1Après la publication des programmes de l’école primaire, le débat autour de la morale scolaire et sa dimension religieuse se déplace en direction de l’opinion, et d’abord du personnel de l’Enseignement primaire, le premier concerné par cette réforme111. Ce nouveau programme, qui consacre la victoire des républicains opportunistes, va évidemment continuer à susciter des réactions négatives et acerbes de la part de l’Église et de l’opinion catholiques, des réactions qui revêtiront des formes assez violentes après la rentrée scolaire de 1882, avec les conflits générés par les nouveaux manuels. Ces réactions s’exprimeront aussi par le canal parlementaire, sous la forme de questions et d’interpellations adressées au gouvernement. Ces nouveaux programmes vont également être à l’origine d’un intense travail de rédaction et d’édition de manuels nouveaux, notamment ceux qui concernent des disciplines entièrement nouvelles au premier rang desquelles l’instruction morale et civique. La période qui s’ouvre s’annonce donc, et sera effectivement, très agitée dans le pays. Cette agitation conflictuelle et polémique, fomentée, soutenue et organisée par l’opinion catholique et l’Église, qui voit son monopole éducatif contesté112, ne se calmera qu’avec la circulaire envoyée par le ministre Jules Ferry à tous les instituteurs, le 17 novembre 1883.

2On a évoqué plus haut l’opinion du personnel de l’Enseignement primaire au sujet du nouveau programme de morale qui s’intègre évidemment dans l’entreprise plus large de laïcisation de cet « ordre d’enseignement ». Cette opinion s’exprime de façon notable dans une presse scolaire en plein essor. Les journaux scolaires sont le plus souvent des feuilles étroitement professionnelles qui proposent un soutien dans le travail de préparation de la classe. Mais certaines, à côté de leur « partie scolaire », ont ouvert une « partie générale » non négligeable et qui va prendre de l’ampleur avec la mise en place de l’école laïque et toutes les questions, théoriques, pédagogiques, didactiques qu’elle va soulever. L’analyse de cette presse présente beaucoup d’intérêt pour l’historien de l’école car il s’agit d’un corpus très vivant et qui contient des informations et des textes officiels dont la consultation par la voie archivistique s’avère souvent difficile. Ainsi ces revues scolaires et pédagogiques peuvent nous apporter une idée assez juste de la façon dont la laïcisation de l’école et précisément celle de sa morale ont été reçues par le personnel à tous les niveaux hiérarchiques, et mises en œuvre concrètement dans les classes. On constate d’ailleurs qu’avec la progression historique de l’école républicaine, les hauts fonctionnaires et les cadres supérieurs de l’Enseignement primaire, notamment les Inspecteurs généraux, laissent peu à peu la place, dans les revues scolaires importantes, aux praticiens de cet enseignement : instituteurs, institutrices, professeurs d’EN, inspecteurs primaires…

3Pour apprécier et analyser la réception de l’école laïque et de sa nouvelle morale nous avons sélectionné trois revues scolaires qui comptent parmi les plus importantes. Dans l’ordre chronologique, citons tout d’abord le Manuel Général de l’instruction primaire fondé par Guizot dès son arrivée au ministère en 1832. C’était au début un organe purement ministériel, support de publication des textes officiels et instrument de diffusion des décisions du ministre. En 1880 elle conserve une partie réservée aux informations officielles et parlementaires, mais elle comporte également une partie générale qui propose des articles de réflexion sur l’actualité scolaire et enfin une « partie scolaire » offrant des préparations de cours. Son rédacteur en chef est Charles Defodon, professeur de lettres, depuis 1865. Le Journal des instituteurs et des institutrices paraît depuis 1858. Il a pris la suite d’un Bulletin de l’Instruction primaire fondé en 1853 par Jean-Jacques Rapet, inspecteur primaire et Michel, directeur d’École normale. Ce journal comporte une partie scolaire très fournie, mais sa partie générale s’étoffe à partir des années 1880. Le troisième périodique de notre corpus est la Revue Pédagogique. Créée en 1878 par un groupe de professeurs, d’inspecteurs et de directeurs d’Écoles normales, la Revue Pédagogique devient en juillet 1882, après la mort de son second directeur, l’organe du Musée Pédagogique créé en 1879 à l’initiative de Buisson. Il s’agit d’un journal quasi-officiel qui ne comporte pas de partie scolaire. C’est un périodique de haute tenue intellectuelle qui ouvre surtout ses colonnes à des hauts fonctionnaires de l’Enseignement primaire (Inspecteurs généraux…), à des autorités scolaires (Inspecteurs d’Académie…) et à des universitaires. Elle publie des articles de fond sur des sujets touchant la didactique des disciplines (dont la morale), la pédagogie et son histoire, avec une ouverture marquée sur la pédagogie étrangère. L’existence de cette revue témoigne du besoin ressenti par le ministère, et par sa Direction de l’Enseignement primaire, de disposer d’un organe périodique pour faire connaître ses orientations et ses idées durant la période délicate de mise en place du nouvel enseignement primaire.

4Notre corpus comprendra d’autres publications de type pédagogique, notamment certains articles du Dictionnaire de Pédagogie et d’instruction primaire, édité sous la direction de F. Buisson à partir de 1878. Nous y ajouterons d’autres sources (notamment parlementaires) pour évoquer certains épisodes, par exemple celui des discours de distribution des prix en août 1882. L’enquête à travers cet ensemble sera conduite en deux temps : avant et après la rentrée scolaire du 2 octobre 1882.

AVANT LA RENTRÉE DE 1882 : LA REVUE PÉDAGOGIQUE

5Dernière née des trois revues de notre corpus, la Revue Pédagogique, comme les deux autres, est située politiquement du côté d’une gauche républicaine modérée. Cependant on n’y trouve pas, comme dans le Manuel Général de l’instruction primaire et le Journal des Instituteurs113 d’articles commentant et portant éventuellement des jugements sur les débats parlementaires qui ont conduit au vote de la loi du 28 mars 1882. Cela tient probablement à son statut plus ou moins officiel qui sera confirmé en juillet 1882 par son rattachement au Musée Pédagogique. Cependant, dès 1878, parmi bien d’autres qui traitent des disciplines scolaires et d’autres questions administratives, on peut y lire des articles qui proposent l’esquisse de ce que pourrait être un enseignement moral rénové et libéré de la tutelle des Églises. En 1878, les instituteurs publics enseignent l’instruction morale et religieuse sous le régime de la loi Falloux, autrement dit la morale qui découle des trois religions concordataires : catholicisme, protestantisme et judaïsme. D’où le constat réaliste d’un inspecteur primaire : « les esprits les plus chagrins ont reconnu que l’école primaire est l’annexe du temple et que l’instituteur est, pour l’éducation morale, le meilleur auxiliaire du ministre de la religion114 ».

6À partir de décembre 1879 la Revue pédagogique propose à ses lecteurs plusieurs séries d’articles et de cours qui passent en revue les différentes disciplines de l’école primaire parmi lesquelles la morale. Au sujet de cet enseignement, ces textes proposent des contenus dont on peut constater la congruence avec les futurs programmes du primaire. Deux idées essentielles ressortent à la lecture de ces textes, deux idées qui, malgré leur contradiction apparente, soulignent la cohérence de la morale dont on souhaite un enseignement renouvelé. La première affirme l’indépendance de cette morale par rapport aux religions instituées. Selon Paul Rousselot, il est clair que « l’instituteur et l’institutrice sont incompétents pour donner en matière de religion, l’instruction confessionnelle…115 » Une idée qui au fond n’est pas nouvelle puisque, sous le régime de la loi Falloux, l’instituteur n’avait aucune initiative dans l’enseignement catéchétique dont il se bornait à assurer les répétitions sous la surveillance du curé. Quant à Georges Dumesnil, professeur agrégé de philosophie, c’est seulement « dans une certaine mesure » que la morale est indépendante des religions. Mais il n’est pas douteux qu’elle « subsiste par elle-même », qu’elle « se soutient et se maintient par sa propre vertu…116 » Il existe ainsi « ce qu’on peut appeler sans périphrase une morale laïque117 ». Et il ajoute à l’intention de ses auditrices : « ce qu’il faudrait que vous vissiez bien, c’est que la morale est le principe, non la conséquence des sanctions religieuses et que, si elle y a son couronnement, elle a par ailleurs son propre principe et sa raison d’être ». La morale est la source, le principe des sanctions, notamment religieuses, car, si elle en était la conséquence, elle serait frappée d’hétéronomie118. Il faut donc tenir fermement à cette autonomie de la morale car, selon Dumesnil, « si toutes les croyances s’effondraient, on entrevoit que la morale resterait la seule pierre angulaire du salut, le seul terrain commun de ralliement et d’harmonie. Dans la dissidence des opinions et des croyances, dites plutôt que le règne de la morale arrive ».

7La deuxième idée observée dans ces textes, c’est l’importance et la place centrale accordée à l’idée de Dieu et au sentiment religieux. Traitant de l’éducation intellectuelle devant de futures directrices d’Écoles normales, Rousselot constate, dans une perspective nettement cartésienne, que « les notions premières » (les idées d’espace, de cause, de durée…) « se ramènent toutes à l’idée de Dieu, laquelle embrasse les idées d’espace absolu, de l’éternité, de la cause première, de l’infini et du parfait ». La raison humaine est en effet « la faculté de l’absolu », une faculté capable de concevoir l’absolu. Quant à l’idée de Dieu, « c’est un fait que l’esprit des enfants accepte aisément sous la forme d’un Dieu père et créateur ». Kant lui-même nous propose l’analogie avec l’idée d’un père de famille pour rendre claire aux enfants la notion de Dieu. Et selon Rousselot « il n’y a rien là qui choque les procédés logiques de la raison : l’idée d’un père et créateur… n’est au fond que l’idée de cause première, sous un terme accessible à l’intelligence enfantine119 ».

8Quant aux sentiments humains (bonté, charité, bienveillance, dignité, respect…) et aux aspirations vers le beau, le bien, le vrai, ils ne trouvent leur justification dernière que dans le sentiment religieux. Selon Rousselot, les sentiments humains « se réunissent et se résument dans le sentiment religieux qui atteste à l’homme la supériorité de sa nature ». Certes ce sentiment peut être perverti ou étouffé, « mais il existe et il est un des éléments de notre constitution intellectuelle et morale120 ». Dumesnil estime de même que « chez la plupart des hommes, les grandes et vives aspirations (vers le Beau, le Bien, le Vrai) ne sauraient se soutenir sans que la perfection soit conçue comme réalisée et vivante dans un être supérieur et absolu qu’on appelle Dieu. Ainsi les inclinations impersonnelles finissent par se ramener encore à une personne, mais à une personne divine121 ».

9Au sujet du religieux dans son sens général, on constate chez ces deux auteurs une nette tendance à étendre ce concept à toute la morale, en d’autres termes à considérer la morale comme une simple extension du religieux, ou encore à poser la morale et son enseignement comme une activité en soi religieuse. Ainsi Rousselot estime qu’« il est rigoureusement exact de dire qu’un enseignement moral, sous quelque forme et à quelque occasion qu’il soit donné, est par lui-même un enseignement religieux ». Pourquoi ? Parce que, selon lui « la culture de l’intelligence, celle de la volonté, tout ce qui peut élever la dignité de la personne humaine, éclairer la raison, purifier le cœur, est un hommage rendu à la divinité122 ». On découvre ici une formule qui annonce, dès 1880, celle qui sera retenue dans le programme de 1882, à la fin du passage consacré aux devoirs envers Dieu : l’obéissance aux lois morales (comme lois de Dieu) est pour l’enfant « le premier hommage qu’il doit à la divinité ». Quant à Dumesnil, il pense que la morale est la religion des indifférents et des incrédules, une religion qui « est à tout le monde, bien plus qu’aucun culte particulier ». Cette religion « c’est le sentiment moral, la religion par excellence du bien, du beau et du vrai123 ». Cette religion est aussi une « religion laïque », c’est-à-dire la religion du laos, la religion du peuple, ou, pour reprendre la citation précédente, la religion de tout le monde.

10La place donnée à l’idée de Dieu et au sentiment religieux dans les textes que l’on vient d’analyser éclaire les réactions de l’Inspecteur général Eugène Manuel dans l’article qu’il consacre, dans la Revue pédagogique de février 1882, au manuel de Mme Coignet, De l’éducation dans la démocratie. Si ce livre recueille de sa part des louanges pour ses qualités didactiques et son contenu moral « irréprochable », il s’attire des réserves sur un seul point, son silence complet sur l’idée de Dieu. On connaît l’appartenance de Clarisse Coignet à l’école de la Morale Indépendante ; restée fidèle à ses idées philosophiques, elle les applique logiquement et rigoureusement dans cet ouvrage scolaire qui est sa contribution de moraliste indépendante dans le « boom » éditorial des manuels de morale et d’instruction civique124. L’Inspecteur général déplore qu’« il manque à ce livre ce qui fait défaut à toutes les doctrines morales dont la sanction est limitée à un intérêt purement humain ». « Par peur de la théologie plus encore que de la métaphysique », selon lui, Mme Coignet « croit devoir se refuser, se fermer l’au-delà, éloigner de la pensée de son jeune auditoire, avec le nom même de Dieu, tout ce que la philosophie spiritualiste ajoute à la notion du bien, à l’idée de justice125. » L’auteur ne donne évidemment pas la formule de ses convictions personnelles, ce qui fait que « tant de raison, de bonté, de justesse, de générosité, de sagesse pratique… apparaissent en pleine stérilité philosophique… faute d’un jour ouvert sur l’infini ».

11Certes, dans son introduction, Mme Coignet affirme à juste titre « le droit individuel et humain opposé au droit théocratique ». Mais, si elle s’était bornée à ouvrir « à son jeune et avide auditoire le champ de l’idéalisme » et si elle avait prononcé « ce nom, si humain pourtant, de Dieu… », son livre « en serait-il moins bon, moins pratiquement utile, moins digne d’une démocratie naissante que l’idéal ne risque guère d’étouffer jusqu’ici126 » ? Certes, Mme Coignet montre, mais « en passant », que l’idéalisme est « le fond commun de toutes les religions ». Mais alors « pourquoi faire ensuite si bon marché des espérances que la raison ne réprouve pas et qui entr’ouvrent au monde moral de si sublimes perspectives ? » Eugène Manuel pense que l’auteur montre « un scrupule de laïcité bien excessif » qui, de toutes façons, n’empêchera pas les questions des élèves. « Ce silence si rigoureusement observé » a quelque chose « d’un peu factice dans un livre si sincère sur tout le reste. » Bien plus grave, ce livre ne donne-t-il pas à craindre, par ce silence même, que « la société laïque ne devînt une société athée ? » Même si telle n’est certainement pas l’intention de Mme Coignet, l’ouvrage pourrait laisser supposer une semblable perspective. D’ailleurs, selon l’Inspecteur général, l’éventualité de « biffer les noms de Dieu, d’âme, de providence dans tous les livres de littérature, et d’expurger, je ne dis pas seulement Bossuet et Pascal, mais Voltaire et Rousseau » n’est pas si éloignée « qu’on pourrait le croire et certains y pensent. »

12Après cette critique circonstanciée d’un manuel « non conforme » à la ligne officielle esquissée dans les propos d’un représentant du ministre, on terminera ce développement consacré à la Revue pédagogique par une critique issue du bord opposé, à savoir de la Critique philosophique, la revue de Charles Renouvier. Il s’agit en l’occurrence d’une critique, formulée sur un mode ironique, du programme de morale des écoles primaires récemment paru. Signalons aussi pour information que cette revue publie, en 1882, un Petit traité de morale à l’usage des écoles primaires laïques dont il sera question plus loin. Charles Renouvier avait adhéré dès le début à la Morale Indépendante et avait donné quelques articles à la revue. L’article de François Pillon, proche collaborateur de Renouvier, reproduit les instructions qui précèdent le programme et donne son propre commentaire. Selon lui, la morale exposée dans ce texte est fort modeste et tellement « inoffensive » qu’« elle ne peut causer d’inquiétudes à personne ». La Critique philosophique avait d’ailleurs prévu « que cette laïcité, qu’on disait si menaçante, s’adoucirait en passant du texte légal aux règlements administratifs : elle s’adoucit au point d’étonner ses amis et ses ennemis… » Tout le monde peut maintenant se rassurer : « on n’enseignera pas la morale comme une science » (c’était, on s’en souvient, une revendication de l’école de la Morale indépendante), « on ne cherchera pas à en formuler les principes. On saura se défier des axiomes et s’en passer, ce qui satisfera tout le monde : M. Broglie comme M. Jules Simon, les disciples d’Auguste Comte comme ceux de M. Herbert Spencer, les évêques catholiques comme les pasteurs protestants127. » L’ironie de l’auteur n’épargne personne.

LE MANUEL GÉNÉRAL DE L’INSTRUCTION PRIMAIRE

13En 1880, toujours fidèle à sa fonction première, le Manuel général de l’instruction primaire continue de mettre à la disposition de ses lecteurs les documents officiels relatifs à l’Enseignement primaire. Sous la rubrique « Actes officiels relatifs à l’Instruction primaire », le journal reproduit les lois, décrets, arrêtés, circulaires ainsi que les rapports, ceux de l’Inspection générale de l’Enseignement primaire, les procès-verbaux du Conseil Supérieur de l’instruction publique… Par ailleurs, sous la rubrique « Documents législatifs », le lecteur peut lire les débats et les rapports parlementaires, les projets de loi relatifs à l’Enseignement primaire… Le MGIP ne se borne pas à publier ces documents, très abondants à cette époque, il donne aussi son avis sur les réformes en cours, tant au moment de leur discussion que lorsqu’elles sont fixées dans des textes. Ainsi Charles Defodon consacre un article au rapport et à la proposition de loi présentés par P. Bert à la Chambre des députés le 11 mai 1880. Il examine la question la plus délicate abordée par ce rapport, celle de la « non-confessionnalité de l’école128 ». On peut remarquer que le mot « laïcité » n’est pas employé par l’auteur. Pour lui, c’est une question d’une gravité supérieure à celle de l’obligation d’instruction, bien qu’elle lui soit nécessairement liée. Si les Chambres votent le projet de loi, l’école publique ne sera plus confessionnelle, mais, « ni en droit, ni en fait », elle ne devra, en aucun cas, être « irréligieuse ». C’est pourtant « la pensée de bien des gens » observe le rédacteur en chef. Les uns sont opposés à cette étiquette irréligieuse supposée et se font une arme de cette présomption « contre toute modification de la situation actuelle ». Les autres s’en félicitent : ces derniers, « qui s’intitulent libres-penseurs, imposent en sens contraire l’intolérance et le fanatisme ». Ce sont eux « les expurgeurs de livres parfaitement innocents et parfaitement irréprochables ». Si on les suivait « ils bifferaient d’un seul trait toute notre littérature nationale parce qu’on y parle de Dieu et toute notre histoire nationale, parce que l’idée de Dieu y a joué un rôle ».

14Sans craindre d’être contredit, Defodon affirme que « l’immense majorité des maîtres laïques sont chrétiens, et bons chrétiens ». « Ils ont leur foi » et « c’est se tromper étrangement que de croire qu’en remplaçant un maître congréganiste par un maître laïque, on substitue à un croyant un indifférent ou un athée ». Mais, même s’ils étaient athées, ils devraient encore tenir un langage respectueux de la croyance légitime de leurs élèves qui doit absolument être « rassurée ». Quant aux « obligations de la morale », peu importe leur indépendance (ou leur dépendance) par rapport à la religion et aux dogmes. Quelle que soit leur origine, Defodon est persuadé qu’« elles sont étroitement et indissolublement liées avec toute croyance sérieuse, qu’elle soit religieuse ou philosophique ». Que faut-il entendre par « croyance sérieuse » ? En matière de religion certainement le christianisme, mais en matière de philosophie ? Le spiritualisme très probablement.

15À la fin de l’année 1880, le MGIP publie les rapports des Inspecteurs généraux de l’Enseignement primaire, parmi lesquels celui de Félix Pécaut, récemment appelé par J. Ferry à cette haute fonction. Quand il est présenté au ministre par son ami Buisson, Directeur de l’Enseignement primaire et lui-même Inspecteur général (hors cadre), Pécaut vit retiré dans son domaine béarnais de Ségalas. Il est cependant connu dès cette époque dans les milieux intellectuels par ses Lettres de la Province, publiées chaque semaine par Le Temps depuis 1871. Dans ces chroniques, Pécaut apparaît comme un observateur lucide des problèmes de son temps, notamment de ceux qui touchent l’école. Rappelons enfin qu’il a été, avec F. Buisson et Jules Steeg un des artisans de la création, à Neuchâtel en 1869, de l’Union du christianisme libéral. Publié en deux livraisons, son rapport concerne l’Académie de Bordeaux où le ministre lui avait donné une mission permanente d’inspection. Ce texte témoigne surtout de son souci, conservé intact jusqu’à la fin de sa vie, visant l’action intellectuelle, et avant tout morale, de l’enseignement primaire sur le pays. Le constat dressé par Pécaut est intéressant car il est formulé à la charnière de deux régimes, celui de la loi Falloux encore en vigueur en 1880, et celui qui va bientôt lui succéder mais dont la discussion est seulement amorcée au Parlement.

16Certes, Pécaut se dit « frappé » par les « progrès incontestables » opérés par l’enseignement primaire au cours des dernières années. Pourtant cet enseignement, qu’il apprend à connaître « sur le terrain129 », ne lui paraît pas « avoir de forte prise sur les mœurs publiques, sur le tempérament intellectuel et moral du pays130 ». L’action du maître d’école « s’arrête à la surface de la nature humaine, elle ne pénètre pas à cette profondeur où se forment les principes déterminants de l’intelligence, du cœur, de la volonté ». Mais Pécaut est convaincu que l’école primaire a « un office moral, politique et social » à remplir, dont « elle seule peut s’acquitter », auprès du pays. En conséquence, « le but principal de toutes nos réformes » ne doit pas être « de multiplier les connaissances », mais « de fonder les saines et fortes habitudes intellectuelles et morales ». Et Pécaut, sur ce point précis, ne craint pas de s’inspirer de l’enseignement congréganiste, pourtant « si vicieux dans sa direction générale » : celui-ci en effet « excelle tout ensemble à « donner le pli », à dresser la machine humaine et à fixer les résultats de l’instruction. »

17Dans la seconde partie de son rapport Pécaut focalise sa réflexion critique sur l’éducation morale dispensée par l’école primaire. Il évoque « la crise difficile » qui frappe la plupart des peuples européens : « l’influence déclinante de l’Église » et « l’affaiblissement des anciennes habitudes de la famille » ont, selon lui, pour conséquence qu’« une très grande partie du peuple ne peut guère attendre que des écoles primaires le viatique moral indispensable à ses enfants131 ». « C’est là », ajoute Pécaut, « une responsabilité redoutable dont il ne nous est possible de nous décharger sur personne ». Or, que constate-t-on en 1880 dans notre enseignement primaire, sinon « une immense lacune » : « la religion officielle dogmatique se retire de nos écoles et rien encore ne vient tenir sa place ». La morale ? Elle « ne fait que d’apparaître sur le seuil. » L’art ? « Sous ses diverses formes, mais en particulier sous la forme éminemment éducatrice de la poésie, il ne remplit à aucun degré son office de haute culture ». Quant au chant, et en particulier « le chant choral qui a toujours été l’instrument par excellence de l’éducation religieuse, morale, patriotique… il n’existe pour ainsi dire nulle part dans nos écoles du Sud-Ouest ». Et pourtant, déclare Pécaut, « le sens de l’admiration pour ce qui est beau » est ce qui est le plus propre à « éveiller le sens moral et religieux… qui consiste surtout dans l’hommage de respect et de soumission rendu à meilleur que soi, à l’idéal, au bien, et en dernière instance, à l’Être parfait ».

18Après le vote de la loi du 28 mars 1882 portant obligation de l’enseignement primaire, Defodon consacre deux articles à la nouvelle législation. Dans le premier, après s’être félicité que l’instruction primaire obligatoire soit enfin reconnue légalement avec son corollaire, la sécularisation (terme qu’il préfère à celui de laïcisation), il estime que « quoi qu’on dise, cette loi peut être une loi de paix et de conciliation ». Elle mérite de l’être car elle représente, à son avis, « la meilleure appropriation possible du dogme social de la tolérance religieuse à cet émiettement et, qu’on nous passe le barbarisme, à cette particularisation des croyances qui sont, à tort ou à raison, un des caractères distinctifs de notre société et de notre pays132 ». Le second article s’interroge sur la réception de la loi dans le pays. Question importante selon lui, « car, de la façon dont la loi va être accueillie dès les premiers jours, dépendra peut-être cette influence sur les destinées de la patrie et de la République…133 » Defodon poursuit son analyse avec une longue citation de Félix Pécaut tirée d’un article écrit pour le Dictionnaire de Pédagogie et d’instruction primaire. Cette citation mérite d’être reproduite intégralement pour sa pertinence et en prolongement de la réflexion amorcée dans son rapport d’inspection cité plus haut.

19« Il ne faut pas que la suppression récente de l’enseignement religieux jette la moindre incertitude sur l’office d’éducation morale que la nature même des choses et l’opinion publique attribuent à l’instituteur et auquel il ne peut se soustraire sans déchoir. S’il est vrai qu’il a été, non pas dépouillé, mais soulagé d’une obligation qu’il n’avait à remplir que selon la lettre, c’est-à-dire d’une façon machinale, également injurieuse à la religion et à la profession magistrale, et qui jurait avec l’esprit de tout notre enseignement primaire, il n’en est que plus strictement tenu de n’épargner aucuns soins pour former l’enfant tout ensemble aux bonnes habitudes, aux bons sentiments et au gouvernement de soi-même. On ne lui interdit pas, ce serait vouloir l’impossible, de s’inspirer d’un principe religieux ou d’un principe philosophique dans les préceptes ou les exemples qu’il donne : ce qu’on veut, c’est qu’il n’abuse pas de sa situation privilégiée pour enseigner un credo philosophique ou religieux, parce qu’aucun credo semblable ne répondrait à un sentiment général, pas plus dans le personnel enseignant que dans les familles et chez les législateurs eux-mêmes. On peut donc s’affliger, ou se réjouir, de cette suppression : ce qui est certain, c’est qu’elle était inévitable et commandée par l’état véritable des esprits dans notre pays. »

20Defodon ajoute que « plus d’un se dira tout bas qu’en définitive il n’est pas si mauvais que les fils du catholique, du protestant et du libre-penseur viennent s’asseoir ensemble sur les mêmes bancs, s’il est bien vrai que cela se fasse sans préjudice de leurs croyances respectives et pour le plus grand bien intellectuel et moral des uns et des autres ». Quant aux membres du clergé, les uns y verront « une manœuvre contre leur foi », d’autres « à tout le moins une atteinte à des droits » pluricentenaires. Par souci de ne pas les pousser à bout devant ce qu’ils considèrent comme une défaite, il faut éviter, recommande Defodon, « d’étaler » devant eux « sans générosité et sans délicatesse, le triomphe de ceux qu’ils pourraient alors avec raison considérer comme leurs adversaires ».

DE L’ANCIEN AU NOUVEAU PROGRAMME DANS LA PARTIE SCOLAIRE DU MANUEL GÉNÉRAL ET DU JOURNAL DES INSTITUTEURS

21Dans ces deux journaux professionnels le passage de l’ancien programme d’instruction morale et religieuse au nouveau programme d’instruction morale et civique est bien marqué. Le MGIP anticipe même son application bien avant la date d’effet officielle, en principe la rentrée scolaire 1882. À la rédaction du JDI, l’annonce du nouveau programme, en cours d’élaboration au Conseil Supérieur, semble d’abord susciter quelques inquiétudes, vite dissipées.

Le Manuel général de l’instruction primaire

22Pour l’année scolaire 1880-81, le programme hebdomadaire des classes compte, au premier rang des disciplines, l’instruction morale et religieuse. Il s’agit essentiellement, dans les trois cours, de leçons d’« histoire sainte », des origines (création du monde) jusqu’aux premiers temps de l’Église. Mais, dès le 15 octobre 1881, Charles Defodon, rédacteur en chef, annonce des modifications de contenu. Pour les trois cours, l’instruction morale et religieuse laissera désormais la place à l’instruction morale et civique. Pour justifier ce changement, Defodon se réfère aux débats parlementaires, en cours, relatifs au projet de loi sur l’enseignement primaire. Les indications données sont succintes. Pour le cours élémentaire, l’enseignement de la morale ne fera pas l’objet de leçons « méthodiques et suivies ». Au cours supérieur, et en attendant la parution du programme officiel, les instituteurs abonnés à la revue sont invités, chaque semaine, à se reporter au programme de la 2^e année des Écoles normales, récemment publié, qui traite de la morale pratique et de ses applications. Ce programme pourra être également adopté pour le cours moyen134. Cette façon de procéder, qui témoigne d’une certaine impatience de changement, semble évidemment un peu cavalière de la part d’une revue traditionnellement soucieuse de légalité et lue par des milliers d’instituteurs. Mais ce n’est pas une revue officielle et, en tant que telle, elle est libre de son contenu rédactionnel.

23En anticipant de près d’un an sur le nouveau programme de morale, le MGIP montre aussi qu’il a fait aisément son deuil de l’ancien. Cet esprit d’ouverture à la modernité est sensible dans le compte-rendu que Defodon propose à ses lecteurs du manuel de Clarisse Coignet, De l’éducation dans la démocratie135. À la différence de l’article de l’Inspecteur général Manuel analysé plus haut136, le texte de Defodon ne contient aucune réserve et surtout aucune critique au sujet du silence que l’auteur a résolu d’observer sur Dieu. En revanche, « si Mme Coignet combat la théocratie comme une tyrannie de la conscience, elle respecte la religion, sans y prendre sa source, comme une libre expression des sentiments ». Par une citation tirée de la préface, il souligne que, malgré son agnosticisme, elle montre considération et sympathie pour la religion, même si celle-ci est exclue des fondements de sa morale. Mme Coignet y déclare en effet que « l’histoire de la religion tient à tout notre passé d’une façon si étroite que l’étude de l’homme en est inséparable ». Selon elle, « l’avenir lui reste ouvert dans le champ infini de l’hypothèse qui dépassera toujours les vérités de l’expérience ». En effet, « l’éternel pourquoi ? auquel la science refuse de répondre continuera de se poser au-delà des problèmes qu’elle aura résolus ». C’est ce « pourquoi » qui est « le domaine de la religion » et « il ne lui sera point ôté ». Que la religion cesse donc d’être « un pouvoir social », elle recueillera alors « sympathie et respect » de la part de la libre pensée et de la démocratie.

24Dans le dernier numéro de l’année scolaire 1881-1882 on peut lire des indications intéressantes sur l’instruction morale au cours supérieur137. La leçon a pour intitulé « Devoirs religieux et droits correspondants », une rubrique empruntée au cours de morale pratique 2^e année des Écoles normales. Ce texte contient un certain nombre de recommandations de Defodon sur cette partie de l’enseignement moral. Sans entrer dans « les questions spéciales de foi », le maître devra s’attacher « à inspirer aux élèves un grand respect pour tout ce qui regarde la religion » au sens très large de ce mot, c’est-à-dire « l’ensemble des doctrines et des pratiques qui constituent le rapport de l’homme avec la puissance divine ». Il devra mettre en valeur le « fonds commun » de toutes les religions à savoir « l’idée même de Dieu et de l’adoration qui lui est due ». Il leur dira que ceux-là même, en bien petit nombre, « qui ont cru de bonne foi devoir résoudre le problème par la négative, ou l’éliminer comme insoluble, n’osent toucher ces graves questions qu’avec une sorte d’effroi et de tremblement, professant à l’égard de l’immense majorité qui ne pense pas comme eux, le respect le plus absolu et la plus entière déférence ». Defodon achève ses recommandations par une citation de Mme Guizot pour qui l’enseignement religieux dispensé aux enfants doit distinguer soigneusement l’idée de Dieu de tout ce qui concerne les religions138. Il pense que le maître peut trouver dans ces conseils « l’esprit qui doit diriger sa conduite en ce qui concerne l’éducation religieuse de ses élèves ». Defodon estime donc que l’instituteur républicain a un rôle à jouer dans l’éducation religieuse de ses élèves. Les instructions officielles du 27 juillet 1882 ne le disent pas explicitement, mais on peut l’inférer du passage qu’elles consacrent aux devoirs envers Dieu. L’orientation de ce texte à usage scolaire est donc bien conforme aux instructions dont Defodon connaissait déjà certainement la substance. Après cette période transitoire d’une année scolaire, le MGIP applique le nouveau programme de morale dans ses préparations scolaires de 1882-83.

Dans le Journal des Instituteurs

25Pour les années 1880 et 1881 nous n’avons pas trouvé, sous la rubriques « Devoirs scolaires » et « Pédagogie pratique » qui lui succède, de cours spécifique d’instruction morale et religieuse, comme dans le MGIP. On constate cependant, au cours de ces deux années, une nette coloration spiritualiste et religieuse, voire franchement confessionnelle dans les conseils pédagogiques et notamment les exercices de langue française proposés aux abonnés. Pour l’année 1880, on citera d’abord deux textes à visée pédagogique. Le premier présente, sous la rubrique « Études pédagogiques », un plan relatif à « l’éducation et à la pédagogie139 ». Avant d’en aborder les divisions, l’auteur consacre un développement général sur l’éducation dont les effets bénéfiques ne peuvent être obtenus que si « on n’oublie pas que l’âme survit à la destruction du corps » et si « l’on règle sa vie tout entière en prévision du jugement inévitable de Dieu ». Quant à l’enfant « qui a grandi dans l’ignorance ou le mépris des vérités religieuses et morales…, qui ne connaît d’autres règles que ses instincts, il est voué à une existence misérable ». La dimension religieuse imprègne même « l’éducation esthétique qui ouvre notre âme à tous les sentiments religieux et humains ». Quant à l’éducation morale, « elle s’applique à éclairer la conscience par les lumières de la religion et de la raison ». Le second texte propose des extraits d’un manuel de pédagogie nouvellement paru, rédigé par un Inspecteur d’Académie honoraire. Pour lui, le premier devoir de l’instituteur est de savoir accueillir ses élèves dans sa classe car, précise-t-il, « nous n’oublierons pas que nous recevons des hôtes que le Sauveur Jésus appelait à lui par les plus douces paroles140 ». Il consacre également un développement à la méthode intuitive dans l’enseignement moral141 ; pour lui les paraboles évangéliques représentent un outil intuitif incomparable pour présenter « la miséricorde de Dieu » (l’Enfant prodigue), ou sa patience (la brebis perdue).

26En avril 1880, le journal propose aux abonnés une « dictée spéciale » qui a pour titre « Conseils d’un instituteur à ses élèves142 ». Parmi ces conseils, on en citera un qui invite les enfants à ne pas se laisser aller à la révolte contre leur condition : « Enfin, mes chers enfants, ne dites pas, en vous comparant aux riches, que la Providence vous a fait naître dans une condition dure et misérable… » Pour l’année 1880 nous citerons deux derniers exemples de l’imprégnation religieuse du journal. En février, il publie un avis de la Société des instituteurs et des institutrices de la Seine : il s’agit de l’annonce de la messe annuelle, célébrée en l’église de Saint Germain l’Auxerrois par le curé de la paroisse, à l’intention des membres de la Société. En décembre, le journal fait la publicité de deux ouvrages fort religieux dont l’auteur est Melle V. Barbier. Le premier s’intitule Les Merveilles du bon Dieu (Éd. Didier) et traite des sciences naturelles et des phénomènes de la vie. Le second propose des Entretiens spirituels inspirés de l’Évangile143 (Éd. Plon).

27En 1881, les divers exercices scolaires de langue française continuent à avoir une coloration spiritualiste et religieuse marquée. Dans son premier numéro du mois de mai le journal inaugure, pour le cours préparatoire et la classe enfantine, une série intitulée « La morale par la biographie, l’histoire ou l’historiette ». La première leçon traite des devoirs envers soi-même et expose « la méthode de Franklin » : celle-ci consiste à établir une liste de douze vertus, chacune devant être illustrée par un précepte. La douzième, « humilité », est illustrée par la phrase : « Imitez Jésus !144 ». Par ailleurs, des « Exercices de style » proposent des modèles de rédaction. Le développement qui correspond au thème de l’emploi du temps de la journée d’un jeune écolier commence de la façon suivante ; « Le matin, je me lève de bonne heure. Mon premier devoir est de demander à Dieu qu’il me conserve, mes parents, mes bons maîtres et qu’il bénisse mon travail145 ». Enfin une série « Récitation et composition » (Cours élémentaire et moyen) propose des modèles de lettres, adressées aux parents, oncle et tante… Dans le modèle d’une lettre adressée à ses parents, un fils termine avec cette phrase : « …Je m’appliquerai donc de plus en plus à devenir vaillant comme vous l’êtes et j’espère y arriver avec l’aide de Dieu et les encouragements de votre tendresse146 ».

28L’année 1882 est celle de l’application des nouveaux programmes et notamment ceux de morale. Au cours des neuf mois qui précèdent la rentrée scolaire, le JDI reflète bien les inquiétudes des instituteurs au sujet de l’enseignement moral, précisément sur la question de savoir s’il gardera ou non un caractère religieux jugé indispensable. Cette publication professionnelle apporte donc un témoignage précieux sur les difficultés soulevées par le passage de la morale du catéchisme à la nouvelle éducation morale laïque. Ainsi, au début du mois de juillet 1882, les lecteurs sont-ils invités à lire un article au ton quelque peu alarmiste, dont l’auteur a préféré garder l’anonymat147. Dans une courte introduction, le journal précise qu’un de ses correspondants lui a adressé ces réflexions avec prière de les communiquer aux lecteurs. La Rédaction a estimé que « le sujet est digne de leurs méditations ». Pour l’auteur en tout cas, il s’agit d’« une question grave qui passionne beaucoup d’esprits et met les instituteurs dans une situation difficile et perplexe… » La loi nouvelle demandera bientôt à l’instituteur d’enseigner la morale à ses élèves ; la question qu’il faudra alors se poser est la suivante : « Sur quoi basera-t-il cet enseignement ? » Un grand nombre répondent : « sur la science », d’autres : « sur la philosophie », mais l’auteur n’a trouvé nulle part de code moral fondé sur des données scientifiques et par ailleurs les doctrines philosophiques sont diverses. Mais si l’on niait l’existence de Dieu, celle de l’âme et d’une vie future, y aurait-il encore une morale ? L’auteur répond négativement car il n’y aurait plus alors de sanction suprême. En effet la justice de ce monde est trop souvent insuffisante et imparfaite car trop fréquemment l’homme vertueux n’est pas récompensé selon ses mérites et le criminel jouit paisiblement du fruit de ses forfaits. La raison se refuse donc à admettre que la justice de ce monde soit sans appel et affirme la nécessité, « au-delà de la tombe », d’un tribunal plus équitable. En outre, « par la voix de l’immense majorité des hommes », la conscience humaine a affirmé de tout temps l’existence de Dieu et de l’âme immortelle.

29En conséquence, poursuit l’auteur, enseigner l’existence de Dieu n’est pas un enseignement religieux, mais bien un enseignement philosophique et moral. Par ailleurs il est évident que le législateur moderne, s’il a voulu soustraire l’enseignement et notamment l’enseignement moral, de l’emprise des confessions religieuses, n’a pas tenu pour autant à le placer sous la dépendance de l’athéisme et du matérialisme. L’enseignement philosophique de l’existence de Dieu et de l’immortalité de l’âme qui postulent une justice divine, se distingue clairement de l’enseignement proprement religieux qui ne commence vraiment que lorsque l’on cherche à déterminer les modalités de la récompense ou celles de la punition. Selon l’auteur, la nature et la mesure de la sanction sont des affaires de foi. Il estime ainsi avoir tracé rationnellement les limites qui séparent l’enseignement moral de l’enseignement religieux et il serait heureux de voir « triompher » cette doctrine « dans les décisions du Conseil supérieur ». Ces attentes seront largement satisfaites comme en témoigne un autre article paru après la publication des nouveaux programmes148. En effet « l’enseignement de la morale préoccupait à bon droit les instituteurs » et « la publication de quelques livres d’enseignement élémentaire, d’où le nom de Dieu semblait avoir été exclu volontairement », en avait inquiété plus d’un. Mais désormais le programme arrêté par le Conseil supérieur « tranquillisera leur conscience » puisqu’il admet « l’idée d’un Dieu, auteur de l’univers et père des hommes » ou encore « l’idée de la Cause première et de l’Être parfait ».

30À cette analyse, probablement due à un membre de l’Enseignement primaire, peut être comparée celle d’Eugène Rendu dans un article paru le 10 septembre 1882. La comparaison est intéressante car elle montre bien l’évolution du positionnement à l’égard du religieux. Cet article d’un Inspecteur général de l’Instruction publique à la retraite est un texte d’hommage à la mémoire de son collègue Jean-Jacques Rapet qui avait fait partie de la première génération des Inspecteurs généraux affectés à l’Enseignement primaire. Le JDI a tenu à ne modifier en rien le texte de Rendu « par sympathie pour la mémoire éminente de M. J.-J. Rapet et par déférence pour l’auteur très distingué de ce travail… » Mais il laisse « à l’honorable M. Rendu la responsabilité comme le mérite de ses libres appréciations ».

31L’article rappelle qu’en novembre 1853 Rapet et Michel, Directeur d’École normale, proposèrent à Fortoul, alors ministre, qui accepta, la création d’un Bulletin de l’Instruction primaire149. Dans le premier numéro, un texte-programme rédigé par Rapet avait rappelé « la pensée fondamentale de Guizot : l’union des deux grandes puissances morales du pays dans l’œuvre de l’éducation du peuple : l’Université et l’Église, la Science et la Loi chrétienne ». Selon Rapet on ne peut « chercher ailleurs que dans le sentiment religieux… ce principe de conservation de la vie des sociétés ». Et c’est cet élément moral que l’instruction primaire doit, avant tout, s’attacher à éveiller, à nourrir et à fortifier dans les générations qui lui sont confiées. La Rédaction du JDI reconnaît que cette analyse « peut paraître, en ce moment, bien démodée ». Cependant, s’interroge-t-elle, « est-il certain qu’elle en soit moins sage, moins profonde et, tranchons le mot, moins philosophique ? » D’ailleurs le sentiment religieux, « principe de conservation de la vie des sociétés », n’est-il pas pour Rapet un « principe » ou un « élément moral » que l’école doit s’attacher à cultiver ? Le sentiment religieux a donc sous sa plume une fonction essentiellement morale. Et cette analyse n’est pas seulement la sienne, c’est aussi celle « d’hommes qui ont fait quelque figure dans l’histoire intellectuelle de notre pays : Royer-Collard, Guizot, Cousin, Villemain, Salvandy ; ajoutons Wallon, Duruy et Jules Simon150 ». Finalement la Rédaction est plutôt favorable à la pensée de Rapet, partagée par Rendu, malgré sa formulation « démodée » car elle se situe clairement dans une lignée de philosophes et d’hommes politiques de convictions spiritualistes.

L’AFFAIRE DES DISCOURS DE DISTRIBUTION DES PRIX, AOÛT 1882

32Les remous provoqués par cette affaire témoignent des malentendus générés dans le pays par le vote de la laïcité scolaire. Un certain nombre de ces discours se sont nettement situés dans un système de pensée non plus seulement anticlérical, mais bien anti-religieux, un système que les promoteurs de l’école et de la morale laïques, que les plus importants et les plus lus parmi les journaux scolaires repoussent avec la plus grande fermeté. On remarquera aussi que les personnes déléguées par le ministre, par le préfet ou même par le sous-préfet, pour présider ces cérémonies de prix et prononcer le discours d’usage, n’appartenaient pas toutes à l’Université. Cette diversité contribue peut-être à expliquer la violence, mais aussi la vulgarité et le simplisme de certains propos anti-religieux. Au demeurant on perçoit aisément dans ces discours une volonté de polémique sur le thème de la laïcité et un désir non dissimulé de provoquer les religions en annonçant leur déliquescence prochaine.

33La teneur de ces quelques discours militants, laïcistes avant la lettre, n’a évidemment pas échappé aux parlementaires de la droite conservatrice. Le 18 novembre 1882, le sénateur Henry Fournier interpelle le ministre de l’Instruction publique à ce sujet151. Il lit en séance un extrait tiré de trois discours différents prononcés dans des écoles de Paris. Texte extrait d’un premier discours :

34« Notre instruction est laïque parce que nous avons le respect de la dignité humaine, même chez l’enfant, et que nous ne vous enseignons pas à vous prosterner devant des images, à vous courber devant des idoles, mais bien à vous incliner devant le génie, devant la science, devant la vérité…

35On vous dit que nous voulons des écoles sans Dieu. Mais vous ne tournez pas un seul feuillet de vos livres sans y trouver le nom d’un dieu, c’est-à-dire un homme de génie, d’un bienfaiteur, d’un héros de l’humanité. À ce point de vue, nous sommes de vrais païens, car nos dieux sont nombreux. »

36Dans la première partie de ce texte, l’orateur laisse clairement entendre que l’école laïque seule respecte la dignité humaine, laquelle serait réduite à néant quand on se prosterne devant une statue de la Vierge ou du Christ. On relèvera l’aspect réducteur d’un tel propos qui assimile sans examen un acte d’authentique ferveur religieuse (même si cet acte est parfois dévoyé) à un acte d’idolâtrie. Que devient alors le respect que Jules Ferry recommandait fermement pour « les croyances respectables du pays » dans ses discours parlementaires ? Par ailleurs, au sujet des « écoles sans Dieu », l’orateur entretient l’ambiguïté entre le Dieu de la religion chrétienne et du monothéisme et les « dieux », terme utilisé métaphoriquement pour qualifier les génies et les héros de l’humanité. C’est en fait une métaphore boiteuse car les génies, scientifiques, artistiques… et les héros, militaires, humanitaires… n’en sont pas moins des hommes et non des dieux au sens des religions antiques. Enfin l’orateur joue sur cette ambiguïté métaphorique pour affirmer son statut de « vrai païen », c’est-à-dire de vrai « polythéiste ». Or on sait combien l’Église catholique, à cette époque, réprouvait le paganisme contre lequel elle envoyait ses missionnaires en Afrique et en Asie. Ce discours était donc éminemment propre à semer la confusion dans l’esprit et les sentiments religieux des enfants présents à ce rite cérémoniel de la distribution des prix.

37Texte extrait d’un second discours :

38« Oui, chers maîtres et maîtresses, nous reconnaissons que cette tâche rude et difficile qui vous est confiée, d’élever à la plus grande hauteur possible, l’intelligence de nos enfants, vous l’accomplissez comme un véritable sacerdoce, et qu’aux ténèbres épaisses dont l’enseignement religieux a toujours cherché à voiler et à atrophier l’esprit des élèves, vous opposez avec succès l’enseignement scientifique, qui est le seul vrai, car il donne à l’homme la certitude de sa propre valeur et le pousse vers le progrès et la lumière ; tandis que l’enseignement religieux le plonge fatalement dans une nuit obscure et dans un abîme de funestes superstitions. »

39Dans cet extrait l’orateur place sur le même plan « l’enseignement scientifique » délivré par les maîtres et les maîtresses laïques, et « l’enseignement religieux » qui voile et atrophie l’esprit des élèves. Pratiquant la confusion des ordres et des plans, il a beau jeu de les opposer terme à terme, comme on oppose les ténèbres, l’obscurantisme, à la lumière rationnelle ou scientifique. D’ailleurs l’expression « enseignement religieux » manque de précision : désigne-t-elle le catéchisme, dont les maîtres assuraient encore la répétition au cours de la dernière année scolaire ou l’enseignement dispensé par les maîtres congréganistes parmi lesquels un certain nombre avaient tendance à subordonner les savoirs profanes aux vérités et aux dogmes religieux ?

40Extrait d’un troisième discours :

41« Jeunes citoyennes, jeunes citoyens, on vous a dit tout à l’heure que nous avions chassé Dieu de l’école ; c’est une erreur, on ne peut chasser que ce qui existe. Or Dieu n’existe pas. On a supprimé seulement des emblèmes. Dans nos écoles, on ne doit enseigner que la vérité. »

42La première phrase de l’extrait, qui revient sur un développement précédent, est évidemment tout à fait inexacte : l’orateur ne semble pas avoir lu les nouveaux programmes de morale, parus depuis peu. Mais à cette inexactitude, excusable, il ajoute un sophisme : Dieu n’a pas été chassé de l’école puisque « Dieu n’existe pas ». Cette dernière proposition n’est ni démontrée, ni démontrable et on ne peut rien prononcer sur elle. Or l’auteur affirme qu’il s’agit d’une vérité qui, si l’on suit son raisonnement, doit être enseignée à l’école, ce qui évidemment n’est pas très laïque… Comme dans le second discours cité, il met sur le même plan, dans le même ordre de connaissances vérités de foi et vérités scientifiques. Républicain, peut-être libre-penseur et « militant de la science », il est probablement de bonne foi. Par ailleurs, puisque « Dieu n’existe pas », l’enlèvement des emblèmes religieux est une opération sans conséquence puisqu’ils ne représentent que de l’illusion, du non-vrai. On ne saurait, là encore traiter avec plus de légèreté « les croyances respectables » d’une grande partie de la population française.

43Le sénateur Fournier précise que tous ces discours, qui portent gravement atteinte à la neutralité promise, ont été blâmés par la presse républicaine elle-même, notamment par des journaux tels que Le Temps, Le xix^e siècle, Le Journal des Débats et « jusqu’à la République française ». Il constate, quant à lui, que « sous prétexte de guerre au cléricalisme, c’est la guerre, non seulement au catholicisme, mais à l’idée religieuse elle-même qu’on poursuit… » Et à la fin de son intervention, il lance cet avertissement : « Prenez garde de détruire cette dernière force morale qui subsiste, l’idée spiritualiste et chrétienne qui a fait la France, la seule qui la soutienne encore !… Déjà les anarchistes de Montceau-les-Mines vous ont avertis ». Dans sa réponse, le ministre de l’Instruction publique Jules Duvaux152 rappela les dispositions de la loi du 28 mars et termina par cette déclaration : « Le Sénat me permettra de ne pas entrer dans la discussion des faits. L’honorable M. Fournier m’a demandé si j’approuvais les discours dont il vous avait cité des extraits ; je pense, messieurs, que la déclaration que je fais, au nom du gouvernement, de la ferme volonté de maintenir dans son application tout entière le principe de la neutralité, est une réponse dont le Sénat voudra bien se contenter. » Déclaration pour le moins laconique, on en conviendra.

44Dans son livre intitulé Dieu, patrie, liberté, paru en 1883, Jules Simon reproduit les mêmes extraits de discours que le sénateur Fournier153. Selon lui, ces personnalités désignées par le ministre, ou du moins avec son aval implicite, « sont venues dans les écoles débiter devant les enfants des professions de foi d’athéisme ». Ces paroles peuvent aussi avoir de graves conséquences sur les enfants. En présence de ces représentants respectables de l’Université, ils pourront se dire qu’il y a deux morales : celle que leur a enseignée leur mère, bonne « pour une pauvre femme ignorante », et une autre morale, celle qui est faite « pour ces savants, pour ces grands citoyens supérieurs à tous les préjugés ». Que se passera-t-il dans leur esprit ? s’interroge J. Simon : « comme ils ne peuvent concilier les deux enseignements, il faut qu’ils renoncent « à la vieille morale de nos pères » ou qu’ils regardent les représentants de l’État comme des empoisonneurs publics ». Ces discours sont d’autant plus regrettables que leurs auteurs « n’expriment pas l’opinion de l’Université puisque les devoirs envers Dieu sont écrits dans tous les programmes universitaires, et même dans les programmes qui datent de 1882 ». Simon rapporte que le ministre de l’Instruction publique les a « solennellement désavoués et condamnés à la tribune du Sénat ». On a vu plus haut que cette condamnation n’était pas d’une grande fermeté. Dans la presse scolaire, le MGIP fustige, lui aussi, sous la plume de Charles Defodon, ceux qui « revêtus pour un jour d’un titre officiel… usent de la loi comme d’un instrument, non de neutralité, mais d’antagonisme contre les religions établies ». Sans vergogne « ils exploitent la circonstance pour se poser complaisamment en prédicants d’athéisme devant un auditoire d’enfants ». Defodon reprend à son compte le blâme, prononcé par le ministre, à l’encontre d’une « infraction notoire au principe même de la loi, la neutralité confessionnelle154 ».

LA RENTRÉE SCOLAIRE DE 1882, SIGNAL DES AFFRONTEMENTS

45Le lundi 2 octobre 1882, jour de la rentrée des classes dans les écoles primaires, fut une « date lugubre et mémorable » selon le comte de Ségur-Lamoignon. Cette journée inaugure en effet la mise en œuvre effective de la loi et de ses textes d’application, notamment des nouveaux programmes de morale et d’instruction civique. Assez rapidement l’introduction de nouveaux manuels dans les classes suscite de très vives réactions d’hostilité chez les catholiques, tenus en éveil par le clergé des paroisses. Courant octobre 1882, trois évêques, ceux de Moulins, Valence et Saint-Dié, condamnent les manuels utilisés dans leur diocèse pour atteinte à la neutralité scolaire. Bien qu’adversaire de la loi du 28 mars, l’Église n’hésitait pas à s’en servir comme d’une arme offensive. Dans certaines communes, et pas seulement dans l’Ouest, des incidents éclatent entre les familles et l’instituteur, la plupart du temps à l’instigation du curé. À Beaumont les Autels, en Eure-et-Loir, où la conférence cantonale des instituteurs avait choisi le manuel de Paul Bert, les enfants refusent de s’en servir et les parents font savoir à l’inspecteur primaire qu’ils garderont leurs enfants chez eux jusqu’à l’ouverture d’une école privée. Dans les Vosges, un curé défend aux enfants du catéchisme d’étudier dans le manuel de Compayré et menace d’écarter de la première communion ceux qui persisteront à l’utiliser. Il est vrai que le manuel de P. Bert, L’instruction civique à l’école, qui aura 11 éditions en 1883, condamnait en termes violents et partiaux l’Ancien Régime, mêlant dans une même réprobation l’Église, la féodalité et la royauté. La manuel se termine avec ce texte militant : « Avant de nous séparer, crions tous : Vive la République ! » Quant au manuel de Compayré155, il était plus discret dans ses convictions républicaines, mais n’en contenait pas moins des allusions perfides aux compromissions du clergé avant 1789.

46Depuis la rentrée, d’autres incidents avaient éclaté dans certaines communes à la suite de l’enlèvement des emblèmes religieux : crucifix, statues de la Vierge et du Christ…, retirés des locaux de l’école publique. Ce point précis n’était traité ni dans la loi, ni dans ses textes d’application et le nouveau modèle de règlement scolaire départemental n’en disait pas un mot. Pouvait-on cependant invoquer le texte de la loi pour justifier cette initiative ? La laïcisation des locaux scolaires pouvait se comprendre logiquement comme un prolongement de la loi, mais c’était là le produit d’une interprétation extensive de son texte. La circulaire du ministre Jules Duvaux adressée aux préfets le 2 novembre 1882 est d’une grande habileté et s’applique à apaiser l’opinion en demandant aux autorités, et aux instituteurs, d’éviter toute action intempestive en la matière156. Elle ne revient pas sur les initiatives passées mais suggère qu’à l’avenir elles soient mise en œuvre à l’occasion d’une réfection des locaux scolaires. Pour le ministre, la loi du 28 mars, qui ne prévoit pas expressément l’enlèvement des emblèmes religieux, n’est certainement pas à interpréter comme « un règlement de police des locaux ». Elle ne vise pas « la transformation des locaux scolaires », mais l’esprit même de l’enseignement.

47Sur la question des manuels, les évêques prirent le relais des « actions de terrain » en déférant courant novembre 1882 à la Congrégation de l’Index au Vatican quatre manuels d’instruction morale et civique, selon eux les plus fermement et les plus fréquemment mis en cause pour infraction à la neutralité scolaire. Ces manuels, dont deux titres ont été évoqués plus haut, étaient les suivants :

48L’instruction civique à l’école, de Paul Bert

49Éléments d’éducation morale et civique, de Gabriel Compayré

50L’homme et le citoyen, de Jules Steeg

51L’instruction morale et civique des jeunes filles, de Mme Gréville.

52Le 15 décembre la Congrégation de l’Index prenait un décret motivé condamnant ces quatre manuels. La première « guerre des manuels » était officiellement déclarée157. Les évêques avaient pris la liberté de transmettre directement le texte du décret romain aux curés pour qu’il soit lu en chaire. De ce fait ils s’étaient mis dans l’illégalité au regard du Concordat, et plus précisément des articles organiques ; ceux-ci en effet stipulaient que la publication et la diffusion d’un texte du Saint-Siège étaient subordonnées à un décret d’autorisation pris en Conseil d’État. Certains évêques avaient même accompagné la condamnation vaticane de commentaires et d’instructions menaçant instituteurs, parents et enfants de l’exclusion des sacrements s’ils utilisaient les manuels condamnés. Dans une douzaine de départements la guerre des manuels prit des formes spectaculaires et violentes avec des autodafés d’ouvrages scolaires, souvent organisés par le curé de la paroisse et accompagnés du refus des sacrements.

53Revenu au pouvoir le 21 février 1883 et cumulant de nouveau la Présidence du Conseil et l’Instruction publique, Jules Ferry réagit habilement mais fermement à ces graves incidents. Il prononça la suspension de traitement de près de 2000 curés et de cinq évêques, ceux qui s’étaient particulièrement signalés par leur hostilité à la nouvelle loi scolaire. Cependant Jules Ferry ne souhaitait pas que ce conflit avec l’Église de France dégénérât en une dénonciation du Concordat, un instrument qu’avec l’expérience du pouvoir il pensait nécessaire pour tenir en lisière la hiérarchie catholique. À la suite d’un appel du pape Léon XIII adressé aux évêques et les adjurant de faire preuve de modération, le ministre montra sa bonne volonté en rétablissant le traitement des ecclésiastiques. Il fit même introduire une modification dans la procédure de choix des manuels : désormais la liste des ouvrages arrêtée par les conférences cantonales d’instituteurs ne deviendrait définitive qu’après avoir obtenu l’agrément du ministre lui-même. J. Ferry recentralisait donc la procédure pour avoir un droit de regard sur les manuels choisis par les instituteurs. Enfin, le 17 novembre 1883, il envoya personnellement à chaque instituteur et à chaque institutrice publics une circulaire dans laquelle il rappelait précisément les limites de l’enseignement moral et civique qui leur était désormais confié.

LE NOUVEL ENSEIGNEMENT MORAL ET SA DIMENSION RELIGIEUSE DANS LES REVUES SCOLAIRES ET D’AUTRES PUBLICATIONS PÉDAGOGIQUES

54Malgré une rentrée et une année scolaire passablement mouvementées, les journaux scolaires et les autres publications pédagogiques poursuivent leur travail de mise en œuvre et d’accompagnement du nouvel enseignement de morale laïque. À la différence du MGIP et du JDI, la Revue pédagogique confirme son statut d’organe de réflexion reflétant plutôt la pensée officielle du ministère, depuis son rattachement au Musée Pédagogique en juillet 1882. Dans son numéro du 15 novembre elle reproduit le passage d’un discours de distribution des prix prononcé par Paul Janet, un des principaux artisans du nouveau programme. Il y affirme que l’enseignement laïque est résolument « séparé des dogmes religieux propres aux différentes églises » ; aussi ne sera-t-il « ni catholique, ni protestant, ni israëlite », mais « il reposera sur les principes généraux communs à tous les cultes et qui font que tous les croyants, malgré la différence de leurs rites et de leur credo, font partie d’une même société et d’une même nation ». Et parmi ces « principes généraux communs » il y a nécessairement l’idée d’un « Dieu auteur et modèle de la notion même de l’humanité et de l’ordre éternel des choses158 ».

55La Revue pédagogique publie également en 1883 une substantielle étude sur les nouveaux manuels d’instruction morale et civique qui constituent désormais des outils indispensables pour les instituteurs. Ce texte propose une photographie tout à fait précise de cette catégorie de manuels du point de vue de leurs orientations philosophiques et religieuses ; l’étude a été demandée au philosophe Émile Boutroux, maître de conférences à l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm159. Il en a étudié une cinquantaine, de morale seule, d’instruction civique seule, ou jumelant les deux disciplines. Il en présente une analyse systématique sous les angles religieux, politique, moral et pédagogique. On se bornera ici à mettre en évidence la place attribuée au religieux dans ces manuels et la manière dont il y est traité. Selon ce critère Boutroux classe les manuels en trois catégories : déisme, abstention et catholicisme. On ne retiendra pour notre propos que les manuels de la première et de la deuxième catégories, ceux de la troisième affichant clairement un caractère confessionnel, donc non laïque.

56Le constat de Boutroux est sans ambiguïté : la plupart de ces manuels appartiennent à la première catégorie, les plus connus étant ceux de Jules Simon, Paul Janet, Jules Steeg, Compayré, Marion, Louis Liard et G. Bruno (Mme Fouillée). « Tous ces auteurs, écrit Boutroux, les uns avec plus d’insistance, les autres plus discrètement, professent la croyance rationnelle à l’existence de Dieu et font appel à cette croyance, sinon pour fonder la morale, du moins pour en garantir le caractère absolu et la réalisation possible ». Et de citer l’un des plus notables, dont le manuel aura le plus de succès, Gabriel Compayré : « Nous ne croyons pas que l’instruction du peuple doive jamais se séparer de la religion ». L’auteur de l’Histoire critique des doctrines de l’éducation avance une raison qu’il estime décisive : « dans l’état actuel de l’humanité (et cet état durera sans doute toujours), la religion apporte avec elle des secours extérieurs dont la faiblesse humaine ne peut se passer160 ». « Le point de vue de ces auteurs nous paraît inattaquable », ajoute Boutroux. En 1883 pourtant, l’opinion intellectuelle ne porte pas en grande estime la religion naturelle, telle qu’elle a été « jadis mise à la mode par la Profession de foi du vicaire savoyard ». Aujourd’hui on ne va plus, comme Rousseau, « adorer Dieu sur la montagne aux premiers feux du soleil levant… » En revanche, constate Boutroux, « on croit à un créateur et à une justice divine et on rapporte à Dieu la voix de la conscience ». Et il risque l’affirmation suivante : « Nul doute qu’aujourd’hui même la grande majorité des Français ne soit déiste d’une manière consciente ou inconsciente ». Même la science, s’il faut en croire Compayré, « n’a pas jusqu’ici fait évanouir cet au-delà » : au contraire, « chez la plupart des penseurs de notre époque, elle aboutit à l’affirmation d’un « Inconnaissable », comme condition et limite nécessaire de toute connaissance positive ». Par ailleurs il est conforme à « l’esprit de cette philosophie déiste… de professer le respect et même la sympathie pour les formes particulières que les hommes ont, ici et là… imposées à l’idée religieuse ». Ce respect et cette sympathie sont sensibles dans les manuels de P. Janet, de Henri Marion, de J. Simon et de G. Compayré. Et, « dans ce respect sympathique des religions positives », Boutroux constate, là encore, que « le déisme de nos auteurs est en harmonie avec les dispositions de la grande majorité des Français ».

57Il est intéressant, pour notre propos, d’examiner maintenant avec Boutroux les manuels qui observent une attitude d’abstention, tant à l’égard du théisme (ou du déisme) qu’à l’égard de l’athéisme. Ces manuels sont peu nombreux161, mais, paradoxalement, l’auteur leur consacre un développement bien plus long qu’aux manuels déistes. Manifestement il les apprécie beaucoup et cherche à les valoriser aux yeux des lecteurs. Ces auteurs commencent tous par affirmer que « la morale se soutient d’elle-même » et qu’« elle n’a pas besoin, comme disait Proudhon, de ce contrefort qui s’appelle Dieu ». Mais avant de se prononcer sur le choix de ces auteurs, il faut exposer leurs raisons. Ces raisons ou ces justifications, Boutroux les trouve d’abord dans l’introduction du manuel de l’ancienne disciple de Massol, Clarisse Coignet. Celle-ci reste en effet fidèle à l’école de la Morale Indépendante et a rédigé son manuel selon les principes de cette école dont elle reste peut-être la seule héritière. Selon elle, « ce n’est pas notre main qui a arraché la morale à son vieux tronc (le christianisme), c’est ce tronc déraciné qui l’a laissée tomber à terre ». Ainsi, déclare-elle avec force, se faisant le porte-parole des moralistes indépendants : « en montrant que la morale a ses racines vivantes dans l’humanité, en dehors des doctrines métaphysiques et religieuses, nous ne témoignons pas contre ces doctrines, nous sauvons la morale de leur naufrage ».

58Quant à l’auteur du Petit traité de morale, le néo-kantien Renouvier qui a adhéré en son temps à la Morale Indépendante, il est encore plus radical dans son argumentation : « ce n’est pas seulement parce que la morale ne peut être sauvée qu’à ce prix que nous la détachons de la religion et de la métaphysique, c’est parce qu’en réalité elle n’a jamais dépendu de ces disciplines et ne saurait en dépendre ». Pour lui en effet, « la morale se fonde directement et immédiatement sur la raison elle-même ». Bien plus, « c’est elle qui légitime la métaphysique et la religion dans la mesure où elles peuvent l’être… » Selon Boutroux ces « philosophes critiques… s’efforcent d’aller au fond des choses, de dégager la morale de tout ce qui n’est pas elle-même et, par là même, de lui procurer une évidence et une autorité incontestables ». Et il pose la question : « Leur doctrine est-elle donc si effrayante ? » Quelques « différences de forme » mises à part, il n’y voit « rien que n’admettent la plupart des déistes et des croyants ».

59Cependant, « la morale indépendante ou critique peut apparaître à quelques-uns comme incomplète ». Mais Boutroux ne pense pas « qu’au point de vue spiritualiste ou au point de vue chrétien on puisse la déclarer fausse ». D’ailleurs, elle « n’exclut nullement Dieu et la vie future considérés comme objets de croyance ». Le traité de Renouvier, s’il fonde la morale sur la seule raison, ne nous interdit pas « de nous faire, de la morale ainsi comprise, un point d’appui pour nous élever à Dieu ». Mme Coignet, par exemple, « combat la théocratie, mais nullement la religion ». Boutroux pense même que la religion est en réalité moins absente de la doctrine de ces auteurs qu’ils ne nous le disent. En effet les idées qui constituent le fond même de leur doctrine sont « les idées de liberté, de conscience, d’ordre moral, de justice, de sanction intérieure ». Ces « objets absolus et irréductibles » ne sont-ils pas « le point de départ… des plus solides raisonnements des spiritualistes et des déistes162 » ? Aujourd’hui, conclut Boutroux, « les sciences positives essaient de nous montrer en quoi consisterait une morale matérialiste dans laquelle « la lutte pour l’existence » serait le seul principe ». Située à l’opposé, la morale de la liberté et de la justice dont les moralistes indépendants ont assuré la promotion « est bien près de se confondre avec la morale déiste traditionnelle ». Boutroux ne voit donc pas ce qu’on pourrait reprocher à ces auteurs de manuels « qui ont fondé la morale sur la seule conscience ». Ils n’ont pas mis en avant les idées religieuses, mais il est clair aussi qu’ils ne les ont pas exclues : « cette conception de la morale laïque n’a donc rien qui puisse scandaliser le croyant lui-même ».

60On a cité plus haut le philosophe Étienne Vacherot puisqu’il a compté parmi les premiers adhérents, dès 1865, de la Morale Indépendante. En analysant ses réflexions sur l’enseignement primaire qui reprennent ses interventions lors d’une séance de l’Académie des sciences morales et politiques, on mesurera le chemin parcouru par l’auteur de La Démocratie (1859) et par le « moraliste indépendant163 ». C’est d’ailleurs le livre d’un adversaire de l’instruction primaire obligatoire qui a provoqué ses réflexions. Vacherot reconnaît la nécessité de « la séparation de l’enseignement primaire proprement dit et de l’enseignement religieux » qui constitue une garantie indispensable de la liberté de conscience en matière d’enseignement. Mais cette séparation doit-elle « avoir pour conséquence l’interdiction du nom de Dieu dans l’école laïque ? » Il est clair pour lui que « ce mot répond à une idée, immortelle et universelle, qui a sa place dans la philosophie aussi bien que dans la religion ». Certes, constate-t-il, « la philosophie, même la plus rationnelle, n’est point en faveur aujourd’hui chez une espèce de savants… » qui regrettent que la science positive ne soit point encore parvenue « à remplacer la conscience dans l’enseignement moral de l’Université ». Autrement dit le positivisme, et ce qu’on nommera plus tard le scientisme, « enragent » de ne pouvoir imprimer leur marque sur l’enseignement moral public. Mais, pronostique Vacherot, « quand ce progrès sera réalisé par le cours d’histoire naturelle, ce n’est plus l’enseignement laïque fait à nos plus jeunes enfants dont nous jouirons, c’est l’enseignement athée ». Ce discours, remarquons-le une nouvelle fois, est étrangement proche de ceux de Broglie et de Chesnelong qui, en 1881 et 1882, défendaient l’enseignement religieux à l’école primaire publique.

61Vacherot rapporte aussi les propos de ceux qui ont « osé dire que tout enseignement où le nom de Dieu est prononcé porte atteinte à la liberté de conscience, sinon des enfants, tout au moins des familles ». Spécimen, selon lui, « de la logique à outrance, si ce n’est tout simplement de la passion antireligieuse ». Il faut évidemment respecter le droit des familles qui refusent pour leurs enfants l’enseignement d’une religion autre que la leur, et celui des « rares libres penseurs », qui ne veulent aucun enseignement de ce genre. Mais « exiger pour leur plaire, que l’on ne parle dans l’école ni de Dieu, ni de tout ce qui se rattache à la religion naturelle, c’est méconnaître les excellents effets de cet ordre de croyances sur l’éducation morale de nos jeunes enfants ». La croyance en Dieu est une garantie morale trop précieuse pour que l’on songe à s’en passer. La position de Vacherot en 1883 est donc diamétralement opposée à celle des moralistes indépendants de la fin des années 1860 pour lesquels les croyances religieuses et les hypothèses métaphysiques devaient être résolument écartées, comme parasitaires, d’une moralité fondée uniquement sur la raison et la liberté. « Rappeler aux enfants, poursuit Vacherot, que, s’ils font mal, leur conscience en souffrira, est d’un médiocre effet ». En revanche « le maître sera mieux écouté de nos enfants s’il leur dit : « Dieu vous regarde, Dieu vous écoute. Il ne voit pas seulement vos actions, il n’entend pas seulement vos paroles. Il connaît vos plus secrètes pensées… » « Le Maître d’en haut a bien autrement d’autorité sur les jeunes intelligences » que la conscience ou l’instituteur seuls. Et le philosophe termine par un aveu : « Nous avons tous reçu cet enseignement (religieux). En sommes-nous moins amis de la philosophie et de la science ? »

62L’auteur du compte-rendu pour le compte de la Revue pédagogique se montre assez réservé sur « cette religion pour les enfants que M. Vacherot veut introduire dans l’école ». Selon lui, il n’est pas certain « qu’ainsi présentée elle suffise à écarter de l’âme de l’enfant la superstition ou le mysticisme164 ». Mais la Revue pédagogique est d’accord avec lui pour penser que « la vraie solution du problème moral » c’est d’éveiller la conscience le plus tôt possible. Elle l’approuve également « lorsqu’il condamne le fanatisme à rebours qui conduit à proscrire, dans l’éducation des enfants, tout ce qui concerne cette préoccupation de l’au-delà à laquelle personne n’échappe, pas plus l’enfant que l’homme fait ».

63On terminera cette enquête dans la Revue pédagogique avec les propos de deux très grands artisans de l’école républicaine, en plein labeur à cette époque : Félix Pécaut et Ferdinand Buisson. Le premier est purement pédagogique et didactique et constitue le « bouquet final » d’un petit article donné à la revue en mai 1883165. Ce texte donne des conseils très précis et très concrets sur cet enseignement tout nouveau et qui semble embarrasser les maîtres. Tout à la fin de l’article Pécaut propose aux lecteurs sa méthode pour traiter la dimension religieuse du programme. Le passage vaut d’être cité en entier :

64« Demandez-vous après cela quelle place je réserverais à l’idée religieuse dans cet enseignement ? Je voudrais que cette idée fût partout et nulle part ; qu’elle fût au commencement, au milieu et à la fin, comme l’âme même de la morale, partout présente et agissante, le plus souvent invisible. Et néanmoins, je ne craindrais pas de prononcer le grand nom de Dieu, du Dieu universel, en qui tout vit, et à qui la personne humaine, celle de l’enfant en particulier, doit son titre d’excellence et sa marque sacrée ».

65La formule proposée ne laisse pas d’être déroutante puisque Pécaut suggère que l’idée de Dieu soit « partout et nulle part », qu’elle soit présente à tout moment du cours, et en même temps « invisible ». Cependant l’ancien pasteur protestant et l’inspecteur général engagent fermement les maîtres à prononcer sans crainte « le grand nom de Dieu », un Dieu qui est pour Pécaut comme l’alpha et l’oméga de la personne humaine, une notion décidément « incontournable » dans l’école primaire de J. Ferry, quoi qu’en pensent certains.

66Le second propos est de F. Buisson, dont on sait le rôle dans l’élaboration du programme de morale au Conseil Supérieur. Il est tiré de l’article « Laïcité » qu’il a rédigé pour son Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire166. Il s’agit d’un long texte très documenté qui examine la notion de laïcité dans ses deux champs d’application essentiels : le personnel enseignant et l’enseignement. C’est au titre de la laïcité de l’enseignement que Buisson formule une observation générale qui revêt la forme d’une mise en garde. Ce texte, qui tient en une seule phrase, vaut, lui aussi, d’être cité intégralement :

67« Si par laïcité de l’enseignement primaire il fallait entendre la réduction de cet enseignement à l’étude de la lecture et de l’écriture, de l’orthographe et de l’arithmétique, à des leçons de choses et à des leçons de mots, toute allusion aux idées morales, philosophiques et religieuses étant interdite comme une infraction à la stricte neutralité, nous n’hésitons pas à dire que c’en serait fait de notre enseignement national. »

68Il ne faut donc pas se tromper sur le sens du mot laïcité qu’on ne peut réduire à une neutralité soigneusement abstinente de toute incursion dans le domaine des « idées morales, philosophiques et religieuses », autrement dit à un principe vide et « nul » comme le dira plus tard Jean Jaurès. Si l’enseignement laïque doit se limiter au « lire, écrire, compter », l’instituteur républicain n’est pas différent de l’ancien « magister » dont l’action se réduisait à deux attributs : la férule et la plume d’oie. En face de lui et le contrôlant, c’était l’Église qui détenait la puissance et l’influence morale réelles. Si la laïcité de l’enseignement, par souci de stricte neutralité, devait se cantonner à de pures opérations techniques et didactiques, sa laborieuse mise en place eût été au fond inutile puisque tout, ou presque, devrait continuer comme avant. Autrement dit, pour qu’elle soit une véritable avancée républicaine, la laïcité exige que « l’instituteur puisse être un maître de morale en même temps qu’un maître de langue et de calcul ». Pour Buisson ce nouvel enseignement moral, attaqué à la fois sur sa droite et sur sa gauche, constituait un enjeu décisif pour l’avenir de l’école républicaine.

ÉMERGENCE D’UNE DOCTRINE MORALE À L’USAGE DE L’ÉCOLE DANS LE MANUEL GÉNÉRAL ET LE JOURNAL DES INSTITUTEURS

69L’impact du nouvel enseignement moral et de sa dimension religieuse est intéressant à analyser dans la partie générale de ces deux journaux scolaires, d’autant plus qu’ils ont une appréhension un peu différente de cette nouveauté. Le regard du MGIP, en fait celui de son rédacteur en chef Charles Defodon, est assez « distancié » alors que celui du JDI est à la fois plus soucieux des préoccupations des instituteurs et nettement plus empreint de religiosité, pour ne pas dire plus. Dans un article de la fin du mois de novembre 1882, le MGIP réagit à deux événements, l’un parlementaire, à savoir l’interpellation du ministre par le sénateur Fournier au sujet des discours de distribution des prix de l’été précédent, l’autre de nature réglementaire, en l’occurrence la circulaire ministérielle du 2 novembre 1882.

70Nous avons relevé plus haut la réaction de Defodon aux discours de distribution de prix qui, clairement antireligieux, portaient une atteinte manifeste à la laïcité. Le même article commente la circulaire Duvaux sur les emblèmes religieux167. Une phrase mérite d’être citée en entier : « À tort où à raison, et par suite de toutes sortes de circonstances que nous n’avons pas à chercher ici, les croyances religieuses de notre société française contemporaine s’émiettent et s’éparpillent chaque jour de plus en plus… tels ne se font pas faute de se découper une croyance à eux dans le dogme universel. » On voit ainsi que ce qu’on appelle aujourd’hui le « bricolage religieux » ne date pas d’hier et que la tendance existait déjà il y a plus d’un siècle. Mais ce que constate aussi le rédacteur, c’est que depuis dix mois « nous entendons crier contre « la loi scélérate », contre « l’école sans Dieu », contre « l’Université impie », tandis que d’autres, « fanatiques à rebours » – ce mot est d’un ministre – raturent le nom de Dieu dans les livres qui l’ont prononcé fort innocemment ou de propos délibéré ». Cette citation montre en passant que le geste d’éliminer des manuels scolaires le nom de Dieu ou tout autre terme à connotation religieuse se manifestait déjà dans les premiers temps de l’école républicaine168. C’est à cette catégorie de « fanatiques à rebours » que le ministre adresse sa circulaire. La loi du 28 mars, précise ce texte réglementaire, n’est pas « une sorte de règlement de police des locaux scolaires » et elle ne cherche en aucun cas à encourager un comportement iconoclaste à l’endroit des emblèmes religieux présents dans les écoles. C’est une loi qui touche essentiellement « l’esprit de l’enseignement » et qui est destinée à entrer progressivement dans les mœurs du pays. Les « fanatiques à rebours » servent en réalité les desseins des adversaires de l’école laïque. Dans une réponse apportée à un correspondant du journal, Defodon les identifie précisément : ce sont d’un côté les « anti-religieux » et de l’autre les « ultra-religieux », autrement dit les extrémistes des deux bords. Au milieu de cette bataille, l’instituteur doit « faire œuvre de pacificateur » et considérer « de très haut l’apostolat qui lui est confié » (F. Buisson).

71En janvier 1883 le JDI propose à ses lecteurs un article présentant un livre qui vient de paraître et qui rassemble les travaux des conférences pédagogiques du département d’Eure-et-Loir pour l’année scolaire 1881-1882. Cette année-là en effet, sur la proposition de l’Inspecteur d’Académie, M. Desprez, elles étaient consacrées à « l’éducation de l’enfant à l’École primaire169 ». L’article précise que plusieurs chapitres ont été enrichis par des notes de M. Turot, professeur de philosophie au collège de Chartres. La première partie du livre comporte un « chapitre sur l’âme », « très étendu », où sont exposés « les devoirs de l’homme envers lui-même, envers ses semblables et envers Dieu ». Le rédacteur estime qu’il s’agit du « chapitre principal de l’ouvrage ». Il se félicite également de « la réserve dont les rapporteurs, des instituteurs, ont fait preuve à propos des questions délicates que soulève, dans les circonstances présentes, l’enseignement de la morale joint à l’instruction civique. » Ils ont su mettre la morale au-dessus de la politique. L’un de ces instituteurs, tout en se réjouissant de voir que bientôt « l’école sera déchargée de l’enseignement religieux », termine son exposé par un discours extrêmement religieux. Il y montre que « notre attachement à Dieu » trouve son origine dans le besoin de protection et d’aide ressenti dans l’existence et se justifie par le sentiment de gratitude qui conduit l’homme à remercier la divinité pour le bien qui lui échoit. Les sentiments religieux naissent « sur les genoux de la mère » qui fait prononcer à l’enfant le nom de Dieu et lui parle de « l’enfant Jésus ». Cet instituteur est convaincu qu’« il est du devoir de l’école de continuer à développer ces sentiments de premier ordre ».

72L’auteur de l’article invite ses lecteurs à puiser l’inspiration de leur enseignement dans ce livre. Il ne résiste pas à l’envie de citer un autre rapport d’instituteur où il est question de la Providence divine. « Qui pourrait la nier, demande cet instituteur, en lisant l’histoire des peuples, des empires et des races, en voyant la marche, lente peut-être, mais du moins sûre, de l’humanité dans la voie du progrès ? » Il évoque aussi la prière, « le rapport le plus intime avec Dieu » et il conclut en affirmant que « le culte religieux est le premier besoin de nos âmes comme il est la garantie de la paix et du bonheur des sociétés ». Une phrase que Guizot aurait pu prononcer. L’auteur de l’article fait cependant remarquer que tous ces propos ont été tenus avant le vote de la loi du 28 mars 1882 ; mais il estime que « par ces généreuses déclarations, les instituteurs d’Eure-et-Loir répondent au grief le plus redoutable de leurs adversaires qui est de vouloir l’école sans Dieu ».

73Deux autres articles témoignent de l’attachement de la rédaction du JDI à l’idée de Dieu, présentée comme le nécessaire fondement de la morale. Dans une série de trois textes, elle donne son sentiment sur les matières nouvelles que sont l’éducation morale et l’instruction civique170. Le dernier traite de l’instruction morale et souligne d’entrée de jeu ce qui la distingue de l’autre. Alors que l’instruction civique porte sur des faits, que sa matière est changeante « puisque les institutions et les lois participent de la mobilité des choses humaines… la matière de l’autre est immuable, au moins dans son fond, car la seule chose qui ne change pas, c’est la loi éternelle du Devoir… ». Cette dernière affirmation est appuyée sur une citation de Guizot sur la nécessité de « rester immobile et fixe » en matière de morale, « au milieu des secousses des révolutions ». Le rédacteur attire également l’attention des instituteurs sur les deux principales difficultés, inhérentes selon lui à ce nouvel enseignement.

74La première concerne la méthode pédagogique ; si l’instituteur (ou l’institutrice) se borne à « faire briller la lumière des règles de la morale aux yeux de l’esprit », il n’a rien fait, car « leur flamme féconde n’a point pénétré jusqu’au plus intime de l’être pour l’échauffer et l’exalter ». L’éducation morale ne saurait être efficace si elle se borne à la mise en œuvre d’un « catéchisme moral ». La seconde difficulté a trait à l’esprit de cet enseignement, à son inspiration. Pour éviter toute ambiguïté, le rédacteur énonce préalablement cette affirmation : « la morale qui est l’objet de cet enseignement est la morale laïque. Certes, mais quel est le socle de cette morale ? Une série de « vérités communes » à toutes les religions et à toutes les philosophies « qui sont comme le patrimoine inépuisable de la raison humaine : la souveraineté de la loi du Devoir, l’immortalité de l’âme, la vie future, l’existence de Dieu, la Providence ». La morale laïque, cette morale d’un nouveau type, doit son qualificatif au fait « qu’elle n’est exclusivement ni catholique, ni protestante, ni judaïque171 ». Formée d’un « composé » de vérités communes à ces religions, elle n’est et ne peut être ni hostile, ni contraire à aucune. Et ces « vérités éternelles » qu’elle leur « emprunte » à toutes, et qu’« elles exposent chacune à leur manière », elle les présente « pour sa part avec les seules forces de la raison ». Ce sont donc des vérités passées au crible de la raison, épurées par elle, devenues rationnelles. Les instituteurs doivent par conséquent se pénétrer de ces idées et comprendre l’« étroite connexion » qui « unit l’idée de devoir et l’idée de Dieu ». Ils doivent être convaincus que « la pratique d’un devoir, quel qu’il soit, est par elle-même un acte religieux » car « la morale du Devoir ne va pas sans la notion de Dieu ».

75Le second article est publié sous la rubrique « Pédagogie pratique » ; il présente le bilan de la partie scolaire pour l’année 1882-1883 et donne des orientations pour 1883-1884, notamment en ce qui concerne la morale172. La rédaction rappelle que si « la morale n’exclut pas les raisons tirées de l’intérêt bien entendu… elle place plus haut la responsabilité de chacun de nous devant sa propre conscience, la loi divine et la sanction de la vie future ». Elle affirme sans ambiguïté : « la morale a pour fondement la spiritualité de l’âme et l’existence de Dieu ». La rédaction se reporte ensuite au programme officiel qui « mentionne… la loi morale et les devoirs envers Dieu ». Elle constate que les plans d’études de quelques départements, dont elle a eu connaissance, « respectent » effectivement « cette double notion ». Mais c’est avec une pointe de déception qu’elle fait cette remarque : « Est-ce réserve exagérée ? Est-ce conviction que plus de développements seraient superflus ? Tel plan d’études qui énumère en détail les autres devoirs se borne, en ce qui concerne les devoirs envers Dieu, à reproduire les termes de l’arrêté ministériel. » Ces devoirs font donc déjà l’objet d’une réserve prudente dans certains plans d’études. Mais pour le JDI, « l’essentiel est que les instituteurs se sentent à l’aise sur ce point » comme sur les autres. Le texte ajoute cependant cette observation : compte tenu du « poids des doctrines matérialistes » ambiantes, comment les instituteurs « s’y prendraient-ils pour éveiller la conscience enfantine de leurs disciples sans un élan vers la lumière du ciel ? » Enfin, « pour les rassurer tout à fait », la rédaction cite un passage d’un article de Paul Janet où celui-ci prend fermement la défense du programme de morale, élaboré par le Conseil Supérieur, contre ses adversaires des deux bords.

LE NOUVEAU PROGRAMME DE MORALE ET LES EXERCICES SCOLAIRES

76Dans les deux journaux, la mise en œuvre du nouveau programme de morale est également sensible dans leur partie scolaire. Au début de l’année 1883, le MGIP rend compte d’un nouveau manuel, le Cours de morale de Léopold Mabilleau. Le journal précise que l’auteur est professeur à la Faculté des Lettres de Toulouse et qu’il est en outre « chargé de l’enseignement moral et civique aux instituteurs de la Haute-Garonne173 ». La précision est intéressante car elle offre un témoignage de la mobilisation des universitaires dans la mise en œuvre de la réforme de l’Enseignement primaire et précisément dans celle des nouvelles disciplines scolaires. Ce manuel est écrit pour les trois cours : cours élémentaire, cours moyen et cours supérieur, facilitant ainsi, selon le MGIP, « la transition d’un cycle à l’autre ». Après une première partie consacrée à la famille, à l’école et à la patrie, la seconde traite des devoirs. Le dernier chapitre comporte le sommaire suivant : « Devoirs envers Dieu. La nature. Dieu auteur de toutes choses. Le sentiment religieux. La conscience. Le vrai, le beau et le bien ». Un sommaire conforme au programme, auquel l’auteur ajoute la trilogie cousinienne, label spiritualiste que l’on retrouvera longtemps encore dans la littérature scolaire, officielle ou non. En tout cas ce manuel obtient un satisfecit de la rédaction car il offre « un enseignement complet qui décharge l’instituteur et les élèves de tous les doutes et de toutes les craintes que pourrait inspirer l’introduction subite d’une nouvelle étude dans le cadre de l’instruction primaire ».

77On a vu plus haut que la nouvelle instruction morale et civique faisait l’objet, dans le MGIP, de préparations dès le 15 octobre 1881, bien avant la publication des nouveaux programmes. Parvenu au chapitre des devoirs envers Dieu dans son cours de morale de l’année scolaire 1882-1883174, Defodon demande que cette leçon soit traitée en liaison avec la précédente (« devoirs envers les autres hommes »). En réalité elle est directement rattachée au thème de la tolérance religieuse. Le maître fera ainsi remarquer aux enfants que les différences d’appartenance religieuse dont ils ont pu avoir connaissance dans leur commune, restent sans incidence par rapport à la loi car elles ne regardent que la conscience individuelle. Catholiques, protestants, juifs, et ceux qui ne se réclament d’aucune religion, sont soumis aux mêmes obligations légales, – impôts, service militaire… –, et possèdent les mêmes droits. L’appartenance à une même patrie transcende donc les différences religieuses et constitue le fondement même de la tolérance. Au-delà de ce patriotisme partagé, le maître pourra aussi montrer que la croyance commune en un Dieu souverainement juste et bon « doit inspirer aux uns et aux autres la même déférence et le même respect » et par conséquent une tolérance réciproque. Les incroyants eux-mêmes, poursuit Defodon, « doivent s’associer aussi à cette déférence et à ce respect pour les plus hautes manifestations de la pensée et des sentiments humains ». Ils doivent donc se montrer tolérants à l’égard des croyants175. Revenant sur le thème initial de la leçon, Defodon cite le texte du programme et recommande aux maîtres qui, « pour couronner le cours… croient devoir faire une leçon spéciale sur les devoirs de l’homme envers Dieu », de « traduire » les directives du programme et les leurs propres « en un langage familier qui puisse être facilement compris des élèves176 ».

78Quant au JDI, il applique les nouveaux programmes dès le numéro qui suit la rentrée scolaire de 1882177. Citant les instructions officielles, la Rédaction précise que « l’instruction morale des enfants doit être une des grandes préoccupations des instituteurs et des institutrices et l’objet constant de leur sollicitude. » Elle fait l’éloge de ces textes « aussi remarquables par la forme que par le fond « et dont les lecteurs « ressentiront la chaleur communicative ». Ces textes indiquent parfaitement « le but auquel doivent tendre les instituteurs ». Mais fort curieusement nous n’avons pas trouvé dans la série des préparations proposées, de leçon consacrée aux devoirs envers Dieu. On peut cependant observer qu’une nette coloration religieuse continue à marquer les exercices proposés dans d’autres matières, notamment le français. Ainsi le 15 octobre 1882, pour le cours supérieur, la lecture d’un texte de Chateaubriand est proposée sous le titre « Spectacle général de l’univers ». Il s’agit d’un morceau où « Chateaubriand a voulu démontrer l’existence de Dieu par les œuvres qui révèlent la gloire et la puissance de l’Auteur de l’univers178 ». Le 31 décembre, la dictée proposée pour le cours moyen est un texte de Buffon intitulé « Invocation à Dieu179 ». Le 26 août 1883, c’est un texte de Bernardin de Saint-Pierre, « Comment la Providence conserve et nourrit les animaux », qui est offert comme dictée pour le même cours180. Enfin le 30 septembre 1883, le texte proposé comme récitation pour la classe enfantine et le cours élémentaire est un poème de Mme Virginie Orsini, « Prière d’un enfant181 ». Si l’enseignement moral, selon les instructions officielles, doit aussi « diffuser » dans toutes les disciplines, on constate aussi, dans le JDI, que la dimension religieuse imprègne encore largement les exercices de français.

LES MANUELS SCOLAIRES AU SÉNAT L’INTERPELLATION DU DUC DE BROGLIE, 31 MAI 1883

79Alors que la loi du 28 mars 1882, dite « loi de malheur » par les catholiques, était appliquée depuis neuf mois, le Sénat eut à revivre le 31 mai 1883, les grands débats philosophico-religieux qui marquèrent son adoption laborieuse. Ce jour-là en effet fut mise en discussion une interpellation déposée par le duc de Broglie « sur les moyens dont le gouvernement compte user pour assurer, dans les livres destinés aux écoles publiques, le respect qui est dû aux croyances et aux sentiments des familles182 ». Le sénateur vise surtout les tout nouveaux manuels d’instruction morale et civique que les maisons d’édition ont mis sur le marché depuis un an et qui sont proposés au choix des conférences cantonales d’instituteurs. On a évoqué plus haut les affrontements et les troubles suscités par certains de ces manuels et l’initiative prise finalement par l’épiscopat d’en déférer certains à la congrégation vaticane de l’Index. Celle-ci en avait condamné quatre au mois de décembre précédent. Broglie rappelle au ministre Jules Ferry ses propres interventions au Parlement, où il avait signalé les dangers que laissait prévoir la substitution de l’instruction morale et civique à l’instruction morale et religieuse. À ce moment-là il s’était permis de lui dire « qu’un enseignement moral privé de bases, soit philosophiques, soit religieuses, serait d’une application bien difficile et d’une application bien douteuse ». En outre « la morale et la religion avaient… tant d’affinités, tant de rapports, tant de points de contact, qu’il serait difficile au nouvel enseignement moral de ne pas rencontrer sur son chemin et de ne pas heurter en plus d’une occasion l’enseignement religieux ».

80Au début de son intervention le sénateur rappelle la procédure récente du choix des manuels aux termes de laquelle les instituteurs de chaque canton dressent eux-mêmes la liste des livres qu’ils utiliseront dans leur classe. Cette liste doit évidemment obtenir le visa de l’Inspecteur d’Académie. Mais le sénateur constate que, depuis la rentrée 1882, le ministre de l’Instruction publique n’est pas intervenu une seule fois pour s’opposer à l’inscription d’un manuel sur la liste départementale. Cela signifie-t-il qu’il n’ait plus le droit d’y retrancher un seul livre ? Nullement, car le droit d’interdiction reste intact et peut être mis en œuvre après avis du Conseil Supérieur, habilité à se prononcer « sur les livres de classe, de bibliothèque et de prix qui doivent être interdits dans les écoles publiques183 ». Or le ministre n’a pas fait usage de son droit d’interdiction pour deux manuels condamnés par la congrégation de l’Index, celui de Paul Bert et celui de Mme Henry Gréville. Pourtant le premier, diffusé dans les écoles « avant même que la loi fût définitivement adoptée », attaquait ouvertement « le fondement même de toutes les religions positives » en mettant en cause, à travers la critique du miracle, la notion de surnaturel. L’autre manuel « a contrevenu au programme du Conseil Supérieur en ne parlant pas des devoirs envers Dieu ».

81Certains peuvent penser, poursuit Broglie, que le tort reproché à ce dernier manuel peut paraître bien léger « attendu que la place qui est faite dans le programme à ces devoirs envers la divinité y a été faite plutôt par convenance que par conviction véritable ». Broglie émet ici un jugement quelque peu téméraire sur les convictions religieuses de la majorité des membres de la commission permanente ; si l’on en croit le procès verbal des séances, ces convictions étaient réelles et non pas de pure convenance184. Il n’empêche qu’aux yeux du sénateur de la droite, « Dieu est là, semble-t-il, à titre provisoire et pour n’y pas rester ». Et il rappelle l’énergie avec laquelle J. Ferry s’était opposé à l’amendement de Jules Simon. Si on a laissé Dieu dans le programme c’est, selon un membre de la commission sénatoriale d’étude du projet de loi, « qu’il sera plus aisé, en choisissant le bon moment, de le faire sortir d’un programme que d’une loi ». Ainsi, selon Broglie qui use d’une habile comparaison, « on a traité Dieu comme un fonctionnaire qu’on laisse en place jusqu’à ce qu’il ait accompli le temps nécessaire pour sa retraite185 ».

82Mais, poursuit imperturbablement le sénateur de la droite, même « si on n’a laissé Dieu et les devoirs envers lui… que par respect humain et par convenances, il n’en était que plus nécessaire de ne pas laisser effacer cet article » dans l’un des manuels proposés aux écoles. Car, en réalité, « ce sentiment de respect et de convenances, c’était le signe qu’on n’aurait pu passer Dieu sous silence sans outrager la conscience publique ». Et Jules Ferry l’avait certainement bien compris quand il a laissé inscrire ces devoirs dans le programme de morale « après les avoir fait effacer de la loi ». Broglie va même jusqu’à supposer qu’« il a eu peur que ce programme, s’il n’y faisait pas une place aux devoirs envers Dieu, ne fût tout de suite qualifié, par l’indignation publique, de programme d’athéisme ». En conclusion, ce que l’on aurait dit du programme si Ferry avait manqué de prudence et de sens politique, il faut le dire de ce manuel qui a maintenant libre cours dans les écoles.

83Plus grave : ces manuels qu’on impose aux enfants, et par les enfants aux parents contre leur gré, ces manuels « sont contradictoires entre eux ». Ainsi « le manuel Compayré… admet parfaitement et développe avec soin les devoirs envers Dieu, tandis que le manuel de Mme Gréville ne les admet pas et les passe sous silence ». On peut donc imaginer que, dans une même commune, l’école de garçons ait le manuel Compayré et l’école de filles celui de Mme Gréville. Supposons alors « qu’un père de famille envoie son fils à l’une et sa fille à l’autre ». Pour le frère, la croyance en Dieu sera obligatoire, alors que « pour la sœur ce sera une superfluité inutile… » « Voilà un enseignement moral bien ordonné et bien profitable ! », s’écrie Broglie. Dans cette situation, que peuvent faire les parents ? S’adresser au préfet ? Mais les pétitions envoyées au gouvernement sous son couvert n’ont reçu à ce jour aucune réponse. Recourir aux Commissions scolaires ? Mais celles-ci ont émis des avis divergents. Celles qui avaient admis « l’excuse d’absence fondée sur la violation de la neutralité religieuse » se sont vues taxées d’excès de pouvoir par le Conseil d’État. C’est alors seulement que le clergé est intervenu. Selon Broglie il est entré en action alors que toutes les voies de recours, y compris les interpellations parlementaires, avaient été utilisées sans résultat. Les évêques ont estimé qu’un manuel circulant librement dans les écoles était susceptible d’ébranler « les consciences naissantes des enfants ». Broglie se refuse à penser que les censures épiscopales, comme le refus d’absolution ou de la première communion, aient « troublé arbitrairement la conscience des fidèles ». Et, conclut le sénateur, le gouvernement fait-il autre chose, par sa politique générale comme par sa politique scolaire, « que de préconiser, je ne dirai pas le mépris, afin de ne rien exagérer, mais l’indifférence pour toutes les prescriptions de l’Église ? »

84Jules Ferry commença sa réponse par une déclaration liminaire destinée avant tout aux sénateurs de la droite et souvent reprise par la suite par les commentateurs et les historiens : « Messieurs, nous avons promis la neutralité religieuse, nous n’avons pas promis la neutralité philosophique, pas plus que la neutralité politique. » Et pour montrer à quel point cette neutralité religieuse était respectée, le ministre lut aux sénateurs de larges extraits des instructions officielles sur l’enseignement moral scolaire. Et il ajouta : « ce n’est pas un simple discours, c’est une instruction, c’est un ordre, c’est, permettez-moi le mot, une consigne ». Ces textes sont vraiment de nature « à donner satisfaction aux consciences les plus ombrageuses, tant elles sont respectueuses de la foi de l’élève, tant elles laissent à l’écart, avec un soin jaloux, les croyances de la famille… » Mais selon le ministre, il n’est pas douteux que le Conseil supérieur s’est appliqué « à faire de cet enseignement moral, en quelque sorte, la prolongation de l’enseignement religieux reçu dans la famille… » Les instructions précisent en effet que cet enseignement ne doit en aucune façon « contredire » l’enseignement religieux. Puis J. Ferry rappelle de façon synthétique les programmes des cours élémentaires et moyen. Pour ce dernier cours, il « déroule » pour les sénateurs la liste des devoirs en terminant avec les « devoirs envers Dieu » dont il lit intégralement le passage. « Telle est, conclut Ferry, la neutralité que nous avons promise ».

85Le ministre consacre le reste de son discours aux deux autres types de neutralité, philosophique et politique, qu’il venait de refuser. Au sujet de la neutralité philosophique, Ferry évoque la position des conseillers généraux de la Seine qui ont, à la fin de l’année 1882, présenté à l’Assemblée départementale un vœu tendant à la révision des programmes de l’école primaire et notamment celui de morale. Ses auteurs y constataient que ce programme, « rendant obligatoire l’enseignement du déisme », était « en opposition absolue avec le texte et l’esprit de la loi186 ». Le vœu avait été transmis au prédécesseur de Ferry, Jules Duvaux, avec ce commentaire : « Vous aviez promis la neutralité philosophique, vous ne deviez pas laisser parler de Dieu dans votre enseignement moral ». Le ministre rappelle qu’il n’a jamais entendu, - et qu’il n’entendrait jamais -, la neutralité comme l’entendent les auteurs de ce vœu. Ses collègues républicains et lui-même ont toujours affirmé que « la neutralité confessionnelle » leur suffisait187. En effet il leur semblait « absolument impossible », dans la constitution d’un enseignement moral, « d’imposer une semblable doctrine (une morale sans Dieu) à la conscience de cette immense majorité de Français dans le cœur desquels la croyance à la divinité et à l’immortalité de l’âme est si vivace ». Et Ferry avance de nouveau un argument de fait souvent produit au cours des débats sur la laïcité scolaire : il serait absurde et ridicule de vouloir violer toutes ces consciences et de vouloir ainsi contraindre l’immense majorité des instituteurs qui, avec l’Université tout entière, forment « l’immense majorité des membres de l’enseignement spiritualiste ». Ce constat, « c’est un fait devant lequel les philosophes les plus aventureux doivent s’incliner… » En conclusion, « demander un enseignement moral à un corps enseignant qui est spiritualiste et lui défendre de se montrer croyant et spiritualiste dans son enseignement, ce serait commettre une étrange contradiction… »

86Si pour J. Ferry il est amplement démontré que « la neutralité confessionnelle n’implique en aucune façon la neutralité philosophique », cela ne veut pas dire « que nous condamnions comme criminels d’autres tentatives et un autre ordre de manuels… » Et sans esquiver ses responsabilités ministérielles, il se félicite du régime de liberté qui règne dans l’édition des manuels scolaires. Il s’agit là, selon lui, d’« une littérature philosophique » qu’il faut prendre sérieusement en considération. Par ailleurs, les quarante ou cinquante manuels édités récemment témoignent tous d’une inspiration morale « de la plus grande élévation ». Pas un seul, constate Ferry, ne fait reposer « le principe de la morale sur l’intérêt personnel » ou même « sur l’intérêt bien entendu ». Dans leur immense majorité, ils se rattachent aux croyances spiritualistes et déistes188. C’est seulement un petit nombre d’entre eux « qui cherchent à constituer ce qu’on appelle, dans le langage philosophique, la morale indépendante », une morale dégagée « de toute doctrine métaphysique et religieuse ». Ferry cite le manuel-type de cette école philosophique, celui de Mme Coignet, « une femme d’esprit distingué » qu’il a plaisir à nommer. Le ministre donne lecture aux sénateurs de quelques phrases de la préface où l’auteur témoigne justement de son grand respect pour la religion. Tous ces manuels proposent donc une morale d’une élévation certaine et, conclut le ministre, « nous avons le droit de leur demander la neutralité confessionnelle, la neutralité religieuse…189 » Mais « nous devons aussi leur laisser à tous… une égale liberté ». Liberté pour ceux qui rattachent la morale « à des notions d’ordre supérieur ou à un idéal plus élevé » ; liberté aussi pour « ceux qui cherchent à donner à la morale une base purement scientifique, indépendante, humaine, positive… ».