1La rémunération des maîtres a toujours préoccupé les chercheurs, enseignants eux-mêmes le plus souvent. Marrou a donc, inévitablement, abordé le sujet dans sa somme, même si, il faut l’avouer, ce n’est pas forcément celui auquel il a consacré le plus de place. Cela étant, si j’ai retenu ce thème, c’est parce que dans la triple perspective de ce colloque qui permet à la fois de situer un de nos maîtres dans l’historiographie, de montrer l’homme de son temps qui se cache derrière l’historien, et de proposer un bilan des recherches récentes sur l’éducation dans l’Antiquité, le thème du salaire des maîtres apparaît comme exemplaire.

2Je ne le traiterai que pour sa pars graeca – celle que je connais le mieux – même si je ne m’interdis pas quelques intrusions dans le monde romain, qui, s’il est différent, est tout de même fort proche. Pour rester dans l’esprit de ce volume, je commencerai donc par un rappel des principales conclusions de Marrou sur le sujet, puis j’essaierai de montrer ce qu’elles doivent à l’époque où elles ont été rédigées pour présenter enfin les nuances que l’on peut y apporter à l’aide d’une autre lecture des documents anciennement connus, et grâce au renouvellement de la question que permettent l’apport de nouveaux textes, ainsi que d’autres approches ou interprétations.

3Marrou a consacré à la rémunération des maîtres plusieurs passages de sa monumentale Histoire de l’éducation dans l’Antiquité : lorsqu’il étudie l’enseignement des sophistes, quand il s’arrête sur la carrière d’Isocrate, lorsqu’il évoque enfin ce qu’il a appelé « l’enseignement primaire ». Cette répartition n’est déjà pas en elle-même le fruit du hasard ; elle permet à l’historien de mettre en valeur ce qui constitue le cœur de sa thèse et qu’on peut résumer ainsi : face aux sophistes ou aux philosophes – les « enseignants du supérieur » si l’on reprend sa terminologie –, bien payés, voire trop payés, les « instituteurs », ceux qui s’occupent des plus jeunes, recevraient un salaire misérable qui les mettrait, dans la hiérarchie sociale, à peine au dessus des travailleurs manuels. Ce jugement est celui que l’on lit encore dans la vulgate des manuels concernant l’éducation1.

4Mais laissons plutôt la parole à Marrou : « Le service [des sophistes] est assuré à forfait : Protagoras demandait la somme considérable de dix mille drachmes […]. Son exemple servira longtemps de modèle, mais les prix baisseront rapidement : au siècle suivant (entre 393 et 338), Isocrate ne demandera plus que mille drachmes et il déplorera que des concurrents déloyaux acceptent de traiter au rabais pour quatre ou même trois cents drachmes2.» Et l’historien de dénoncer la lutte acharnée des sophistes pour s’attirer les bonnes grâces de la clientèle, leurs cours bâclés, leurs conférences payantes, voire le charlatanisme de nombre d’entre eux, qu’il accuse de se comporter comme des mercenaires, suivant ainsi bien des auteurs antiques3.

5En face, Marrou campe le personnage de l’instituteur, honnête et besogneux : « Le métier de maître d’école demeure, pendant toute l’Antiquité, un métier humble, assez méprisé. » C’est « un métier payé et, qui pis est, mal payé », à peine quarante drachmes par mois à Milet. « Encore fallait-il être sûr d’être régulièrement payé », continue-t-il, en rappelant les réticences de certains particuliers à verser les sommes dues4. Seule consolation pour les grammatistes, les maîtres d’éducation physique, ceux de la palestre, étaient encore plus mal rémunérés5…

6Ce petit montage de citations résume l’opinion de Marrou sur les salaires des différentes catégories de maîtres. La comparaison s’appuie, bien évidemment, sur des textes connus de chacun, principalement les dialogues de Platon et les discours d’Isocrate pour la première catégorie, les insultes de Démosthène envers Eschine, les Mimes d’Hérondas, ainsi que les règlements des fondations scolaires de Milet et Téos pour la seconde. À partir de ces sources, Marrou se risque donc à décrire une condition misérable de la plupart des maîtres d’école, dont il compare le métier à celui « d’institutrice ou de gouvernante dans l’Angleterre victorienne, profession-type pour l’homme de bonne famille qui a eu des revers de fortune : exilés politiques, apatrides errants réduits par la misère à enseigner… »6.

UNE LECTURE MARQUÉE PAR LES CONTEXTES, ANCIENS ET MODERNES

7Ce regard porté sur le monde des maîtres grecs, misérabiliste et globalement négatif, s’explique sans doute par une lecture des sources peut-être un peu trop littérale – on y reviendra. Mais il repose avant tout sur le parti pris délibéré de Marrou d’analyser l’éducation antique à l’aune de celle de son temps. L’historien revendique cet a priori qui pourrait passer pour étrange7, mais le passage consacré à la condition du maître dans l’Histoire de l’éducation dans l’Antiquité s’ouvre sur cette remarque préliminaire : « Nous avons la surprise de découvrir combien la société antique faisait peu de cas de cette fonction enseignante que la nôtre considère, ou prétend considérer, avec respect et honneur8.» On ne saurait mieux dire que c’est avec l’œil du contemporain que la question a été traitée, notamment quand l’auteur présuppose un lien entre niveau de rémunération et place dans la société.

8Aussi, sur cet exemple, l’analyse de l’historien de l’Antiquité se mêle-t-elle constamment aux réflexions du penseur de l’éducation moderne. Car la préoccupation, au demeurant légitime, de voir les instituteurs mieux rémunérés se retrouve ailleurs chez Marrou ; il n’est donc pas surprenant qu’elle transparaisse également dans sa somme. Dans un texte qui porte le beau et provocateur titre-programme de « Protoschéma d’un plan de réforme universitaire9 », Marrou précise que le « leit-motiv de [sa] réforme » est que « si le pays veut une jeunesse, il doit payer son éducation […], l’essentiel étant de revaloriser la fonction d’instituteur qui est ridiculement sous-rétribuée10 ». Rien d’étonnant donc de retrouver l’esprit de ce petit essai, écrit dans la clandestinité en 1943, lorsque Marrou rédige les pages citées plus haut, cinq ans plus tard – sans doute moins.

9De fait, les conclusions de l’historien sur le salaire des maîtres prennent la forme d’un schéma nécessairement réducteur dans le cadre d’une synthèse qui juxtapose des exemples très divers tant dans le temps que dans l’espace. Cet inconvénient inhérent à toute synthèse – dont la nature de la documentation ne rend pas l’élaboration aisée – entraîne inévitablement des inexactitudes, ce que l’auteur lui-même souligne dans sa préface. Mais, à propos de la rémunération des maîtres, Marrou est en outre tributaire de sa source principale, l’historien anglo-saxon Clarence Forbes, auteur d’une petite plaquette sur le sujet à laquelle il renvoie dans ses notes complémentaires11 : c’est là qu’il est allé puiser l’opposition entre enseignants du supérieur et maîtres de l’école primaire et qu’il a pris la comparaison, rappelée ci-dessus, entre la Grèce antique et l’Angleterre victorienne.

10Or, Forbes s’appuie sur quelques exemples dont l’interprétation est assez délicate : le cas du père d’Eschine, qui, ruiné après la tyrannie des Trente, exerça la profession de maître d’école, ainsi que celui d’Eschine lui-même qui, une fois condamné à Athènes, s’exila à Rhodes, où il ouvrit à son tour un établissement, sont ainsi mis en avant. Mais le premier semble avoir, en dépit des affirmations calomnieuses de Démosthène, fort bien réussi dans cette profession12 ; quant au second, les Vies que l’on a conservées le présentent jouissant d’une excellente renommée à Rhodes et fort bien intégré dans la société rhodienne13. Forbes évoque également les philosophes, artistes et musiciens qui furent chassés d’Égypte par Ptolémée VII Kakergète et qui, « en raison de leur pauvreté, furent réduits à enseigner ce qu’ils savaient à de nombreux hommes distingués14 », puis l’exemple de Denys le jeune, tyran de Sicile, qui finit sa carrière comme instituteur à Corinthe : mais les victimes de la xénélasie et de la mauvaise humeur d’un souverain inquiet devant l’influence que prenaient les « intellectuels » à Alexandrie reçurent un fort bon accueil ailleurs, notamment à Athènes et dans les îles, si l’on suit toujours Athénée, l’auteur de la rumeur ; quant à la phrase de Cicéron qui mentionne l’exil de Denys, elle se termine par une boutade : c’est parce qu’il ne supportait pas de ne plus se faire obéir – et non pour gagner sa vie – que le tyran se transforma en maître d’école15.

11D’ailleurs, il faut bien reconnaître que le contexte dans lequel sont évoqués dans les sources salaire ou statut des maîtres est presque toujours polémique. Chez Platon, il s’agit de dénoncer les abus des sophistes dont le philosophe compare les activités à celles d’un marchand en gros de leçons intellectuelles (emporos tis peri ta tès psuchès mathèmata), d’un marchand de détail des mêmes marchandises (peri auta tauta kapèlos) ou d’un fabricant vendeur (autopôlès)16. Isocrate, quant à lui, qui savait fort bien monnayer ses talents17, se place dans le cadre d’un règlement de compte avec une concurrence qu’il estime déloyale et essaie de minimiser sa fortune ou le nombre de ses disciples pour échapper à une nouvelle liturgie18. Lorsqu’Eschine se félicite dans le Contre Timarque de la législation qui protège les jeunes gens contre d’éventuelles agressions, les maîtres, contrairement à ce que l’on se plaît à répéter souvent, ne sont pas les seuls visés : il s’agit de tous ceux qui ont à fréquenter des garçons, qu’ils soient des professionnels de l’éducation ou extérieurs au milieu scolaire, esclaves ou citoyens, magistrats ou simples particuliers19. Enfin, les récriminations de Démosthène envers Eschine ne portent ni sur le niveau de fortune de son père, un maître d’école au demeurant de fort bonne famille, ni sur la nature des activités qu’il exerçait, mais sur le rôle subalterne, indigne d’un homme libre qui prétend donner des conseils au peuple, qu’Eschine aurait joué, « faisant, aux côtés de [s] on père, office d’auxiliaire dans une école, préparant l’encre, lavant les bancs, balayant la salle d’attente, ayant rang de serviteur et non d’enfant libre20 ». Ce n’est donc pas la fonction de maître qui, ici, est associée à la pauvreté et exposée au mépris des citoyens.

12Le témoignage de Démosthène, forcément partisan, est d’ailleurs à prendre avec précaution, étant donné la banalité de son argumentation21, ainsi que les nombreuses variantes que l’on trouve dans ses discours sur la famille de son adversaire : en 343, dans le Sur l’ambassade, Eschine est présenté comme « le fils du maître d’école Atromètos22 », lequel « enseignait les lettres23 ». C’est seulement treize années plus tard, lors du procès Sur la couronne, que les attaques contre la famille d’Eschine se font plus virulentes24 : entre les deux procès, le père d’Eschine passe du statut d’homme libre et de maître d’école à celui d’esclave d’un maître d’école, un certain Elpias ; la mère d’Eschine devient une prostituée et une entremetteuse ; quant à Eschine lui-même, fils d’instituteur dans le Sur l’ambassade, il se transforme en serviteur d’un maître d’école. Cette surenchère dans les accusations portées par Démosthène s’explique par la dégradation des rapports entre les deux orateurs entre les deux dates, ainsi que par la mort d’Atromètos, qui ne pouvait plus démentir les calomnies de Démosthène lors du second procès. Les différentes versions de Démosthène rendent son témoignage peu crédible quant à la pauvreté de la famille et peu instructif pour le sujet qui nous préoccupe. De toute façon, le niveau de fortune de son père était suffisant pour qu’Eschine puisse effectuer un service éphébique25 et ait pu, « suivant certains, être l’auditeur d’Isocrate et de Platon, et, selon Caecilius, de Léodamas26 ». Du coup, sans balayer tous ces témoignages d’un revers de main, un autre regard sur nos sources s’impose.

RELIRE LES SOURCES

13Une première remarque doit être faite concernant la faiblesse de la rémunération que reçoivent les maîtres des écoles publiques hellénistiques lorsqu’on la compare aux sommes perçues par les sophistes du v^e siècle : les chiffres que nous possédons ne se réfèrent pas à la même période, et il semble qu’il y ait eu entre le v^e et le iii^e siècle une baisse importante des salaires en général27. Aussi est-il peu opportun de mettre en concurrence le salaire des maîtres de Téos ou de Milet avec celui des artisans qui ont participé aux travaux de l’Érechtheion à la fin du v^e siècle28, et il faut écarter toute idée de prolétarisation de la profession entre l’époque classique et l’époque hellénistique. Les apparences sont en fait trompeuses.

14Si les « instituteurs » – pour reprendre le mot de Marrou –, semblent faiblement rémunérés, c’est d’abord parce que l’on se contente de regarder les sommes mentionnées dans les textes épigraphiques à propos des écoles publiques du monde hellénistique. Or celles-ci constituent des exceptions, l’enseignement étant dispensé presque exclusivement dans un cadre privé, système dont le fonctionnement nous échappe pour l’essentiel, notamment dans ses aspects les plus concrets. Même dans ce cas, la cité ne finançait pas directement l’institution scolaire : à Milet, à Téos, à Delphes, c’est une fondation qui assure les revenus nécessaires29 ; à Trézène, le texte de Plutarque ne permet pas de dire qui exactement paie le salaire versé aux maîtres d’école des petits Athéniens réfugiés dans la cité avant Marathon30 ; la « loi scolaire » de Charondas serait le seul texte où l’on précise que « ce serait la cité qui paierait les maîtres », mais l’historicité de la mesure, pour ne pas parler de celle de la loi tout entière, est très débattue31. Ailleurs, un magistrat offre, la plupart du temps sur sa fortune personnelle, les leçons d’un maître à ceux qui veulent en profiter, mais il ne s’agit jamais d’un emploi public à plein temps : ainsi à Érétrie, le gymnasiarque Elpinikos « a recruté sur sa fortune personnelle un professeur de rhétorique ainsi qu’un professeur de maniement des armes qui ont donné des cours au gymnase pour les enfants, les éphèbes et toutes les autres personnes qui voulaient bénéficier de l’aide de tels professeurs32 » ; un de ses successeurs, Mantidoros, fils de Callicratès, « voulant d’une manière générale rendre service aux jeunes gens, recruta pour eux sur sa fortune personnelle le spécialiste de littérature homérique, l’Athénien Dionysios, fils de Philotas, lequel donna des cours dans le gymnase aux éphèbes, aux enfants ainsi qu’à toutes les autres personnes bien disposées pour cet enseignement33 ». À Pergame, le décret pour un citoyen devenu gymnasiarque mentionne qu’il « fournit un professeur sur ses biens34 », celui pour le gymnasiarque Sostratos précise qu’il fit de même35. À Thespis, enfin, une base de statue honore un magistrat, Protogénès, qui prit en charge les dépenses afférentes au recrutement de professeurs36. Aucun de ces textes ne mentionnant de contrat précis entre le magistrat bienfaiteur et le maître, ce dernier devait être libre d’exercer ses talents ailleurs, en plus des quelques leçons qu’il donnait au gymnase, de même que les jeunes gens – et les autres – n’étaient pas obligés de suivre son enseignement.

15En effet, les maîtres qui intervenaient dans des institutions publiques ne se contentaient pas de dispenser des cours au sein des écoles publiques. La plupart d’entre eux – de même que les sophistes ou les philosophes envoyés comme ambassadeurs doublaient leur mission diplomatique par quelques cours rémunérés auprès de leurs hôtes37 – cumulaient un emploi public avec des leçons privées dispensées en dehors du cadre scolaire. Les textes épigraphiques qui mentionnent le recrutement d’un maître par un magistrat qui a en charge l’éducation des jeunes ou la surveillance du gymnase laissent entendre que l’enseignant n’est pas en permanence présent : à Téos, l’hoplomaque qui reçoit trois cents drachmes annuelles se voit contraindre à une présence minimale de deux mois38 ; c’est dire à quel point les maîtres n’exerçaient pas à temps plein leur activité dans les institutions publiques ; les montants reçus ne correspondent donc qu’à une indemnité proportionnelle au temps passé pour le service rendu à la collectivité.

16Le règlement de la fondation scolaire d’Eudémos à Milet ou la loi gymnasiarchique de Béroia apportent la confirmation de ces pratiques, quand elles exigent, elles aussi, des maîtres une présence irréprochable : l’inscription de Béroia prévoit en effet une amende de cinq drachmes par jour au cas où le maître viendrait à manquer39. L’absentéisme des maîtres des écoles publiques était bien un fléau, qui ne s’explique que par leur préférence pour des cours particuliers dont les profits étaient certains. Or, c’étaient ces cours qui constituaient leur principale source de revenus.

17Encore, dira-t-on, fallait-il que les maîtres trouvassent une clientèle : celle-ci existe bien, comme en témoigne la documentation épigraphique et surtout littéraire, d’autant que l’essentiel de la formation était dispensé dans le cadre d’écoles privées, quelles que soient les époques et les cités : là, le trente de chaque mois, ils recevaient le « prix dû » (misthos) dont malheureusement le montant nous échappe, mais qui représentait une somme suffisamment importante pour qu’elle provoque les larmes de ceux qui devaient s’en séparer40, ainsi que toutes sortes de tentatives de fraude de la part des mauvais payeurs41. Les maîtres des écoles publiques étaient ainsi assurés de pouvoir compléter leur salaire par de substantiels profits : ils devaient pouvoir le faire avec d’autant plus de facilité que la cité les choisissait parmi les meilleurs, comme l’atteste la lourdeur de la procédure de leur recrutement à Milet42.

18Enfin, le vocabulaire employé par les auteurs anciens pour désigner la rémunération des maîtres explique également l’apparente modicité des sommes perçues : il n’est guère étonnant de retrouver très souvent le terme misthos (c’est le plus fréquemment employé), qui désigne effectivement un salaire, c’est-à-dire une rétribution financière en échange d’un service convenu entre deux parties, que ce soit une cité et un professeur, ou un particulier et un sophiste43. Dans un magistral article, Édouard Will a attiré l’attention sur l’ambivalence du mot misthos, dont « l’acception salariale ét[ait] parallèle à et sans doute dérivée d’une acception “héroïque” plus ancienne (récompense promise par un homme ou par les dieux pour un acte ou un comportement honorable)44 ». D’ailleurs, d’autres mots désignent cette rétribution : termes techniques, comme didaskaleia ou didaskalia45 (qui renvoient clairement au contenu du service rendu), ou encore le métaphorique suntaxis46, et surtout timè47, qui montre que la somme perçue est autre chose qu’un simple salaire.

19En matière de rémunération des maîtres notre documentation pose un autre problème, quasiment insurmontable : quels que soient le type et le niveau de l’enseignement dispensé, une donnée essentielle fait défaut presque systématiquement ; il s’agit du nombre d’élèves. De lui dépend bien évidemment le revenu réel de l’instituteur ou du sophiste, puisqu’il faut multiplier par le total de l’effectif le montant du misthos versé par mois ou par conférence ; or on sait que le nombre des élèves était variable si l’on en croit les sources : l’effondrement du toit d’une école à Chios en 494 provoque la mort de cent dix-neuf des cent vingt enfants présents d’après Hérodote, alors que dans d’autres cas, les classes étaient bien moins peuplées48 ; Isocrate était tout à fait conscient du problème, lui qui dénonçait ceux qui « exagér[aient] avec sa fortune le nombre de ses élèves49 ». Dans le cas des professeurs de rhétorique ou de philosophie, la rémunération au forfait ne permet pas non plus de traduire dans des réalités modernes (en termes de salaire mensuel par exemple) le salaire des maîtres puisque, même lorsqu’on connaît le forfait, on ignore le nombre de leçons ou la durée de la fréquentation du maître auxquels il correspond, certaines formations pouvant s’étaler sur plusieurs années. Les témoignages dont on dispose rendent compte de la complexité et de la diversité des situations possibles ; on a ainsi quelques exemples significatifs dans le cas des écoles philosophiques athéniennes de l’époque hellénistique : Charmadas a écouté Carnéade pendant sept années50 ; Philon de Larisa a suivi l’enseignement de Clitomaque durant quatorze années, pendant lesquelles il s’attacha aussi à Apollodore (deux ans) et à un Stoïcien dont le nom est malheureusement perdu (sept ans)51. Son élève, Antiochos d’Ascalon, demeura auprès de lui, d’après Cicéron, « aussi longtemps qu’on a vu personne le faire52 ». On est bien en mal de dire à combien s’élevait le coût de si longues études. On se contentera ici de développer le cas du jeune Marcus, le fils de Cicéron, qui lors de son séjour d’étude à Athènes en 79 prétend, dans une belle lettre pleine de piété filiale, qu’il « passe tout son temps » avec le philosophe Cratippe53 : s’agit-il de leçons particulières ou de conférences où pouvaient prendre part plusieurs personnes, des amis de Marcus ? On ne sait, mais d’après Cicéron lui-même, la fréquentation de Cratippe et les autres dépenses de Marcus à Athènes lui coûtaient 80 000 sesterces par an54.

ÉMOLUMENTS, GRATIFICATIONS, PRIVILÈGES : À BON MAÎTRE, BON SALAIRE ?

20Les montants mentionnés par les textes publics ne comprennent pas non plus les gratifications en tout genre reçues par les maîtres : or la lecture de nos sources oblige à considérer l’importance qu’elles pouvaient prendre dans la rémunération des enseignants, surtout qu’une bonne partie d’entre elles, peu significatives prises individuellement, mais substantielles quand elles s’ajoutent les unes aux autres, n’apparaissent pas dans les textes qui ne s’attachent, le plus souvent, qu’à présenter les plus remarquables d’entre elles ou celles offertes au bénéfice des personnalités les plus illustres. Quelques exemples, pris chez Diogène Laërce, permettront de comprendre leur variété et leur importance ; ils ont rapport aux subventions que les souverains hellénistiques versèrent aux maîtres des écoles athéniennes : ainsi parmi les Attalides, « Eumène, le fils de Philétairos, donna beaucoup d’argent à Arcésilas55 » ; « Lacydès tenait école à l’Académie, dans le jardin qui fut aménagé pour lui par le roi Attale (Ier) et que l’on appelait de son nom le Lakydeion56 », ou encore : « Plus que tout autre, [Lycon] fut apprécié de l’entourage d’Eumène ainsi que d’Attale ; il fut aussi celui qui reçut le plus de cadeaux de leur part57.» Antigone Gonatas avait fait quant à lui verser trois mille drachmes au stoïcien Cléanthe58…

21À ces gratifications, expression d’une générosité privée – bien que d’origine royale pour les exemples que l’on a cités59 –, il faut ajouter les privilèges que les États accordèrent à ceux qui avaient en charge l’éducation des enfants : en Égypte, au milieu du iii^e siècle, les Lagides exemptèrent les grammatistes et les pédotribes, ainsi que leurs descendants, du paiement de la taxe sur le sel60. Une inscription, il est vrai très mutilée, de Lampsaque laisse entendre que la cité a étendu les avantages fiscaux dont pouvaient déjà jouir ses ressortissants à tous les maîtres, quelle que fût leur origine61. Qu’on me permette également d’évoquer ici brièvement le cas de quelques grands noms des écoles athéniennes de l’époque hellénistique qui bénéficièrent de l’octroi du droit de cité et de tous les privilèges qu’il conférait : le premier d’entre eux est Carnéade de Cyrène62, qu’une base de statue mentionne comme Athénien du dème d’Azènia ; son élève Clitomaque de Carthage en fut à son tour honoré63, ainsi que, parmi les Stoïciens, Antipatros de Tarse, dont on retrouve le nom dans une liste de hiéropes des Ptolémaia avec le démotique du Pirée64. Athènes offrit à Panétius de Rhodes le même privilège : il le refusa parce qu’« une seule cité suffit pour un homme ayant le sens de la mesure65 », comme l’avait fait déjà Zénon de Kition, le fondateur du Portique66. Il s’agit là des grands scholarques des écoles athéniennes, mais l’octroi de la citoyenneté aux scholarques fut même étendu sans difficulté à des « dissidents » et à des seconds couteaux : Philodème rapporte, en effet, que Charmadas, élève de Carnéade qui quitta l’Académie, « reçut facilement la citoyenneté [athénienne] et ouvrit un cours [de philosophie] dans le Ptolémaion, (occupant) dans ce gymnase une exèdre pour les aleiphoménoi67 ». Athènes offre donc la citoyenneté aux scholarques « avec une grande facilité » (raidiôs) et continue d’ouvrir ses portes aux maîtres. L’intégration de ces derniers dans la vie de la cité est manifeste, si l’on en croit une inscription de 148/7 présentant la liste des hiéropes de la fête des Ptolémaia ; la fonction, qui suppose la prise en charge de dépenses importantes, est occupée cette année-là par de très nombreux personnages identifiés comme philosophes ou maîtres de lettres ; mieux, dans ce catalogue, ils sont mêlés à plusieurs de leurs élèves : on a donc le sentiment ici que les maîtres appartiennent au même milieu privilégié que leurs élèves et que les autorités de la cité les avaient en haute estime68.

22Athènes ne fut pas la seule à se comporter de la sorte : on en a la preuve pour des cités aussi différentes que Rhodes ou Cnossos, ou des États fédéraux comme la Béotie. Une fois arrivé à Rhodes après avoir fui Athènes, Eschine ouvrit ainsi une école selon certains biographes « à la demande des Rhodiens69 ». Un décret béotien honorant l’Athénien Sostratos, fils de Batrachos, qui s’est occupé des enfants et des jeunes vers 250-240, mentionne qu’outre un salaire annuel de 4 mines – ce qui rapproche sa rémunération du niveau de celle des maîtres milésiens ou téiens –, il a reçu, de même que ses descendants, divers privilèges dont le droit de posséder terres et maison, l’asylie, la proxénie et surtout l’isotélie, ce qui fiscalement l’assimile à un citoyen70. À Cnossos, le grammatiste Dioskouridès de Tarse reçut les mêmes honneurs que Sostratos pour avoir célébré la cité crétoise « selon Homère71 » ; le modeste grammatiste bénéficia ainsi, « en raison de son talent dans son art », d’un décret dont la publicité fut assurée à Cnossos, certes, mais aussi à Délos, Athènes et Tarse, sa patrie, puisque le texte fut gravé dans les sanctuaires d’Apollon des deux premières et qu’une lettre rappelant les mérites du professeur-poète fut envoyée aux deux dernières : nul doute que la carrière de Dioskouridès en fut favorisée. On a là de nouveaux exemples de gratifications reçues par des maîtres talentueux : elles sont importantes, bien qu’impossibles à convertir en sommes d’argent.

23De ce point de vue, la distinction entre sophistes72 et instituteurs ou pédotribes misérables apparaît en fait caduque : il y avait de bons sophistes qui gagnaient beaucoup d’argent et de mauvais qui en touchaient peu. Les premiers, comme Callicratès et Archéstratès, que des gens aussi cultivés qu’Arcésilas allaient encore écouter à l’âge adulte, obtenaient une pièce d’or par leçon ou par conférence73, alors qu’on connaît, même dans une cité comme Athènes où la clientèle ne manquait pas, des professeurs de philosophie toujours à la recherche d’élèves, prêts à tout pour débusquer un bon client74. Si Protagoras « a gagné plus d’argent que Phidias et dix autres sculpteurs réunis75 », c’est qu’il était bon ; et il pouvait se vanter de sa manière originale de se faire payer : « J’ai établi de la façon suivante le règlement de mon salaire : quand un disciple a fini de recevoir mes leçons, il me paie, s’il le veut bien, le prix demandé par moi ; sinon, il déclare dans un temple, sous la foi du serment, le prix auquel il évalue mon enseignement, et il ne me donne pas davantage76 » ; de son côté, Prodicos de Céos se permit d’inventer « la leçon au prix unique de cinquante drachmes » (hè pentakontadrachmou epideixis)77 en toute tranquillité. Il pouvait aussi se payer le luxe d’offrir certaines de ses conférences, comme le fit aussi à un moindre niveau le grammatikos Ménandros qui enseigna gratuitement au gymnase de Delphes au début du i^er siècle78. Une épigramme funéraire gravée sur un tombeau rhodien honore un autre de ces anonymes professeurs de lettres qui exerça pendant cinquante-deux ans son métier ; elle se termine par cette adresse au passant : « Étranger, toi qui entres ici, sache bien le nombre des élèves qui ont couronné mes tempes grisonnantes79.» Ultime hommage à un bon maître… D’autres, comme le malheureux que met en scène Hérondas dans ses Mimes, passaient plus de temps à réclamer leur salaire qu’à enseigner. Démosthène, dans le même passage où il se moque de l’école où aurait travaillé Eschine, met en avant celle qu’il a lui-même fréquentée – « en rapport avec sa condition », dit-il80. Il y avait donc bien, et à tous les niveaux, de bonnes et de mauvaises écoles, de bons et de mauvais maîtres, et cela ne choquait personne.

24Plutarque vient enfin opportunément nous rappeler par un exemple illustre qu’on rémunère les maîtres, en fonction de ce que l’on leur demande certes, mais surtout en fonction de ce qu’ils valent – ou de ce qu’on croit qu’ils valent : « Philippe fit venir le plus savant et le plus illustre des philosophes, Aristote, à qui il donna des honoraires magnifiques et dignes de lui81.» On ne saurait dire aussi bien que Plutarque : À chacun son dû. Heureuse époque que celle où les enseignants étaient rémunérés en fonction de leur compétence…

25Par la façon dont il a abordé la question du salaire des maîtres, Marrou se révèle bien un historien engagé dans son temps, invitant ses successeurs à en faire autant. Après tout, nous sommes nous aussi libres de nous engager dans des débats qui restent d’actualité. En proposant cet autre regard sur la rémunération des enseignants dans le monde grec, nous n’avons fait qu’emboîter le pas au Maître, quitte à lui apporter un peu la contradiction.