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Une école sans Dieu ?

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Pierre Ognier

De la circulaire Ferry à l'enquête de la Correspondance générale. Le parcours contrasté de la morale scolaire

Félix Pécaut et l’enquête sur « l’âme de l’école »

Texte intégral

  • 240 Après la clôture du débat sur « l’âme de l’école » dans la Correspondance Générale. Quelques réfle (...)
  • 241 Félix Pécaut et l’éducation de la conscience, par G. Compayré, éd. Hachette, 1904.

1L’Inspecteur général Félix Pécaut a donné en détail son sentiment sur l’ensemble des réponses suscitées par l’enquête de la Correspondance générale. Il l’a fait sous la forme de « simples réflexions », des observations rédigées dans un style familier et spontané qu’il a publiées dans un livre paru en 1897240. Pécaut se refuse à présenter ces réflexions comme des conclusions définitives de sa part. Il souhaite simplement exposer ce qu’il estime être l’état de l’éducation morale et religieuse à l’école primaire, en laissant le problème ouvert à d’autres propositions et analyses. En même temps, ce texte nous semble refermer magistralement – et provisoirement –, non seulement l’enquête de la Correspondance générale, mais aussi notre ouvrage qui s’est efforcé, pour la période 1882-1895, d’explorer et de restituer la dimension religieuse de la morale scolaire et les problèmes qu’elle a posés, ceci à travers bien d’autres éclairages, scolaires, pédagogiques, éducatifs, sociétaux et politiques, fournis d’ailleurs par les journaux scolaires eux-mêmes. Pécaut, le grand moraliste de l’enseignement primaire laïque, cet « éducateur de la conscience » comme le désignera Gabriel Compayré241, était évidemment le mieux placé et le plus autorisé pour faire connaître ses réflexions et ses analyses sur toutes les contributions recueillies grâce à l’enquête.

  • 242 Pécaut souligne le poids et l’originalité des contributions féminines à l’enquête. Fondateur d’un (...)

2Pécaut consacre ses trois premières observations à ce qu’il appelle « la physionomie de la consultation », autrement dit l’impression qu’elle donne de l’extérieur, la qualité des réponses et de leurs auteurs. Ce qui l’a d’abord « frappé », c’est que « ce sont des laïques, et non pas des prêtres, ni des savants, mais des gens d’action » qui ont répondu à l’enquête. Des gens, « en communication quotidienne avec le peuple », qui se mêlent « de penser par eux-mêmes et de parler sur la religion ». Ils ont réfléchi et écrit « non pas sur la religion spéculative », de laquelle on peut discuter à perte de vue, « mais sur la religion rationnelle et pratique ». Pour lui, c’est une des manifestations les plus remarquables « du mouvement scolaire laïque depuis 1880 ». Il souligne « un autre fait », qui ne doit pas passer inaperçu : la place inédite prise par les femmes dans ce débat242. Comme nous l’avons observé nous-mêmes, il ne lui a pas échappé que, dans ce qu’il choisit d’appeler une « consultation », « les voix de femmes ont été aussi nombreuses que les voix d’hommes » et qu’elles « ont provoqué une attention au moins égale ». C’est pour lui un motif très fort d’étonnement devant « le chemin parcouru en peu d’années ». Il considère cette « percée » des femmes comme un « témoignage tout à fait imposant de la vitalité de l’enseignement féminin laïque » à laquelle il a contribué lui-même pour une part considérable par les fonctions qu’il occupe à l’École normale supérieur de Fontenay. Certes, cet enseignement, « né d’hier », a d’abord été entrepris « comme en tremblant », – car l’Église y détenait une position et un rôle hégémoniques –, mais on peut y voir « une des ressources de l’avenir ».

3Enfin, pour clore cette introduction, Pécaut souligne qu’ils ont été nombreux ceux qui, comme lui, ont prêté une attention sympathique et « mêlée de respect… à tous les suffrages de cette consultation ». Au fond de lui-même il pense que « rien de plus sérieux, de plus cordialement sérieux » ne s’est publié en France au même moment. D’autre part ces réponses et ces avis sont réellement l’émanation « de tous les rangs de l’Enseignement primaire, instituteurs et institutrices, inspecteurs, professeurs, directeurs et directrices d’École normale », et ils « font honneur à ce grand corps ». Ils n’ont « rien d’irrévérencieux », ni dans le fond, ni dans la forme, « rien d’hostile ni de méprisant pour les adversaires », « rien d’excentrique » non plus. On n’y rencontre que des opinions « graves et modestes », exprimées sur un ton qui « convient à des hommes et à des femmes qui se sentent responsables » et « qui n’ignorent ni les difficultés de la question, ni la complexité redoutable et toute nouvelle des conditions sociales où ils sont appelés à faire œuvre spirituelle ». « Ils (et elles) ont émis, sans affectation et sans emphase un avis réfléchi et mesuré, mais non timide et effacé ». Et Pécaut avoue sincèrement que « cela fait du bien d’entendre tant de braves gens parler simplement sur les sujets à la fois les plus élevés et qui nous touchent de si près ».

4Les six réflexions suivantes (no 4 à 9 inclus) traitent de religion et d’éducation morale telles qu’elles sont apparues aux yeux de Pécaut au travers des réponses à l’enquête.

LA RELIGION DES LAÏQUES DANS L’ENSEIGNEMENT PRIMAIRE

5Sur ce thème Pécaut découvre un nouveau sujet d’étonnement car il a été « frappé » par le fait que « la religion, l’idée religieuse, sous une forme ou sous une autre, a été généralement et hautement professée de tous côtés ». Sur ce point, comme la suite va le montrer, son impression est plus sereine que dans ses Notes d’inspection de mai 1894. Et il précise que l’idée religieuse, c’est-à-dire le plus souvent l’idée de Dieu fait bien l’objet d’une « profession », autrement dit d’une affirmation, générale et sans timidité. De même « l’idée d’une place à faire à la religion dans l’éducation, une place non pas subordonnée, mais plutôt centrale » s’est fait clairement reconnaître. Ainsi tout ce qui a été dit au sujet de la religion « témoigne que celle-ci n’est pas plus bannie de l’école, de la plupart des écoles, qu’elle ne l’est de l’esprit et du cœur des maîtres ». Les réponses montrent au contraire « que la plupart apportent l’appui et la garantie de leur parole d’honnêtes gens » au discours religieux qu’ils sont autorisés à tenir, « même si leur credo est court ».

  • 243 Théologien et pasteur unitariste américain (1780-1842). Entre autres ouvrages il a écrit Élévation (...)
  • 244 Les mots soulignés le sont dans le texte de Pécaut.

6Pécaut présente ensuite un échantillon des croyances variées qu’il a pu constituer sur la base des réponses à l’enquête. La religion des laïques n’a en effet, « que cela nous plaise ou nous déplaise, rien d’uniforme ni de dogmatique » : « l’expression en est diverse, souple, parfois flottante ». Mais c’est peut-être qu’elle renvoie à une grande sincérité, quelquefois même à une profondeur de convictions. En tout cas cette religion refuse de « se fixer dans des définitions doctrinales », par exemple le jansénisme, ou le protestantisme… même si l’influence de Pascal ou de Channing243 se fait quelquefois sentir. Parmi les « formes religieuses » esquissées, Pécaut relève chez les uns, « la religion dite naturelle, avec ses trois ou quatre articles fondamentaux » ; chez les autres, « le déisme, imprégné de l’Évangile » ; ailleurs « la souveraine majesté de l’idéal qui plane sur toute la morale » ; « ou encore un certain éclectisme, où la sagesse chrétienne et le stoïcisme, l’Évangile et la doctrine de Kant, se mêlent sans bien se fondre ». Ces croyances religieuses n’ont évidemment « rien de systématique ni de parfaitement cohérent », mais elles manifestent plutôt « un esprit, simplement, ou, si l’on veut, une foi244 ». Mais, à travers ces formes variées, Pécaut a constaté « le besoin instinctif ressenti par tous, de rattacher la morale et toute l’existence humaine, précaire, bornée, au principe suprême, infini et indéfinissable de toutes choses ».

L’ENSEIGNEMENT MORAL LAÏQUE

7Ce qui a paru à Pécaut encore plus fortement affirmé que le sentiment religieux dans les réponses à l’enquête, « c’est l’idée de la légitimité, de l’efficacité, de l’indépendance de l’éducation morale laïque à l’égard, soit des doctrines et de la morale confessionnelles, soit même des religions en général ». Ce qui est mis en exergue, c’est « l’éducation morale simplement humaine », celle des honnêtes gens et des pères de famille. Une morale aux principes et aux mobiles divers : « l’obéissance au commandement impératif de la conscience », « le respect de la dignité humaine en soi », « le respect de la famille », « l’altruisme ou l’amour du prochain »… Parmi les motifs, on trouve aussi « la considération de l’intérêt bien entendu », autrement dit « les leçons de la sagesse commune ». « Tout cela, remarque Pécaut, n’est ni systématique, ni tout à fait cohérent, mais en revanche cela est vivant et agissant ». En ce qui concerne le rôle du sentiment religieux, une observation s’impose : si les maîtres « sont disposés à reconnaître que l’inspiration religieuse prête une autorité, une gravité, une dignité particulières à l’enseignement moral », qu’en un mot « elle le consacre », ils semblent encore très éloignés de vouloir « absorber la morale dans la religion, pas plus dans une religion philosophique que dans une religion positive ». Selon Pécaut, cette réserve est typiquement laïque, c’est aussi celle de « l’homme d’action et non de spéculation… du Français naturellement peu mystique, avec son sens séculier et sa répugnance à perdre de vue la terre, le monde, la vie d’ici-bas… »

  • 245 Une expression pourtant, mais surtout, utilisée par les théoriciens, les universitaires, comme Pau (...)

8Cette volonté tenace de tenir ses distances par rapport à toute religion constituée se vérifie bien si l’on considère les réactions négatives de beaucoup « d’amis de l’enseignement public » lors de l’ouverture de « cette campagne entreprise au nom de l’âme de l’école ». Ils ont manifesté de la méfiance devant « des mots nouveaux pour leur oreille, la religion laïque245, l’inspiration religieuse… » Et ils se sont d’autant plus méfiés « que ces mots étaient parfois accompagnés de plaintes excessives et de sentences injustes au sujet des résultats de notre enseignement ». Ces mots et ces expressions leur ont paru d’abord exprimer « un mysticisme exotique et nuageux, sans portée pratique comme sans consistance ». Mais surtout « ils ont craint que cela ne fût le précurseur d’un retour offensif de la religion officielle, de l’histoire sainte et du catéchisme obligatoires ». Sur ce dernier point, ils ont lieu de se rassurer : tous ceux qui ont participé à l’enquête, « autant les femmes que les hommes », à tous les rangs de la hiérarchie, et « quels que soient d’ailleurs leurs sentiments personnels et même leur pratique à l’égard de l’Église », tous « forment le même vœu : que la séparation soit maintenue, que l’école, ses maîtres et son enseignement gardent leur caractère strictement laïque, distinct, indépendant ».

9Pécaut consacre ensuite un long développement aux « jugements sommaires et peu équitables » portés sur « les résultats moraux de l’instruction laïque » ; des jugements qui, on l’a vu plus haut, ont provoqué « une surprise mêlée d’indignation ». Pourtant les maîtres, à tous les échelons, « ont le sentiment d’avoir fait de louables efforts pour éveiller la conscience de leurs élèves ». Par ailleurs « ils attestent que le niveau moral ancien n’a pas baissé sous leur conduite » et ils peuvent témoigner « que les enfants sont plus civilisés, plus polis et moins grossiers de manières et de propos… » En outre les jugements portés sur l’école laïque n’ont pas paru tenir compte de plusieurs données de fait. Ils n’ont pas pris en compte d’abord « la date si récente des réformes et de l’introduction de l’enseignement moral, la nouveauté de cet enseignement sans tradition » et enfin « l’extrême difficulté que, sous n’importe quelle forme, il a toujours offert en raison même de sa nature. » Et surtout ils n’ont pas pris en considération « les changements prodigieux qui se sont accomplis en peu d’années dans les anciennes conditions de la vie sociale ». Et Pécaut n’est pas en peine d’énumérer les agents de ces changements : « la presse à bon marché », « les chemins de fer », l’exode rural, « la diffusion illimitée de la littérature licencieuse » et jusqu’à « la multiplication des cafés-concerts et des débits de liqueurs ». Et cela « sans parler de la corruption politique, des excitations démagogiques, de la contagion des mœurs et des maximes des classes supérieures ». En toute équité, peut-on reprocher « à la discipline et à l’instruction morale de l’école… de n’avoir pas triomphé du jour au lendemain là où les plus puissantes et les plus anciennes influences éducatrices avaient échoué ? » Peut-on porter une telle accusation contre une école que la plupart de ses élèves quittent dès l’âge de 11 ans et qui est désertée au moins quatre mois sur les dix que compte l’année scolaire ? » On ne peut pas, « sans une criante injustice, mettre à sa charge l’extension effroyable du libertinage chez les riches et les pauvres, les ravages de l’alcoolisme ou l’action dissolvante des mauvaises doctrines ». Et il est enfin tout à fait utopique « d’attendre d’elle qu’elle supplée (et en si peu de temps) à l’influence défaillante de l’État, de l’Église, de la famille et de la philosophie ».

10Pécaut pense que les lecteurs des réponses à l’enquête auront été « frappés » (troisième emploi de ce verbe) devant le fait que plusieurs de leurs auteurs s’excusent, en toute modestie, « au sujet de leur langue religieuse ou morale encore pauvre, courte et malhabile ». Ils invoquent « avec raison la nouveauté de leur mandat de maîtres de morale et le défaut de traditions ». Ils font également état de « l’embarras qui résulte, pour les laïques, croyants ou incrédules, de leur inexpérience ». Ils rappellent enfin « l’état passif où les a tenus la séparation séculaire du spirituel et du temporel, le spirituel (morale et religion) étant réservé exclusivement à l’Église, c’est-à-dire au clergé ». Dans ces conditions « ils reconnaissent qu’ils sont encore novices en cette matière et qu’ils en sont réduits à tirer tout d’eux-mêmes et de leur intelligence plus que de leur expérience intérieure, et des livres plus que d’eux-mêmes ». Mais c’est « en chef de famille et en honnêtes gens « qu’ils « balbutient parfois », s’appliquant « de leur mieux à dicter à leurs enfants, après se l’être épelée à eux-mêmes, la véritable règle de vie ». Ainsi ces maîtres « parlent modestement, selon qu’ils pensent, selon qu’ils croient, selon qu’ils sentent », sans pontifier, sans dogmatiser. Et ils espèrent fermement que « leur langue se dénouera peu à peu… avec le secours des grands moralistes, anciens ou modernes, et des grands poètes auxquels ils ont un incessant recours ».

  • 246 Il semble, ce que Pécaut ne dit pas, que les nouveaux programmes des EN soient un peu à l’origine (...)

11Cependant, concernant « les moralistes de tous les âges », « un regard attentif » peut discerner « une lacune… dans cette tradition, pieusement consultée, des grandes pensées et des grands exemples ». On peut en effet constater que « les sources chrétiennes de notre civilisation morale restent étrangères à la plupart des maîtres ; comme presque tous les Français cultivés, ils en ont désappris le chemin ». Et Pécaut précise : « Ils sont, ou ils deviennent de jour en jour plus familiers avec Socrate, Epictète, Marc-Aurèle et nos moralistes modernes qu’avec l’Évangile de Jésus et les Prophètes d’Israël246 ». D’où vient « cette amputation si extraordinaire d’une partie, – et non de la moins importante –, des racines premières et nourricières de la vie spirituelle chez nous autres Occidentaux » ? Pour le protestant libéral Pécaut, il ne faut pas chercher bien loin ; en effet, si on devait « instruire son procès » en la matière, « l’Église, ici encore, aurait plus de peine que Voltaire à dégager sa responsabilité ». Mais l’heure n’est pas aux considérations théologiques, ou ecclésiologiques, et ce qu’il faut bien constater et « mesurer », c’est « l’énorme appauvrissement qui résulte, pour nous laïques, de ce que nos communications familières sont rompues avec les monuments, les livres classiques d’une notable partie de notre idéal… » Nous n’avons plus accès à « l’idéal qui s’appelle du nom expressif de civilisation chrétienne, qui nous relie à notre insu les uns aux autres et qui supporte tant bien que mal l’édifice de notre société. »

L’ÉCOLE LAÏQUE A-T-ELLE UNE ÂME ?

12Après toutes ces analyses et réflexions, Pécaut s’attend à ce qu’on lui pose la question de savoir si, à son avis, il y a « une âme de l’école ». Il répond oui « sans hésiter », en nuançant cependant : « une âme naissante si on veut ». Ce qui l’incline à le penser, « c’est qu’il y a un noble et général effort de pensée et de parole sincères ». Selon lui, « il y a une âme en voie de naître ». Et « au temps de la religion d’État, du catéchisme récité selon la lettre », elle n’existait pas et « on ne songeait même pas à remarquer son absence, encore moins à l’évoquer ! » Aujourd’hui « cette âme s’exprime d’un bout de la France à l’autre… dans une langue commune, bien qu’en des formes, et pour ainsi dire, en des dialectes divers » et qui diffèrent « plutôt par l’accent personnel que par les idées ».

  • 247 Cette dernière notation montre que Pécaut est au courant de l’impact grandissant de l’idée de soli (...)

13Certes, ce que dit cette âme « n’a sans doute pas la vertu de remplir entièrement – selon le mot de M. Renouvier – le vide moral des esprits et des cœurs ». « Elle ne fait pas résonner chez l’enfant, du moins au degré que nous souhaiterions, les cordes graves de l’âme humaine ». Mais « aucune doctrine, pas plus celle de l’Église qu’une autre, n’est en possession des esprits ». Et pourtant on ne peut pas dire « que son Credo (pour employer un mot impropre) soit insignifiant ». Et Pécaut relève, dans une longue énumération, tous les mérites et les points positifs de cette morale laïque scolaire. En effet ce n’est pas rien « d’enseigner aux enfants que leur destinée commune et essentielle est une destinée morale, bien différente de celle que leur enseignerait l’Histoire naturelle » ; n’est-ce pas rien d’enseigner aux enfants que « l’effort moral qui doit les conduire à l’humanité, est autant intérieur qu’extérieur, qu’il est séculier et non pas ascétique, « c’est-à-dire appliqué à la vie présente et l’embrassant tout entière » ? Il n’est pas anodin « d’enseigner aux enfants, comme article fondamental (et tout à fait nouveau), le respect, – c’est-à-dire un sentiment à demi-religieux –, de la personne ou de l’âme libre en chacun de nos semblables, homme ou femme, pauvre ou riche ». Enfin il n’est pas insignifiant de leur enseigner, « par opposition à l’esprit d’individualisme exclusif ou d’esprit de classe, d’église, de coterie, la solidarité étroite de tous les membres de la cité dans le bien comme dans le mal247 ».

14Pécaut estime qu’« une âme d’enfant bien munie de ce lest de doctrines et de sentiments naviguera » en sécurité « sur la vaste mer du monde ». Et tous les pères de famille, au nombre desquels il se compte, s’estimeraient heureux s’ils étaient sûrs que leurs fils et leurs filles « seront en possession de ce viatique avant d’entreprendre le voyage de la vie ». Or tout cela, « tous nos maîtres sans exception l’enseignent à leurs élèves ». Il est vrai cependant que les uns le font « avec l’accent de la conviction et de l’expérience », les autres « avec sécheresse », « comme on récite une leçon apprise ». Mais « en est-il autrement » et « n’en a-t-il pas toujours été ainsi avec les prédicateurs et les catéchistes, tous également sujets à avoir leurs jours et leurs heures de grâce ou de sécheresse ? »

15Les trois derniers développement forment la conclusion de cet ensemble de réflexions. Une conclusion qui contient aussi un souhait et une exhortation. Pécaut se félicite d’abord, et sans hésitation, « de la franche consultation ouverte par la Correspondance Générale ». Mais s’il loue l’initiative, c’est « sans se faire illusion sur l’étendue, sur le degré de profondeur ou de stabilité des résultats acquis » par l’enseignement moral. Cette consultation a porté en pleine lumière « pour beaucoup qui l’ignoraient » ce que recèle « de liberté d’esprit et tout ensemble de sagesse pratique… notre personnel primaire » ; elle a montré aussi « quel haut sentiment de sa responsabilité il apporte dans l’accomplissement de sa nouvelle tâche ». Enfin « elle aura permis à beaucoup de maîtres de mieux apprécier ce que pèse l’idée religieuse dans l’éducation… » Et pour faire mieux sentir l’impact de cette idée dans l’enseignement primaire, Pécaut cite… Mgr Dupanloup, « adversaire ardent, pour ne pas dire l’ennemi de nos écoles laïques ». L’idée religieuse en effet « contribue à faire de l’enseignement du maître « ce que cet évêque-pédagogue désignait comme « une parole saisissante qui tombe avec autorité, qui touche par la bonté, et qui, dans sa fermeté naturelle et sa familiarité digne, va toujours au fond des âmes ».

16Le souhait ardent de Pécaut, « c’est que le mouvement pacifique d’efforts, de tâtonnements, d’études, dont la consultation a témoigné, ne soit pas troublé par une intervention intempestive d’en haut ou d’à côté, par une réaction politique, administrative ou ecclésiastique ». Selon lui, « le danger » susceptible de compromettre ce mouvement encore fragile de recherches, peut venir autant d’une « réforme intempestive » décidée par le gouvernement, que d’une réaction politique, assez improbable au demeurant. Les programmes officiels existent et ils fonctionnent comme des « régulateurs modérés et souples, qui tracent la voie à suivre sans gêner la liberté de conscience ». Autrement dit ces programmes sont tout à fait satisfaisants et n’ont pas besoin d’être remaniés. Leur qualité et leur « sincérité » est à préserver car c’est grâce à eux que l’on sauvera « l’âme de l’éducation ». Si l’on procédait autrement, « on s’engagerait en des complications sans issue ». La France républicaine a osé instituer à l’école primaire une chose « hardiment nouvelle », la morale, « une chose non de raisonnement ni de mémoire, mais en partie au moins de croyance, de libre consentement de l’âme », en tout cas « une chose impérieusement commandée par les plus graves circonstances ». En l’introduisant dans l’enseignement, elle a accepté « certains risques, certains embarras, certains périls même ». « Si graves qu’ils puissent être », ces difficultés ne peuvent prendre le pas « sur l’intérêt supérieur d’un enseignement national sincèrement moral et, dans la mesure du possible (celui de « l’état vrai des esprits en France »), sincèrement religieux. »

17La dernière des quatorze réflexions est une déclaration en forme d’exhortation. Pécaut s’adresse « aux philosophes, aux politiques et aux littérateurs français qui témoignent une sollicitude si justement inquiète au sujet de l’école laïque ». Il se permet de leur poser cette question : « Voulez-vous que l’enseignement moral public ait plus de vie, plus d’autorité persuasive, un sens plus riche ? » Il fait lui-même la réponse, tout à fait nette : « Donnez l’exemple, faites votre office de classe dirigeante, parlez haut et clair ! » Ce qui peut aussi se traduire par les impératifs suivants : « Faites en morale ce que la démocratie vous oblige, bon gré, mal gré, pour le salut commun, de faire en politique », autrement dit encore : « Puisez dans votre raison et dans votre cœur ce qu’ils recèlent de meilleur, ce que vous donneriez ou devriez donner à vos propres enfants. » Toutes ces pensées, « faites-les entendre à nos maîtres, vous les trouverez, n’en doutez pas, dociles et reconnaissants ». L’avant-dernière phrase est formulée comme une maxime à l’usage des classes dirigeantes du pays : « Quant à vouloir vivifier l’éducation morale publique sans donner de soi, sans se donner soi-même tel que l’on est, ou du moins tel que l’on rêve d’être, d’abord cela ne serait pas digne, et puis l’on est sûr d’échouer ». Quant à la dernière phrase, elle sonne comme une manière d’avertissement adressé à ces mêmes classes : « En se déchargeant sur d’autres de la tutelle spirituelle du peuple, on ne confesse pas seulement son impuissance, on fait reposer l’ordre social sur un mensonge dont on se réserve de n’être pas dupe, et dont on sera, tôt ou tard, infailliblement puni. »

Notes

240 Après la clôture du débat sur « l’âme de l’école » dans la Correspondance Générale. Quelques réflexions. Texte paru dans L’Éducation publique et la vie nationale, éd. Hachette, 1897. Ces réflexions, que Pécaut a pris le soin de numéroter, sont au nombre de quatorze.

241 Félix Pécaut et l’éducation de la conscience, par G. Compayré, éd. Hachette, 1904.

242 Pécaut souligne le poids et l’originalité des contributions féminines à l’enquête. Fondateur d’un haut établissement d’enseignement féminin et inspirateur de sa vie interne, il est évidemment sensible à la part prise par les femmes dans ce débat. Il faut cependant remarquer qu’en termes d’articles dans les journaux scolaires cette part est nulle, sauf dans la partie scolaire.

243 Théologien et pasteur unitariste américain (1780-1842). Entre autres ouvrages il a écrit Élévation des classes ouvrières où il souligne l’importance de l’amour de l’ordre, de l’épargne, de l’effort et du travail personnels. Il a été un des premiers anti-esclavagistes.

244 Les mots soulignés le sont dans le texte de Pécaut.

245 Une expression pourtant, mais surtout, utilisée par les théoriciens, les universitaires, comme Paul Janet, Ferdinand Buisson…

246 Il semble, ce que Pécaut ne dit pas, que les nouveaux programmes des EN soient un peu à l’origine de cette fréquentation de la sagesse et des philosophies, antique et moderne.

247 Cette dernière notation montre que Pécaut est au courant de l’impact grandissant de l’idée de solidarité dans la pensée politico-sociale comme dans l’éducation primaire.

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