siècle12. Durant la phase de gestation qui couvre les dernières décennies du XIIe siècle, l’appellation de ces nouveaux officiers est encore indécise. Ils se dissimulent en général sous une terminologie traditionnelle, et il n’est pas rare de les voir affublés du titre de vicecomes, qui permet d’insister sur la délégation de pouvoir en vertu de laquelle ils agissent. Dans l’ancien comté d’Hesdin devenu châtellenie flamande vers 1150, par exemple, le représentant de l’autorité comtale Christian d’Aire, qualifié tantôt de châtelain, tantôt de vicomte13, est aussi décrit vers 1160 comme l’un des deux comitis iudic[es] et secundum locum post comitem in Hesdinio tenent[es]14. Autre exemple à Gand, en 1178 : un règlement sur l’exercice de la justice confie certaines missions au vicecomes qui se trouve sur place, ex parte comitis […] constitutus15.
4Il ne faut pas exagérer l’importance de ces intrusions de la terminologie vicomtale en Flandre aux XIe-XIIe siècles. Vicecomes est seulement utilisé dans un sens générique d’agent du pouvoir comtal investi de larges compétences par délégation directe. Le mot n’a jamais eu valeur de titulature officielle au sein de l’appareil comtal ; c’est à peine s’il concurrence localement le terme castellanus. Comme ses occurrences tendent à se concentrer dans le sud et l’ouest du comté, on pourrait éventuellement suspecter une influence du lexique en usage chez les voisins méridionaux.
Annexe 4. Généalogie des vicomtes de Guînes, seigneurs de markene
5Le chroniqueur Lambert d’Ardres fournit dans son œuvre rédigée vers 1200 une généalogie des vicomtes de Guînes fondée sur la tradition orale (Lambert d’Ardres, Historia comitum Ghisnensium, c. 133, éd. J. Heller, dans Monumenta Germaniae historica. Scriptores, t. 24, Hanovre, 1879, p. 627-628 ; voir aussi c. 65-67 et 144, p. 593-594 et 634-635), qui doit être confrontée aux sources diplomatiques, en particulier aux chartes des comtes de Guînes, assez nombreuses au tournant des XIe et XIIe siècle (voir le CD-Rom Thesaurus diplomaticus, Turnhout, 1997, qui recense ces chartes guînoises et propose de bonnes fourchettes chronologiques pour celles qui ne portent pas de date). Ce travail a été esquissé par l’érudit boulonnais D. Haigneré à la fin du XIXe siècle (dans son Dictionnaire historique et archéologique du département du Pas-de-Calais. Arrondissement de Boulogne-sur-Mer, t. 2, Arras, 1882, p. 273-277). Il est ici complété dans le but de suivre la dévolution du titre vicomtal au plus près, sans prétendre restituer un tableau de filiation complet.

6(1) Premier vicomte connu de Lambert d’Ardres, Élembert est attesté dans les chartes entre 1080 environ et 1124 (premières et dernières mentions : D. Haigneré, Les chartes de Saint-Bertin d’après le grand cartulaire de Dom Charles-Joseph Dewitte, t. 1, Saint-Omer, 1886, p. 31, no°81 [notice de (1065/84)] ; Guillaume d’Andres, Chronica Andrensis, éd. L. d’Achery, Spicilegium sive collectio veterum aliquot scriptorum, 2e éd., t. 2, II, Paris, 1723, p. 783-785 [notice de 1084, évoquant des donations antérieures d’Élembert à l’abbaye d’Andres] et 789 [acte de 1097] ; A. Duchesne, Histoire généalogique des maisons de Guines, d’Ardres, de Gand et de Coucy et de quelques autres familles illustres, qui y ont esté alliées, Paris, 1631, Preuves, p. 40-41 [actes de 1122 et 1124]). La mention isolée d’un Evervinnus vicecomes, dans un acte de [1097/1108] transcrit par Guillaume d’Andres, Chronica…, p. 786, résulte sans doute d’une mauvaise lecture du nom. Lambert d’Ardres donne les noms de deux épouses d’Élembert, Mathilde et Adélaïde de Licques, qui sont toutefois absentes des sources diplomatiques (lesquelles ne connaissent qu’Emma ou Alleburch : voir ci-dessous).
7(2) Élembert n’a sans doute pas étrenné le titre vicomtal, car les actes de la fin du XIe siècle donnent aussi les noms de deux vicomtesses, Emma et Alleburch, ou Eilcburch, dont l’une devait être sa mère – l’autre étant vraisemblablement son épouse (Guillaume d’Andres, Chronica…, p. 783-785 [notice de 1084], 790 et 792-794 [confirmations de la notice précédente en (1097/1108) et 1122]). Du reste, certaines mentions précoces d’Elembertus vicecomes pourraient en fait désigner le père d’É-lembert « Ier ». Ce dernier est mort à l’époque de la fondation de l’abbaye d’Andres, qui s’est déroulée par étapes entre 1079 et 1084, à la fin de la vie du comte Baudouin Ier (voir A. Verhulst, « La fondation des dépendances de l’abbaye poitevine de Charroux dans le diocèse de Thérouanne : Andres, Ham et La Beuvrière », dans Le Moyen Âge, t. 69, 1963, p. 169-189). On trouve en effet, dans la liste des premières donations établie en 1084, juste après la mort de Baudouin Ier, des biens cédés par Élembert « Ier » et ses sœurs ad obitum patris (Guillaume d’Andres, Chronica…, p. 784). Or, un vicomte Élembert apparaît aux côtés de Baudouin Ier dans une notice sans date qui pourrait être sensiblement antérieure à 1080 (D. Haigneré, Les chartes…, p. 31, no°81 ; les hommes de la suite comtale portent encore des noms simples, ce qui n’est plus le cas dans la notice de fondation d’Andres en 1084).
8(3) Comme le veut Lambert d’Ardres, Élembert a été successivement remplacé par ses trois fils, en premier lieu par Élembert « II » dit Païen, signalé comme vicomte vers 1130 (Guillaume d’Andres, Chronica…, p. 801 [notice non datée, que Guillaume d’Andres insère entre deux actes de l’année 1130] : Elembertus cognomento Paganus, scilicet vicecomes de Marcnes).
9(4) Eustache a succédé à son frère aîné peu après : il est vicomte en 1136 (ibid., p. 798 [notice de 1136] : Eustachius vicecomes et Arnulfus frater eius).
10(5) Arnoul est ensuite attesté comme vicomte à partir de 1144 (Lambert d’Ardres, Historia…, c. 137, p. 631 [insertion d’un acte de 1144] : Arnulphus Marciniensis vicecomes ; A. Miraeus, J.F. Foppens, Opera diplomatica et historica, t. 1, Louvain, 1723, p. 391 [acte de (1145)] : Arnulfo vicecomite de Markenes). Il épousera Adeline, fille du seigneur d’Ardres, à travers laquelle il deviendra lui-même seigneur d’Ardres vers 1147 (voir le texte principal).
11(6) Lambert d’Ardres donne encore le nom d’un quatrième fils, Simon, qui apparaît dans les chartes aux côtés de son frère Arnoul (A. Duchesne, Histoire…, Preuves, p. 94-95 : actes de [1150] et [1162/65]).
12(7) Lambert d’Ardres prête aussi pas moins de huit filles au vicomte Élembert : Adélaïde, Nathalie (ép. Henri de Guînes), Windesmode (ép. Païen de Norhout), Clarisse (ép. Renier de Tournehem), Heila (ép. Baudouin d’Inderham), Béatrice (ép. Roger de Bazinghen), Élisabeth (ép. Guillaume d’Herlin) et Sarah (ép. Foulque de Marck). Elles ne sont pas corroborées par les chartes.
Notes de bas de page
1 F.-L. Ganshof, « La Flandre », dans Histoire des institutions françaises au Moyen Âge, dir. F. Lot, R. Fawtier, t. 1 : Institutions seigneuriales, Paris, 1957, p. 343-426, ici p. 395-402 ; A.C.F. Koch, « Die flandrischen Burggrafschaften : Wesenzüge und Entstehung », Zeitschrift der Savigny Stiftung für Rechstgeschichte. Germanistische Abteilung, t. 76, 1959, p. 153-172 ; E. Warlop, De Vlaamse adel vóór 1300, t. 1, Handzame, 1968, p. 113-156.
2 Voir par exemple F.-L. Ganshof, « La Flandre… », p. 400.
3 Galbert de Bruges, De multro, traditione, et occisione gloriosi Karoli comitis Flandriarum, éd. J. Rider, Turnhout, 1994 ; voir à l’index, s.v. Gervasius.
4 Lambert d’Ardres, Historia comitum Ghisnensium, c. 62 et 122, éd. J. Heller, dans Monumenta Germaniae historica. Scriptores, t. 24, Hanovre, 1879, p. 592 et 621. Pour l’identification du châtelain Roger Ier de Courtrai et de Mabille, épouse de son collègue d’Ypres, voir E. Warlop, De Vlaamse adel…, t. 2, I, p. 56 et 124. Courtrai (Kortrijk) et Ypres (Ieper) : Belgique, prov. West-Vlaanderen, ch.-l. arr.
5 D. Haigneré, Les chartes de Saint-Bertin d’après le grand cartulaire de Dom Charles-Joseph Dewitte, t. 1, Saint-Omer, 1886, p. 27, no°74. Voir E. Warlop, De Vlaamse adel…, t. 1, p. 128 et note 106. Saint-Omer : dép. Pas-de-Calais, ch.-l. arr.
6 F. Vercauteren, Actes des comtes de Flandre, 1071-1128, Bruxelles, 1938, p. 16-19, no°6.
7 C. Callewaert, Chartes anciennes de l’abbaye de Zonnebeke, Bruges, 1925, p. 8-9, no°5 (acte de l’évêque de Noyon-Tournai, 1114) ; Th. de Hemptinne, A. Verhulst, De oorkonden der graven van Vlaanderen (Juli 1128- September 1191), t. 2 : Uitgave, 1 : Regering van Diederik van de Elzas (Juli 1128-17 Januari 1168), Bruxelles, 1988, p. 282-283, no°179 (1159). Voir E. Warlop, De Vlaamse adel…, t. 1, p. 140, et A. C. F. Koch, De rechterlijke organisatie van het graafschap Vlaanderen tot in de 13e eeuw, Anvers, 1951, p. 97-98 et 101.
8 Voir la synthèse prudente de F.-L. Ganshof, « La Flandre… », p. 402.
9 A.C.F. Koch, De rechterlijke organisatie…, p. 88 et note 11 pour Bergues et Bourbourg, p. 101-102 et 200 pour Ypres. Bergues-Saint-Winoc et Bourbourg : dép. Nord, arr. Dunkerque, ch.-l. cant.
10 Bruges, Rijksarchief, Oorkonden met blauwe nummers, 6657 (édité dans le CD-Rom Thesaurus diplomaticus, Turnhout, 1997, sous le no NW 7507 ; acte du comte de Flandre, [1185]). Voir E. Warlop, De Vlaamse adel…, t. 1, p. 304, note 420, et t. 2, I, p. 56 et 251. Gistel et Oudenburg : Belgique, prov. West-Vlaanderen, arr. Oostende.
11 A. Pruvost, Chronique et cartulaire de l’abbaye de Bergues-Saint-Winoc de l’ordre de saint Benoît, Bruges, t. 1, p. 137-138 (acte du comte de Flandre, 1172). Voir E. Warlop, De Vlaamse adel…, t. 2, I, p. 600.
12 Voir L. M. De Gryse, « Some observations on the origin of the Flemish bailiff (bailli) : the reign of Philip of Alsace », Viator. Medieval and Renaissance Studies, t. 7, 1976, p. 243-294.
13 Vicomte : L. Bétencourt, Cartulaire de l’abbaye Saint-Sylvin d’Auchy-en-Artois, s. l., [1781], p. 64 (acte de l’abbé d’Auchy, 1166). Châtelain : Th. de Hemptinne, A. Verhulst, De oorkonden…, p. 449-450, no°289 (1168).
14 R. Fossier, Cartulaire-chronique du prieuré Saint-Georges d’Hesdin, Paris, 1988, p. 47, no°17 (notice sans date, [vers 1160]).
15 R. C. Van Caenegem et L. Milis, « Kritische uitgave van de Precepta van graaf Filips van de Elzas voor de stad Gent (1178) », dans Handelingen der Maatschappij voor geschiedenis en oudheidkunde te Gent, t. 33, 1979, p. 99-115, ici p. 104 (commentaire) et 114 (édition).
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