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Que reste-t-il de l’éducation classique ?

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Jean-Marie Pailler
, 
Pascal Payen

Conclusion

« Nous sommes tous des hellénistiques ! »

André Mandouze

Texte intégral

1Comment clore ce recueil sur le bilan en forme de « conférence terminale » qui m’a été assigné ? Marrou a beau avoir été tout au long de ces pages au cœur de nos cœurs d’amis et d’héritiers de tous âges, voilà bien, pour terminer, une de ces inextricables « ambivalences » dont il avait le secret pour nous convaincre qu’en fin de compte, il n’est pas si simple d’être sans nuance « pour ou contre » – y compris pour ou contre lui –, mais qu’il est de toute façon nécessaire d’« être », même s’il est difficile de réussir à « être » comme il l’a fait lui-même.

2Le fait est qu’en la circonstance, mon malheureux « être » à moi se prêtait admirablement, pour les organisateurs de l’entreprise, au piège qu’ils m’ont si généreusement tendu. L’initiateur de la chose n’était-il pas un homme dont l’« assistance » m’était acquise puisque celle-ci remonte à plus de trente années, au temps où, participant à mon enseignement en Algérie, il fut aussi de ceux qui m’aidèrent efficacement à relire ma thèse ? Le colloque n’était-il pas d’avance, grâce au sens inné de la recherche pratiquée par son initiateur, assuré de pouvoir s’affranchir des limites de tous les académismes parisiens et hexagonaux insupportables à l’ancien évaluateur des universités françaises que j’ai été à la fin de ma carrière ? L’ouverture prévue de ce recueil par mon vieil ami Ricœur n’était-elle pas la promesse que, d’emblée, nous serions tous immédiatement projetés, grâce à lui, à un niveau de réflexion issu du long compagnonnage de ces deux piliers d’Esprit et des Murs Blancs qu’ont été précisément Paul et Henri-Irénée ?

3Enfin, comment aurais-je pu moi-même me récuser devant ce travail commun de « relecture » d’un ouvrage qui, dès sa dédicace au cher Gilbert Dru, annonçait l’adhésion fondamentale de l’auteur de l’Histoire de l’éducation dans l’Antiquité à la résistance chrétienne opposée à la « barbarie » nazie ? Henri-Irénée Marrou ne m’avait-il pas, toute ma vie durant, rencontré et aidé dans tous les engagements qui nous avaient paru essentiels : dans la résistance bien sûr, celle qui nous opposa d’abord au nazisme, puis au colonialisme ; en saint Augustin aussi, et plus généralement en patristique à travers nos thèses et les travaux que nous avons finis tous deux en Sorbonne par mener ensemble dans des séminaires communs ; enfin dans la réalisation commune de l’aventure de la Prosopographie chrétienne du Bas-Empire que Marrou organisa au sein du laboratoire Lenain de Tillemont, et dont, après le premier volume sur l’Afrique dont il me confia la responsabilité quelques années avant sa mort, la suite italienne vient de paraître sous la signature de Charles et Luce Pietri.

4Vu mon âge, mon amitié privilégiée avec Henri Marrou, et ma « baraka » qui me laisse encore le loisir d’écrire mes Mémoires, j’admets bien que – deux ans après avoir participé à l’excellent colloque organisé à Lille par Yves-Marie Hilaire sur le sujet De Renan à Marrou. L’histoire du christianisme et les progrès de la méthode historique – il m’était difficile de refuser de relire avec quelques-uns de ses héritiers ce monument qu’est l’Histoire de l’éducation dans l’Antiquité.

5Mais d’abord comment en même temps accepter en quelque sorte, par des conclusions hâtives, d’interrompre une relecture qui, si nous avons bien travaillé, devrait constituer au contraire l’amorce de développements prometteurs d’autres remises à jour ultérieures ? En second lieu, de quel droit de vieux « mandarin » m’adjuger le pouvoir exorbitant de distribuer des satisfecit ou des blâmes à des chercheurs et à des collègues beaucoup plus jeunes qui, eux, « font » la recherche actuelle, et alors que, par exemple, Dieu merci, le Saint Augustin de Serge Lancel, paru il y a peu, a beau être dédicacé à Marrou, à Anne-Marie La Bonnardière et à moi-même et renvoyer souvent à nos travaux respectifs, c’est son livre qui est naturellement plus à jour que les nôtres ? Enfin, que signifierait, en plus de conclusions bricolées sur des contributions méritant mieux que d’avoir été entendues et/ou abordées antérieurement par des résumés, oui, que signifierait une « conférence » terminale se rajoutant à de minutieuses relectures effectuées sur des points précis judicieusement retenus par un programme remarquablement élaboré ?

6Donc, le double objet qui m’a été apparemment assigné s’est vite révélé à moi une « ambivalence » impossible à surmonter par un qui certes a toujours été un des meilleurs amis d’Henri, mais sans jamais pouvoir prétendre à son intelligence exceptionnelle. Or donc, mes amis, vous n’aurez droit de ma part ni à de véritables conclusions de cet ouvrage collectif, ni à une véritable « conférence » qui risquerait d’apparaître comme superflue.

7Est-ce à dire que je vais incontinent vous abandonner ? Impossible, vous le savez bien, vous tous à qui Marrou, défenseur insigne de Cicéron face à son maître Carcopino, a maintes fois, au cours de son Histoire de l’éducation dans l’Antiquité, montré, à côté des limites de la rhétorique, les invincibles dimensions de celle-ci que je pratique, comme lui, avec vous tous.

8Rhéteur donc et usant du côté négatif comme du côté positif du verbe « tirer », je me tirerai d’abord de cette impossible « conférence » en remarquant qu’elle prend place, au sens étymologique et précis du texte, non pas de mon fait mais entre nous tous, à l’occasion des contributions successivement présentées selon une thématique composant habilement avec la chronologie. Si je peux prétendre à une certaine justification de ma modeste relecture à moi ainsi démocratiquement replacée parmi toutes les autres, c’est essentiellement dans la mesure où mon âge et l’originalité de ma cohabitation amicale avec lui me permettent de mesurer l’histoire même de Marrou dans et par son histoire de l’éducation antique – et réciproquement.

9Je m’explique. Quinze ans plus jeune que lui, je me suis trouvé à son égard dans une position très différente de celle qui a été celle de la plupart de ses disciples, qu’ils l’aient connu personnellement pour avoir d’abord suivi ses cours ou qu’ils l’aient découvert à travers ses livres. Pour moi les choses se sont passées autrement du fait de sa période italienne et de mes deux périodes algériennes, puis de notre cohabitation à la Sorbonne. Je ne suis pas son élève comme d’autres ont pu l’être, mais c’est lui qui a finalement pris le relais de Jean Bayet et présidé ma thèse au cours des événements de 68. Beaucoup plus et beaucoup mieux qu’un ordinaire directeur de thèse, il m’a fait entièrement confiance avant l’aboutissement à soutenance, et c’est finalement lui qui alors m’a « soutenu » en opposant publiquement et humoristiquement aux partisans de l’Algérie française présents dans l’amphithéâtre Liard que l’enfermement, même provisoire, à la prison de la Santé n’était certainement pas une des conditions idéales au couronnement de ce qu’il appelait la « longue liaison » que j’avais entretenue jusque-là avec l’université.

10Reste que, si cette évocation peut sembler plus marquante pour mon histoire que pour celle de Marrou, elle s’inscrit bel et bien dans cette rencontre en Augustin qui est indissociable de la genèse de l’Histoire de l’éducation dans l’Antiquité. J’ai sans doute plusieurs fois rappelé ailleurs que notre première mise en contact aussi bien scientifique qu’humaine fut en 1938 la coïncidence de date entre la préparation de mon diplôme d’études supérieures (ancêtre de la maîtrise) et la soutenance d’une thèse : la sienne. Ce jour-là, si naïf que fût le normalien que j’étais, et bien entendu si ignorant que je fusse des positions personnelles des grands historiens de l’époque, je sentis, dans le débat de Marrou avec Piganiol, que le premier des deux venait, n’en déplaise à la Sorbonne, de franchir le Rubicon avec cet Augustin que je connaissais à peine, mais avec qui lui, Marrou, n’hésitait pas à se compromettre dangereusement.

11Certes, Marrou restait encore partiellement tributaire d’une Sorbonne qu’il commençait à bousculer sans encore savoir à quel point il allait contribuer à la transformer en y entrant plus tard comme titulaire, non pas de l’enseignement de l’histoire romaine qu’il avait refusé, mais de l’histoire du christianisme ancien qu’il inaugurait dans un tout autre esprit que certains historiens marqués précédemment par la séparation des Églises et de l’État et la querelle du modernisme. Certes aussi le titre de la thèse, Saint Augustin et la fin de la culture antique, se ressentait-il encore d’un long regard porté sur le passé classique et non pas encore sur l’intuition d’une Antiquité tardive qui n’aurait plus rien à voir avec la dénonciation simultanée par Gibbon de la décadence du christianisme et de la barbarie. Mais, justement aussi, c’est là qu’il faut considérer, à la lumière de la chronologie de l’œuvre marrouaque, qu’on ne saurait mieux se placer, pour comprendre celle-ci, que sous l’angle d’une retractatio qu’à l’exemple de son maître Augustin il n’a cessé de pratiquer jusqu’à l’extrême de sa vie.

12Un coup d’œil d’abord sur les étapes de cette retractatio. La retractatio même de la thèse suit juste d’un an la publication de l’Histoire de l’éducation. Or, si la troisième partie de celle-ci renvoie souvent à la thèse, c’est un certain nombre de fois pour dire que Marrou ne confirme pas nécessairement ce qu’il avait affirmé auparavant. Ce qui revient à dire que l’Histoire de l’éducation prend déjà en compte la retractatio de la thèse et en tire les conséquences. Deux ans encore, et voici la leçon par laquelle Marrou ouvre la première conférence d’Oxford par un texte sur Patristique et Humanisme. Ce texte a beau rester inédit jusqu’en 1976 pour donner son titre au volume des Mélanges précédant d’un an sa mort, il n’empêche que dès 1951 la conviction de Marrou est faite sans que les puristes du plus lointain passé païen aient droit de sa part à d’autres considérations que la condamnation de l’aveuglement de leur intégrisme. Je cite (p. 32) : « Non seulement les études patristiques apportent une contribution essentielle aux études classiques, mais leur vitalité et leurs progrès actuels apparaissent, devant les menaces que la montée des périls d’une barbarie nouvelle fait peser sur l’avenir même de l’humanisme, comme un puissant renfort pour celui-ci. » Rien d’étonnant à ce compte que le point d’interrogation qui ponctue le titre de son livre posthume Décadence romaine ou Antiquité tardive ? reflète une dernière ambivalence qui, pour conclure à l’évidence en faveur de l’Antiquité tardive, n’est nullement pour autant en défaveur de Rome, d’Alexandrie et d’Athènes.

13Et cela justement parce que le fil d’Ariane que n’a jamais lâché Marrou est celui-là même de ce qui fait l’unité de sa réflexion évolutive axée sur le problème de la culture, pour lui inséparable du problème de l’éducation, et donc de la pédagogie. N’oublions pas que son premier livre publié en 1934 sous le nom de Davenson concerne les Fondements d’une culture chrétienne. Mais justement, connaissant le goût inné de Marrou pour la culture dans ses dimensions les moins contestables et les plus larges, je mesure d’abord dans son histoire de l’éducation le parti pris d’humilité et la dose de travail auxquels il n’a pas hésité à consentir – malgré les réticences (ou peut-être à cause d’elles) qu’il ne pouvait pas ne pas ressentir devant les conditions humblement propédeutiques d’une grande et durable culture.

14À preuve ces trois remarques complémentaires dont on peut relever l’interdépendance très révélatrice à trois endroits de l’Histoire de l’éducation (1re édition, 1948, p. 226) : « Le microcosme de l’école reflète le macrocosme de la culture » ; p. 236 : « L’éducation a [une] tendance naturelle à refléter, en suivant ses progrès, l’évolution de la culture », mais aussi p. 271 : « La pédagogie est un domaine où on n’innove pas volontiers ; les usages s’y perpétuent par tacite reconduction, même quand ils ont perdu leur première raison d’être. » Nous tenons là, je crois, l’enchaînement des trois inséparables niveaux – le pédagogique, l’éducatif et le culturel – qui font de l’école – primaire, secondaire, supérieure – l’inévitable lien permanent de toute cette histoire dont l’Antiquité fonde, malgré qu’on en ait, jusqu’à la plus actuelle pertinence, mais sous un certain nombre de conditions.

15Car, son regard et son travail englobant l’ensemble de l’unique démarche à niveaux successifs, il ne se faisait à coup sûr aucune illusion, ce moderne de Marrou qui, en équipe avec son ami Paul Vignaux, la revue Esprit et son syndicat, le SGEN, publiait, au cours de la même période que l’Histoire de l’éducation dans l’Antiquité, trois articles dérangeants et. d’une brûlante actualité. D’abord dans Esprit, sous le même titre en avril-mai 1949 puis en novembre 1954, Propositions de paix scolaire. Ensuite dans École et Éducation, le 5 juin 1953, un texte bref mais fondamental sur Présent et avenir de l’humanisme classique où se manifestent à la fois sa fidélité et sa modernité – toutes deux aussi tenaces : « On ne sauvera, écrivait-il, on ne sauvera l’humanisme classique que par une réforme hardie de la pédagogie. » Mais, considérant cette dernière, il n’a pas davantage d’illusion sur une réforme qui s’en tiendrait à la technique. Car voici la finalité réellement « personnaliste et communautaire » qui s’impose au compagnon de Mounier en conclusion du même article : « L’avenir n’est pas seulement dans la technique pédagogique : il faut un humanisme vivant, c’est-à-dire qui recherche dans l’héritage de l’Antiquité les éléments qui peuvent féconder la culture contemporaine… Il ne s’agit pas de former une minorité de privilégiés, mais des hommes participant à la culture commune de leur temps » (cf. H.-I. Marrou, Culture de notre temps et réflexion chrétienne (de 1930 à 1975), Paris, Beauchesne, 1978, p. 252-253).

16Si j’ai tenu à citer ces textes où, sans même passer le relais à Davenson, l’homme Marrou tient, à propos de la culture moderne, le même langage que l’historien Marrou à propos de l’éducation dans l’Antiquité, c’est parce que, avant de lire la version complète des contributions qui précèdent, le résumé reçu de certaines d’entre elles me semblait sinon achopper, du moins marquer quelque étonnement – à propos du retentissement des événements vécus par l’homme Marrou – sur l’interprétation de certaines phases de l’Antiquité par l’historien du même nom. Comme si, à l’égard du sacro-saint concept positiviste d’objectivité auquel serait tenu l’historien qui n’existe pas, Marrou avait péché en se laissant entraîner à prendre parti. Si Paul Ricœur avait pu ouvrir comme prévu ces travaux, il n’aurait certainement pas manqué de mettre en relief plus particulièrement le chapitre IX de De la connaissance historique (Paris, Seuil, 1954) sur La Vérité de l’histoire. Là, sans aucun complexe, Marrou affirme un credo dont, encore une fois, l’ambivalence ne lui échappe pas : « Lorsque l’histoire est vraie, sa vérité est double, étant faite à la fois de vérité sur le passé et de témoignage sur l’historien » (p. 229).

17En tout cas, ce n’est pas l’auteur de l’Histoire de l’éducation dans l’Antiquité qui peut oublier que c’est par Sparte qu’a commencé son premier travail de recherche à un moment où l’érudition allemande exaltait un certain « mirage spartiate » par rapport auquel, encore en 1948, Marrou s’octroyait avec raison le droit de dire : « Il est difficile à un historien français d’en parler avec un total détachement » (Histoire de l’éducation, p. 51). Et il est bien, que je sache, dans son rôle strict d’historien quand « [s’]emportant à son tour…, [il] dénonce avec force l’escroquerie morale qui suppose, au mépris de la saine chronologie historique, une telle exaltation de la pédagogie spartiate » (ibid., p. 52).

18Est-ce à dire pour autant que, au long d’un trajet historique s’étendant sur tant de siècles, Marrou est sûr de ne s’être jamais trompé ? Prétendre à une telle infaillibilité de sa part est à coup sûr ce qui l’aurait le plus révolté. Je regrette de n’avoir pas retrouvé, en préparant cette « non-conférence », le passage d’un de ses livres où, faisant je crois bien allusion à l’Histoire de l’éducation dans l’Antiquité, il avançait que le livre serait à revoir dans moins de trente ans. Comme quoi, mes amis, en lui accordant vingt-cinq ans de délai supplémentaire, vous avez répondu à ses vœux. Et sa fille aînée, Françoise Marrou-Flamant, ne s’y est pas trompée quand Jean-Marie Pailler lui parla d’un projet qui la comblait elle, les siens et tous les amis de Marrou.

19J’évoquais précédemment cette énergique humilité avec laquelle, entreprenant cette Histoire de l’éducation dans l’Antiquité, Marrou s’est imposé la lecture de l’énorme masse de travaux qui, de la fin du xixe siècle à la moitié du xxe, ont traité, période par période et secteur par secteur, des mille et un détails qui s’inscrivent dans cette histoire et aident à y progresser. Relisant ce livre de 461 pages, on ne peut qu’être émerveillé de voir les trésors révélés par ces 107 pages de notes qui accompagnent la démarche. Plus que des notes, ce sont des jalons précis qui permettent de situer l’avance ou le recul des éléments qui, à partir de l’école, entrent dans une tentaculaire histoire où, comme note Marrou (p. 271), « la distinction si tranchée parmi nous entre « culture » et « éducation » tendait nécessairement à s’effacer ». Ce qui, notons en passant, entraîne par voie de conséquence Marrou à ne rien négliger, mais à tout prendre.

20D’où forcément l’obligation à retractatio que Marrou n’a évidemment pas attendue pour reprendre lui-même la chose avant que ses héritiers ne se rendent à son invitation pressante. Une preuve entre autres, cette fois prise non plus au début mais à la fin de cette Histoire (p. 530, note 23) : « Le caractère sectaire de la culture hellénistique (et romaine) est-il un phénomène de décadence ? Je l’ai cru, après tant d’autres : cf. mon Saint Augustin et la fin de la culture antique (p. 89-94). Je n’en suis plus autant persuadé. »

21C’est qu’aussi bien, à l’époque de l’ouvrage qui nous occupe, Marrou n’était pas loin de parvenir à ce qui allait définitivement abolir dans sa pensée toute pertinence de la notion de décadence telle qu’elle avait été manipulée par tant d’éminents prédécesseurs. L’expression parfaite de la vision récapitulative de Marrou est donc cette phrase de l’Histoire de l’éducation (p. 368) : « L’histoire de la civilisation nous montre constamment ce curieux phénomène de superposition ; les survivances attardées d’un système archaïque sont aussi le germe d’un dépassement futur. » Tout ce qui, dans la démarche de Marrou, a pu apparaître éventuellement comme un enchaînement de paradoxes dont la coexistence posait problème réside dans cette intuition fulgurante qui interdit aux étapes d’une évolution irrésistible d’en masquer le sens général

22D’où par exemple, pour ce pourfendeur des défauts navrants et perpétuels de la rhétorique, sa réhabilitation constante de celle-ci, qu’il s’agisse d’Isocrate finalement vainqueur d’un Platon pourtant tellement supérieur, ou du rempart que les reliefs restants de cette même rhétorique peuvent opposer aux barbares, et même occasionnellement leur faire admettre. D’où surtout la mise en relief du noyau central extraordinairement persistant de cette « éducation » à travers les âges, qui n’est finalement ni le classicisme pur d’Athènes ou de Rome, ni le christianisme de l’Antiquité tardive, mais l’équilibre, sinon idéal, du moins solidement structuré et périodiquement adaptable, de la civilisation hellénistique dont nous avons jusqu’ici vécu sans bien nous rendre compte de notre dette.

23Permettez-moi, amis, d’insister, vers la fin de mon homélie, précisément sur cette dette, qui à certains a pu paraître avoir été exagérée par Marrou. Permettez-moi de faire appel à deux témoignages marquants tirés de deux grandes œuvres survenues non seulement postérieurement à l’Histoire de l’éducation dans l’Antiquité, mais aussi postérieurement à la mort de Marrou.

24La première œuvre – en fait la plus récente puisque datant de 1993 – est ce monument dû à Jean Sirinelli : Les enfants d’Alexandre : la littérature et la pensée grecques. 334 avant J.-C – 519 après J.-C. On peut remarquer que celui-ci, qui s’imposa d’abord par une thèse de patristique, a vu ici très large puisqu’il conduit hardiment sa vision de la littérature et de la pensée hellénistiques des débuts de l’aventure connue très précisément sous ce nom jusqu’à une Antiquité tardive avancée. Permettez-moi de citer sa conclusion (p. 560-561) : « Le modèle accompli de l’homme est celui qui a reçu une éducation : le “pepaideumenos”. Cette idée, latente chez les philosophes antérieurs, prend toute sa force dans la pensée hellénistique. Si Platon et Aristote insistent sur la paideia nécessaire, c’est plutôt pour former un bon citoyen, voire un bon meneur d’hommes. À partir des temps hellénistiques, la paideia est une entreprise plus précise : elle vise à faire bénéficier la jeunesse de toute une tradition qui n’est pas celle de la cité mais qui est considérée justement comme le patrimoine de tout Hellène et, plus largement, de tout être civilisé. Cette modification de perspective par rapport au “kaloskagathos”, même inconsciente, est capitale. Si étroite et si systématique qu’elle soit, la paideia ne peut échapper à une visée universaliste. Cette extraordinaire entreprise de transfert et de diffusion de savoir s’est donné de tels moyens et tellement structurés que la paideia a été très vite considérée comme le complément indispensable d’une nature d’homme. Ptolémée fondant la Bibliothèque et le Musée pour conserver le passé et ouvrir l’avenir donne un exemple qui sera suivi partout et constamment. »

25Lumineuse conclusion qui cadre superbement avec l’intuition de toute l’Histoire de l’éducation dans l’Antiquité de Marrou. Mais je vois aussi l’objection possible : même s’il a pris quelque distance avec ses débuts de patristicien au sens plein du terme, Jean Sirinelli a été, vu son âge, et est resté, vu sa fidélité, un disciple éminent de Marrou. Eh bien justement, c’est en pensant aux revendications de ceux qui, pour s’affirmer, ne seraient pas loin de songer à tuer le père dont ils ont jusque-là si pleinement profité, oui, c’est en pensant à eux que, bien avant d’entendre la symphonie de toutes les belles contributions qui précèdent, j’ai songé à aller chercher un second texte qui n’émane point d’un disciple, mais dont les tendances affirmées garantissent sa totale liberté à l’égard de Marrou. Il s’agit de celui que je considère comme le meilleur spécialiste du monde hellénistique, qui a hélas disparu prématurément voici quelques années : Édouard Will, l’auteur de deux indispensables volumes précisément sur L’histoire politique du monde hellénistique (323-30 avant J.-C.), volumes parus, pour leur seconde édition, après la mort de Marrou, respectivement en 1979 et en 1982. Mais il m’a semblé encore plus probant de tirer la citation qui va suivre d’un autre ouvrage de lui, dont la première édition date de 1972 mais dont la cinquième, parue en 1994, avec une bibliographie remise à jour, a donc précédé de très peu la mort d’Édouard. On comprendra vite pourquoi ce n’est pas par goût du paradoxe que j’ai choisi plutôt cet autre livre de lui bien connu, Le monde grec et l’Orient. Le ve siècle (510-413), 1er tome. L’avantage, c’est que tout naturellement il est amené à y présenter un bilan de ce qui a pu amener le monde hellénistique à innover tout en prolongeant la période classique.

26D’abord, prolongement pour ce qui est de la permanence de l’élément aristocratique dans la paideia : « La démocratie athénienne, écrit Will, préserva toujours une zone d’activité publique où l’excellence d’un petit nombre pouvait se donner carrière. On a déjà noté que le personnel dirigeant athénien du ve siècle s’est recruté surtout dans le milieu aristocratique que son éducation et ses traditions rendaient le plus apte à œuvrer pour le bien commun dans cet esprit de compétition honorifique propre à toutes les aristocraties. » Prolongement encore, mais en même temps progrès effectué irrépressiblement dans l’association de la sophistique avec ce que Will (p. 514) appelle « la naissance de l’histoire » – de cette histoire qui a fait l’objet de tant de débats dans les pages qui précèdent : « L’histoire et la sophistique sont sœurs. Qu’il s’agisse de la critique des traditions mythiques, de la confrontation des civilisations, de la découverte de la relativité des mœurs, des opinions, de la découverte aussi de ces armes de la pensée que sont la rhétorique et la dialectique, etc. – tout cela, qu’on a vu à l’œuvre aux origines et au sein du mouvement sophistique, l’est aussi aux origines et au sein du mouvement historique ; de part et d’autre, et non sans influence réciproque, c’est le même humanisme critique qui s’ouvre une voie vers l’intelligibilité des choses humaines. » Ne croirait-on pas entendre du pur Marrou, avec peut-être une connotation – qu’il n’aurait sans doute pas contestée – apportée par la présence de l’adjectif « critique » à côté du terme « humanisme » ?

27Et bien voilà ! voilà que, là encore, l’audace incroyable de celui qui a entrepris cette incroyable Histoire de l’éducation dans l’Antiquité, voilà que cette audace a eu, chez un homme comme Will, la répercussion à laquelle certains chercheurs d’une radicale new history ne se seraient peut-être pas attendus. Pensez donc à l’audace avec laquelle, d’entrée de jeu, Marrou a abordé le problème de la pédérastie – au point qu’il a reçu je ne sais combien de lettres qui l’ont imaginé pratiquant de la chose. Pensez à tous les sectateurs modernes des seuls Socrate et Cicéron qui – défenseurs du grec et du latin dans la perspective d’une Athènes et d’une Rome classiques rendues irrespirables dans un contexte tellement pur qu’entièrement sous vide –, pensez à tous ceux qui, à la Sorbonne et à l’Institut, n’ont pas compris ce que nous pouvons devoir aussi à la sophistique, cette sophistique aussi insupportable que nécessaire et sœur, comme dit Will, de l’histoire. Et donc oui, le noyau dur de notre humanisme critique, non pas le monde hellénique et romain perdu dans une perfection bloquée par des décadences successives, mais bien le monde hellénistique. Oui, nous sommes des hellénistiques, et une interminable construction des manuels malheureusement classiques nous l’avait caché. Heureusement, Marrou, suivi de Sirinelli, Will et quelques autres, Marrou est venu.

28Vous avez donc eu raison, vous tous réunis dans ces pages grâce à la remarquable initiative des organisateurs toulousains à féliciter sur toute la ligne – aussi bien pour l’intuition créatrice que pour la réalisation dans tous les détails pratiques. Vous avez eu raison, amis, de vous être essayés, ensemble, à « relire le Marrou ».

29Après tout, je n’ai nullement été choqué pour ma part par la familiarité affectueuse avec laquelle – puisqu’il fallait faire un choix dans son œuvre immense – Marrou a été si bellement appelé par l’une d’entre vous faisant le lien entre l’Italie et les États Unis : « Un géant. » Nous avons été convoqué à une relecture de ce Marrou-là : celui de l’Histoire de l’éducation dans l’Antiquité. Après tout, cela fait partie de la déclinaison des choses humaines de voir le nom de saint Augustin identifié à celui d’une église de Paris ou même d’une station de métro dans l’attente de voir le grand public atteint peut-être un jour par la façon dont Marrou, Lancel ou moi-même avons travaillé ou travaillons encore à montrer au monde occidental qu’une bonne partie de sa civilisation est due au plus grand des Algériens de tous les temps.

30Alors, voyez-vous, en attendant de nouvelles histoires de l’éducation antique, de nouvelles théologies de l’histoire, de nouvelles découvertes sur l’Antiquité tardive, de nouveaux tomes de la Prosopographie du Bas-Empire chrétienne et non chrétienne, il y a place pour de nombreuses relectures du « Marrou » partout présent.

31Bien sûr, si Marrou a été un géant, il n’a pas été un dieu. Bien sûr qu’il n’a pas été exhaustif. Bien sûr qu’il a pu être souvent rapide et allusif. Bien sûr même que ce pédagogue-né a consciemment accepté de jouer de l’anachronisme pour mieux se faire comprendre. Bien sûr, s’il a accepté de s’embarquer et de nous embarquer dans cette effroyable et nécessaire entreprise de la prosopographie (j’en sais quelque chose), alors que, comme il l’aurait dit en canulant, ce n’était pas sa tasse de thé ; c’est aussi en partie pour montrer que nous pouvions réussir là où Harnack et Mommsen avaient échoué. Bien sûr… bien sûr…

32Arrêtons là pour l’instant. Nous avons été quelques-uns, dans ce travail collectif d’impulsion toulousaine, à essayer loyalement de mettre Marrou à l’épreuve et non pas à faire à son propos de l’hagiographie marrouaque. Ce droit – ou plutôt ce devoir –, il nous l’avait d’emblée offert.

33Ces travaux publiés doivent devenir, avec, si possible, une réédition de l’Histoire de l’éducation dans l’Antiquité, une retractatio dans l’esprit de celle que Marrou n’a pas pu écrire, mais qu’il eût sans doute souhaitée. Il ne s’agissait pas en effet de faire ici une « célébration Marrou », mais de manifester à son égard une « reconnaissance » appelant des suites à l’œuvre de connaissance humaniste de ces hommes que sont tous nos frères du monde post-hellénistique. Au travail, mes amis, et merci d’avance.

© Presses universitaires du Midi, 2004

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