L’apaisement de la « guerre des manuels »

1Dans un contexte persistant d’affrontements au sujet des manuels scolaires, cette circulaire est destinée à « calmer les ardeurs » des extrémistes des deux bords, celles des catholiques, les plus actifs et les plus remuants, mais aussi celles des « fanatiques à rebours » (Charles Defodon), autrement dit celles des partisans d’un enseignement moral a-religieux, voire anti-religieux. En diffusant ce texte, J. Ferry refait, cinquante ans après, le geste de son lointain prédécesseur Guizot, qui avait envoyé à chaque instituteur, début juillet 1833, une circulaire pour expliquer les enjeux de la loi du 28 juin, particulièrement en matière d’éducation morale et religieuse. En 1883, l’enjeu est différent puisque l’instruction religieuse n’est plus dans les programmes. La préoccupation du ministre se reporte donc sur l’instruction/éducation morale désormais émancipée, en principe, de toute attache confessionnelle. Nous procéderons à une relecture de ce texte si souvent cité et commenté, même de nos jours ; cette relecture devrait nous permettre d’apprécier précisément la définition et les limites du rôle nouvellement dévolu à l’instituteur(trice) pour l’enseignement moral. Il s’agira de voir, à travers ce texte, quelle place est assignée à ce nouvel enseignement par rapport à l’instruction religieuse dont la charge incombe désormais exclusivement aux ministres des cultes190.

2Le préambule de cette circulaire ne contient pas la moindre allusion aux affrontements qui ont secoué le pays tout au long de la dernière année scolaire. Le ministre se propose simplement d’adresser personnellement à chaque instituteur quelques recommandations, alors que le nouveau régime des études entame sa deuxième année. Il sait bien que, parmi toutes les obligations du nouveau programme, c’est la mission d’éducation morale et civique qui lui tient le plus à cœur et qui lui « apporte le plus lourd surcroît de travail et de souci…191 » Le ministre se propose donc de répondre aux préoccupations des instituteurs et, pour le faire plus efficacement, il montera sur l’estrade magistrale et se mettra un instant à la place du maître.

3Au regard de notre sujet d’étude, la circulaire contient deux développement essentiels ; le premier rappelle l’enjeu principal de la loi du 28 mars 1882 : la séparation des Églises et de l’école. Le second se propose de cerner la consistance du nouvel enseignement moral laïque, autrement dit d’en arrêter la définition. Le texte se termine par des recommandations sur l’usage des manuels.

4Jules Ferry rappelle d’abord deux dispositions essentielles de la loi du 28 mars : l’éviction hors de l’enseignement public « de tout dogme particulier » et l’installation « au premier rang » de l’enseignement moral et civique. La première découle du fait que « l’instruction religieuse appartient aux familles et à l’Église ». La seconde se justifie par le fait que « l’instruction morale appartient à l’école ». Il est clair que la loi du 28 mars « a eu pour objet de séparer l’école de l’Église » et donc « d’assurer la liberté de conscience des maîtres et des élèves » en distinguant « deux domaines trop longtemps confondus, celui des croyances, qui sont personnelles, libres et variables, et celui des connaissances qui sont communes et indispensables à tous… » Mais cette loi, placée sous le signe de la séparation, » n’a pas entendu faire une œuvre purement négative », car elle a eu une autre visée importante, celle de « fonder une éducation nationale… sur des notions du devoir et du droit que le législateur n’hésite pas à inscrire au nombre des premières vérités que nul ne peut ignorer ». Et c’est sur « Monsieur l’instituteur » que « les pouvoirs publics ont compté… pour cette partie capitale de l’éducation ». En le dispensant de l’enseignement religieux, l’État républicain n’a songé en aucune manière à le « décharger de l’enseignement moral ». Il a pensé qu’il était « tout naturel » que l’instituteur, en même temps qu’il apprend aux enfants à lire et à écrire, leur enseigne aussi les « règles élémentaires de la vie morale » qui sont aussi universelles que « celles du langage et du calcul ».

5Quelle est maintenant la consistance de cet enseignement moral ? C’est ce que Ferry va s’attacher à établir précisément dans la suite de son texte. Dans un premier temps il le définit par ce qu’il n’est pas. En confiant à l’instituteur cette fonction d’« éducateur moral », le Parlement n’a pas voulu aller au-delà de ses compétences, il ne lui a pas demandé, par exemple, « de faire un cours… sur les principes, les origines et les fins dernières de la morale ». Ferry invite donc les maîtres à relire les programmes et les instructions arrêtés par le Conseil supérieur, joints d’ailleurs à la circulaire : ils y trouveront des indications sans équivoque. Ils y trouveront notamment la réponse à deux critiques opposées à eux adressées depuis la mise en vigueur de ces programmes. Les uns avancent que leur tâche d’éducateur moral « est impossible à tenir », sous-entendant qu’ils risquent d’empiéter sur le rôle du curé ou du pasteur et que, par conséquent, ils vont être en conflit permanent avec lui. Les autres déclarent que cette tâche est « insignifiante et banale », ce qui peut vouloir dire que cet enseignement ne pèsera pas lourd en face de celui du curé…

6Pour le ministre, ces critiques ont l’inconvénient de placer « ou trop haut, ou trop bas » le but de l’enseignement moral. La tâche demandée à l’instituteur est certes « d’une grande importance », mais « elle est très limitée ». En fait les instituteurs n’ont à enseigner « rien de nouveau », ou, du moins, rien qui ne leur soit familier « comme à tous les honnêtes gens ». Certains, des inspecteurs primaires ou peut-être des Inspecteurs d’Académie, leur parlent de « mission ou d’apostolat ». Les instituteurs se doivent de rester très prudents devant de semblables termes qui relèvent plutôt de la terminologie ecclésiastique. Ferry rompt clairement avec ce genre de discours philosophico-religieux : « Vous n’êtes point l’apôtre d’un nouvel évangile ; le législateur n’a voulu faire de vous ni un philosophe, ni un théologien improvisé. » L’instituteur n’est pas autorisé à prêcher ni à confesser un « nouvel évangile » et une nouvelle religion, tel un nouveau « vicaire savoyard ». Autrement dit, déchargé désormais du catéchisme, il n’est pas habilité à tenir un « discours confessant ». N’ayant pas le niveau d’études requis, il ne peut pas non plus prétendre jouer dans sa classe au philosophe ou au théologien.

7Après toutes ces précautions et ces définitions négatives, Ferry en arrive à une notion positive, – et concrète –, de la nouvelle morale scolaire. Celle-ci en effet n’est autre que « cette bonne et antique morale que nous avons reçue de nos pères et que nous nous honorons tous de suivre dans les relations de la vie, sans nous mettre en peine d’en discuter les bases philosophiques ». Ferry ne fait là que reprendre, en l’explicitant quelque peu « la bonne vieille morale de nos pères » évoquée plusieurs fois au cours de ses interventions parlementaires. Il s’agit là d’une définition qui reste dans le vague et dans le flou, mais c’est une définition que lui dicte sa ligne opportuniste et qui est à cent lieues de celle qu’il avait exposée en détail dans ses discours maçonniques. La morale de Ferry a deux faces, comme Janus : une face à usage personnel, d’inspiration positiviste et résolument athée, et une autre face de facture opportuniste, à usage parlementaire et ministériel, qui est « la bonne vieille morale de nos pères ». Il faut voir dans cette dernière la morale courante de la fin du xix^e siècle, une morale traditionnelle pétrie de christianisme, mais où commencent à pénétrer des valeurs qui trouvent leur source dans la philosophie des Lumières et la Révolution française. C’est cette morale que la commission permanente a développée dans les programmes prévus pour les trois cours.

8C’est donc cette morale, partagée par « tout homme de cœur et de sens », cette morale commune, que l’instituteur doit enseigner et inculquer à ses élèves. Il ne lui est pas permis de s’aventurer au-delà, de peur de toucher et de blesser un sentiment religieux. Et afin de donner des repères pour baliser les limites à ne pas franchir, Ferry propose l’hypothèse d’un père de famille présent dans la classe de l’instituteur. Au moment où celui-ci propose à ses élèves « un précepte ou une maxime quelconque », la réaction positive ou négative de ce père imaginaire fonctionne comme une sorte de règle déontologique. Si ce père refuse son assentiment, l’instituteur doit s’abstenir de parler. Sinon il peut parler « hardiment » car ce qu’il va communiquer aux enfants, ce n’est pas sa propre sagesse, mais « la sagesse du genre humain » dont il est alors le porte-parole. Il peut parler sans crainte car il va formuler « une de ces idées d’ordre universel que plusieurs siècles de civilisation ont fait entrer dans le patrimoine de l’humanité ». Telle est la « recette » empirique proposée par le ministre de l’Instruction publique pour rester dans le cercle de la « morale de nos pères ». Il termine ce développement par cette recommandation : « Si étroit que vous semble peut-être un cercle d’action ainsi tracé, faites-vous un devoir d’honneur de n’en jamais sortir, restez en-deçà de cette limite plutôt que de vous exposer à la franchir… » Ferry n’a pas sitôt donné un aperçu positif de la morale scolaire qu’il pense déjà à en tracer rigoureusement les limites.

9C’est d’ailleurs à bon droit que l’instituteur doit, « loyalement », s’enfermer « dans l’humble et sûre région de la morale usuelle ». Que demandent en effet « la famille et la société » ? Elles demandent à l’instituteur « de les aider à bien élever leurs enfants, à en faire des honnêtes gens ». Et à dire vrai, elles attendent de lui davantage des actes que des discours, non pas tant « un enseignement de plus » qu’« un service tout pratique » où l’homme intervient plus que le professeur. Et, selon Ferry, « ce rôle est assez beau pour que vous n’éprouviez nul besoin de l’agrandir ». L’instituteur doit donc se borner sagement à « poser dans l’âme des enfants les premiers et solides fondements de la simple moralité ». Et, pour rassurer les maîtres, le ministre leur rappelle que « d’autres se chargeront plus tard d’achever l’œuvre que vous ébauchez dans l’enfant et d’ajouter à l’enseignement primaire de la morale un complément de culture philosophique ou religieuse ». L’instituteur a donc pour mission de dispenser la culture morale de base sur laquelle pourra s’édifier la culture de complément, de nature philosophique ou religieuse. Cependant, pour que cette dernière, notamment la culture religieuse, puisse venir s’articuler avec la culture de base, cela suppose que celle-ci ne lui soit ni fermée, ni a fortiori contradictoire. Les instructions de 1882 ont en effet nettement souligné que « l’enseignement moral laïque se distingue de l’enseignement religieux sans le contredire ».

10La plupart des journaux scolaires ont publié la circulaire du ministre. La Revue pédagogique et le Manuel général de l’instruction primaire se contentent de la reproduire sans commentaires192. Curieusement ce dernier la reproduit sous le titre « Circulaire relative à l’enseignement de la morale dans les écoles primaires », négligeant une partie de son titre. Cet intitulé était d’ailleurs plus conforme à son contenu réel. Dans le même numéro du MGIP on peut lire les extraits d’un discours de Louis Liard, alors recteur de l’Académie de Caen193. Le passage consacré à l’enseignement moral témoigne bien de l’ouverture officielle de cette discipline à la fois au déisme et au kantisme. L’orateur interpelle l’élève de l’école primaire dans les termes suivants : « …libre et obligé, tu es responsable de tes actes devant ta conscience d’abord, puis devant la société dont tu fais partie, et enfin devant Dieu, auteur de l’ordre universel ». Traitant ensuite des devoirs moraux, Liard en fait une présentation générale à l’aide des formules kantiennes de l’impératif catégorique : « Traite les hommes comme une fin et non comme un moyen » et « Agis de telle façon que ta maxime d’action puisse être érigée en loi universelle ».

11Le Journal des instituteurs reproduit lui aussi le texte de la circulaire Ferry mais il lui consacre un article194. S’adressant aux instituteurs, l’auteur formule ce constat : « l’enseignement de la morale vous embarrasse encore un peu ; vous n’y êtes point tout à fait à l’aise, c’est fort possible ». Une constatation qui signale donc quelques difficultés, mais sans dramatiser. L’article se poursuit par un éloge très appuyé des nouveaux programmes « où fleurissent les vertus les plus pures » et qui sont « imprégnés de douceur, de respect, de tolérance, de justice, et même de charité ». Par ailleurs « l’amour des semblables et le patriotisme y éclatent à chaque ligne et un hommage discret à la majesté divine les couronne ». « Comment se fait-il donc, s’interroge le rédacteur, que jamais programmes n’aient soulevé autant de querelles, de luttes et d’animosité ? » Selon lui la lettre du ministre « a pour but d’aider les instituteurs à se garantir contre les atteintes de l’agitation causée par ces programmes ». Évoquant les affrontements provoqués par le choix des manuels, il imagine un « cas de figure », celui d’un instituteur « appartenant à une circonscription où les livres proposés par le canton et adoptés par le chef-lieu du département sont de ceux qui plaisent aux libres-penseurs, tandis que la commune s’en alarme et que la propre conscience de l’instituteur les désapprouve ». La solution suggérée pour surmonter la difficulté convie les lecteurs à réaliser un montage de citations tirées de différents manuels. Cela suppose évidemment de disposer de plusieurs livres, ceux de la liste et d’autres ; « inutile d’en déclarer les titres à qui que ce soit, conseille l’auteur, si ce n’est à quelque ami dont la politique n’aura ni encombré le cerveau, ni rétréci le cœur… » Il faut reconnaître cependant que « tous les petits traités publiés ces derniers temps » contiennent une morale « irréprochable ». D’ailleurs « l’idée de Dieu n’en est point exclue : Dieu est resté dans les programmes et il y restera tant qu’il n’aura point déserté le ciel ». L’article se termine par quelques recommandations concernant l’instruction civique : « Les institutions de la France sont ce qu’elles sont : vous les exposerez fidèlement et, sans cesser d’être républicain, vous vous dispenserez de condamner le passé et de prophétiser. »