1Au risque de faire un peu d’ego-histoire, je voudrais rappeler le rôle que le livre d’Henri Marrou, Histoire de l’éducation dans l’Antiquité, a joué dans mes propres recherches, en me conduisant à écrire la suite de ce livre, Éducation et culture dans l’Occident barbare, vi^e- viii^e siècle.

2Agrégé d’histoire en 1948, j’ai dit à Louis Halphen, qui avait dirigé mon diplôme d’études supérieures sur « Saint Bernard », mon désir de faire une thèse. J’avais choisi de moi-même l’histoire de l’éducation médiévale, voulant en finir avec les légendes et les contre-vérités que l’on faisait sur cette période et ce sujet. Trop souvent on représentait le maître médiéval le fouet entre les mains, abrutissant l’enfant, l’obligeant à apprendre par cœur ce qu’il ne comprenait pas, et d’autre part le laïc tout à fait illettré laissant au clerc le monopole du savoir et de l’enseignement. Les livres sur l’éducation médiévale étaient encore rares, du moins en France, je le rappellerai plus loin. Encore fallait-il fixer chronologiquement l’enquête dans les mille ans que compte le Moyen Âge.

3Louis Halphen, qui, surtout à la fin de sa carrière, s’intéressait aux questions touchant l’histoire de la culture, m’encouragea dans mon projet, et me fit remarquer que cette année-là, 1948, Henri Marrou venait de publier son livre. La lecture du dernier chapitre et de l’épilogue m’indiquaient la voie à suivre, écrire l’histoire de l’éducation de la fin de l’Empire romain au début des temps carolingiens, et montrer comment on était passé du système d’éducation antique à celui de l’éducation médiévale.

4En effet, le chapitre X de la trosième partie du livre s’intitulait « L’apparition des écoles chrétiennes de type médiéval ». Marrou présentait l’école monastique en Orient et en Occident. Tandis que les moines d’Orient faisaient de leur établissement une ascetère et isolaient leur école du monde, en Occident la situation était différente.

5« Alors que les ténèbres de la barbarie s’étendent au vi^e siècle » – je cite Marrou, je reviendrai plus loin sur cette notion de barbarie –, les législateurs monastiques proclament la nécessité d’un enseignement élémentaire qui permet la lecture de la Bible et des Livres saints. Puis vient l’école épiscopale que le « malheur des temps » – je cite toujours – fait apparaître : « La pressante nécessité d’assurer la formation du clergé mise en péril par la barbarie croissante fit généraliser ce type d’éducation. » Enfin, l’école presbytérale est née à la suite du concile de Vaison puisqu’on demande aux prêtres de prendre chez eux des lecteurs pour les élever chrétiennement, leur apprendre les psaumes et les leçons de l’Écriture. Et Marrou de saluer dans ce canon « l’acte de naissance de notre école moderne, de l’école rurale populaire, que l’Antiquité elle-même n’avait pas connue sous cette forme régulière ». Pourtant, il remarque que ces premières écoles médiévales sont, si l’on peut dire, des écoles techniques qui ne prétendent former que des moines et des clercs, et ce n’est que par la suite que la clientèle s’est élargie. Il pense même que ceux qui travaillaient dans les bureaux des rois venaient de ces écoles. D’autre part, il dit que les maîtres de ces « âges obscurs » cherchent à éloigner les élèves de la culture profane et refusent « les jeux d’une puérilité monstrueuse où se complaisent les derniers lettrés de leur temps », en donnant l’exemple de Virgile de Toulouse – qui n’est pas du tout de Toulouse mais sans doute d’Irlande… Enfin, il insiste sur le double rôle que joue le maître, qui est à la fois un pédagogue et un maître spirituel. Tout oppose la pédagogie chrétienne à la pédagogie antique.

6L’Épilogue du livre nous dit en douze pages ce qui se passe jusqu’à l’époque carolingienne. En Orient, l’école antique n’a jamais pris fin ; en Occident, « les invasions ont détruit l’école antique », sauf en Afrique et en Italie, du moins jusqu’à l’invasion lombarde. À Carthage, au temps de la « paix vandale » et de l’occupation byzantine, l’enseignement officiel est toujours donné. Il en est de même à Rome et à Ravenne. Grégoire le Grand a bénéficié de l’école romaine, mais a rompu avec les valeurs de l’humanisme ; et de rappeler la lettre qu’il écrivit à Didier de Vienne, dont nous reparlerons. Pourtant, au vii^e siècle, dans le royaume lombard, s’esquisse une renaissance.

7Mais c’est dans les îles Britanniques que nous constatons les « préludes à la Renaissance carolingienne ». En une belle formule, Marrou écrit que « le long crépuscule italien a rejoint l’aube précoce qui s’est levée outre-Manche », et il dit que la rencontre à la cour de Charlemagne de l’Anglais Alcuin et du Lombard Paul Diacre – il aurait pu ajouter de l’Espagnol Theodulf – assume à cet égard la valeur d’un symbole.

8« Et ainsi s’est nouée par delà la coupure barbare une certaine continuité dans la matière sinon dans la forme, qui fait de l’homme occidental un héritier des classiques. »

9En même temps que paraissait son livre, Henri Marrou donnait dans la Revue du Moyen Âge Latin, revue qu’il avait fondée avec l’abbé François Chatillon en 1945, un article intitulé « Patristique et Moyen Âge ». Il reprenait quelques-uns des points de son épilogue1. Les invasions ont arrêté toute activité intellectuelle, la culture classique a disparu dans les « ténèbres barbares », au lettré antique s’est substitué le clerc médiéval. Mais il va plus loin et cherche subtilement à établir une ligne de démarcation entre les deux cultures. Ainsi, à Poitiers, Radegonde est le prototype de la femme médiévale, alors que Fortunat est le dernier élégiaque. Mais même dans Fortunat, il y a deux hommes, puisqu’on a dit de lui qu’il est le premier des troubadours. En Italie, Cassiodore, auteur des Variae, est encore un rhéteur de type classique, tandis que les Institutiones rédigées au cloître de Vivarium sont toutes médiévales d’inspiration. En Gaule, Grégoire de Tours appartient de toute évidence au Moyen Âge, tandis que Césaire d’Arles doit être rattaché à l’ère patristique. Il revendique pour le Moyen Âge Isidore de Séville et les Wisigoths, mais remarque que deux amis, Grégoire le Grand et Léandre de Séville, le frère d’Isidore, sont des deux côtés de la limite, le premier dans l’Antiquité, le second dans le Moyen Âge. « Les traces des frontières sont dessinées non sans sinuosités et ratures. »

10Avec le livre et cet article, j’avais de quoi réfléchir à la construction de ma thèse. Nommé au lycée de Constantine, département d’Algérie, j’écrivis à Marrou. Il me répondit à son retour du Canada au mois de novembre 1948, en se disant heureux de mon choix. « Je suis bien placé, me disait-il, pour mesurer la portée et aussi les difficultés de réalisation. » Il me signalait qu’il avait dans son séminaire une jeune Suissesse qui achevait sa thèse sur l’enseignement élémentaire du latin en Occident jusqu’au ix^e siècle. En fait, cette thèse n’a jamais été terminée, et Marrou m’a transmis le dossier de son étudiante.

11En 1950, Louis Halphen mourait. Étant médiéviste, ma thèse devait être dirigée par un professeur d’histoire médiévale. Or Charles-Edmond Perrin, qui ne jurait que par les chartes d’histoire rurale, et d’ailleurs ses collègues, ne m’encouragèrent guère. Ils en étaient restés à l’idée que le Haut Moyen Âge était une période très obscure, que les documents manquaient, et qu’il serait vain de s’engager dans cette voie. Ils reprenaient le jugement de Ferdinand Lot et de son livre : La fin du monde antique et les débuts du Moyen Âge, publié en 1927. Ce livre d’ailleurs a été réédité plusieurs fois, en 1951, 1968 et 1989. Les éditeurs m’ont demandé de faire une préface pour cette dernière réédition, et je n’ai pu éviter de reproduire le jugement un peu brutal qu’exprimait Marrou dans Décadence romaine ou Antiquité tardive ? (1977) : « Un livre qui n’a de valable que son titre : on a rarement vu pareille incompréhension de son sujet par un historien2.» Et pourtant dans la réédition de 1951, Lot faisait l’éloge du livre de Marrou, « un des maîtres livres de notre temps », et corrigeait sur certains points ses thèses concernant l’histoire de la culture. Mais il s’en tenait à l’idée de décadence inéluctable en Espagne et surtout en Gaule.

12Lot n’était pas le seul à parler des « âges obscurs », the Dark Ages, expression due pour la première fois aux historiens anglais Maitland en 1890, puis Ker en 1904, et qui connut un grand succès3. Frédéric Ozanam avait pu surprendre lorsque, dans ses Études germaniques (1849), il s’était intéressé aux écoles des temps barbares4. Au début du xx^z siècle, le latiniste Roger soutenait une thèse intitulée « L’enseignement des lettres classiques d’Ausone à Alcuin ; introduction à l’histoire des écoles carolingiennes. » Cette thèse ne lui permit pas d’entrer dans l’enseignement supérieur et Roger est surtout resté célèbre pour sa collaboration avec Maquet pour une grammaire latine bien connue. D’autre part, Roger étudiait principalement les lettres dans les îles Britanniques et en Gaule. En 1940, Émile Lesne éditait son livre célèbre Les écoles de la fin du viii^e siècle à la fin du xii^e5 Nous laissions aux étrangers le soin de s’aventurer dans les hautes périodes : l’Américain Rand sur les Founders of the Middle Ages6, le Suisse Bezzola sur les origines de la littérature courtoise7, le Belge De Ghellinck et son histoire de la littérature latine au Moyen Âge8. Il était temps que Marrou arrivât.

13En 1951-1952, Marrou intitule son séminaire : « Recherche sur les origines de la culture et de l’éducation médiévales. » J’en ai retrouvé le programme : 1 ° Leçon d’ouverture, initiation sommaire ; 2 ° La disparition des écoles antiques (discuter Pirenne) ; 3 ° développement du système médiéval d’écoles (épiscopales, presbytérales, monastiques) ; 4 ° à quelle époque a-t-on cessé de parler latin (discuter Lot) ; 5 ° l’évolution de la grammaire dans l’Antiquité ; 6 ° la grammaire dans le Haut Moyen Âge ; 7 ° les textes d’usage scolaire ; 8 ° des Hermeneumata Pseudo-Dosithanea aux Colloques d’Aelfric ; 9 ° le psautier comme livre de lecture élémentaire ; 10° Hisperica famina, Virgile le grammairien, l’ésotérisme ; 11° la culture classique et l’idéal chrétien ; 12° Irlandais et Anglo-Saxons ; 13° Alhelm et Bède ; 14 ° les Scotti sur le continent ; 15° les traces d’une éducation de type laïque non clérical ; 16° les VII arts libéraux ; 17° la dialectique dans les « Âges obscurs » ; 18° la dialectique carolingienne, Frédégise sur le néant… Beau programme.

14Cependant, le Haut Moyen Âge commence à être pris au sérieux. En 1954 débutent les Settimane de Spolète ; en 1959, Jacques Fontaine soutient sa thèse sur Isidore de Séville et la culture classique dans l’Espagne wisigothique9. En 1961, la Settimana de Spolète est consacrée au passage de l’Antiquité au Moyen Âge en Occident. Marrou fait une communication sur la place du Haut Moyen Âge dans l’histoire du christianisme et annonce la prochaine publication de ma thèse dans la collection qu’il avait fondée, Patristica Sorbonensia. Cette thèse traîne trop, mais à l’époque il fallait soutenir sur exemplaire imprimé, sans compter que nous avions une thèse complémentaire. La soutenance a lieu en 1962 sous la présidence de Marrou. Je n’ai pas eu à me plaindre des éditions du Seuil, qui ont fait plusieurs éditions du livre et même l’ont publié en Livre de Poche en 1995, sans parler des traductions anglaise, italienne, polonaise et japonaise10.

15Mais quittons Riché et revenons à Marrou. Comme cela était inévitable, je reconnais que je m’éloigne des dernières pages de l’Histoire de l’éducation dans l’Antiquité sur plusieurs points.

161. Sur la fin de l’école antique en Gaule. En relisant les textes, j’ai pensé que l’école survivait plus longtemps et j’ai proposé la fin du v^e siècle, en m’appuyant sur les témoignages de Sidoine Apollinaire11. Dans la réédition de son livre, Marrou le signale, tout en disant que les textes invoqués sentent un peu la rhétorique. Je maintiens mon opinion. Tant que, ici et là, les municipalités de la Gaule du Sud continuaient à exister, l’école se maintenait. Il en allait différemment en Gaule du Nord, et en cela je suis d’accord avec Marrou : Henri Pirenne s’est trompé12.

172. L’école chrétienne a remplacé l’école antique. Oui, à la longue, mais au départ, je pense qu’il y a eu concurrence. Si des écoles chrétiennes ont été créées, c’est à mon sens par réaction contre l’enseignement traditionnel donné par les maîtres. Même pour l’enseignement supérieur. Lorsque Cassiodore en 535 projette d’ouvrir une école de hautes études religieuses, c’est, dit-il, « parce que les divines écritures n’étaient pas enseignées publiquement, alors qu’un brillant enseignement rendait célèbres les auteurs profanes »13.

18D’autre part, dire que le canon du concile de Vaison est « l’acte de naissance de notre école populaire rurale, de notre école primaire14 » me semble excessif. On pourrait plus justement parler d’un séminaire puisque Césaire d’Arles demande aux prêtres de recevoir des jeunes gens « de façon à pouvoir se préparer parmi eux de dignes successeurs ». Par la suite, lorsque les écoles romaines eurent disparu, l’école presbytérale a pu recevoir d’autres enfants.

193. La lettre de Grégoire le Grand à l’évêque Didier de Vienne. Cette lettre a souvent été invoquée par ceux qui, en France comme en Allemagne, dénonçaient « l’obscurantisme de Grégoire le Grand ». Marrou ne les suit pas, heureusement, lui qui un des premiers avait, dans un article de la Vie spirituelle de 1943, montré tout l’intérêt de l’immense œuvre de Grégoire15. Mais cette lettre l’embarrasse, son « interprétation a donné lieu à bien des discussions », dit-il en note, et il conseille de suivre Roger. Dans la Nouvelle Histoire de l’Église, en 1963, il écrit : « La portée du texte est discutée16.» Pourtant, avec le père de Lubac et avant Claude Dagens17, j’estimais, et je le fais encore, que la lettre à Didier n’avait rien d’ambigu. Grégoire reproche à cet évêque lettré d’enseigner la grammaire à quelques-uns (grammaticam quibusdam exponere) parce que ce n’est pas le rôle d’un évêque d’être grammairien. Déjà les Statuta ecclesiae antiqua interdisaient à un évêque d’expliquer les textes païens. Il s’agit d’un problème relevant du droit canon. Lorsque Grégoire le Grand, dans sa lettre au sous-diacre Anthemius (XIII, 27), reproche à l’évêque de Naples Pascase de s’occuper à fabriquer un navire, il ne condamne pas l’art naval.

204. Enfin, il est certain que le Méditerranéen Marrou n’accepte pas le monde barbare mérovingien. Sous sa plume reviennent les expressions « temps obscurs, décadence, obscurantisme ». Ici, il rejoint Ferdinand Lot. Jusque dans son dernier livre Marrou a un chapitre intitulé « Le déchet » et le chapitre suivant « L’étiage ». La culture descend très bas jusqu’à un certain niveau puis remonte. Certes le monde mérovingien n’a pas une brillante culture intellectuelle, mais il faut distinguer et les époques et les régions. Le vii^e siècle, disait Mabillon, fut un âge d’or pour la Gaule. L’usage de l’écrit se maintient, des centaines de milliers d’actes sont rédigés, dit Karl Ferdinand Werner, dont il ne reste qu’une centaine d’originaux18. Le latin évolue, mais reste la langue de l’administration et de l’Église ; l’aristocratie maintient, ici et là, la tradition de la culture littéraire ; le roi Chilpéric, qui se targue d’être lettré, tente de réformer l’alphabet en créant trois nouvelles lettres et, nous dit Grégoire de Tours, « envoie une circulaire dans les différentes cités du royaume pour qu’on enseigne ces caractères aux enfants… » La cour à l’époque de Dagobert a une certaine renommée, si bien que la veuve du roi anglo-saxon Edwin y envoie ses deux enfants pour qu’ils y soient élevés. Et je ne parle pas des grands monastères qui accueillent les jeunes et où l’on recopie des manuscrits. Sans doute n’irais-je pas jusqu’à parler de « renaissance mérovingienne » comme certains historiens anglais19, mais entre l’obscurantisme et la Renaissance, il y a un juste milieu.

21Ces quelques remarques, que je devais faire, sont bien peu à côté de tout ce que le livre d’Henri Marrou nous a apporté jusque dans ses derniers chapitres et son épilogue. Il a permis surtout de démontrer aux collègues français qu’une histoire de l’éducation et des écoles pouvait être réalisée. Après la publication de son livre – est-ce une coïncidence ? Je ne le pense pas –, toute une série d’ouvrages consacrés à l’enfant, aux écoles, à l’éducation, paraissent. Je ne parlerai que du Moyen Âge20. En 1960, Philippe Ariès publie son livre L’enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime. Certes sa fameuse phrase, « la civilisation médiévale avait oublié la paideia des Anciens et elle ignorait encore l’éducation des Modernes », a suscité beaucoup de réactions, et j’ai dû, avec d’autres, démontrer le contraire, dans des articles, des livres et même une exposition à la Bibliothèque Nationale. 1970 : Congrès à Reims sur « Enseignement et vie intellectuelle ». 1972 : Settimana de Spolète sur « L’école dans le Haut Moyen Âge » et colloque à Paris sur « Enfant et société », tandis que quelques années plus tard la « Société Jean Bodin » choisissait comme thème « L’enfant ». En 1980, à Aix, un colloque sur « L’enfant au Moyen Âge », l’année suivante à Nancy « Les entrées dans la vie », et l’on pourrait continuer ainsi jusqu’aux derniers travaux, la thèse de Didier Lett et le volume de la « Vie quotidienne », Les enfants au Moyen Âge.

22Dans la deuxième moitié du xx^e siècle et au début du xxi^e, l’éducation, l’enfant, les écoles intéressent de plus en plus. Nous le devons en grande partie au livre dont on fêtait il y a peu le cinquantenaire. Merci Henri Marrou.