Aux sources du pouvoir des vicomtes de Millau (xie siècle)
p. 189-202
Texte intégral
1Lorsque Richard, vicomte de Millau, apparaît dans la documentation autour de l’an Mil, c’est un inconnu, aux origines mystérieuses pour l’historien. Un hiatus documentaire de plus d’un demi-siècle le sépare de ses derniers prédécesseurs attestés, des lieutenants du comte Ermengaud de Rouergue dans les années 930, auxquels ne le relient ni l’anthroponymie, ni le patrimoine foncier. Un siècle plus tard, ses arrières petit-fils, Gerbert et Richard, héritaient de quatre vicomtés (Millau, Gévaudan, Carlat et Lodève) et tous deux mouraient pourvus d’un titre comtal : Gerbert, par mariage avec l’héritière de Provence ; Richard, par achat des droits des comtes de Rouergue sur Rodez. En quatre générations, les membres de la principale lignée de vicomtes rouergats étaient devenus des acteurs de premier plan sur l’échiquier politique régional (figure 1).
2Au-delà des destinées individuelles ou des vicissitudes politiques qui ont marqué cette ascension, un corpus d’une cinquantaine d’actes (annexe 2) autorise une réflexion sur la nature même du pouvoir vicomtal au XIe siècle, en posant notamment la question de sa spécificité éventuelle. Trois thèmes, mieux éclairés par la documentation, guideront cette analyse : l’héritage institutionnel carolingien ; la détention de la terre ; l’insertion dans des réseaux sociaux mettant en œuvre la parenté, le clientélisme et l’Église1.
LES SURVIVANCES DE L’ORDRE POLITIQUE ANCIEN
3Malgré les débats sur les rythmes, les modalités ou l’intensité des transformations en cause, l’encadrement de la société n’obéissait plus au XIe siècle à l’organisation politique en vigueur deux siècles plus tôt, au terme de processus tels que la constitution de seigneuries châtelaines autonomes, la patrimonialisation des droits publics ou l’effacement d’institutions carolingiennes. Toutefois, dans une pensée médiévale où toute nouveauté était par essence mauvaise, l’idéologie perdurait bien après la disparition de la réalité sociale correspondante : la titulature, certaines attributions subsistaient donc dans l’ordre politique et conféraient à leurs détenteurs une autorité qui, même formelle, leur assurait à tout le moins une réserve de légitimité (annexe 3). Au XIe siècle, le pouvoir des descendants des anciens officiers publics mêlait donc survivances plus ou moins factices du passé et adaptation au nouvel ordre politique. Pour en juger, les vicomtes de Millau présentent un intérêt particulier, celui d’offrir une comparaison entre deux configurations différentes : en effet, ils cumulaient la charge vicomtale en Rouergue, ressort qui demeura toujours dirigé par un comte, et en Gévaudan, pagus sans comte où ils occupaient de droit la position éminente.
Être vicomte sous l’autorité d’un comte en Rouergue
4Tout au long de la période étudiée, le Rouergue eut à sa tête un comte issu de la dynastie des Raimondins, avec lequel les vicomtes durent compter et composer. Dans ces conditions, l’évolution de la relation privilégiée qui unissait un siècle plus tôt les vicomtes carolingiens à leurs patrons prend une importance particulière et conduit à s’interroger sur la permanence de l’autorité comtale en Rouergue.
5L’action des vicomtes de Millau continua à s’inscrire dans le cadre d’une reconnaissance de l’autorité supérieure, comme en témoignent leurs souscriptions au bas d’actes comtaux, parfois même passés hors du Rouergue : ainsi, le vicomte Richard II assista-t-il, aux côtés du vicomte de Nîmes, à une donation consentie par le comte de Toulouse Guillaume Taillefer en faveur du monastère de Psalmodi en 1031-1032 ; son successeur Bérenger souscrivit en 1051-1052 une libéralité faite par le comte Hugues de Rouergue au monastère de Conques et fut présent en 1071 quand Raimond de Saint-Gilles, qui avait alors recouvré le comté de Rouergue, abandonna des droits à Psalmodi. Les contemporains ne s’y trompaient pas : il y eut bien en Rouergue, tout au long de la période, un comte au-dessus du vicomte… y compris aux yeux d’hommes résidant dans la vicomté. Ainsi, vers 1030-1050, lorsqu’un riche propriétaire céda à l’abbaye de Gellone le domaine de Soulages qu’il avait acquis du vicomte Richard et qui se situait près de Millau, dans une zone, le Larzac, où le patrimoine vicomtal était important, il fit préciser qu’il vivait sous le pouvoir (sub potestate) du comte Hugues et du vicomte Richard II.
6De ce fait, les vicomtes de Millau ne se sont jamais risqué à prétendre aux prérogatives publiques les plus significatives : ils n’ont ni usurpé le titre comtal ni frappé monnaie. Il a fallu que Richard, fils du vicomte Bérenger, acquière d’Alphonse Jourdain vers 1112 les droits comtaux sur Rodez et ses environs pour s’intituler comte de Rodez et pour battre monnaie dans le seul atelier alors en activité en Rouergue. Il s’agissait bien là d’une cession en bonne et due forme par le comte, et non d’une usurpation par le vicomte.
7Car, au-delà même de la titulature et des attributs régaliens, les comtes devaient continuer à disposer de bases matérielles non négligeables, notamment dans l’ouest du Rouergue, même si les lacunes de la documentation rendent impossible toute reconstitution de leur patrimoine. Il est au moins établi que les comtes conservaient de solides droits dans les chefs-lieux des cités, où ils contrôlaient notamment les sièges épiscopaux ; leur mainmise sur celui de Rodez remontait à la seconde moitié du Xe siècle et était encore attestée en 1095. Par contrecoup les vicomtes n’occupaient, au mieux, qu’une position subalterne dans ces villes, même lorsqu’ils disposaient d’une part de l’episcopatus. De manière significative, le centre du pouvoir vicomtal en Rouergue se situait à Millau, et non à Rodez, où résidait le comte ; en Albigeois, le vicomte était à Ambialet, et non à Albi, et aucun vicomte de Cahors n’a jamais existé. De ce point de vue, le sud du Massif central obéissait à une configuration fort différente du Languedoc méditerranéen ou de la Provence, régions héritières d’un tissu urbain plus dense et divisées en pagi de taille plus réduite, où les vicomtes étaient avant tout implantés dans les capitales des cités.
8« Vicomtes aux champs », ceux de Millau ne semblent pas avoir joui de droits sur l’episcopatus ruthénois ; aucun cadet de leur lignée ne devint évêque de Rodez, à l’inverse des Trencavel à Nîmes. Seul l’héritage vicomtal de Lodève leur assura tardivement des droits sur un siège épiscopal. La situation d’autres temporels monastiques rouergats au XIe siècle, considérés comme partie intégrante des honores publics, fait apparaître la même prééminence des comtes et l’absence des vicomtes jusqu’à la fin du siècle. Ainsi, si Conques échappait au contrôle des Raimondins, plusieurs attestations prouvent que les comtes demeuraient abbés laïques du sanctuaire familial de Vabres et d’un établissement auquel il était lié, Saint-Amans de Rodez, collégiale établie sur le tombeau du premier évêque et saint patron du Rouergue. Les vicomtes n’intervinrent jamais à Vabres et leur implication, avérée, dans la réforme complexe de Saint-Amans semble tardive : en 1120, le comte Richard de Rodez et son fils Hugues, paré du titre d’abbécomte – titre qui démontre tout autant les limites de la Réforme grégorienne que l’importance du saint patron et de son sanctuaire pour les comtes –, confirmèrent à Saint-Victor de Marseille l’abandon de droits sur Saint-Amans qu’aurait consenti le père de Richard, le vicomte Bérenger, trente ans et plus auparavant. Les droits des vicomtes provenaient en fait d’une vente consentie par le comte, comme l’atteste explicitement une lettre adressée entre 1088 et 1093 par l’archevêque de Bourges à l’évêque de Rodez. Le comte Raimond de Saint-Gilles étant encore impliqué dans un épisode de la réforme de cet établissement vers 1080, il est probable que le vicomte Bérenger lui ait acheté ces droits dans la décennie 1080. Cette première transaction constituait en quelque sorte le prélude à la transmission des autres droits comtaux sur Rodez trente ans plus tard.
9Maîtres de Rodez et de sa région, détenteurs des regalia, probablement bien implantés dans l’ouest du Rouergue, les comtes n’en furent pas moins confrontés, dans des secteurs où leur autorité ne pouvait s’appuyer sur une base matérielle solide, à la constitution de dominations locales par des notables qui profitaient de leur puissance terrienne pour imposer leur loi aux hommes du voisinage depuis un château récemment construit ou accaparé. Au premier rang de ces rics homes de la terre, figuraient bien sûr les vicomtes, qui bénéficiaient en outre d’un surcroît de légitimité : en effet, à l’instar des comtes, eux aussi tiraient profit du prestige de leur titulature et héritaient de leur filiation avec des détenteurs de la potestas publica une force symbolique, une supériorité nominale par rapport aux sires châtelains. On comprend dès lors l’attachement porté au titre par des descendants d’anciens vicomtes carolingiens, même lorsque cette survivance ne traduisait plus aucun pouvoir réel ou ne reposait pas sur un patrimoine en rapport avec les prérogatives passées : telle devait être la situation de ce vicomte Rainon, attesté en 1061 lors de la remise du monastère de Vabres à Saint-Victor de Marseille et probable descendant d’un vicomte homonyme du siècle précédent. Toutefois le titre vicomtal ne valait guère en soi sans la jouissance d’une solide assise terrienne, comme le démontre l’exemple du Gévaudan.
Être vicomte dans un comté sans titulaire en Gévaudan
10Bien que l’origine de leurs droits soit obscure, les vicomtes de Millau étaient par ailleurs vicomtes en Gévaudan dans un pays dépourvu de comtes depuis le début du XIe siècle. Cette vacuité de l’autorité supérieure, qu’ils ne connaissaient pas en Rouergue, leur laissait a priori la première place, aux côtés de l’évêque de Mende. L’illustration la plus aboutie de cette prééminence est la Paix de Mende : cette convention fondatrice de la paix de Dieu avait été conclue vers 1030-1040 entre le vicomte Richard II et l’évêque de Mende Raimond, selon un modèle ancien d’association du prélat et du chef de la hiérarchie administrative laïque dans le gouvernement d’un comté. Le vicomte pouvait donc, conjointement avec l’évêque, convoquer les principaux sires châtelains du Gévaudan et leur imposer ses volontés. De la même manière, les moines de Sainte-Énimie pensaient encore, à la même époque, à s’adresser au vicomte, en tant que garant de la paix et de l’ordre public, pour obtenir réparation par la contrainte d’un méfait commis par un seigneur de la région.
11Malgré cette apparence de continuité avec la période antérieure, l’étendue du pouvoir des vicomtes de Millau était toutefois limitée en Gévaudan. Dans les faits, les seigneurs de Peyre, d’Anduze, de Randon ou de Tournel étaient indépendants et tiraient leur puissance d’une domination terrienne sans partage sur de très vastes régions. Les vicomtes ne contrôlaient vraiment qu’une zone située à l’ouest du Gévaudan, où ils détenaient des terres dans la continuité de leurs possessions rouergates de la vallée du Lot, autour du vieux vicus de Bannassac, ancien atelier monétaire mérovingien, et de son sanctuaire de La Canourgue. Et encore rien ne prouve que cette zone d’influence était alors aussi étendue que ce qu’elle deviendra au XIIe siècle sous l’action des comtes de Barcelone, successeurs des vicomtes de Millau. Les promoteurs de la Paix de Mende avaient eux-mêmes reconnu cet état de fait et entériné un gouvernement oligarchique, puisqu’ils avaient nommé les principaux sires châtelains au sein de la cour d’arbitrage chargée de poursuivre les atteintes à la paix de Dieu.
12Ainsi, au XIe siècle, les vicomtes de Millau étaient plus puissants en Rouergue, en y étant les seconds après les comtes, qu’en Gévaudan, où aucun pouvoir laïque ne leur était supérieur. La comparaison entre les deux situations montre bien que l’essentiel du pouvoir des vicomtes ne tenait pas à la détention d’un titre ou d’une charge publiques, qui certes les plaçait en position éminente d’arbitre, mais qui ne suffisait pas pour s’imposer aux seigneurs châtelains si elle n’était pas adossée à un patrimoine notable. C’est donc avant tout le contrôle de la terre qui valait pouvoir.
LA TERRE AUX SOURCES DE LA DOMINATION LOCALE
13Rien ne distinguait donc structurellement la domination locale des vicomtes de Millau de celle qu’exerçaient les sires du Gevaudan. De ce point de vue, les vicomtes étaient avant tout des seigneurs châtelains, maîtres incontestés d’un cinquième du Rouergue, à l’est, dans une zone où leur patrimoine foncier ne souffrait la concurrence de personne, pas même du comte.
Un domaine important et compact
14Pour juger de cette emprise foncière, l’historien a la chance de pouvoir disposer d’une source exceptionnelle. En effet, un censier rédigé sur l’ordre du vicomte Gerbert, aux alentours de 1100, inventorie la terre de Gerbert et de son frère le vicomte Richard. Il est constitué de neuf dénombrements (brefs), qui s’attachent principalement aux revenus fonciers tirés des exploitations, ici des manses et des apendaries, dont les vicomtes possédaient la propriété éminente, l’alleu pour employer un terme de l’époque. Sont exclus du recensement les châteaux, les droits économiques et de justice, bref la part banale de la seigneurie, ainsi que les droits sur les églises.
15Le noyau du censier s’appuyait sur un document antérieur, le partage (divisionale) que le vicomte Richard II, grand-père de Gerbert et de Richard, réalisa entre ses enfants vers 1050. À cette première strate se rattachent les cinq premiers brefs, que rapproche leur structure interne et qui semblent décrire les parts des vicomtes Bérenger et Raimond dans l’héritage paternel ; chacune de ces cinq listes correspond à un ressort de gestion, appelé ministerium ou vicaria, confié à un responsable domanial qui sert à le désigner (par exemple, la viguerie de Guibert de Saint-Germain). Les quatre dernières listes traduisent des évolutions intervenues dans la seconde moitié du XIe siècle ; elles mettent ainsi en évidence une caractéristique qui échappe souvent à l’historien : l’évolution d’un patrimoine qui enregistre des pertes et des accroissements relativement fréquents et parfois conséquents. L’ampleur de ce domaine est impressionnante. Sur la base du censier et d’autres actes conservés, on peut estimer en effet entre 600 et 700 manses le domaine partagé vers 1050 entre les cinq fils du vicomte Richard II ; cinquante ans plus tard, les vicomtes Gerbert et Richard cumulaient de l’ordre de 550 manses en Rouergue et en Gévaudan, sans compter leurs biens en Carladès et en Lodèvois, territoires qui ne figurent pas dans le censier. Sans nul doute possible, la principale force des vicomtes de Millau résidait dans cette richesse foncière.
16Au-delà de son importance, on est frappé par la concentration relativement forte de ce patrimoine dans l’est du Rouergue (carte en annexe). Les vicomtes devaient certes compter avec une multitude d’autres propriétaires dans les vallées du Lot, de l’Aveyron et du Tarn, terres riches et peuplées ; dans la vallée du Tarn, autour de Millau, la culture de la vigne avait généralisé une petite propriété peu compatible avec une domination sur de vastes terres jointives. Mais la concentration foncière était telle dans d’autres secteurs que les vicomtes y étaient presque les seuls propriétaires sur plusieurs kilomètres à la ronde ; le cœur de la terre des vicomtes se trouvait ainsi sur les plateaux du Larzac et du Lévezou, qui abritaient un habitat disséminé d’exploitations souvent d’une seul tenant. Dans ces zones, les vicomtes contrôlaient par ailleurs la propriété éminente de la totalité des églises paroissiales et pouvaient concéder les revenus presbytéraux à des fidèles à titre de fief, comme dans la haute vallée du Viaur où leurs droits supérieurs sont avérés ou très probables sur six églises chefs-lieux de paroisses jointives : Sévérac-l’Église, Lugagnac, Saint-Martin de Cormières, Salars, Arques et Saint-Aignan de Ségur. Cette densité du patrimoine vicomtal en moyenne montagne n’est pas sans rappeler la situation décrite par Pierre Bonnassie au sujet des sires de Caboet en Catalogne ou celle, plus proche, des lignées des Peyre, des Randon ou des Tournel en Gévaudan, maîtres sans partage d’une grande part de l’Aubrac, de la Margeride ou du Mont Lozère. Dans de telles zones, les vicomtes étaient les maîtres incontestés et ils ont pu exercer à plein leur pouvoir de contrainte, en obligeant des propriétaires alleutiers à leur proposer en priorité toute cession de terre, comme le prévoyait un acte passé au bénéfice d’un de leurs fidèles au milieu du XIe siècle.
Châteaux et féodalité
17Si le domaine de ces vicomtes peut être saisi de manière assez fine, on peine à voir la vicomté en tant que seigneurie, tant dans l’espace que dans ses éléments constitutifs. Pourtant elle existe alors bien comme un ensemble territorialisé, puisqu’une source extérieure au Rouergue cite pour la première fois vers 1050 un « vicomte de Millau ». Il y avait alors bien une vicomté dont la capitale était aux yeux de tous, Millau. Bien sûr, compte tenu de la convergence forte entre propriété et seigneurie, la zone d’implantation foncière des vicomtes constituait le cœur de ce territoire. Mais des incertitudes demeurent sur les interstices séparant plusieurs blocs domaniaux, sur la mouvance de tel château situé à la périphérie ou sur des biens dispersés qui étaient éloignés de cette zone interne.
18Ainsi un simple dénombrement des châteaux relevant de la vicomté demeure-t-il hypothétique. Alors qu’il est douteux que les vicomtes de Millau n’aient pas usé des mêmes armes que leurs voisins immédiats, les Trencavel, la documentation féodale est insignifiante : ne subsiste qu’un serment prêté vers 1080-1090 au vicomte Bérenger et à ses fils Gerbert et Richard par Aldebert, seigneur de Canillac, pour six châteaux situés à la limite du Rouergue et du Gévaudan. Pour le reste, il ne reste que les souscriptions des actes vicomtaux entre 1060 et 1112 pour repérer les grandes lignées châtelaines qui, comme les Canillac, reconnaissaient plus ou moins l’autorité des Millau – en l’occurrence, les Sévérac et les Lévezou –, et chercher d’éventuels fidèles dont le patronyme renverrait à un château attesté aux XIe et XIIe siècles dans une zone d’implantation foncière vicomtale. Avec les risques d’une telle méthode et sans pouvoir préciser leur degré d’intégration dans la seigneurie de Millau, on peut ainsi dénombrer de dix à quinze châteaux ; en revanche, on ne trouve aucune mention de la résidence vicomtale à Millau même.
19La localisation de ces forteresses met en évidence une répartition inégale, qui privilégie les marges de la vicomté, alors que la région où se concentrait la majeure part du patrimoine des vicomtes, entre Aveyron et Tarn, ne compte guère que les châteaux de Salmiech, Camboulas, Montferrier, Vezins ou La Britouyre. On a le sentiment que la densité de leur assise terrienne suffisait aux vicomtes à asseoir leur domination au cœur de leur seigneurie et les dispensaient d’y construire des châteaux pour y régner en maîtres.
20Les droits économiques sont tout aussi fugaces dans la documentation : on sait juste que le vicomte Hugues détenait une part de la leude de Millau. À défaut de gisements miniers qui contribuaient à la richesse des Trencavel ou des vicomtes de Narbonne, mais dont était dépourvue leur terre, les Millau devaient en outre tirer profit du commerce des quantités importantes de céréales et d’animaux que leur rapportaient les prélèvements fiscaux, des banalités et des péages sur les trois principales voies qui traversaient la vicomté : les deux grandes routes qui remontaient de la Méditerranée et dont Millau commandait le point de franchissement sur le Tarn avant qu’elles ne se séparent, l’une pour partir à travers le Lévezou vers Rodez et le Quercy, l’autre pour gagner l’Auvergne via Sévérac-le-Château ; la route qui liait Rodez à Sévérac-le-Château par la ligne de crêtes des Palanges.
21Un réseau castral semblait donc bien structurer le territoire de la vicomté, notamment sur ses marges ; des serments devaient conforter la position des vicomtes par rapport à leurs fidèles dans l’enchevêtrement des droits et l’incertitude des situations. Mais l’organisation féodale échappe très largement alors que l’on en connaît pourtant l’importance pour les Trencavel.
Genèse, transmission et préservation du patrimoine
22Biens publics et patrimoine d’origine privée s’entremêlent indistinctement mais la genèse de l’ensemble mérite une analyse plus détaillée (annexe 4).
23Le rôle tenu par ce patrimoine dans l’influence politique des vicomtes faisait de sa transmission un enjeu essentiel, dans un contexte où la cohésion de la lignée était menacée par les tensions que faisaient naître désir de maintenir l’intégrité de l’assise foncière et aspirations au partage au sein d’une même génération. Comme dans d’autres familles dirigeantes, le titre vicomtal était porté chez les vicomtes de Millau par l’ensemble des frères laïques appartenant à une même génération, comme par les fils du vivant de leur père. Cette indivision dans l’exercice du pouvoir allait de pair avec un système de partage, attesté à l’occasion de la succession du vicomte Richard II et à la mort de Gerbert. Ainsi il paraît probable que tous les vicomtes avaient des droits dans la ville même de Millau. La situation des fils du vicomte Richard II donnerait à penser que cette partition pouvait ne pas être égalitaire et que l’un des enfants, a priori l’aîné, était privilégié : la part d’héritage de Bernard était de 100 manses, l’ensemble des biens légués par son frère le vicomte Hugues à sa mort vers 1080 oscillait entre 90 et 100 manses, alors que les cinq premiers brefs du censier qui semblent correspondre aux parts de Bérenger et de Raimond se montent à environ 450 manses ; si l’on estime la dotation de Raimond autour de 100 manses, on en déduit que le vicomte Bérenger aurait reçu environ 350 manses, soit de l’ordre de la moitié du patrimoine légué par son père. On retrouve un partage au début du XIIe siècle entre, d’une part, la fille du vicomte Gerbert, Douce, et son mari Raimond-Bérenger de Barcelone et, d’autre part, le frère de Gerbert, Richard : au catalan, les droits en Gévaudan, à Richard les droits en Lodévois ; les biens en Rouergue et en Carladès furent eux divisés, sans que l’on sache si les parts de Douce et de son oncle Richard étaient égales.
24La défense de l’intégrité de ce patrimoine n’allait pas sans tensions entre frères, ni sans contestations suscitées par diverses aliénations, dont les mieux connues sont les donations pieuses faites à Saint-Victor de Marseille. Ainsi, lorsqu’il entra à Saint-Victor en 1061, Bernard n’obtint l’accord de ses frères pour la cession de quarante manses à l’abbaye marseillaise qu’après leur avoir abandonné les soixante autres manses constitutifs de sa part d’héritage, sous réserve que ces soixante manses reviendraient à Marseille à la mort de son frère, le vicomte Hugues. Il y a tout lieu de penser que cette dernière clause ne fut jamais appliquée, comme de nombreuses autres libéralités. En effet, ce même vicomte Hugues s’empara de biens légués à son autre frère, l’abbé Richard, que ce dernier avait cédés à l’abbaye marseillaise ; on a aussi la preuve que les donations faites à sa mort par Hugues, tant en faveur de Conques que de Marseille, ne furent jamais exécutées et que son frère aîné, le vicomte Bérenger, récupéra les terres et les droits en question. Combien d’églises, de manses, de droits furent-ils ainsi cédés par un individu, puis repris par sa lignée, parfois au prix d’arrangements ultérieurs – qui nous échappent – avec les établissements dépossédés ?
25Si la préservation du patrimoine plaçait les pratiques successorales au cœur des enjeux de pérennisation du pouvoir, la parenté constituait aussi le meilleur moyen, plus sûr que la guerre, d’étendre durablement son autorité au-delà de ses bases ancestrales.
LA PARENTÉ ET L’ÉGLISE AU CŒUR DES RÉSEAUX DE POUVOIR
26Dans un contexte où le pouvoir ne venait plus d’une concession par une autorité supérieure, la chasse aux héritières remplaçait la course aux honores pour qui voulait étendre sa domination au-delà de sa zone d’influence originelle. Alors que le système antérieur faisait découler un tel accroissement de la faveur d’un seul, voire de deux lorsque le permettait la géographie – voisins concurrents dans une zone de frontière –, les vicomtes intervenaient désormais dans un jeu multipolaire, plus complexe et plus riche en potentialités. En effet, outre d’éventuelles extensions territoriales, les alliances matrimoniales offraient aux lignées vicomtales une possibilité d’émancipation politique par rapport aux comtes, en brisant les frontières de leur pays d’origine et en créant des solidarités à une large échelle régionale. Pour les vicomtes de Millau, ce nouveau théâtre d’influence fut les rives de la Méditerranée, comme en témoignent leur implantation en Provence ou leurs apparitions dans une convenientia conclue entre le comte de Barcelone et le vicomte de Narbonne pour la reconquête de Tarragone (vers 1050), dans une remise d’otages au comte de Carcassonne (vers 1051-1072) ou dans des serments de sécurité prêtés par les vicomtes de Narbonne ou de Béziers au début du XIIe siècle. La concentration de ces relations dans l’ancienne Gothie et dans ses prolongements catalan et provençal tenait au redoublement et au croisement d’alliances entre un petit nombre d’anciennes lignées carolingiennes de rang comtal ou vicomtal. Autrement dit, plus qu’au niveau local, c’est hors de sa patria que la détention du titre vicomtal jouait à plein son rôle, un rôle désormais symbolique de distinction sociale, en rappelant aux yeux de tous, notamment d’étrangers qui n’étaient pas forcément au fait des réalités locales du pouvoir, l’appartenance des vicomte de Millau au cercle réduit des descendants des anciens officiers carolingiens.
27Par ailleurs, la singularité des vicomtes de Millau tient à la transposition et à la consolidation de leurs réseaux de pouvoir au sein de l’Église grégorienne, au travers de l’expansion de Saint-Victor de Marseille en Rouergue et en Gévaudan et du contrôle de plusieurs sièges épiscopaux dans cette même zone d’influence languedocienne. Parenté et clientélisme trouvaient donc leur prolongement naturel dans des relations d’alliance et de filiation au sein même de l’Église (voir généalogie).
La chasse aux héritières
28Les alliances matrimoniales constituaient bien une arme de conquête de nouveaux territoires. À l’instar des Trencavel, les vicomtes de Millau surent mener une habile stratégie qui se concrétisa par trois unions successives avec des héritières : Adèle apporta au vicomte Bérenger les droits de son père Gerbert sur la vicomté de Carlat et de sa mère Nobilie sur celle de Lodève ; leur fils Gerbert épousa l’héritière du comté de Provence ; la fille de Gerbert, Douce, fut mariée au comte de Barcelone, Raimond-Bérenger.
29L’orientation géographique de ces alliances (Béziers-Agde, Narbonne, Provence, Barcelone) rattache clairement les vicomtes de Millau à une aire méditerranéenne et les mariages provençal et catalan trahissent sans nul doute le sens politique et l’influence de l’oncle de Gerbert, Richard, abbé de Saint-Victor de Marseille (1079-1106), puis archevêque de Narbonne (1106-1121). La seule entorse, partielle du reste, à ce tropisme méditerranéen est l’union de Bérenger avec l’héritière des vicomtés de Carlat et de Lodève, qui pourrait être intervenue durant la période où le Rouergue fut gouvernée par la comtesse Berthe, épouse du comte d’Auvergne Robert. Cette coïncidence tient-elle à un simple hasard ? Ne pourrait-elle pas plutôt découler d’une intervention du comte d’Auvergne, seigneur et protecteur de l’héritière de Carlat, qui avait intérêt à s’assurer le concours du vicomte de Millau dans le conflit successoral qui l’opposait au comte Raimond de Saint-Gilles pour le contrôle du Rouergue ? Une telle alliance matrimoniale des vicomtes ne serait donc pas antinomique avec la relation de dépendance et de soutien qui les liaient aux comtes.
30À défaut d’héritage, une union valait alliance politique avec une lignée et créait des obligations réciproques qui pouvaient déboucher sur des actions communes. On repère ainsi les conséquences de l’union de Richard II avec Rixende de Narbonne : ce mariage explique la présence du vicomte Richard à un plaid tenu à Narbonne en 1023, aux côtés du vicomte Bérenger de Narbonne, comme elle justifie sa mention dans la convenientia passée entre le Narbonnais et le comte de Barcelone pour la conquête de Tarragone. Par ailleurs, le lien ainsi noué avec un frère de Rixende, Pierre-Bérenger, évêque de Rodez vers 1050, puis archevêque de Narbonne, contribua sans nul doute au choix ultérieur comme archevêque de Narbonne en 1106 de son neveu, Richard de Millau, qui cumulait l’ancienne légitimité familiale et le soutien pontifical désormais indispensable.
31L’anthroponymie des Millau traduit du reste fort bien le prestige apporté par ces alliances considérées comme hypergamiques. Richard II et Rixende appelèrent leur fils aîné Bérenger, du nom de son grand-père maternel Bérenger de Narbonne, alors que les puînés recevaient des noms emblématiques des comtes de Rouergue (Hugues et Raimond, soit le comte contemporain et son père) et de la lignée vicomtale (Richard, du nom de ses père et grand-père), sans que puisse être éclairé le choix de Bernard, nom très répandu. À la génération suivante, le fils aîné de Bérenger de Millau hérita à nouveau du prénom de son grand-père maternel, Gerbert de Carlat, alors que les cadets se partageaient l’anthroponyme marqueur de la lignée (Richard) et la référence obligée aux comtes de Toulouse-Rouergue (Raimond, du nom du comte contemporain). Le système anthroponymique résume donc à lui seul le cadre dans lequel s’exerçait le dominium des vicomtes : transmission héréditaire du pouvoir local, reconnaissance de l’autorité comtale, alliances matrimoniales pourvoyeuses d’un surcroît d’influence à l’échelle régionale.
32Les alliances des fils cadets sont inconnues, si l’on excepte le mariage du vicomte Richard avec une certaine Adélaïde à la fin du XIe siècle. Mais du reste les autres furent-ils mariés ? – cette dernière éventualité, malheureusement sans réponse, correspondrait bien à une stratégie de préservation de l’intégrité patrimoniale. Les unions les mieux attestées de filles sont orientées vers les régions où les vicomtes étaient implantés (Rouergue, Gévaudan, Lodévois) et liaient les vicomtes de Millau à des seigneurs de rang inférieur, dont la fidélité était renforcée par l’octroi d’une épouse ; ainsi, des filles de vicomtes ont épousé un noble du Gévaudan possessionné en Rouergue, Alquier de Mellancha, ou un sire de Lévezou, lignée établie sur les contreforts du Lévezou au contact direct de la vicomté, alors qu’un mariage est très probable avec les seigneurs des Deux-Vierges, lignée proche des vicomtes de Lodève. Des alliances homogamiques ne sont toutefois pas à exclure avec des membres d’autres familles vicomtales, comme les vicomtes de Marseille ou ceux de Bruniquel, même si les indices sont plus ténus.
La projection spatiale et sociale de l’influence des Millau au sein de l’Église
33L’exemple des vicomtes de Millau illustre bien, par ailleurs, les interactions complexes et antinomiques mises en œuvre entre les pouvoirs locaux et l’Église à l’occasion de la Réforme grégorienne. Comme les autres potentats sommés de participer au mouvement général de restitution qui débuta dans la région dans les années 1060, les vicomtes de Millau durent abandonner leurs droits sur des monastères (Saint-Léons, Saint-Amans de Rodez) dont la vente procurait des sommes importantes, comme sur des églises dont les revenus servaient à asseoir des fiefs pour rétribuer leurs fidèles. Les difficultés rencontrées pour rendre effectives de telles renonciations montrent bien l’impossibilité pour eux de renoncer brutalement à une source importante de leur pouvoir et révèlent les tensions fortes que fit naître au sein de la lignée son engagement au service de la Réforme. En effet, l’une des singularités des vicomtes de Millau est leur adaptation au nouveau contexte, qu’ils réussirent en prenant une part importante à l’expansion de Saint-Victor de Marseille dans le sud du Massif Central et en conciliant népotisme épiscopal et service de la papauté.
34Au départ de la relation privilégiée entre les vicomtes rouergats et l’abbaye marseillaise, il y eut peut-être une alliance matrimoniale nouée vers 1050 avec les vicomtes de Marseille, protecteurs du monastère dans la première moitié du XIe siècle. Cette parenté aurait valu à Bernard, fils du vicomte Richard II, d’accéder au siège abbatial marseillais en 1065, quatre ans seulement après son entrée à l’abbaye, puis à son frère Richard de lui succéder de 1079 à 1106. Pendant cinquante ans, le siège abbatial marseillais fut donc occupé par un Millau.
35Bien que leurs faveurs allèrent aussi à d’autres établissements, implantés notamment en Auvergne (fondation du prieuré de Montsalvy en Carladès, restauration de Lugagnac par le monastère d’Ébreuil), les vicomtes furent les principaux artisans de l’expansion marseillaise dans la partie orientale du Rouergue, l’ouest du pays étant sous l’influence clunisienne par le biais de Moissac. De manière saisissante, dont on retrouve toutefois des exemples dans l’histoire de Cluny, le réseau victorin s’y superposait au domaine vicomtal à partir de trois établissements, qui se partagèrent notamment les legs faits par le vicomte Hugues vers 1080 aux moines victorins : le vieux sanctuaire de Saint-Léons et les deux fondations vicomtales de Millau et du Poujol. L’implantation de ces deux derniers prieurés traduit parfaitement cette fusion entre seigneurie laïque et zone d’influence monastique : tous deux se situaient, respectivement, à proximité immédiate de la résidence des vicomtes dans leur capitale et à quelque centaines de mètres du château de Camboulas, fort important pour les vicomtes de Millau (annexe 4). Aux marges du domaine vicomtal, les établissements victorins provenaient de libéralités concédées par les fidèles et les parents des vicomtes : en Gévaudan, les sires de Canillac, à La Canourgue ; ceux de Peyre, au Monastier-Chirac ; en Rouergue, les sires de Lévezou, à Castelnau-de-Lévezou. Ainsi, les vicomtes tiraient profit sur le plan local de cette alliance, qui contribuait à consolider leur réseau d’obligés, en faisant converger sous l’autorité d’abbés des Millau églises, biens et fils de leur fidèles. Au-delà de la coalescence spatiale, l’ordre victorin reproduisait donc aussi la hiérarchie politique laïque… Ainsi les Millau pouvaient croire récupérer d’une main ce qu’ils avaient dû abandonner de l’autre.
36En fait, grâce à l’influence et à l’habileté politique de l’abbé Richard de Millau, cardinal, plusieurs fois légat pontifical en Espagne et en France, fervent soutien donc de la papauté dans le Midi, l’alliance avec Saint-Victor de Marseille offrit plus aux Millau qu’une simple compensation à l’échelle locale, en les aidant à étendre leur influence bien au-delà de leur territoire d’origine : on a vu le rôle probable de Richard dans les alliances avec la Provence, puis avec Barcelone. Il faut aussi lui imputer une responsabilité importante dans le contrôle d’évêchés dans le Languedoc méditerranéen, après son accession au siège métropolitain de Narbonne qu’avait favorisée sa propre parenté avec les vicomtes de Narbonne. Là aussi Ecclesia et réseaux de parenté et de fidélité des vicomtes de Millau se rejoignaient, au travers ici du népotisme épiscopal. Ainsi, un neveu de Richard, Arnaud de Lévezou, lui succéda sur le siège narbonnais (1121-1149), après avoir occupé celui de Béziers (1095-1121), qui passa à un parent d’Arnaud, Bermond de Lévezou (1126-1152). Des fidèles rouergats des vicomtes se succédèrent à la même époque à Lodève, avec Bernard de Prévinquières (1090-1099), puis Déodat de Caylus, chanoine de Béziers (1099-1102), mais il est vrai que les Millau détenaient des droits sur cet episcopatus. Le contrôle des Peyre sur le siège épiscopal de Mende, que leur assuraient leurs possessions foncières avant la Réforme grégorienne, tira certainement une part de sa pérennité séculaire des relations étroites qu’ils entretenaient avec les vicomtes de Millau. Enfin, il n’est pas impossible qu’Aton, qui devint archevêque d’Arles (1115-1128) après avoir été probablement à la tête du prieuré victorin de La Canourgue, ait été un autre neveu de Richard.
37L’Ecclesia grégorienne constitua donc un champ social privilégié qui permit aux vicomtes, à l’instar de la parenté, de consolider leur position en Rouergue, au travers de l’installation des prieurés victorins, et d’accompagner leur influence croissante dans le Midi, par le biais du contrôle de plusieurs sièges épiscopaux dans les cités où ils profitaient de liens de parenté antérieurs avec les familles vicomtales.
***
38Malgré ses limites documentaires et sans généraliser une configuration qui s’inscrit dans un cadre spatial et un contexte politique particuliers, le dossier rouergat apporte un éclairage sur deux aspects du pouvoir des vicomtes. Tout d’abord, dans la lignée des travaux de Giovanni Tabacco, il démontre qu’un fort enracinement terrien était sinon le fondement unique des dominations locales, du moins l’élément déterminant dans leur construction, à côté de l’exercice du pouvoir de commandement, que ce dernier découlât de la jouissance d’une charge publique à l’époque carolingienne ou de l’élaboration progressive de la seigneurie banale au XIe siècle. Au niveau local, le pouvoir des vicomtes ne connaissait donc pas de différence majeure de nature avec celui des sires châtelains et sa seule spécificité tenait à une plus grande faculté à accaparer biens publics et temporels épiscopaux et monastiques.
39C’est sur le versant social du pouvoir d’une part, et à l’échelle régionale d’autre part, que le titre vicomtal jouait à plein au XIe siècle comme critère discriminant par rapport aux lignées châtelaines. Le terrain où ce surplus de légitimité s’exprimait le mieux était bien sûr la parenté, dont l’importance avait été renforcée par les nouvelles formes du dominium : en effet, le jeu des alliances matrimoniales inscrivait les vicomtes dans le cercle très restreint des descendants des anciens officiers carolingiens, tout en élargissant leur influence politique au niveau régional. En dépit des bouleversements introduits par la Réforme grégorienne, l’Église demeurait un champ complémentaire de la parenté pour prolonger et réactiver des relations nouées au-delà du cadre purement local que traçaient le contrôle de la terre et des châteaux et la féodalité.
Annexe
ABREVIATIONS
vcte : vicomte
sv : Saint-Victor
vctés : vicomtés
arch : archevêque
év : évêque
cte : comte
cté : comté

Figure 1. Les vicomtes de Millau (reconstitution généalogique)
Notes de bas de page
1 L’appareil bibliographique et les notes sont en annexe 1.
Auteur
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