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Vicomtes et vicomtés

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Hélène Débax

Conclusions

Roland Viader

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1Ces journées consacrées à l’étude des vicomtes et des vicomtés entre IXe et XIIIe siècles ont permis de rassembler un matériau riche, dense, varié, et unique en son genre, depuis les Flandres jusqu’à la Catalogne. Nul doute, par conséquent, qu’elles aient atteint leur objectif premier et principal avec succès. La richesse des débats et le plaisir qu’ont trouvé les intervenants à découvrir des points de comparaisons multiples et inattendus en témoignent abondamment. C’était, en effet, l’intention majeure du programme proposé par Hélène Débax. Des conclusions qui auraient la prétention de la synthèse ne pourraient que trahir l’esprit ouvert et prospectif de cette démarche, des discussions tout autant que des communications. Il m’a semblé plus juste, par conséquent, de limiter mon propos à quelques observations secondes sur quelques unes des questions qui furent souvent soulevées, ne serait-ce qu’implicitement : le rôle et la discrétion des premiers vicomtes, les transformations des conditions de leur pouvoir, les raisons de leur plus ou moins grande réussite, la nature ambiguë des vicomtés. Avant cela, toutefois, il est important de dire un mot sur les difficultés du sujet, sur les stratégies de recherche qu’elles imposaient et qui donnent à ce livre sa coloration particulière.

UNE CONSTRUCTION DÉLICATE

2Le choix d’une approche résolument empirique était commandé par l’état de l’historiographie (pratiquement muette sur ce thème) parce qu’aucune réflexion solide ne peut émerger d’un tel vide de données élémentaires. Les vingt-quatre études rassemblées ici offrent, au contraire, un panorama qui sans être exhaustif n’en est pas moins très fourni et très complet sur ce que furent les vicomtes et les vicomtés entre IXe et XIIIe siècles. À n’en pas douter, cet ensemble de travaux parallèles, facile à manier, pourra nourrir de nouvelles problématiques et encourager des recherches neuves tant il propose de pistes et de références dispersées. Ce n’est pas le moindre des motifs de satisfaction.

3On aurait tort de croire, cependant, que l’intérêt d’une telle démarche est seulement cumulatif. Parce que l’horizon de la comparaison déplace l’objet. Malgré leur éparpillement, les informations ponctuelles sur tels vicomtes ou telles vicomtés faisaient moins défaut que leur mise en perspective. À l’échelle des monographies locales, la vicomté apparaît le plus souvent comme un phénomène unique, quasiment sui generis, et du même coup hors de portée pour l’explication, l’analyse ou l’interprétation. Le travers était d’autant plus sensible que l’historiographie générale ne proposait aucune sorte de questionnement. Il faut souligner, à l’inverse, combien souvent les interventions réunies ici ont choisi de traiter conjointement plusieurs trajets familiaux, plusieurs ensembles territoriaux ; et dans tous les cas, de confronter les données recueillies avec les réalités proches, dans un cadre régional au moins. Et de fait, c’est ainsi seulement que l’enquête pouvait trouver son véritable sens. Il s’agissait moins de dire ce que furent vicomtes et vicomtés que de comprendre ce qui pouvaient les distinguer d’autres aristocrates ou d’autres formes de pouvoirs territoriaux, sous réserve que la distinction ait un sens.

4Entre description et analyse, l’approche empirique s’est donc développée dans trois directions, à tenir fermement pour ne pas s’égarer. Il est bien clair, tout d’abord, que les réalités recouvertes par les termes vicomte et vicomté ont varié à l’extrême selon les lieux et les époques. Les officiers normands et flamands n’ont pratiquement rien de commun avec la grandeur princière des Trencavel ou des souverains de Béarn ; et les représentants du comte carolingien ne ressemblent pas plus aux seigneurs du XIIIe siècle, qu’ils fussent princes ou châtelains. Le vicecomitatus, pour sa part, est une expression du pouvoir qui n’apparut que tardivement, qui ne prit une valeur territoriale qu’ici et là, et qui bien souvent resta totalement inconnue. Autrement dit, il ne saurait être question de définir une institution vicomtale et ses évolutions, non plus qu’un fait sociologique unique malgré ses multiples ramifications. De ce point de vue, il ne faut pas hésiter à le dire, l’unité du sujet n’existe pas : le travail consiste plutôt à cerner les mécanismes sociaux dans lesquels intervenaient vicomtes et vicomtés, pour tracer selon les régions, les périodes et les éclairages documentaires, les contours de leurs actions et de leurs rôles, de leurs spécificités éventuellement. Ce labeur d’échantillonnage s’est révélé d’autant plus efficace qu’il ne pouvait sélectionner les spécimens pertinents en fonction de modèles historiographiques inexistants, et d’autant plus passionnant que l’on rejetait le principe même d’une unité de nature.

5En deçà de cette hétérogénéité globale, cependant, des aires de convergences fortes se dessinaient qui invitaient à s’interroger sur les contextes qui ont pu favoriser l’émergence de telle ou telle forme de vicomté, et lui donner un sens particulier. Dans cette seconde direction, la réflexion essaie de situer les vicomtes dans un ensemble cohérent de coordonnées sociales, pour chaque endroit et chaque temps. L’exercice est souvent très instructif en lui-même, ne serait-ce qu’en raison de son point de départ, peu fréquenté : que peuvent nous apprendre les vicomtes sur la société carolingienne et post-carolingienne, sur la féodalité méridionale, ou bien encore sur les développements d’une administration en Normandie ou en Flandre ? Bien des choses, si l’on en juge d’après les conclusions des intervenants. Attaché à une question concrète, le changement d’angle offre une perspective nouvelle sur nombre d’enjeux clefs. Mais il faut retenir, plus encore, la gymnastique qu’il impose pour pratiquer la comparaison : parce que le point de départ de la réflexion (ce que sont vicomtes et vicomtés) n’est pas plus identique et universel que les sociétés concernées ne sont semblables. Ce serait une faiblesse rédhibitoire pour qui aurait la naïveté de croire que la vicomté puisse devenir un outil de comparaison des sociétés médiévales ; tel n’était pas notre propos, évidemment. C’est au contraire un choix méthodologique précieux si l’on veut bien comprendre qu’il interdit de dissocier l’objet et son contexte, le point de vue et sa perspective. En d’autres termes, parce que le sujet est sans cesse déplacé, il faut à chaque instant définir le groupe aristocratique ou la forme territoriale dont on parle, et la société dans laquelle ils interviennent. Et cette explicitation, double et obligée, fait assurément progresser l’analyse de chacun, de même que les termes de la comparaison.

6Il ne faudrait pas, pour autant, gommer le fait que les personnes, les territoires et les choses dont on parle ici avaient en commun une qualification identique. C’est la troisième direction de l’enquête, la plus difficile et celle qui, cependant, peut donner sa part de véritable unité à l’ensemble. Que les phénomènes visés aient été dissemblables, qu’ils aient résulté de processus différents, que des réalités qui nous semblent voisines n’aient pas reçu la même appellation n’empêche nullement que la distinction fût opérationnelle, même si nous en ignorons les motivations et les significations diverses. Tout autant que les faits, les mots se positionnent les uns par rapport aux autres, dans un ballet que règlent les temps et les lieux. Cela dit, le groupe de vocables qui nous occupe est bien trop clairement dérivé du titre comtal pour que cette liaison n’ait pas pesé de façon décisive sur leurs valeurs relatives. Il est possible, certes, que les langues vernaculaires aient contribué à estomper ce lien ; mais en latin, le vicomte restait bien un vice comes, en position de substitut. Qu’il s’agisse d’exercer pour le comte certaines de ses prérogatives ou de prendre entièrement sa place, de se présenter comme l’équivalent d’un comte ou de se positionner presque aussi haut, mais avec un retrait prudent, dans l’échelle des prééminences, l’usage du titre vicomtal semble toujours dépendre de la place qu’occupe la puissance comtale, et des formes qu’elle prend. Examiner les variations de cette relation toujours présente peut donc constituer l’objet commun qui semblait faire défaut ; pour le moins, c’est une manière opportune de guider l’exploration et de dépasser les contextes particuliers, puisque même l’absence de comtes, ou bien de vicomtes, en devient significative.

LE RÔLE ET LA DISCRÉTION DES PREMIERS VICOMTES

7L’apparition des vicomtes est mal documentée. Les premières attestations permettent au mieux de remonter jusqu’au tournant des VIIIe-IXe siècles et montrent tout au plus qu’un certain pragmatisme administratif n’a pas ignoré l’existence de ces substituts du comte parmi les relais de l’autorité impériale. Les personnes parées de cette qualification n’apparaissent guère avant le deuxième tiers du IXe siècle, le plus souvent dans des mentions très isolées. La rareté des sources n’est pas la seule explication de cette discrétion des vicomtes. Les mêmes individus réapparaissent parfois mais sans autre précision que leur nom ou bien porteurs d’un autre titre. Il est exceptionnel, par ailleurs, que l’on puisse deviner les contours d’un groupe familial avant la fin du Xe siècle, même si l’on peut s’en approcher en Anjou, Touraine ou Narbonnais. Il faut noter, enfin, que le titre est rarement accompagné d’une localisation, et qu’il s’agit toujours, le cas échéant, d’une référence à un pagus ou une cité (ce qui invite à tenir la mention précoce d’une vicomté-vicairie de Thouars pour une grosse anomalie, et pour une interpolation tardive vraisemblablement).

8Il est toujours dangereux d’interpréter le laconisme des sources. En la matière, cependant, les différentes remarques des intervenants semblent converger pour expliquer ces hésitations par le fait que les vicomtes n’avaient pas de rôle propre et de compétence stable en dehors d’une sorte de délégation personnelle du comte. Pour cette raison d’abord, les désignations seraient fluctuantes : fidèle, vassal, vice dominus ou missus, mais aussi viguier, judex ou gastald, le vicomte semble agir en représentation du comte et devoir sa qualification au contexte plus qu’à des attributions spécifiques. L’absence de continuité pourrait de la même façon signer les revirements de la faveur comtale, la précarité et peut-être même l’intermittence de ces représentants. Les plaids qu’ils président parfois et les ressources fiscales qu’ils contrôlent jusqu’au cœur des cités donnent bien le sentiment qu’ils peuvent à l’occasion occuper la place du comte. L’impossibilité dans laquelle on se trouve de repérer deux vicomtes actifs au même moment dans la même cité ou le même pagus, paraît bien éliminer la possibilité de subdivision territoriale et confirmer qu’il n’y avait au mieux qu’un vicomte par pagus, voire pour plusieurs pagi. Enfin, le remplacement brutal ou le transfert de quelques vicomtes semble accréditer l’idée que leur pouvoir dépendait totalement de la grâce comtale.

9Il est possible que ce rôle de « lieutenance du comté » se soit affirmé durant le IXe siècle. Mais quoi qu’il en soit, il est frappant de constater la position qu’occupent les vicomtes dans la construction de certaines principautés territoriales. Plaçons-nous vers 900, à titre de simple repère. En Neustrie, la domination robertienne s’appuie sur un cumul des principaux titres comtaux (Angers, Tours, Chartres, Orléans, Paris, Blois, Châteaudun) qui se traduit localement par l’implantation progressive de vicomtes. Au même moment, le duc d’Aquitaine tient les comtés d’Auvergne, Velay, Gévaudan, Mâcon et Lyon, ce qui le conduit, selon Christian Lauranson-Rosaz, à nommer des vicomtes pour le suppléer dans cette immense tâche. Toujours à la même époque, les Raimondins contrôlent les comtés de Toulouse, Albi, Cahors, Rodez ; ils ont éliminé les comtes des petits pagi du littoral languedocien qu’ils dominent avec leur titre de marquis de Gothie (à l’exception du minuscule comté de Melgueil) et les vicomtes vont proliférer sur leurs terres. Plus au sud encore, lorsqu’il meurt en 897, Guifred le Velu est à la tête des comtés de Barcelone, Ausone, Gérone, Besalu, Cerdagne et Conflent, où des vicomtes sont ensuite attestés en 917, 911, 898, 925, 905 et 914. Ces concentrations de comtés ne sont nullement définitives ; mais elles suffisent à montrer l’enjeu d’une capture des prérogatives comtales par quelques lignages, et l’intérêt qu’il y avait à disposer sur place d’un représentant, le vicomte, et non pas d’un titulaire de l’honneur comtal. De ce point de vue, l’essor des vicomtes semble bien plus lié aux principautés post-carolingiennes qu’aux structures de la période précédente. C’est dans ce cadre, au demeurant, que semble se dessiner la géographie des « fortes vicomtés » de la période féodale ; on y reviendra.

10Le portrait du vicomte se précise donc, comme une figure vivante du comte en son absence du comté, comme un délégué en charge de ses prérogatives dans tout l’espace et le temps que lui accorde le comte, comme un représentant nommé et destitué chaque fois que le comté change de mains pour le moins. Cela dit, qui sont les vicomtes ? Des membres en mission de la haute aristocratie ou des relais locaux bien implantés ? Beaucoup d’éléments plaident en faveur de la première hypothèse de façon cohérente. Vicomtes de Tours, les Thibaud sont d’ascendance royale et arrivent de Bourgogne ; vicomtes d’Angers, les Foulque sont issus de très éminentes familles ancrées dans l’Ouest depuis un demi-siècle : l’une et l’autre famille accèdent en quelques années au titre comtal, en passant respectivement par Blois et Nantes. En Narbonnais vers 920, une succession de trois générations de vicomtes est brutalement interrompue, mais leur héritier réapparaît avec le titre de comte à Mâcon. En Provence, les ancêtres des vicomtes (issus d’un comte Teutebert ?) semblent arriver dans les bagages des Bosonides, mais n’obtiennent la charge vicomtale qu’en 977. À la même époque, les ancêtres des Trencavel sont vicomtes en Albigeois et en Nîmois, parce que les deux pagi dépendent du même comte, leur seigneur Raimondin, et non en vertu d’une implantation patrimoniale bicéphale et difficilement justifiable. Tous ces exemples semblent bien signifier que les vicomtes sont des aristocrates de rang très relevé, issus ou très proches des familles comtales dont ils forment l’entourage et dont ils partagent la mobilité. L’argument peut même être poussé plus loin. Si les vicomtes apparaissent si peu dans nos documents, ne serait-ce pas, précisément, parce que ces grands aristocrates voyageurs ne possèdent localement aucun patrimoine en propre à une époque où nos meilleures informations sont fournies par l’analyse des transferts patrimoniaux ?

11C’est bien possible ; et l’on notera que c’est grâce à leurs possessions que l’on peut saisir l’implantation primitive des vicomtes d’Angers ou de Marseille. Mais par conséquent, il faut bien admettre aussi que le vicomte pouvait être choisi ou s’imposer en raison de son enracinement local. Ainsi, par exemple, le vicomte Amelius qui se rencontre à Carcassone dans les années 960 est de toute évidence lié aux Amelii qui depuis longtemps foisonnent dans le sud et l’est du Toulousain, mais guère au-delà. De la même façon, il paraît vraisemblable que le vicomte-viguier signalé en Rouergue par Jérome Belmon ait eu un rayonnement social relativement limité. Serait-ce contradictoire ? Il est sans doute plus juste de dire que les variables étaient nombreuses et que le temps a certainement apporté son lot de changements. L’ancrage régional des Foulque à la fin du IXe siècle n’enlevait rien à une puissance dont témoigne leur ascension ultérieure. Symétriquement, les origines des vicomtes de Marseille ne changent rien au fait que leur fortune fût bâtie sur un patrimoine local consolidé par le titre vicomtal dans le dernier quart du Xe siècle seulement. Pourtant, si l’on essaie de tracer les courbes d’une évolution globale entre la fin du IXe siècle et celle du Xe, il semble bien que l’origine des vicomtes se soit faite de plus en plus obscure, pendant que leur patrimoine et leurs réseaux sociaux devenaient de plus en plus locaux. Dans la seconde moitié du Xe siècle, les mentions de vicomtes semblent effectivement se multiplier, et leur localisation se faire plus précise. Dans le dernier quart de ce siècle, les informations deviennent même suffisamment fournies pour que l’on puisse suivre sans difficulté de véritables lignées. C’est évidemment l’effet d’un changement global qui concerne toute l’aristocratie et l’organisation des formes de pouvoir : reste à savoir comment ces mécanismes de patrimonialisation ont pu affecter la charge vicomtale.

RUPTURES ET CONTINUITÉS

12Il peut paraître étrange de situer si tard la patrimonialisation des vicomtés alors que l’on a vu la réussite des vicomtes de Tours et d’Angers dès les tout débuts du Xe siècle. Pourtant, cela se défend fort bien si l’on considère que leur implantation durable est passée par l’acquisition de titres comtaux, et qu’il en est allé de même pour les vicomtes de Paris ou de Sens, comme si l’installation d’un pouvoir ferme et durable ne pouvait se satisfaire d’un titre fleurant aussi fort la délégation de puissance. Si l’on ajoute que l’expansion des Foulque et des Thibaud les conduisit à nommer leurs propres vicomtes, il apparaît assez clairement que l’ascension d’anciens vicomtes n’a nullement valorisé un titre qu’ils se sont empressés d’abandonner : au contraire, cette attitude paraît signer une dépréciation évidente.

13Au nord et à l’est de ces régions, c’est la tendance qui semble s’imposer à la fin du Xe siècle et durant le XIe. Souvent, le titre est si peu prisé qu’il tend tout simplement à disparaître dès avant l’an mil, comme en Champagne et en Bourgogne méridionale où ne subsistent de vicomtes qu’à Reims et Mâcon, lesquels néanmoins s’effaceront au cours du XIIe siècle. Parfois, comme dans le comté d’Amiens ou le diocèse de Thérouanne, les lignages vicomtaux qui se maintiennent jusqu’à la fin du XIe siècle conservent une sorte de compétence territoriale qui évoque d’anciennes prérogatives, le droit d’épave notamment. À la fin du XIe siècle, cependant, les modèles normands et flamands semblent s’imposer, qui situent le vicomte entre l’officier de justice révocable et le châtelain amovible ; l’usage du terme pour désigner les shériffs anglais va dans la même direction. Dans les sens du mot, c’est la valeur de subordination qui s’est nettement imposée, accompagnée toujours plus nettement d’une nuance de précarité.

14Au sud et à l’ouest d’une ligne qui joindrait approximativement la Bretagne à la Provence en passant par le Massif central, l’évolution est totalement différente. Il faut noter d’abord que très rares furent les vicomtes qui réussirent à s’intituler comte. Nouvellement nommé, le vicomte de Clermont y parvint peu avant l’an mil, mais dans un contexte de vacance du pouvoir très particulier. Les vicomtes de Gap accédèrent également au titre de comte à la fin du XIe siècle, mais en se délocalisant à Die à la faveur des guerres de la succession de Provence. Plus significatifs sont les cas des vicomtes de Millau qui s’emparèrent du comté de Rodez vers 1112 ou des vicomtes de Béarn qui furent comtes de Bigorre dans la seconde moitié du XIe siècle : ils ne réussirent pas à faire glisser le titre comtal sur leurs anciennes possessions. Mais le plus exemplaire, sans doute, est le cas des vicomtes de Carlat qui se disaient comte en Carladès et Gévaudan au début du XIe siècle, et abandonnent ensuite cette prétention.

15Peut-être parce que cette forme de promotion leur paraissait interdite, les vicomtes de ces régions s’attachèrent à consolider leurs positions autour du titre qu’ils détenaient. La succession de père en fils est vraisemblable tout au long du Xe siècle, à Bourges, Narbonne, Béziers voire Barcelone, par exemple. Mais des ruptures semblent encore possibles, comme à Toulouse vers 960. Dans le dernier quart du Xe siècle, en revanche, les indices se multiplient qui donnent à penser que la transmission héréditaire est acquise : les ascendances sont explicitées, femmes et filles font leurs premières apparitions comme vicomtesses, des droits attachés à une vicomté sont mentionnés dans les transferts de patrimoine. À la fin du Xe siècle, et plus souvent au début du XIe, le titre vicomtal commence à être associé plus régulièrement à une cité ou un pays, et le rayon d’action des vicomtes se présente un peu comme « l’ombre portée de la juridiction comtale » (Henri Dolset). Tous les lignages vicomtaux de Catalogne sont en place dès ce moment, de même que les plus grandes maisons d’Auvergne, Provence, Languedoc, Gascogne, et le bilan pourrait être assez semblable en Limousin, Poitou et Bretagne.

16Au milieu du XIe siècle, deux évolutions complémentaires se dessinent. Une nouvelle génération de lignées vicomtales apparaît, autour des cités renaissantes en Provence (Avignon, Sisteron, Gap, Fréjus), autour de pôles châtelains en Gascogne, haut Languedoc ou Limousin. Ces « vicomtes-châtelains » sont parfois clairement issus des lignées précédentes, comme les vicomtes de Brosse, Rochechouart, Ventadour et Gimel en Limousin, ou ceux de Bruniquel et Caussade, de Lautrec et Saint-Antonin en Languedoc. Un acte de 1080, conservé par le cartulaire de Dax et relevé par Benoît Cursente, évoque cependant des electissimi barones vicecomitibus equipollentes qui invitent à penser que, dans certaines régions, l’écart pouvait être extrêmement mince entre les vicomtes et les seigneurs les plus puissants. Quelques-uns ont pu franchir le pas. Les vicomtes des XIIe et XIIIe siècles qui ne se rencontrent que dans quelques actes isolés l’espace d’une ou deux générations pourraient bien témoigner de cette tendance, sur le versant de l’échec : ainsi, par exemple, Guilhem d’Alaigne ou Guy de Cavaillon.

17Dans le même temps, et jusqu’au début du XIIe siècle, les anciennes vicomtés se redéfinissent et, bien souvent, transportent le cœur de leur puissance dans un château, à l’écart de l’ancien chef-lieu. Ce mouvement est particulièrement spectaculaire en Catalogne, où aucune des lignées qui perdurèrent n’a conservé le nom de l’ancien comté, à l’exception des vicomtes de Berga qui disparaissent toutefois à la fin du XIIe siècle. Ailleurs, le phénomène est beaucoup moins net. Mais on pourrait peut-être évoquer les vicomtes de Gimois qui semblent naviguer entre Terride et Verdun-sur-Garonne, les vicomtes de Limoges qui sont de fait basés à Excideuil et Ségur, les vicomtes de Donges et Migron qui s’implantent à l’écart de Nantes. On ne peut, surtout, ignorer le cas des Béarnais qui tournèrent le dos aux cités épiscopales de Lescar et Oloron pour s’installer à Morlaàs et forger une identité territoriale qui ignorait les circonscriptions anciennes et n’avait d’autre principe que l’étendue de leur puissance (la singularité du Béarn étant liée à la formidable expansion qui est née de cette apparence de repli).

18Ces deux mouvements s’inscrivent dans une sorte de continuum : les vicomtes nouveaux n’étaient sans doute pas très différents des rejetons de lignées vicomtales installés autour d’un nouveau pôle castral, et ceux-ci ne se distinguaient des lignages délocalisés que pour avoir laissé une branche de la famille porter le nom de l’ancien chef-lieu. Dans toutes ces régions du sud et de l’ouest, le résultat semble le même : à la fin du XIe siècle, le vicomte est essentiellement un châtelain. Il domine des espaces plus ou moins vastes, il contrôle un nombre plus ou moins important de castra, il dispose de seigneuries qui ne se distinguent en rien des autres seigneuries. Comme tant d’autres seigneuries, son pouvoir est un conglomérat discontinu de droits fonciers et juridictionnels, une addition de droits qui forment son héritage. Ici, en somme, le terme s’est conservé pour l’idée de domination qu’il impliquait, et s’est assorti d’une valeur héréditaire.

19Ces grandes lignes, faut-il vraiment le souligner, sont largement contredites par l’infinie complexité des variantes et des détails. Il n’est pas besoin de fouiller beaucoup pour trouver des vicomtes qui demeurent fermement implantés dans leur cité d’origine ou qui continuent d’exercer une domination forte sur l’ensemble d’un ancien pagus. La patrimonialisation du titre se rencontrera sans doute au-delà des espaces envisagés ici, et des éléments de continuité se découvriront inévitablement derrière la transformation des vicomtés en seigneuries. Cela dit, pour mieux cerner le pouvoir des vicomtes et pour suivre l’évolution des vicomtés, deux questions semblent essentielles. Quelles ont été les conditions favorables ou défavorables au développement de fortes seigneuries vicomtales ? Les vicomtes n’étaient-ils vraiment que de simples seigneurs ?

SUCCÈS ET ÉCHECS DES SEIGNEURIES VICOMTALES

20Du XIe au XIIIe siècle, les vicomtes s’imposent comme de puissants seigneurs dans une aire qui court de la Bretagne à la Catalogne, et de la Provence à la Gascogne. Les études rassemblées ici concernant presque exclusivement cette zone, il n’est guère possible de se prononcer sur les mécanismes qui furent à l’œuvre ailleurs. Il est logique, en revanche, de s’interroger sur le terreau commun qui a permis la prolifération et la maturation de seigneuries vicomtales. Plus encore, il faut souligner que, dans ces contrées, la densité, la configuration et la réussite des vicomtés fut très inégale. La comparaison interne peut ainsi aider à évaluer le poids des arguments avancés.

21Dès le début du Xe siècle, le cumul des comtés sur lequel s’appuyait les princes semble avoir favorisé l’émergence de vicomtes. Un ou deux siècles plus tard, les seigneuries vicomtales ne prospèrent-elles pas d’autant plus que le pouvoir comtal est faible, rare ou distant ? C’est presque une évidence. À la fin du XIe siècle, dans la plus grande partie des régions qui nous intéressent ici, les titres comtaux sont tenus par une poignée de lignages. Trop rarement souligné, ce point mérite bien un très rapide tour d’horizon.

22En s’emparant des titres de duc d’Aquitaine puis de duc de Gascogne, les comtes de Poitiers avaient mis la main sur un territoire immense et presque totalement vide de concurrents. Depuis le Poitou et le Limousin (qui couvraient sept ou huit de nos départements actuels) jusqu’aux sommets des Pyrénées, leur domination n’était interrompue que par le fin ruban des comtés d’Angoulême et de Périgord. Sur le rebord oriental de la Gascogne, une autre bande de comtés mineurs remontait du pied des Pyrénées (Bigorre, Comminges et Foix) jusqu’à la Garonne (Astarac et Pardiac, Armagnac et Fezensac). Elle séparait l’empire des ducs d’Aquitaine des vastes territoires dominés par les comtes de Toulouse. Les comtés languedociens étaient, en effet, tenus par les Raimondins pour l’essentiel, et furent réunis dans la main de Raimond IV (de Toulouse à Nîmes, et de Cahors jusqu’au Narbonnais). Dans toute l’Auvergne, les comtes de Clermont furent les seuls à s’imposer durablement (malgré de très éphémères comtes de Gévaudan ou de Brioude). Et pour toute la Provence, il n’existait à cette époque qu’une seule maison comtale. Enfin, et pour compléter cette poignée de princes, il n’est qu’à ajouter les comtes de Barcelone, nouveaux venus au XIe siècle, qui s’emparèrent des comtés de Carcassonne et Razès, de Gévaudan et de Provence (en partie seulement et au XIIe siècle).

23Dans ces vides gigantesques, il paraît assez vraisemblable que les vicomtes aient pris la place laissée inoccupée par des comtes généralement absents, et incapables de contester en bloc un pouvoir local fermement enraciné. Cette opposition se remarque à presque toutes les échelles. En bas Languedoc, seul le pagus de Melgueil a conservé un comte particulier ; c’est le seul également où ne se trouve aucun vicomte. En Gascogne, la partie occidentale contrôlée directement par le duc a vu éclore une quinzaine de vicomtés ; mais il n’y en eut guère que deux ou trois dans la partie orientale occupée par cinq familles de comtes. Dans la sphère raimondine, le pouvoir des vicomtes de Béziers, Agde ou Narbonne semble infiniment plus fort et cohérent que celui des très effacés vicomtes de Toulouse dont les rejetons, au demeurant, essaient plutôt de s’installer à Bruniquel ou à Caussade. À Carcassonne et en Razès, pour finir, il est particulièrement évident que les Trencavel se sont emparés de tous les rouages de la puissance comtale, avec d’autant plus de facilité que les comtes de Barcelone (titulaires de ces deux comtés) avaient fort à faire en Catalogne.

24De prime abord, précisément, la Catalogne où foisonnent tant les comtes que les vicomtes semble opposer un démenti. Observée de plus près, elle livre pourtant une toute autre leçon. À la fin du Xe siècle, le titre de vicomte est devenu héréditaire. Il est permis, à partir de là, de suivre les destinées d’une quinzaine de maisons vicomtales. Or au même moment, et à l’exception du très périphérique comté de Pallars, l’ensemble de ces territoires est contrôlé par trois comtes seulement, issus d’un même lignage. Tous trois disparaissent entre 988 et 992, et chacun de leurs héritages est dédoublé. Avec six comtes, l’équilibre ancien est rompu et l’espace semble désormais trop étroit pour les ambitions de tous. Le résultat peut se lire très rapidement, comme dans les comtés associés d’Empúries-Perelada, où l’installation d’un comte particulier entraîne la disparition des vicomtes d’Empúries, pendant que l’héritage des vicomtes de Perelada est capté par un cadet des comtes qui prend le titre de Rocabertí. De façon plus générale, Pierre Bonnassie a noté l’affrontement des comtes et des vicomtes dans la crise des années 1030-1060, et l’effacement progressif des maisons vicomtales qui suit le redressement du pouvoir comtal. Les vicomtes de Barcelone abandonnent leur titre au cours du XIIe siècle ; l’héritage des vicomtes de Conflent est recueilli par les vicomtes de Cerdagne, et les dépouilles de ces deux maisons passent aux vicomtes de Castelbon dans la première moitié du XIIe siècle. À la fin de ce siècle, la moitié des lignées vicomtales a disparu ; il n’en restera qu’un tiers à la fin du XIIIe.

25Les vicomtes ne pouvaient-ils donc prospérer qu’en périphérie de la puissance comtale ? C’est une hypothèse qui a été fréquemment avancée. La force des vicomtes de Cabrera, Cardona ou Berga, semble ainsi liée à leurs déplacements et leurs implantations sur les terres de la frontière musulmane. À une autre échelle, les petites vicomtés châtelaines du haut Languedoc paraissent effectivement se multiplier très précisément aux intersections des comtés : entre Fesensac et Toulouse (Fezensaguet, Gimois), entre Toulouse, Cahors, Rodez et Albi (Bruniquel, Caussade, Lautrec, Saint-Antonin, Monclar, Saint-Cirq et Calvignac), entre Carcassonne et Narbonne (Minerve)… Dans cette situation, toutefois, il faut faire la part de l’éloignement, qui paraît toujours très relatif, et du chevauchement des aires de domination, qui est souvent un atout majeur. L’exemple le mieux connu est celui des Trencavel qui utilisèrent la rivalité entre Toulouse et Barcelone. Mais les Béarnais paraissent avoir joué de même entre les rois d’Aragon et les ducs de Gascogne. Les vicomtes de Millau étaient implantés en Rouergue et en Gévaudan, et par alliance, étendirent leur domination du Carladès au Lodévois. Pareillement, les grandes vicomtés bretonnes de Léon et de Porhoët semblaient se caractériser par l’enjambement d’anciennes circonscriptions. Dans cette même perspective, enfin, un dernier cas de figure est assez significatif : parmi les vicomtés secondaires, il semble que se soient particulièrement bien maintenues celles qui, pour le comte ou le prince, constituaient une sorte de tête de pont dans des régions qui ne relevaient pas traditionnellement de leur compétence. Les vicomtes de Minerve, par exemple, étaient possessionnés en territoire narbonnais, mais dépendaient des comtes de Carcassonne (et des Trencavel par la suite). De même, les vicomtes de Castelnou et de Fenouillet contrôlaient pour le comte de Besalu des terres enlevées respectivement aux comtes de Roussillon et de Razès.

26Ces quelques remarques sur les stratégies déployées par les vicomtes et sur les contextes qui leur furent propices laissent cependant l’impression nette d’une sorte de fuite en avant. Au XIIe siècle, la tendance générale semble déjà largement défavorable. Les alliances entre familles vicomtales renforcent la puissance des plus fortes lignées ; mais elles provoquent aussi l’extinction de nombreuses maisons. À l’inverse, le bourgeonnement de certains lignages multiplie les vicomtés ; mais il entraîne aussi leur déclassement jusqu’au rang de seigneurie banale, et jusqu’à l’abandon du titre (on y reviendra). L’investissement des marges permet de jouer sur l’enchevêtrement des relations féodales ; mais il signifie du même coup un abandon des centres de pouvoir.

27Ce dernier point mérite une attention particulière. Comment, pourquoi et dans quelle mesure les vicomtes furent-ils expulsés des centres de pouvoir ? Une première remarque pour commencer : à l’échelle des anciens pagi ou des cités épiscopales, l’emprise des vicomtes est loin de paraître systématiquement périphérique. Avec un pied dans la cité, les vicomtes de Limoges conservent la maîtrise du monnayage et les vicomtes de Marseille préservent leur contrôle du port. Depuis Narbonne, Agde ou Béziers, les vicomtes pratiquent une domination territoriale qui est en tout point comparable à celle que pourraient exercer des comtes. À Carcassonne, les Trencavel sont incontestablement les maîtres de la ville et du pays. En somme, il existe bien des vicomtés qui ne diffèrent d’un comté que par le titre que pouvait revendiquer leur détenteur. Au XIIe siècle, néanmoins, ce pouvoir semble faiblir presque partout. Dans ce déclin, comme le note Florian Mazel pour la Provence, l’impact de la réforme grégorienne est indiscutable. Mais pourquoi toucherait-il les vicomtes plus que les comtes ? Parce que le pouvoir des vicomtes est effectif alors que celui des comtes n’est que théorique ? Parce que les évêques manipulent cette incertitude pour repousser les vicomtes ? Parce que les consulats naissants jouent de ces rivalités pour évincer toutes les parties prenantes ? Les éléments de réponses que l’on peut apporter à ces questions sont très divers. À Toulouse, la déchéance des vicomtes semble contemporaine de l’ascension des consuls. À Béziers ou Agde, le pouvoir des vicomtes paraît effectivement compartimenté et refoulé par l’indépendance croissante des évêques. À Narbonne, en revanche, la collaboration des évêques et des vicomtes est renforcée par la crise. Et en Béarn, pour finir, les vicomtes instrumentalisent la réforme en abandonnant les cités épiscopales pour mieux affirmer leur indépendance et leur hégémonie.

28Le cas d’Avignon me paraît cependant le plus exemplaire. Les vicomtes y apparaissent avec la seconde génération des vicomtés, entre 1030 et 1040, en la personne d’un Bérenger qui commença par se dire judex et proconsul. Son fils aîné, semble-t-il, fut évêque de la cité, pendant qu’un autre était doyen. Quatre autres de ses fils s’intitulèrent vicomte, parmi lesquels Bérenger II qui se disait vicomte d’Avignon et de Sisteron. La génération suivante compte un doyen et un chanoine d’Avignon, un évêque de Fréjus et un chanoine de Saint-Ruf. Et la forte implantation de cette famille dans la cité avignonnaise ne fait pas l’ombre d’un doute. Comment, dès lors, expliquer leur rapide marginalisation au XIIe siècle ? Est-ce un effet de la réforme grégorienne, de l’émergence d’une commune ou d’une dispersion successorale ? Tous ces facteurs ont eu leur importance, c’est indéniable. Un autre élément, toutefois, me paraît essentiel : l’unité de l’ancienne lignée des comtes de Provence avait éclaté, et laissé place à l’affrontement de trois comtes, parmi lesquels ceux de Barcelone et Toulouse, encore une fois. L’ensemble de la Provence fut divisé en trois entités : le marquisat de Provence pour les comtes de Toulouse, le comté de Provence pour les comtes de Barcelone et le comté de Forcalquier pour les héritiers des comtes d’Urgell. Avignon était disputée et partagée, mais dès avant 1129, les consuls avignonnais et l’évêque obtinrent du comte de Forcalquier pleine et entière juridiction sur la cité. C’est dire à quel point l’éclipse des vicomtes d’Avignon se situe manifestement à la confluence de nombreuses évolutions (réforme grégorienne, émergence des consulats, divisions successorales et densification de la présence comtale). Mais c’est dire aussi la faiblesse congénitale des seigneuries vicomtales : au moindre signe de faiblesse, il était toujours un comte ou un prince susceptible de se présenter en recours pour les forces contradictoires.

LA NATURE AMBIGUË DES VICOMTÉS SEIGNEURIALES

29Dans cette diversité des évolutions et des seigneuries contrôlées par les vicomtes, le titre qu’ils portaient a-t-il joué un rôle particulier ? Cela ne paraît guère douteux pour ceux qui tenaient toujours un ancien comté ou une cité épiscopale : ils trouvaient là l’expression d’une domination générale qui semble impossible en l’absence d’un tel titre. Cela ne signifie pas, évidemment, qu’ils aient détenus des droits en tout point de leur territoire, et partout équivalents. Mais de ce point de vue, on pourrait tout aussi bien analyser les comtés comme des conglomérats de droits disparates. En effet, lorsque le vicomte est maître du pays et de la cité, le vicecomitatus peut de la même façon désigner seulement l’ensemble des droits du vicomte ou toute la circonscription territoriale sur laquelle s’exerce son hégémonie. À partir du dossier d’Agde, Pierre Chastang montre ainsi que la donation de la vicomté en 1187 fut dépourvue d’effets concrets et immédiats, mais qu’elle fut en revanche utilisée au XIIIe siècle pour renforcer la domination de la cathédrale sur son territoire parce qu’elle contribuait à écarter les prétentions rivales de Raimond VII ; elle permit à l’évêque de se constituer un puissant réseau vassalique.

30Quand la puissance des vicomtes rayonnait depuis un pôle castral, il est beaucoup plus malaisé d’en cerner les caractéristiques. Nombre de communications insistent sur l’absence de démarcations territoriales propres aux vicomtes. On peut relever, au contraire, les exemples des vicomtés de Marsan, Minerve, Thouars, Castelnou (etc.) qui paraissent fondées sur d’anciennes vigueries ou pagi secondaires, ou le cas de la vicomté de Castillon dont le ressort semble, dans un premier temps, avoir correspondu dans les consciences avec l’archiprêtré d’Entre-Dordogne. Mais c’est pour mieux avouer que cette spatialisation de la puissance vicomtale semble bien souvent totalement ignorée. Faut-il en conclure que les vicomtés ne sont guère plus que des seigneuries dont le titulaire est vicomte, à titre personnel pour ainsi dire ? Outre la dispersion des patrimoines, plusieurs éléments peuvent donner cette impression. Le titre est assez souvent porté par tous les membres masculins d’une fratrie ; les partages successoraux peuvent ainsi donner naissance à des vicomtés nouvelles, comme en Limousin ou en haut Languedoc. Parfois aussi, le titre disparaît alors que demeurent les seigneuries et les lignages, comme si cette qualification avait somme toute assez peu d’importance.

31C’est précisément parce que le pouvoir des vicomtes ne s’exerçait plus sur tout l’espace d’anciennes circonscriptions, que plusieurs auteurs ont évoqué un phénomène de « déterritorialisation ». Mais on pourrait faire valoir, à l’inverse, que concentré sur un maillage de châtellenies, leur pouvoir était plus territorial que jamais. Dans l’une et l’autre optique, cependant, le problème reste entier et réside dans le lien que l’on peut établir entre un titre et une forme particulière de domination. Dans la foule des seigneurs, les vicomtes ne sont-ils pas tout simplement et uniquement les premiers d’entre leurs pairs ? Posée en ces termes, la question est forcément insoluble. Aux XIe-XIIIe siècles, quels sont les pouvoirs qui ne sont pas aux mains de seigneurs ? Quelles puissances sont autre chose qu’une nébuleuse de prérogatives et d’hommages ? On aura beau souligner combien souvent les vicomtes contrôlent des droits régaliens ou publics, la monnaie, la justice, les mines, les forêts ou les plus grands péages, il ne s’en dégagera jamais de ligne ferme. En revanche, si l’on rapproche les deux inconnues de cette équation, la solution se dessine peut-être : dans un monde féodal où les contours du pouvoir sont flous et les aires de domination incertaines, toute forme de prééminence est susceptible de se transformer en motif de domination et en espace de pouvoir. La vicomté est une de ces formes de prééminence.

32Quelques exemples permettent de mieux saisir les formes de cette hégémonie comme en un vaste kaléidoscope. En Limousin, les vicomtes étaient entourés de principes et de comtors. En Castillonais, le vicomte était le premier des « barons de la terre » et semble avoir contrôlé les cas de haute justice. En Marsan, le vicomte présidait la cour des Serhs (seigneurs). En Poitou, les vicomtes détenaient une haute justice dont ils ne se défaisaient que parcimonieusement. En Catalogne, les coutumes de Barcelone reconnaissaient aux vicomtes une valeur double de celle des comtors, et les grandes vicomtés constituaient au XIIIe siècle, encore et déjà, des enclaves dans la juridiction des rois d’Aragon. Premiers des seigneurs, il semble en somme que les vicomtes se posaient facilement en premiers des justiciers. Et de là jusqu’à se tenir pour suzerain, il n’y avait qu’un pas…

33Or la même tendance pourrait se retrouver du côté de la conduite des opérations de guerre. En Poitou, les vicomtes se réservaient systématiquement la levée de l’ost. En Languedoc, les Trencavel prétendaient détenir le ius munitionis, et leur cartulaire montre assez l’ampleur de leur réseau vassalique. Beaucoup plus difficile à analyser, le cas des milites de la vicomté de Gimois est pourtant le plus intéressant sans doute. Alors même qu’il est totalement impossible de reconstituer une ou des lignées de vicomtes, alors même que le titre semble se déplacer de Terride à Verdun, de Verdun à Terride, et de Terride à l’Isle-Jourdain, quand bien même les mentions de vicomtes sont extrêmement rares, et malgré encore le partage des droits sur la vicomté, les milites de Gimois apparaissent régulièrement, comme s’il s’agissait d’une entité stable. Comment ne pas penser qu’il s’agissait d’un statut coutumier ? Et comment ne pas en inférer que tenir une part de vicomté, c’était contrôler une part du service de ces milites ?

34Le cas de la vicomté de Gimois est d’autant plus fascinant que, nous explique Mireille Mousnier, elle était largement imbriquée dans celle du Fezensaguet. Or les vicomtes de cette dernière région sont notamment connus pour avoir délivré des coutumes de Mauvezin et du Fezensaguet qui avaient une portée territoriale débordant très largement le cadre des seigneuries châtelaines. On ne connaît guère d’exemples équivalents. Mais on ne peut s’empêcher de rapprocher cet exemple et les fors de Béarn, coutumes accordées par le vicomte qui scellèrent sa domination bien au-delà de l’antique cité de Lescar. On ne saura probablement jamais quelle est la part des héritages et celle des nouvelletés. Mais cela importe en définitive assez peu. Partout, une prééminence évoquant le passé semble avoir permis, avec plus ou moins de réussite, d’imposer des formes de dominations sur les terrains de la guerre, de la justice et de la loi.

35C’est sur ce point que je voudrais finir. Dans le jeu des relations féodales, le titre des vicomtes complète un héritage plus ou moins important, mais n’occupe aucune place particulière, ne représente aucune forme de pouvoir spécifique (seuls les contextes locaux et les patrimoines de chaque vicomte donnent un contenu précis aux vicomtés). En revanche, la distinction est un élément important de leurs fortunes et de leurs infortunes. Elle place les vicomtes en chefs de file de l’aristocratie seigneuriale et dans cette position, en substitut potentiel du comte (notamment dans les cités). Du milieu du XIe siècle au milieu du XIIIe, il n’en faut guère plus pour constituer un petit empire ; et il semble bien que ce soit tout l’intérêt de ce titre, et son seul intérêt. Dans cette optique, les lignages qui ne relèvent pas le titre vicomtal me paraissent mériter la plus grande attention. Le sujet n’apparaît qu’incidemment, on s’en doute : il est déjà si rare que l’on s’intéresse aux vicomtes, pourquoi s’intéresserait-on de surcroît à ceux qui ne conservent pas ce titre ? C’est pourtant une question clef. Pourquoi renonçait-on à porter un titre incontestablement valorisant ? Parce qu’il portait ombrage à un prince redouté ? Parce qu’il supposait un rang social que les héritiers n’étaient plus en mesure d’assumer ? Parce qu’il devenait dans ces conditions une prétention ridicule que les seigneurs voisins ne voulaient plus tolérer ?

36Il est bien évidemment impossible de répondre à ces questions. On ne peut faire guère plus que souligner l’universalité du phénomène quand il est signalé, et les contextes qui sont invoqués en explication. Les seigneurs de Donges et ceux de Migron semblent abandonner le titre vicomtal à la fin du XIe siècle, lorsque s’affirme le pouvoir des comtes de Nantes et ducs de Bretagne. À Bourges, la famille vicomtale paraît délaisser son titre à la fin du XIe siècle, au moment où se précise l’influence des rois de France. Un siècle plus tard, les vicomtes de Mâcon cessent également de revendiquer leur titre, à l’époque où se multiplient les interventions royales. Les seigneurs de Tatzó s’intitulent vicomtes jusqu’en 1165, pendant qu’en 1172 le comté de Roussillon passait aux mains des rois d’Aragon. Parallèlement, la disparition de titres éphémères semble souvent liée à l’affaiblissement de lignages plus ou moins démembrés. En Limousin, cela semble le cas des vicomtes de Gimel dont on ne connaît que trois générations. En Languedoc, il en va de même pour les vicomtes de Bruniquel ou de Caussade. En Gascogne, les vicomtes de Miramont ne sont attestés qu’à la fin du XIe siècle et au début du XIIe (curieusement, par ailleurs, Gaston Phébus fera de la région une vicomté de Tursan qui semble une invention politique, fondée peut-être sur de vieux souvenirs).

37Que le titre vicomtal fût passé sous silence parce qu’il constituait une menace aux yeux d’un prince, parce qu’il était détestable aux yeux des seigneurs voisins, ou parce qu’il semblait inutile aux yeux d’un lignage trop affaibli pour le faire valoir, cela importe peut-être assez peu finalement. Une même conclusion peut s’en dégager : le titre n’était qu’un potentiel, une puissance qui pouvait être réalisée ou ne pas l’être. Les seigneuries qui perdaient cette qualification ne perdaient aucun droit, sinon celui de croître, de s’étendre et d’embrasser tout le voisinage ou tout le pays. Dans la société féodale, les rois, les ducs, les comtes et les vicomtes disposaient de cette même couleur d’atout, mais à des hauteurs différentes. Entre XIe et XIIIe siècle, toute l’ambiguïté des vicomtés me paraît résider là, dans l’intervalle que la féodalité ouvrait entre la domination en puissance et le pouvoir réalisé, entre la prééminence vague et l’inventaire des droits territoriaux.

38Dès la fin du XIIIe siècle, et plus encore au XIVe et XVe, les droits seigneuriaux et juridictionnels sont largement catalogués, et l’échelle des préséances fermement établie depuis les sommets. Les titres peuvent être distribués : ils n’ont plus de valeur locale, ils n’ont de sens que dans la proximité du prince. Mais c’est là le sujet d’une autre histoire, d’un autre colloque peut-être.

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