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Une école sans Dieu ?

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Pierre Ognier

La naissance de la morale laïque scolaire

Dieu et la religion dans les programmes et les textes réglementaires de l’enseignement primaire 1881-1883

Texte intégral

DIEU À TOUS LES ÉTAGES DE L’ENSEIGNEMENT PRIMAIRE

1L’enquête sur les thèmes connexes de Dieu et de la religion sera conduite, dans cette deuxième partie de notre ouvrage, depuis la publication des premiers programmes scolaires, en 1881, jusqu’à la circulaire envoyée par le ministre Jules Ferry à tous les instituteurs le 17 novembre 1883, laquelle clôt une période troublée, celle de la première année de l’école primaire nouvellement laïcisée. Mais, avant de se pencher sur les programmes du morale du niveau élémentaire parus le 27 juillet 1882, et qui avaient donné lieu à tant d’affrontements oratoires au Parlement, il convient d’examiner tous ceux qui ont été publiés précédemment. On peut ainsi constater que la dimension religieuse est présente dans tous ces programmes depuis ceux des écoles maternelles, ceux des Écoles primaires supérieures et des cours complémentaires, jusqu’à ceux des Écoles normales, et, au sommet de l’édifice, ceux des Écoles Normales supérieures d’Enseignement primaire (ENSEP) de Fontenay-aux-Roses et de Saint-Cloud puisque ces dernières suivent les mêmes programmes que les Écoles normales d’instituteurs et d’institutrices.

2En ce qui concerne les cours complémentaires et les écoles primaires supérieures, les textes réglementaires fixant l’organisation pédagogique et les programmes ont fait l’objet d’un arrêté du 15 janvier 1881. Ces textes étaient publiés en application d’un décret pris à la même date qui relevait et réorganisait les écoles primaires supérieures créées par la loi Guizot de 1833 et qui, au cours de l’histoire, avaient été plus ou moins absorbées par l’enseignement secondaire. Les programmes annexés à l’arrêté ont manifestement été élaborés dans l’urgence, surtout ceux qui concernent la morale. Pour les cours complémentaires comme pour les écoles primaires supérieures, le contenu de la rubrique « Morale » est identiquement laconique : « Principes de morale – Devoirs et droits du citoyen. » Ces programmes ne feront l’objet d’une élaboration développée qu’en 1885, comme on le verra par la suite, et seront dotés chacun d’un volet religieux à l’instar des autres programmes.

3Le décret du 2 août 1881 prévoit et organise de façon minutieuse l’enseignement, le personnel et l’inspection des nouvelles écoles maternelles qui existaient auparavant sous le nom de « salles d’asile ». L’inspiration et la rédaction de ce décret sont largement dues à Pauline Kergomard qui est l’artisan de leur transformation en de véritables écoles dispensant un enseignement et une éducation maternels. Le titre II du décret contient le détail des enseignements qui sont donnés dans les écoles maternelles publiques. Ce texte officiel place en tête du programme (article 13) « les premiers principes d’éducation morale » donnés aux enfants par des moyens variés : entretiens familiers, récits, chants… Tous ces moyens et procédés sont « destinés à inspirer aux enfants le sentiment de leurs devoirs envers la famille, envers la patrie, envers Dieu ». Le texte de l’article 13 se termine par une phrase déclarant la nécessaire indépendance de ces premiers principes par rapport à « tout enseignement confessionnel ».

  • 77 Elle sera supprimée par un décret du 9 janvier 1883.

4Les programmes des Écoles normales ont été élaborés en application de la loi du 9 août 1879 qui instituait, sur la proposition de P. Bert, une École normale d’instituteurs et une École normale d’institutrices dans chaque département. Ils ont été publiés en deux temps. L’arrêté du 22 janvier 1881, pris en application du décret du même jour, ne comporte en annexe que les programmes de quatre disciplines : instruction religieuse, donnée par l’aumônier ou le ministre du culte, instruction morale, instruction civique, pédagogie et administration scolaire. Ces nouveaux programmes devaient servir de base à quelques-unes des épreuves du nouveau certificat d’aptitude pédagogique dont la première session devait avoir lieu en juillet 1881. Dans un second temps, deux arrêtés publiés le 3 août suivant font connaître l’ensemble des programmes Celui d’instruction morale est le même pour les normaliens et pour les normaliennes et il n’est en rien modifié par rapport au précédent. En revanche l’instruction religieuse a disparu dans l’intervalle, même si la fonction d’aumônier est maintenue dans un décret du 29 juillet 188177.

  • 78 Rapport reproduit, avec le texte du décret et de l’arrêté dans la Revue Pédagogique de février 188 (...)
  • 79 Qui correspond à la partie I du programme de la 1ère année des études normales.

5Au sein de la commission permanente du Conseil Supérieur de l’Instruction publique, le programme de morale a été discuté et rédigé par Ferdinand Buisson, directeur de l’Enseignement primaire, Henri Marion, professeur de philosophie dans un grand lycée parisien et Paul Janet, professeur de philosophie à la Sorbonne. Il faut souligner que ces trois rédacteurs sont des philosophes (Buisson est agrégé de philosophie depuis 1868) et que Janet est un universitaire et un représentant éminent de la philosophie spiritualiste. Ce programme fut présenté au Conseil Supérieur en séance plénière et introduit par un rapport de Paul Janet au nom de la section (ou commission) permanente78. L’analyse de ce rapport est importante car les indications du programme sont souvent assez laconiques. Ce rapport nous apprend que Henri Marion s’est chargé de rédiger la partie morale du programme et que Paul Janet a écrit son « introduction psychologique79 ». Nous analyserons ce texte sur deux points qui concernent notre enquête : la philosophie spiritualiste et ce que Paul Janet nomme la « religion laïque » à la fin du rapport.

6Avant d’aborder ces deux points, Janet précise comment lui et ses collègues ont déterminé « la portée et l’étendue » que cet enseignement devait avoir dans les Écoles normales. Dans cette période de transition, ils ont dû considérer deux hypothèses : soit le maintien de la loi actuelle, la loi Falloux, qui prescrit l’instruction morale et religieuse dans les écoles, soit l’application de la loi nouvelle, celle du 9 août 1879, qui inaugure dans son décret l’instruction morale et civique. Dans ces deux hypothèses les rédacteurs ont pensé qu’ils devaient prévoir, pour les Écoles normales, « un cours élevé de morale fondé sur les principes de la raison naturelle ». Quelle que soit la place qui sera faite dans l’école publique à l’enseignement religieux confessionnel, « on ne peut admettre que l’État soit dessaisi du droit d’enseigner la morale sur des principes communs à tous les membres de la société ». Il n’est donc pas interdit à l’État « d’enseigner ni la morale civique, qui n’est qu’une partie de la morale » ni « la morale religieuse » qui, selon lui, « n’implique pas nécessairement l’idée d’une confession particulière ». Quoi qu’il en soit, les membres de la commission « ont pensé que l’enseignement de la morale dans les écoles normales doit être un enseignement de première importance et qu’il devait… être placé en tête de tous les autres programmes ».

  • 80 Dans le rapport Janet la pédagogie « est évidemment une annexe de la morale », enseignée en 3e ann (...)

7Pour l’auteur du rapport il faut absolument qu’un tel enseignement « soit autre chose qu’un catéchisme fastidieux ». Pour éviter cette forme désuète, « il lui faut un fondement philosophique pris dans l’étude de la nature humaine, c’est-à-dire de la psychologie ». Il s’agit donc d’une morale fondée sur une science moderne, la psychologie, qui est encore à cette époque un canton de la philosophie. Mais cette science, précise Janet, n’est pas « enseignée pour elle-même, mais comme introduction à la morale et à la pédagogie80 ». Cette introduction psychologique constitue la première partie du programme de morale de la 1ère année. Janet en présente le canevas dans son rapport : il ne s’agit pas d’une « classification abstraite et méthodique des facultés humaines », comme celle que l’on trouve dans le programme de la classe de philosophie des lycées, mais d’une « description expérimentale de ces facultés considérées surtout dans leur ordre de développement et de dignité, c’est-à-dire en partant des faits les plus humbles (le mouvement spontané, instinctif, l’habitude…) pour monter par degrés jusqu’aux plus élevés », comme les sentiments du vrai, du beau et du bien, la volonté libre et raisonnable… Il s’agit donc d’une psychologie « orientée », puisque cet ordre de présentation des facultés « est le plus important au point de vue de la morale… qui tend précisément à subordonner les facultés inférieures aux facultés supérieures… » La psychologie dont il est question dans cette introduction est aussi indéniablement une psychologie spiritualiste, orientée vers sa conclusion spiritualiste : « la dualité de la nature humaine ». En effet, l’introduction est partie de la « vie animale » pour s’élever progressivement « à la vie morale et sociale ».

8Cette dualité de la nature humaine, autre formulation du dualisme propre à la philosophie spiritualiste, a trouvé depuis longtemps à s’exprimer dans « la vieille antithèse du corps et de l’âme, de la matière et de l’esprit… » Une vieille antithèse issue de Platon, transmise par Descartes et Kant. Janet se présente donc comme l’interprète et le continuateur d’une longue tradition philosophique et métaphysique : « nous croyons que l’idée même d’une morale implique la distinction dans l’homme de deux natures, l’une inférieure, l’autre supérieure, la chair et l’esprit, comme s’expriment les livres saints ». Mais ce rapport n’est pas le lieu pour soulever « une controverse spéculative », pour se livrer à des discussions métaphysiques « abstraites et théoriques », car c’est en un « sens tout pratique et tout moral… que la doctrine traditionnelle de l’« homo duplex » a pris place dans notre programme ». D’ailleurs c’est sans objections majeures que cette doctrine métaphysique est officiellement reconnue dans la formation morale des instituteurs et des institutrices. La conclusion de Janet est claire : « cette doctrine qui est la conclusion de la philosophie est en même temps la base de la morale ». Le fondement spiritualiste de la morale des Écoles normales est ainsi posé.

9À la fin de son rapport, après avoir exposé sa conception de « la morale du devoir », la seule que l’État puisse enseigner, Janet signale « une dernière considération de la plus haute importance ». Il s’agit en réalité de justifier les conclusions d’ordre religieux qui ont été apportées tant au programme de morale théorique (1ère année) qu’à celui de morale pratique (2e année). Le programme de 1ère année se clôt avec un chapitre sur « les sanctions de la morale ». À côté d’autres sanctions, individuelles, sociales… il mentionne : « sanctions supérieures : la vie future et Dieu ». Celui de deuxième année mentionne en conclusion : « Devoirs religieux et droits correspondants » et prévoit un développement sur « le rôle du sentiment religieux en morale ». Si Marion et ses collègues ont prévu ces conclusions, c’est d’abord pour une raison de conformité à la loi toujours en vigueur, « qui prescrit l’enseignement moral et religieux » (loi Falloux). Mais ils ont également prévu ces mentions au programme en prévision de la loi future (celle du 28 mars 1882) qui prescrit l’enseignement moral et civique. Pour Janet et pour ses deux collègues il existe en effet une « religion laïque », car « pour la langue française », le mot laïque ne s’oppose pas au mot religieux, mais au mot ecclésiastique. Par conséquent il existe une religion laïque comme il existe « une religion ecclésiastique » ou encore confessionnelle. Cette religion se définit par son indépendance à l’égard de toute Église, une idée que partage Ferdinand Buisson, promoteur à Neuchâtel, en 1869, d’une Union du Christianisme libéral.

10Pour les rédacteurs du programme cette « religion laïque » n’est pas « la base de la morale », mais elle en est « du moins le couronnement ». En effet, dans la ligne du dualisme métaphysique, la religion laïque est à mettre au compte de la « vie supérieure de l’âme » par opposition à « une vie plate, grossière et malfaisante ». Elle participe donc de la nature supérieure de l’« homo duplex ». Mais, poursuit Janet, « cette vie élevée et supérieure, ce monde d’en haut, doit être suspendu à quelque chose ». Certes, ce n’est pas le lieu, encore une fois, de s’engager « dans les controverses théoriques de la métaphysique » et dans la discussion des preuves de l’existence de Dieu « bien trop spéculatives pour cet ordre d’enseignement ». Ce que demandent Janet et ses deux collègues, c’est que « l’idée de Dieu intervienne ici comme le terme de la morale et comme le symbole supérieur et la condensation vivante de tout ce qu’il y a de grand, de noble et de saint parmi les hommes ». Ainsi, un peu à la manière kantienne, l’existence de Dieu est demandée comme un postulat, et un postulat nécessaire car toute la vie morale y est suspendue. L’affirmation déiste reste le support ou la garantie suprême ; quant à l’idée de Dieu, elle résume et condense toute la morale.

LA NAISSANCE LABORIEUSE DE LA MORALE DES ÉCOLES PRIMAIRES AU CONSEIL SUPÉRIEUR

  • 81 A.N. Carton F 17 980. 1882-1883. Conseil Supérieur de l’Instruction publique. Minutes des procès-v (...)

11Les longs et riches débats des chambres parlementaires sur cette question avaient peut-être contribué à préparer le travail de la Commission permanente du Conseil Supérieur de l’Instruction publique quand elle parvient, début juin 1882, à l’examen de « l’instruction morale ». C’est en effet cette formule que l’on peut lire, dans une mention écrite à la main sur un projet d’arrêté réglant l’organisation pédagogique et le plan d’études des écoles primaires publiques annexé au procès-verbal de la séance du 5 juin 188281. Cette mention, sous la forme d’un « nota bene », précise que « l’instruction morale fait l’objet d’un programme spécial qui sera ultérieurement soumis à la commission permanente ». Pourtant, à la séance du 12 juin, les avis sont très partagés sur la forme à donner à cet enseignement. Le ministre J. Ferry qui préside la commission et qui assiste à toutes les séances, rappelle que, lors des discussions parlementaires, « il a toujours été entendu qu’il n’y aurait pas, à proprement parler, de cours organisé et que cet enseignement ne serait donné ni par principes, ni par catégories, mais qu’il se mêlerait à toutes les matières ». Il ajoute que c’est dans ce sens que se sont prononcées les conférences pédagogiques en 1881. Un certain nombre de conseillers pensent, comme le ministre, qu’un programme formel est difficilement envisageable : Paul Janet dans un premier temps, Octave Gréard… D’autres suggèrent que cet enseignement pourrait se faire à l’aide de « récits moraux ». C’est ce que propose Victor Duruy, ancien ministre de l’Instruction publique de Napoléon III, non sans avoir d’abord conseillé d’adapter à l’enseignement primaire le programme de morale de l’enseignement spécial que ce ministre avait créé. Michel Bréal et Du Mesnil proposent la même formule : des récits moraux, précédés pour le premier d’un choix de maximes de sagesse universelle dont les anecdotes ou les historiettes constitueraient l’illustration. Le second suggère de composer « un livre classique avec un choix de maximes tirées de l’Écriture sainte ». Bréal rapporte ce qu’il a vu dans quelques écoles primaires en Belgique où il a constaté que l’on y enseignait la morale « d’une manière intéressante, à l’aide d’un livre intitulé « La morale en action ». Retenant cette proposition, Buisson, le Directeur de l’Enseignement primaire, annonce qu’il est prêt à élaborer, pour le cours élémentaire, « un petit programme de morale se rapprochant du système belge ». Mais pour le cours moyen, il estime qu’on ne peut se contenter de récits moraux, mais que, là aussi, « un petit programme est nécessaire ». En effet, comme les enfants peuvent quitter l’école à 11 ans avec leur certificat d’études primaires, « il faut qu’ils emportent cinq ou six idées générales… se liant les unes aux autres et formant un embryon de code moral ».

  • 82 A.N. F 17 980. Séance du 12 juin 1882.

12L’idée d’un programme formel commençait donc à se faire jour. P. Janet se range en partie à cette opinion tout en suggérant que les récits ou exemples moraux forment un ensemble gradué et cohérent sans que cela débouche sur « un livre officiel », ce dont « il faut se garder ». À ce moment un autre conseiller, Beudant, émet le vœu que, sans faire ce livre, « M. Janet veuille bien se charger d’en dresser la table des matières ». Et il avance l’argument suivant : « Il faut se préoccuper du reproche qu’on ne manquerait pas d’adresser à l’État de n’avoir rien mis à la place de ce qui a été supprimé ». Ce qui a été supprimé par la loi, c’est l’instruction religieuse, ce qui laisse un vide dans les programmes. Le vœu de Beudant est accepté et « il est convenu que M. Janet et M. le Directeur de l’Enseignement primaire prépareront, pour une prochaine séance les programmes de la morale appropriée aux différents cours des écoles primaires82 ».

  • 83 Ibid. Séance du 21 juin 1882. Le rapport lu par Janet est un document imprimé de 16 pages.

13Lorsque, le 21 juin, P. Janet donne lecture aux membres de la commission permanente de son projet de « Plan d’instruction morale dans les écoles primaires83 » la cause du programme est définitivement gagnée. Dans son exposé des motifs, il argumente dans ce sens. Pour lui, il n’y a pas de doute, il s’agit bien d’une « matière obligatoire de l’enseignement ». La formule de l’instruction morale qui se mêle à l’enseignement tout entier est certainement légitime, mais est-elle suffisante ? « À côté de cet enseignement diffus et presque inconscient de la morale » ne doit-il pas « y en avoir un autre qui serait l’objet d’un petit cours particulier ? » Janet et Buisson ont pensé qu’un tel cours devait s’imposer à la commission « d’une manière nécessaire par le fait même de la loi récente ». Manifestement ils n’interprètent pas les débats parlementaires de la même façon que Ferry puisqu’il leur semble évident « que les législateurs ont bien fait comprendre que leur pensée était que la morale devait être un objet particulier d’enseignement ». Sur ce point ils estiment « que le sens de la loi n’est pas douteux et que ce serait l’éluder ou en affaiblir la portée que de reculer devant l’organisation d’un enseignement moral proprement dit ». J. Ferry voit donc sa conception initiale entièrement récusée par la commission. P. Janet avance un dernier argument au détriment de « l’enseignement diffus de la morale » : « il laisse un peu trop de latitude à l’initiative de l’instituteur ». Et dans quelle proportion la morale se mêlera-t-elle aux autres enseignements ? Ne risque-t-elle pas d’ailleurs de les altérer, de les déformer ? Enfin « un enseignement qui n’est donné qu’indirectement » risque fort de ne susciter qu’une attention superficielle de la part de l’enfant ». L’enseignement moral, après des débuts hésitants, s’engageait donc dans la voie disciplinaire, avec ses contraintes de rédaction et de délimitation, même s’il ne s’agissait pas d’une discipline « comme les autres ». La formule proposée par J. Ferry, moins contraignante et plus ouverte aux initiatives de l’instituteur, était regardée comme trop libérale par les membres de la commission, soucieux de « l’ordre universitaire ».

LES INSTRUCTIONS ET LE PROGRAMME DU 27 JUILLET 1882 À LA LUMIÈRE DES DÉBATS DE LA COMMISSION PERMANENTE DU CONSEIL SUPÉRIEUR DE L’INSTRUCTION PUBLIQUE

  • 84 Mis en congé d’inspection primaire en 1872, F. Buisson avait été chargé de la participation de la (...)

14Il convient d’abord de souligner le traitement spécial appliqué à cette discipline scolaire qui prend le titre d’« éducation morale » dans le programme définitif annexé à l’arrêté du 27 juillet 1882 relatif à l’organisation et au plan d’études des écoles publiques. Dans ce programme en effet une rubrique spécifique lui est attribuée. C’est la suite donnée à une proposition de F. Buisson lors de l’avant-dernière séance de la commission permanente, le 26 juin 1882. Bon connaisseur depuis 187384 des institutions scolaires européennes et américaines, il avait remarqué que, dans les programmes suisses et allemands, les disciplines d’enseignement étaient distribuées sous trois rubriques : éducation physique, éducation intellectuelle, éducation morale. Cette présentation sera adoptée par la commission pour le plan d’études des écoles primaires.

15Cependant il semble bien que ce statut spécial attribué à l’éducation morale n’était pas seulement une affaire de présentation technique ; cette place à part témoigne en réalité de l’importance accordée à cet enseignement en regard de tous les autres. On constate en effet une notable différence entre le libellé de la loi : « l’instruction morale et civique » et ce qu’il devient dans le programme définitif. Dans la loi, l’instruction morale et civique est présentée comme un « bloc ». On peut même supposer que pour les parlementaires républicains l’enseignement moral et l’enseignement civique ne pouvaient ni ne devaient être séparés. L’expression « morale civique » employée au cours des débats en apporte le témoignage. Or les membres de la commission permanente vont dissocier ces deux matières, en faire deux disciplines spécifiques et les distribuer dans deux rubriques différentes du programme ; l’instruction civique, à laquelle on ajoute le droit usuel et des notions d’économie politique (au cours supérieur) va trouver place dans la rubrique « Éducation intellectuelle », entre la géographie et le calcul. Quant à l’instruction morale, elle va constituer, sous un titre un peu modifié, une rubrique à elle toute seule.

  • 85 Ces deux autres parties du programme groupent les disciplines réunies sous les rubriques suivantes (...)

16Son originalité et son importance sont très fortement soulignées au début des instructions qui précèdent le programme. La première phrase est significative : « l’éducation morale se distingue profondément par son but et par ses caractères essentiels des deux autres parties du programme85. » En effet, par rapport aux autres disciplines qui s’occupent d’un « ordre spécial » de connaissances, celle-ci est appelée à jouer un rôle spécifique, celui de « compléter » et de « relier », mais aussi celui de « relever et d’ennoblir tous les enseignements de l’école ». Cet enseignement joue à la fois un rôle de transversalité, sorte de fil conducteur qui traverse toutes les disciplines, et d’élévation, puisqu’il vise à « dignifier » tous les autres enseignements. Mais s’il joue tous ces rôles, c’est parce qu’il « tend à développer dans l’homme l’homme lui-même, c’est-à-dire un cœur, une intelligence, une conscience ». La considération de ce but supérieur donne à cet enseignement son importance décisive. Ce qu’il vise surtout et essentiellement, c’est ce qui fait « l’homme lui-même », l’humanité de l’homme, c’est-à-dire son intelligence certes, mais aussi et surtout son cœur comme siège des sentiments, et sa conscience. Ce terme, qui vient en fin d’énumération, est d’une importance décisive dans l’économie de la morale laïque scolaire de 1882. Eu égard à ces rôles et à ces visées spécifiques, « l’enseignement moral se meut dans une tout autre sphère que le reste de l’enseignement ». Cette discipline a un statut et comme un « espace » spécifique par rapport aux autres. D’où un type de rapport au savoir et une pédagogie particuliers où « l’intensité du sentiment », « la chaleur communicative de la conviction » sont des éléments décisifs. Car cet enseignement « n’a pas pour but de faire savoir, mais de faire vouloir ». Il ne relève donc pas d’« une science », mais d’un art, « l’art d’incliner la volonté libre vers le bien ».

17Les instructions consacrent ensuite deux développements qui précisent la position du nouvel enseignement moral et ses limites par rapport aux religions instituées et à leur propre enseignement. Le premier s’attache à cerner le rôle de l’instituteur qui en est chargé. Celui-ci n’est plus comme avant, sous le régime de la loi Falloux, simple répétiteur de catéchisme sous le contrôle du curé, mais éducateur moral à part entière. Le texte fait mesurer toute l’ampleur de cette nouvelle responsabilité : l’instituteur en effet « est chargé de cette partie de l’éducation comme représentant de la société laïque et démocratique ». L’adjectif « laïque » désigne et qualifie désormais la société au nom de laquelle enseigne l’instituteur, une société que l’on présente comme émancipée de la tutelle des Églises, notamment dans ses institutions politiques maintenant pleinement républicaines.

  • 86 L’expression recouvre les trois cultes reconnus par le Concordat de 1801 : catholique, protestant (...)
  • 87 A.N. F 17 980. PV de la séance du 26 juin 1882.

18Pour mener à bien cette mission d’éducateur moral « l’instituteur n’a pas à enseigner de toutes pièces une morale théorique suivie d’une morale pratique ». Pour les élèves de l’école primaire, l’enseignement moral est très différent de ce qu’il est à l’École normale où il s’adresse à de jeunes adultes se préparant à devenir instituteurs. À ceux-là il est permis de présenter la morale de façon plus philosophique. Mais dans sa classe, devant son jeune public, l’instituteur ne s’adresse pas « à des enfants dépourvus de toute notion préalable du bien et du mal ». Bien au contraire « l’immense majorité de ces enfants lui arrive ayant déjà reçu ou recevant un enseignement religieux qui les familiarise avec l’idée d’un Dieu auteur de l’univers et père des hommes, avec les traditions, les croyances, les pratiques d’un culte chrétien ou israélite86 ». Ils ont donc « déjà reçu les notions fondamentales de la morale éternelle et universelle ». L’instituteur doit ainsi travailler sur un acquis, celui qu’ils ont reçu de leur première éducation confessionnelle : l’idée de Dieu, les notions de bien, de mal, de devoir, de faute… Son rôle n’est donc pas de réinventer la morale, mais de reprendre, de purifier et de fortifier des notions qui sont encore chez ses élèves « à l’état de germes naissants et fragiles », plus ou moins « fugitives et confuses ». C’est à lui « d’enraciner ces notions dans l’âme de ses élèves » et ainsi de leur donner une véritable culture morale. Les instructions précisent que l’instituteur « peut remplir cette mission sans avoir à faire personnellement ni adhésion ni opposition à aucune des diverses croyances confessionnelles auxquelles ses élèves associent et mêlent les principes généraux de la morale ». Lors de la séance de la commission permanente en date du 26 juin 1882, F. Buisson, dans son projet d’instructions, avait été, nous semble-t-il, plus explicite et plus direct : « L’instituteur peut remplir cette mission sans se mêler ni d’enseigner, ni d’apprécier, ni de modifier au gré de ses propres opinions, les croyances confessionnelles que ses élèves ont reçues par ailleurs87. »

  • 88 Ibid. Séance du 28 juin 1882.
  • 89 Ibid. Séance du 28 juin 1882. Rapport lu par F. Buisson.
  • 90 Circulaire du Ministre de l’Instruction publique aux instituteurs relativement à l’exécution de la (...)

19Le second développement précise « l’objet propre et les limites » de l’enseignement moral. La première phrase nous semble capitale : « L’enseignement moral laïque se distingue donc de l’enseignement religieux sans le contredire. » C’est la conséquence du développement précédent ; tout en s’appuyant sur un acquis de type religieux, l’enseignement moral laïque poursuit un autre but, il a une tout autre finalité que l’enseignement religieux ; sa finalité est purement morale ou moralisatrice, et non pas foncièrement religieuse, et encore moins confessionnelle. Là encore, la formulation de Buisson à l’occasion d’une autre séance de la commission permanente explicite davantage le texte des instructions : « L’enseignement moral laïque se distingue donc de l’enseignement religieux sans avoir à s’en séparer par une rupture violente qui jetterait la perturbation dans l’esprit de l’enfant. En passant de l’un à l’autre, l’enfant voit deux domaines qui se séparent et non pas deux doctrines qui se contredisent. L’enseignement moral de l’école primaire n’est pas un nouveau catéchisme, il s’adapte et s’ajoute à tous les catéchismes88. » Dans le même ordre d’idées, les instructions officielles énoncent les recommandations suivantes : « L’instituteur ne se substitue ni au prêtre ni au père de famille ; il joint ses efforts aux leurs pour faire de chaque enfant un honnête homme ». L’instituteur n’a donc pas à prendre la place du prêtre, du pasteur ou du rabbin, ni même celle du père de famille en matière d’enseignement et d’éducation religieuse. Tout en réalisant sa mission spécifique, il travaille et doit travailler, dans un esprit de collaboration avec les deux autres éducateurs, à « faire de chaque enfant un honnête homme » et « sans les empêcher d’en faire, par surcroît, un catholique ou un protestant89 ». Ce texte des instructions est en partie la reprise d’un autre, celui de Guizot en 1833, où celui-ci recommandait à l’instituteur de s’entendre avec le curé « pour exercer sur les enfants, par des moyens divers, une commune influence90 ». Mais en 1882 la coopération de l’instituteur à l’œuvre commune de moralisation s’effectue strictement dans le cadre, désormais bien délimité, de sa mission : « Il doit insister sur les devoirs qui rapprochent les hommes et non sur les dogmes qui les divisent. » En conséquence « toute discussion théologique ou philosophique lui est manifestement interdite par le caractère même de ses fonctions, par l’âge de ses élèves, par la confiance des familles et de l’État ». Loin de toute polémique théologique, dogmatique ou philosophique, l’instituteur doit concentrer tous ses efforts sur la résolution d’un problème « exclusivement pratique » : faire faire à tous ses élèves « l’apprentissage effectif de la vie morale ». Une vie morale, précise F. Buisson devant les membres de la commission permanente « plus profonde que la moralité strictement négative et plus ample que la moralité exclusivement confessionnelle ». Ce passage a été supprimé dans le texte définitif probablement pour son caractère relativement provoquant à l’égard de la morale confessionnelle, notamment celle de l’Église catholique, fort chatouilleuse sur le sujet à cette époque.

  • 91 Ibid. Séance du 28 juin 1882.
  • 92 Du Vrai, du Beau et du Bien, de Victor Cousin (1853).
  • 93 A.N. F 17 980. Séance du 24 juin 1882. On remarquera que F. Buisson cite la trilogie cousinienne d (...)

20Certes, devenus citoyens, les élèves de l’instituteur laïque « seront peut-être séparés par des opinions dogmatiques » ; mais « du moins ils seront d’accord dans la pratique pour placer le but de la vie aussi haut que possible… » Même séparés par des dogmes, ils se sentiront « unis dans ce culte général du bien, du beau et du vrai qui est aussi une forme, et non la moins pure, du sentiment religieux ». Dans le rapport de F. Buisson à la commission permanente, cette possible anticipation d’un accord pratique sur les mêmes valeurs morales nonobstant une séparation dogmatique donne lieu à une explication intéressante. Selon lui, l’enseignement moral laïque qui va être donné dans les écoles « est tout entier dans la pratique et dans l’action ; il ne vise pas à établir l’uniformité des idées morales par l’uniformité des idées religieuses ; il prend au contraire comme point de départ la diversité des confessions religieuses et des opinions philosophiques et il s’efforce non seulement de les respecter toutes, mais de leur faire produire à toutes leurs meilleurs fruits91. » Quant au « culte général du bien, du beau et du vrai », qui reprend la trilogie spiritualiste cousinienne92, c’est une référence fournie par F. Buisson. Celui-ci avait en effet insisté, devant la commission, pour introduire dans le texte relatif aux « devoirs envers Dieu » la phrase suivante : « La foi en Dieu manifestée par le culte du bien, du beau et du vrai93 ». Cette phrase n’a finalement pas été retenue dans le texte du programme, mais on constate qu’elle réapparaît, sous une formulation différente, la « foi en Dieu » étant remplacée par « le sentiment religieux » dans le texte définitif des instructions. Il s’agit d’une expression qui reflète aussi l’idée de « religion laïque » chère à F. Buisson.

21La seconde partie des instructions est consacrée à quelques conseils de méthode et à quelques recommandations. Pour atteindre « au vif de l’âme », l’enseignement de la morale doit toucher le cœur de l’élève. À travers le caractère essentiellement pratique de cet enseignement, il s’agit d’exercer, ou d’« entraîner » le plus possible la conscience de l’enfant et donc de le préparer à sa vie morale autonome. Deux recommandations expresses sont portées à l’attention du maître ; il lui est d’abord demandé d’être « le plus persuasif des exemples » dans sa conduite et dans ses paroles, à l’intérieur comme à l’extérieur de sa classe. La seconde recommandation est de la plus haute importance : elle consiste à se garder, comme d’une « mauvaise action », de blesser, de quelque façon que ce soit, « les croyances religieuses des enfants ». Dans cette partie des instructions on ne manquera pas de relever des formulations qui signalent l’influence de la morale kantienne sur la pensée des auteurs. Ainsi l’instituteur est invité à « faire ressentir à l’enfant, par une expérience directe, la majesté de la loi morale ». Il doit aussi faire en sorte « que l’élève se pénètre de ce respect de la loi morale qui est à lui seul toute une éducation ».

DIEU ET LA RELIGION DANS LE PROGRAMME DES TROIS COURS DE L’ÉCOLE PRIMAIRE

22Les instructions analysées plus haut contiennent un ensemble de conceptions, de principes, assorties de conseils et de recommandations qui constituent, pour les membres de la commission permanente, leur philosophie de l’enseignement moral laïque. Elles introduisent le programme des trois cours de l’école primaire dont le texte, la plupart du temps énumératif, comporte encore des passages rédigés incluant de nouveau directives et recommandations.

Sections ou classes enfantines

  • 94 A.N. F. 17 980. Séance du 21 juin 1882.
  • 95 Ibid. Séance du 26 juin 1882.
  • 96 Il reprochait en effet à l’histoire sainte de diffuser une morale d’un autre âge, une morale éliti (...)

23Le projet de programme élaboré par P. Janet et F. Buisson et proposé à la commission le 21 juin 1882 prévoyait une rubrique et un contenu pour les sections ou classes enfantines qui existaient dans les écoles où le nombre d’enfants de moins de 6 ans ne suffisait pas pour créer une école maternelle. Janet indique que, dans ces classes, « la morale est à peine distincte des autres exercices » auxquels elle se mêle étroitement, utilisant également des récits et des historiettes94. Dans le projet présenté le 26 juin, Buisson fait des propositions beaucoup plus précises pour cette classe : « si les enfants ont appris le « Notre Père », s’ils connaissent « des récits bibliques, le Décalogue, les paraboles évangéliques », l’instituteur pourra « s’appliquer à en faire sortir les principes essentiels de toute éducation morale95 ». Sur ce point il semble que la pensée de Buisson, devenu Directeur de l’Enseignement primaire, ait quelque peu évolué depuis la conférence qu’il avait donnée à Neuchâtel sur l’enseignement de l’histoire sainte à l’école primaire ; il y présentait en effet un réquisitoire en règle de cet enseignement en usage dans les écoles primaires du canton96. Cette proposition ne sera pas retenue dans la discussion qui s’engage sur ce programme à la séance du 28 juin.

Cours élémentaire

  • 97 Revue Pédagogique (sigle RP utilisé désormais), 15 août 1882.
  • 98 A.N. F. 17 980. Séance du 26 juin 1882.
  • 99 RP, 15/08/1882.

24Le programme définitif du cours élémentaire, à côté des « entretiens familiers » et de la lecture expliquée de récits, exemples, préceptes, paraboles et fables, propose une série d’« exercices pratiques tendant à mettre la morale en action dans la classe même97 ». La formule de « la morale en action » est proposée dans le projet de programme sur la suggestion d’un membre de la commission, Michel Bréal. Il s’agit d’un procédé datant du début du xixe siècle, qui a inspiré des générations de manuels composés de récits et de lectures se proposant d’illustrer telle ou telle vertu. Parmi ces exercices pratiques on citera le no 4 qui vise à redresser « des notions grossières : préjugés et superstitions populaires, croyances aux sorciers, aux revenants, à l’influence de certains nombres, terreurs folles etc. » Une autre série d’exercices fait appel « à l’expérience immédiate des enfants pour les initier aux émotions morales » et « les élever, par exemple, au sentiment d’admiration pour l’ordre universel et au sentiment religieux en leur faisant contempler quelques grandes scènes de la nature ». Cet exercice se réfère manifestement aux leçons du vicaire savoyard dans l’Émile de Jean-Jacques Rousseau, pour lequel le spectacle de la nature induit une émotion qui conduit naturellement à la croyance en un Être suprême. Dans le projet présenté à la commission du 26 juin 1882, F. Buisson avait fait une proposition plus ambitieuse pour le cours élémentaire ; l’instituteur devait en effet engager l’enfant à « ne témoigner ni surprise, ni aversion pour les formes diverses que peut revêtir le sentiment moral et religieux… » et à « montrer un égal respect pour toute conviction sincère, pour toute forme religieuse enveloppant une idée morale98 ». Ce texte n’a pas été retenue par la commission et il faut reconnaître que sa formulation était bien trop philosophique pour les instituteurs appelés à appliquer ce programme. Buisson exprimait là ses conceptions personnelles sur les rapports entre la religion et la morale. L’idée formulée dans la première partie du texte sera cependant reprise dans le programme du cours moyen au chapitre des « devoirs envers Dieu » ; il y est en effet demandé à l’instituteur d’habituer chacun des enfants à respecter la « notion de Dieu » même lorsqu’elle se présente « à lui sous des formes différentes de celles de sa propre religion99 ».

Cours moyen

  • 100 A. N. Séance du 21 juin 1882.

25Le programme du cours moyen se présente sous la forme d’une série de devoirs. Dans son premier projet, P. Janet avait indiqué la nécessité d’être complet et de ne pas oublier « telle ou telle vertu100 ». Il estimait qu’à cet âge il fallait présenter à l’enfant « une sorte de décalogue », « un système complet de ses devoirs ». En effet, le programme définitif déroule de façon exhaustive tous les devoirs de l’enfant de cet âge, depuis les devoirs dans la famille (envers les parents, les frères et sœurs…), dans l’école, envers la patrie, en passant par les « devoirs envers soi-même », les « devoirs envers les autres hommes », pour finir avec les « devoirs envers Dieu ». On soulignera, dans la partie II du programme, la présentation spiritualiste des « devoirs envers soi-même » qui se divisent en devoirs envers le corps (propreté, sobriété…) et en devoirs envers « l’âme » (sincérité, dignité personnelle, modestie…).

26Les « devoirs envers Dieu » qui couronnent l’énumération des devoirs se voient consacrer un développement important par rapport au reste du programme ; il s’agit d’un texte rédigé alors que la partie antérieure est plutôt de style énumératif. Ces devoirs, proposés par Jules Simon au Sénat dans son amendement du 2 juillet 1881, se retrouvent donc inscrits et commentés dans le programme. On se souvient que Jules Ferry s’était à l’époque opposé énergiquement à leur inscription dans la loi. En juillet 1882 ils sont insérés dans un texte réglementaire avec la « bénédiction » du ministre qui préside en personne aux travaux de la commission permanente. Mais si le principe de leur inscription a été rapidement acquis par la majorité de ses membres, leur formulation a été plus laborieuse.

  • 101 Ce thème fera aussi l’objet d’un article du Dictionnaire de Pédagogie et d’instruction primaire, p (...)

27Les premières justifications de ces devoirs sont présentées dans le « Plan d’instruction morale dans les écoles primaires » rédigé par Janet et Buisson, à la demande de la commission, et lu par le premier à la séance du 21 juin 1882. Selon Janet, la formule en est fournie « par les votes antérieurs du Conseil supérieur et en particulier par le vote de juillet 1881 relatif à l’enseignement moral dans les écoles maternelles ». Il suffit donc de se référer à ce programme, entériné par le décret du 2 août 1881 qui les prévoit dans son article 13. Au cours moyen, où il est important de présenter à l’enfant « un système complet de ses devoirs », « le couronnement naturel de cette instruction morale sera la connaissance de Dieu ». Dans cette partie du programme, « on apprendra aux enfants que la vie a un but sacré, que les hommes ne sont pas le produit du hasard, qu’une pensée sage veille sur l’univers et qu’un œil vigilant pénètre dans toutes les consciences ». Autant d’affirmations qui visent, d’une part à récuser l’explication matérialiste de l’origine de l’homme et d’autre part à poser l’existence d’une Providence et celle d’un Juge souverain. « On s’efforcera surtout, poursuit Janet, d’éveiller dans les âmes le sentiment religieux » ; on fera comprendre aux enfants « que le sentiment et la pensée de Dieu peuvent se mêler à tous les actes de la vie, que toute action peut être à la fois morale et religieuse en étant l’accomplissement de la volonté de la Providence ». Janet consacre aussi un développement à la prière101 : « Une vie qui fait effort pour se conserver pure et vertueuse est une prière continuelle. Quant à la prière déterminée, sous forme particulière, elle est du domaine des religions positives. » En conclusion il semble à P. Janet que « cette manière d’entendre les devoirs envers Dieu ne peut offenser personne, car l’État ne s’engage pas à soutenir que la piété purement intérieure est suffisante, et il laisse aux différents cultes à montrer qu’elle ne l’est pas ».

  • 102 A.N. Séance du 21 juin 1882.

28Après avoir cerné les contours du volet religieux au programme du cours moyen, Janet argumente ensuite contre « ceux qui voudraient retrancher de l’enseignement toute idée religieuse, même naturelle… » Ils devraient s’apercevoir « qu’ils entrent par là dans la pensée même de leurs adversaires ». Il s’agit évidemment des catholiques dont les représentants au Parlement ont conduit une lutte tenace contre la laïcisation de l’école et de sa morale. Leur doctrine « est précisément que l’État est incompétent dans le domaine purement spirituel et dans tout ce qui concerne les âmes. C’est pourquoi ils lui dénient le droit d’enseigner même la morale. » Or, estime Janet, « si l’État se laisse déposséder du droit d’enseigner les idées religieuses dans ce qu’elles ont de général, d’humain, de naturel, il abandonne par là même une partie, et la plus haute de ce domaine spirituel qu’on lui refuse ». Ce passage est un plaidoyer en faveur de ce que Pécaut appellera un peu plus tard « la compétence spirituelle » de l’État, qui intègre évidemment sa compétence morale. Les idées religieuses, et notamment l’idée de Dieu dans ce qu’elle a de général, d’universel, indépendamment des expressions confessionnelles, constitue pour eux la partie la plus noble de l’enseignement moral. Et celle-ci est « une force » qu’il devrait laisser entre les mains de ses adversaires « en attendant que, de progrès en progrès, et sous prétexte de neutralité, on lui interdise d’enseigner le devoir, la famille, la propriété et la patrie » ? On devine, dans cette phrase, la reprise par Janet de l’argumentation développée en juillet 1881 par le sénateur Broglie et dans laquelle il pronostique un avenir désastreux pour la « religion laïque ». Au Conseil Supérieur Janet plaide en faveur de la morale laïque, revendiquant pour elle, en tant que « religion laïque », le droit nécessaire de parler de Dieu et de développer une « éducation religieuse ». La conclusion de ce développement est un appel à modérer les ardeurs laïcisatrices de certains : « contentons-nous de demander si une séparation de la morale profane et de la morale confessionnelle n’est pas, par elle-même, une révolution assez importante, sans vouloir la pousser plus loin et inquiéter la conscience et la croyance des hommes dans ce qu’elles ont de plus vénérable, de plus auguste et de plus sacré102 ».

29Parvenu à la dernière partie de son rapport, consacrée aux contenus des programmes, Janet donne lecture, pour le cours moyen, du texte relatif aux devoirs envers Dieu, rédigé (en principe) en collaboration avec F. Buisson :

30« Devoirs envers Dieu. Dieu auteur de l’univers et père des hommes ; justice souveraine ; reconnaissance ; crainte, amour et respect envers Dieu ; la piété présente à toutes les actions de la vie ; culte intérieur et extérieur ; respect de la croyance d’autrui. »

  • 103 Programme de morale de la première année des EN : « Sanctions supérieures : la vie future et Dieu  (...)

31Après la lecture de ce « plan d’instruction morale » le ministre remercie P. Janet pour avoir bien voulu rédiger ce document « que, précise-t-il, la section est unanime à approuver ». La discussion s’engage sur le détail des programmes proposés, mais assez rapidement elle bute sur le paragraphe des devoirs envers Dieu. L’auteur du procès-verbal indique que « plusieurs membres émettent l’avis qu’il a un caractère déiste trop prononcé, qu’il faudrait lui donner moins de développement et s’en tenir à la formule du programme des Écoles normales103 ». Plusieurs conseillers pensent que « la phrase : « la piété présente à toutes les actions de la vie » sera mal comprise et ils en demandent la suppression ». Le Directeur de l’Enseignement primaire, coauteur du rapport, intervient pour déclarer « qu’on affaiblira, par ce retranchement, le caractère laïque de la rédaction ». Cette prise de parole montre bien que Buisson est solidaire de Janet quant au contenu du texte. À la fin de la séance, le ministre propose de renvoyer la suite de la discussion sur cette « grave question » à la réunion suivante.

  • 104 Celles du 23, 24, 26 et 28 juin 1882. Ces séances sont les quatre dernières consacrées aux program (...)

32Au cours des séances ultérieures104, le contenu et la formulation de ce paragraphe seront remaniés six fois. C’est dire si « l’accouchement » de ce texte fut difficile. Il est donc intéressant d’en suivre la genèse dans les débats de la commission, une genèse qui a donné lieu à des propositions, des idées, des « explorations » diverses, dont un certain nombre ne seront pas retenues dans le texte définitif. Ce qu’on peut cependant constater dans ce travail d’élaboration, c’est le rôle croissant joué par le Directeur de l’Enseignement primaire, qui s’appuie habilement sur le canevas proposé par Janet tout en s’en démarquant peu à peu et en cherchant à imposer, pas toujours avec succès, ses propres conceptions éthico-religieuses. En effet, sur les six rédactions provisoires qui ont suivi celle de Janet, cinq reprennent des idées proposées par Buisson. À la fin du parcours, on réalise que la rédaction du programme officiel diffère sensiblement de toutes les moutures qui ont précédé. En tout, cela en fait huit.

33La deuxième rédaction des devoirs envers Dieu, préparée par F. Buisson, est présentée à la séance du 23 juin :

34« Devoirs envers Dieu. L’instituteur n’a ni à enseigner ni à apprécier les diverses doctrines confessionnelles. Il se borne à inculquer à ses élèves les notions fondamentales qui se retrouvent dans toutes les confessions religieuses et même en dehors d’elles :

35Dieu auteur de l’univers et père des hommes

36Dieu dans la nature (ordre universel…)

37Dieu dans la conscience

38La foi en Dieu, manifestée surtout par le culte du bien, du beau et du vrai

39L’obéissance à Dieu prouvée par l’obéissance à la loi morale. »

40Cette rédaction est une reprise développée de celle de Janet, avec cependant quelques nouveautés. Les deux recommandations du premier alinéa en sont une. Par ailleurs le texte se termine par deux idées typiquement « buissoniennes » et qui ressortissent à sa vision laïque de la religion. La première fait de la trilogie cousinienne l’objet d’un véritable « culte laïque ». Quant à la seconde, « l’obéissance à Dieu prouvée par l’obéissance à la loi morale », c’est une idée qui relève d’une analyse déjà ancienne de Buisson, exposée dans son échange de correspondance avec la Morale Indépendante en 1869, celle d’une conception foncièrement morale de la religion. Ce texte est approuvé par Janet et Duruy. Par ailleurs Marcellin Berthelot, appuyé par Janet, propose la création d’une sous-commission composée de MM. Janet, Duruy, Zévort, Buisson et Gréard qui « s’occupera de rédiger une formule moyenne entre la doctrine du Dieu personnel et celle du Dieu impersonnel ». Approuvée dans son principe, cette sous-commission ne verra jamais le jour.

41Lors de la séance du 24 juin, plusieurs déclarations liminaires sur la question méritent d’être restituées. Celle du ministre d’abord qui est « d’avis que la section doit poursuivre la solution. Il y a un grand intérêt à ce que les adversaires de la loi ne puissent soutenir qu’on veut faire de l’instituteur un prêtre laïque. Il faut trouver, si courte qu’elle soit, une définition des devoirs envers Dieu ». Cette déclaration fournit la preuve que J. Ferry était favorable à l’insertion de cette mention dans le programme, mais cela ne signifie pas pour autant que l’instituteur doit devenir une sorte de « prêtre laïque » ou de « vicaire savoyard ». Duruy, quant à lui, souligne « la difficulté extrême à vouloir spécifier les devoirs envers Dieu de manière à ne froisser ni les intransigeants de droite, ni ceux de gauche ». De son côté, F. Buisson reformule avec fermeté une analyse qu’il avait exposée à la séance précédente : « Il est nécessaire que les enfants sachent que la croyance en Dieu n’est pas l’apanage des religions, que c’est une idée générale, naturelle, universelle ; qu’elle est antérieure au christianisme ; qu’elle n’est la propriété d’aucun culte et qu’il y a d’autres manières d’honorer Dieu que celles qui ont été inculquées à l’enfant ». P. Janet approuve cette analyse et déclare que, pour lui, « il importe de démontrer que l’idée de Dieu est laïque, humaine ». L’idée de Dieu comme idée laïque, voilà une conception susceptible de nous étonner aujourd’hui, un étonnement qui est à la mesure de l’évolution de la laïcité scolaire depuis 1882.

42Au cours de cette séance trois moutures des devoirs envers Dieu seront examinées successivement par la commission. La mouture no 3 est proposée par Duruy et Zévort :

43« Devoirs envers Dieu. L’instituteur n’a ni à enseigner, ni à apprécier les diverses doctrines confessionnelles. Il se borne à inculquer à ses élèves les notions fondamentales qui se retrouvent dans toutes les confessions religieuses et même en dehors d’elles. »

44Cette mouture n’est pas du goût de F. Buisson à qui elle emprunte pourtant deux phrases essentielles. Sa réaction est curieuse : » Si l’on se borne à inscrire les seuls mots « Devoirs envers Dieu », il faut s’attendre à un véritable chaos ; chacun fera ce qu’il pourra… ».

45Une autre rédaction, surtout axée sur le thème de l’universalité de la religion, est proposée par Du Mesnil, mais Janet la conteste aussitôt : selon lui la présence de ce thème dans un programme d’école primaire « impliquerait l’histoire des religions ». Gavarret, un autre conseiller pense, lui aussi que le mot « universalité » doit être supprimé car « il faudrait que l’instituteur dise à ses élèves que toutes les religions se valent… il serait ainsi amené à faire l’histoire des religions ; de telles considérations sont, au surplus, trop fortes pour l’instituteur aussi bien que pour ses élèves ». L’enseignement de l’histoire des religions risquerait d’inculquer aux élèves un relativisme religieux, ce qui susciterait de nouveau les foudres de l’Église catholique.

46La cinquième mouture émane de Gréard, vice-recteur de l’Académie de Paris :

47« Existence de Dieu : formes diverses de cette croyance dans l’humanité.

48Dieu auteur de l’univers. Bonté et justice souveraines.

49Dieu dans la nature (ordre universel, lois immuables).

50Dieu dans la conscience (la loi morale, son caractère absolu et obligatoire ; le sentiment du devoir). »

51Le procès-verbal indique que cette formule a été acceptée par la commission. Mais à la fin de la séance, le conseiller Dumont fait remarquer que, dans cette nouvelle mouture, « il ne reste plus de devoirs envers Dieu ». La recherche laborieuse continue.

52À partir de la séance du 26 juin, il est clair que le Directeur de l’Enseignement primaire prend nettement les choses en mains. C’est au début de cette séance, l’avant-dernière, qu’il propose une nouvelle « distribution » des discipline du programme où l’enseignement moral apparaît sous son libellé définitif : l’éducation morale. Ce nouveau libellé ne fait pas l’unanimité. Il semble bien que les conseillers éprouvent quelque lassitude devant un débat qui s’éternise.

53Buisson donne donc lecture du nouveau projet de programme qui réorganise la présentation de l’enseignement moral sous des rubriques claires :

54objet, méthode, programme. Pour le cours moyen, Buisson propose une mouture des devoirs envers Dieu encore différente de celle qu’il avait présentée à la séance du 23 juin :

55« Devoirs envers Dieu

56L’instituteur encourage chez l’enfant, sous quelque forme qu’elles lui apparaissent, les idées propres à servir de base à une forte moralité : l’idée d’une Justice, d’une Bonté, d’une Sagesse souveraines, la foi en un auteur de toutes choses, l’aspiration vers l’idéal, le désir de se rapprocher de l’Être parfait. Il habitue l’enfant à considérer surtout Dieu dans la nature (ordre universel, lois immuables) et Dieu dans la conscience (la loi morale et le sentiment du devoir). »

57On constate que ce nouveau texte (le sixième) incline nettement les devoirs envers Dieu vers une formulation purement morale, une orientation qui sera largement retenue dans le programme définitif.

  • 105 A.N. F 17 980. PV de la séance du 28 juin 1882.

58La séance du 28 juin clôt le cycle des réunions de la commission permanente chargée de rédiger le plan d’études des écoles primaires élémentaires. Buisson donne lecture du texte relatif à l’enseignement moral, amendé d’après les observations produites lors de la précédente réunion. Le texte retrouvé dans le dossier des Archives Nationales est un texte imprimé sur lequel sont portées des corrections. Concernant la partie des instructions qui porte sur l’objet et la méthode de l’enseignement moral, le procès-verbal précise, dans une déclaration liminaire, que la commission a adopté ce texte avec le désir d’en « faire disparaître tout ce qui pourrait paraître avoir un caractère provoquant ». Quant à la partie « programme », le procès-verbal en signale l’adoption définitive. Cette adoption est décidée « après une déclaration de M. Janet qui déclare s’y rallier et une observation de M. Gréard qui voit bien dans quel esprit l’instituteur devra enseigner la morale, mais non pas ce qu’il aura à enseigner105 ». Une observation formulée, comme on le voit, avec une sérieuse réserve. Le texte relatif aux devoirs envers Dieu (septième mouture) n’est pas celui du programme définitif, bien qu’il en soit proche :

59« Devoirs envers Dieu

60L’instituteur n’est pas chargé de faire un cours ex professo sur la nature et les attributs de Dieu ; il n’a pas davantage à faire l’examen critique des croyances d’aucun de ses élèves.

61D’abord il leur apprend à ne pas prononcer légèrement le nom de Dieu ; il associe étroitement dans leur esprit à l’idée de la Cause première et de l’Être parfait un sentiment de respect et de vénération ; et il habitue chacun d’eux à environner du même respect cette notion de Dieu, alors même qu’elle se présenterait à lui sous des formes différentes de celle de sa propre religion.

62Ensuite, et sans s’occuper des prescriptions spéciales aux diverses communions, l’instituteur s’attache à faire comprendre et sentir à l’enfant que le premier hommage qu’il doit à la divinité, c’est l’obéissance aux lois de Dieu telles que les lui révèlent sa conscience et sa raison. Le maître s’efforce de faire que la foi à une Justice, à une Sagesse et à une Bonté souveraines ne reste pas stérile, mais se traduise effectivement chez l’enfant par un effort pour se rapprocher volontairement de la justice, de la sagesse et de la bonté, c’est-à-dire pour travailler à son propre perfectionnement moral. »

63Cette version, très proche du texte définitif, s’en distingue cependant par la deuxième ainsi que la dernière phrase qui s’inspirent de formules produites par F. Buisson et insérées dans des moutures précédentes. Cependant par rapport à la précédente, la dernière phrase de la septième version accentue le texte dans un sens moral puisque « la foi en un auteur de toutes choses » est remplacée par « la foi à une Justice, à une Sagesse et à une Bonté souveraines ». Le déisme de la phrase initiale a donc disparu pour laisser la place à une formulation quasi-platonicienne.

64Ainsi, contrairement à ce qu’annonçait le procès-verbal de la séance du 28 juin, le texte adopté par la commission n’est pas le texte définitif puisqu’il n’a pas été repris intégralement dans la partie correspondante du programme publié le 27 juillet 1882. On ne sait pas qui a apporté cette ultime correction, mais on peut penser que celui qui s’est progressivement affirmé comme le véritable maître d’œuvre de ce programme, F. Buisson, a certainement joué un rôle dans cette « touche finale ». Le texte définitif, qui constitue la huitième et dernière version, a en effet le mérite d’être plus concis, plus percutant. De fait, dans la dernière version adoptée par la commission, la phrase qui interdit à l’instituteur de faire « l’examen critique des croyances d’aucun de ses élèves » pouvait encore apparaître comme une provocation inutile. Voici le texte intégral du passage relatif aux devoirs envers Dieu dans le programme de morale du cours moyen :

65« Devoirs envers Dieu. – L’instituteur n’est pas chargé de faire un cours ex professo sur la nature et les attributs de Dieu ; l’enseignement qu’il doit donner à tous indistinctement se borne à deux points :

66D’abord il leur apprend à ne pas prononcer légèrement le nom de Dieu ; il associe étroitement dans leur esprit à l’idée de la Cause première et de l’Être parfait un sentiment de respect et de vénération ; et il habitue chacun d’eux à environner du même respect cette notion de Dieu, alors même qu’elle se présenterait à lui sous des formes différentes de celles de sa propre religion.

67Ensuite, et sans s’occuper des prescriptions spéciales aux diverses communions, l’instituteur s’attache à faire comprendre et sentir à l’enfant que le premier hommage qu’il doit à la divinité, c’est l’obéissance aux lois de Dieu telles que les lui révèlent sa conscience et sa raison. »

68Ce texte précise d’abord que l’instituteur n’a pas à se comporter en théologien, ni même en catéchiste qui ferait réciter à ses élèves les articles concernant « la nature et les attributs de Dieu » prévus dans tout bon catéchisme diocésain. Pour lui cette fonction est définitivement révolue. Cet enseignement des devoirs envers Dieu, que l’instituteur dispense à tous ses élèves quelles que soient leur appartenance confessionnelle, doit se borner, modestement, à deux points. Le premier concerne le respect et la vénération de l’idée de Dieu. Respect du nom lui-même, d’abord, que l’on ne doit pas prononcer à la légère (c’est aussi défendu par le catéchisme). Respect et vénération de l’idée de Dieu en tant que Cause première, c’est-à-dire « auteur de l’univers » pour reprendre l’expression utilisée dans les instructions. Ensuite respect et vénération pour l’idée de Dieu en tant qu’« Être parfait », parfait dans son essence et dans tous ses attributs (justice, bonté, sagesse…). Ce passage met en œuvre la théodicée traditionnelle, reprenant également à son compte l’argument cartésien de « l’idée de parfait » qui conduit à l’idée d’un « Être parfait ». On remarquera cependant qu’il n’est question à aucun moment de développer devant les élèves les preuves de l’existence de Dieu. Enfin ce respect s’adresse à cette notion de Dieu quelle qu’en soit la forme, l’aspect ou la figure. Chaque élève est tenu de respecter cette figure du divin même si elle est différente de celle à laquelle sa propre religion l’a habitué. Dans ce sens, l’idée de Dieu est bien une idée commune à des appartenances religieuses diverses, une idée universelle et, selon l’expression de Paul Janet une « idée laïque ». Une idée laïque puisqu’elle n’est pas « soudée » à telle ou telle forme religieuse.

69Le second point résume en une phrase, certes complexe, la fonction que l’on entend faire jouer à l’idée de Dieu dans l’économie de la nouvelle morale laïque. Il faut noter cependant, dans ce passage, qu’il ne s’agit plus simplement de l’idée de Dieu, mais de la « divinité » dont l’existence est donc postulée, voire affirmée. Mais il faut bien que Dieu existe puisqu’il est l’auteur des lois morales, qualifiées dans le texte de « lois de Dieu ». Ainsi, s’il doit respecter et vénérer le nom et l’idée d’un Dieu créateur, l’enfant doit aussi rendre « hommage à la divinité ». Et l’hommage premier, primordial, dû à Dieu, c’est d’obéir à ses lois ou à ses « commandements » pour reprendre une formule du catéchisme (P. Janet parlait, lui, de décalogue). Cependant ces lois « divines » ne font pas l’objet d’une transmission ou d’une révélation miraculeuse ; elles sont révélées à l’enfant par « sa conscience et sa raison ». La conscience ou la « raison pratique » constitue, dans ce texte, le seul canal par où transitent les lois divines, ou encore le seul « médiateur ». Ainsi le médiateur premier, ce n’est plus le prêtre, ni même l’instituteur, c’est la conscience et la raison de l’enfant, sa conscience appuyée sur sa raison. On réalise, dans ce texte à usage scolaire, à la fois l’importance primordiale attribuée par ses auteurs républicains à la conscience morale et la confiance qui lui est faite puisque c’est par sa médiation que les lois divines peuvent être appréhendées. Il appartient à l’instituteur (et à l’institutrice) de faire comprendre ce « processus » à l’enfant et de le lui faire expérimenter concrètement. Dans ce travail d’« éducation morale », il n’a évidemment pas à « s’occuper des prescriptions spéciales aux diverses religions ». Ces prescriptions sont autre chose et, comme l’écrivent les instructions, « son problème est d’une autre nature » puisqu’il lui appartient maintenant, par sa propre initiative, d’initier tous ses élèves à « l’apprentissage effectif de la vie morale ».

Cours supérieur

  • 106 Ibid. Séance du 21 juin 1882.

70Au cours supérieur, le programme est surtout orienté vers un enseignement de morale sociale et civique. Il rappelle les devoirs qui visent le cercle familial, mais il porte en grande partie sur les devoirs sociaux : justice, charité, solidarité… et les devoirs civiques, présentés comme « devoirs envers la patrie » : obéissance aux lois, service militaire, paiement de l’impôt, devoir électoral. Et pour la première fois depuis le cours élémentaire, le texte d’un programme énumère des droits, ceux qui correspondent aux devoirs qui viennent d’être cités : liberté individuelle, liberté de conscience, sécurité de la vie et des biens… Au sujet de la dimension sociale de ce programme, P. Janet avait précisé devant la commission permanente, qu’elle s’inspirait du programme de morale de l’Enseignement spécial, une nouvelle filière de l’enseignement secondaire mise en place en 1865 par Victor Duruy106.

  • 107 Ibid.
  • 108 Ibid. Séance du 26 juin 1882.
  • 109 RP, 15/08/1882. Programmes du 27 juillet 1882.
  • 110 A.N. F 17 980. Séance du 21 juin 1882.

71C’est seulement dans le dernier paragraphe de ce programme qu’apparaît un « éclairage » religieux. À l’occasion de chacun des chapitres de ce « cours de morale sociale », l’instituteur devra insister sur deux remarques importantes. Par la première il devra bien faire saisir à l’élève « la différence entre le devoir et l’intérêt, même lorsqu’ils semblent se confondre ». Le maître soulignera « le caractère impératif et désintéressé du devoir », nouvelle référence à la morale kantienne. Dans le projet présenté à la commission permanente, P. Janet avait évoqué « le devoir distinct de l’intérêt personnel107 ». Cette distinction fut également reprise, de façon plus développée, par Buisson dans la rédaction qu’il présenta à l’avant-dernière séance : « la différence entre le devoir et l’intérêt, même alors qu’ils semblent se confondre, et l’impossibilité de réduire la notion du bien désintéressé à une forme quelconque d’intérêt bien entendu108. » La seconde remarque vise à bien faire comprendre par l’élève « la distinction entre la loi écrite et la loi morale ». Celle-ci en effet a un régime tout différent de la première car elle « impose à chacun, dans le secret de sa conscience, un devoir que nul ne le contraint à remplir, mais auquel il ne peut faillir sans se sentir coupable envers lui-même et envers Dieu109 ». Autrement dit, la transgression d’une obligation morale, légalement facultative, induit une culpabilité éprouvée non pas seulement devant sa propre conscience, mais aussi devant Dieu, présenté ici comme le Juge souverain. On constate que cette rédaction est tout à fait nouvelle et que rien ne l’annonçait dans les propositions de la commission permanente. Dans l’esquisse qu’il avait proposée pour le cours supérieur, Janet s’était borné à quelques têtes de chapitre : « la conscience et le sentiment moral. Le mérite et le démérite. La sanction morale. La vie future110 ». En l’état actuel de la documentation historique, on ne connaît pas l’auteur de cette phrase. On peut cependant présumer, avec quelque probabilité, qu’il pourrait s’agir de F. Buisson.

Notes

77 Elle sera supprimée par un décret du 9 janvier 1883.

78 Rapport reproduit, avec le texte du décret et de l’arrêté dans la Revue Pédagogique de février 1881.

79 Qui correspond à la partie I du programme de la 1ère année des études normales.

80 Dans le rapport Janet la pédagogie « est évidemment une annexe de la morale », enseignée en 3e année des études normales.

81 A.N. Carton F 17 980. 1882-1883. Conseil Supérieur de l’Instruction publique. Minutes des procès-verbaux de la section permanente 1882-1902.

82 A.N. F 17 980. Séance du 12 juin 1882.

83 Ibid. Séance du 21 juin 1882. Le rapport lu par Janet est un document imprimé de 16 pages.

84 Mis en congé d’inspection primaire en 1872, F. Buisson avait été chargé de la participation de la France, pour la partie scolaire, aux Expositions universelles qui se tiennent à partir de 1873, année où celle de Vienne est organisée.

85 Ces deux autres parties du programme groupent les disciplines réunies sous les rubriques suivantes : 1/Éducation physique et préparation à l’éducation professionnelle 2/Éducation intellectuelle.

86 L’expression recouvre les trois cultes reconnus par le Concordat de 1801 : catholique, protestant et israélite.

87 A.N. F 17 980. PV de la séance du 26 juin 1882.

88 Ibid. Séance du 28 juin 1882.

89 Ibid. Séance du 28 juin 1882. Rapport lu par F. Buisson.

90 Circulaire du Ministre de l’Instruction publique aux instituteurs relativement à l’exécution de la loi du 28 juin 1833 sur l’instruction primaire, 4 juillet 1833. O. Gréard, La législation de l’instruction primaire depuis 1789, tome II.

91 Ibid. Séance du 28 juin 1882.

92 Du Vrai, du Beau et du Bien, de Victor Cousin (1853).

93 A.N. F 17 980. Séance du 24 juin 1882. On remarquera que F. Buisson cite la trilogie cousinienne dans l’ordre inverse de celui de son auteur.

94 A.N. F. 17 980. Séance du 21 juin 1882.

95 Ibid. Séance du 26 juin 1882.

96 Il reprochait en effet à l’histoire sainte de diffuser une morale d’un autre âge, une morale élitiste et guerrière. C’est cette conférence, publiée en brochure, que Mgr Dupanloup brandira sous les yeux de Jules Simon, ministre de l’Instruction publique en 1872, pour demander sa révocation de ses fonctions d’inspecteur primaire.

97 Revue Pédagogique (sigle RP utilisé désormais), 15 août 1882.

98 A.N. F. 17 980. Séance du 26 juin 1882.

99 RP, 15/08/1882.

100 A. N. Séance du 21 juin 1882.

101 Ce thème fera aussi l’objet d’un article du Dictionnaire de Pédagogie et d’instruction primaire, publié sous la direction de F. Buisson.

102 A.N. Séance du 21 juin 1882.

103 Programme de morale de la première année des EN : « Sanctions supérieures : la vie future et Dieu ».

104 Celles du 23, 24, 26 et 28 juin 1882. Ces séances sont les quatre dernières consacrées aux programmes de l’école primaire.

105 A.N. F 17 980. PV de la séance du 28 juin 1882.

106 Ibid. Séance du 21 juin 1882.

107 Ibid.

108 Ibid. Séance du 26 juin 1882.

109 RP, 15/08/1882. Programmes du 27 juillet 1882.

110 A.N. F 17 980. Séance du 21 juin 1882.

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