1La paideia ne comportait pas seulement des milieux, des techniques et ce que nous appellerions, selon que nous ayons l’esprit sociologique ou administratif, des acteurs ou des agents de l’éducation et de la culture. Elle-même était immergée, en premier lieu, dans une tradition qui ne distinguait pas toujours clairement, mais conjoignait, comme on vient de le voir, dans une sorte de pluridisciplinarité spontanée, les arts qui s’attachent à la philosophie, à la littérature, à la musique et aux activités sportives. En second lieu, le contenu et la diffusion de cette culture furent également, à chaque étape, tributaires d’un certain état des institutions et de la société qui l’abritaient et, plus ou moins explicitement, la protégeaient. Ainsi en vat-il du rôle de l’éphébie hellénistique, des rapports de l’État et de l’école dans l’Antiquité tardive, mais aussi des relations entre l’idéologie et la culture du prince, dès lors que l’organisation politique était passée à la monarchie. D’autres problèmes sont plus visiblement marqués du sceau de la modernité : le « salaire des maîtres », la place de la femme comme éducatrice ; et si l’Histoire de l’éducation dans l’antiquité n’a pas ignoré ces problèmes, les études récentes tendent sans conteste à modifier sérieusement l’image que ce livre en donnait. Quant au passage de l’Empire au christianisme, et symétriquement du christianisme à l’Empire, il se détachait sur un arrière-plan culturel qui a toujours préoccupé Marrou, sur le double plan de son travail de thèse (saint Augustin et la fin de la culture antique, 1938 ; Retractatio, 1949) et de son engagement de « chrétien laïque » dans les débats de l’après-guerre. Un des passages où s’exprime le mieux le sens de la complexité de ces problèmes, entre tradition et nouveauté, unité et division, est celui où l’historien aborde la question de la place des « chrétiens dans l’enseignement classique ».

2« Fait remarquable, l’Église n’a pas suivi Tertullien dans l’interdiction rigoureuse qu’il formulait à l’égard de la profession enseignante. Vers 215, soit vers le même temps où Tertullien écrivait son De Idololatria (211-212), saint Hippolyte de Rome rédigeait, sans doute à l’usage de sa communauté schismatique, cette Tradition Apostolique qui devait connaître, en Syrie, en Égypte et jusqu’en Éthiopie, une si longue fortune : lui aussi catalogue les métiers incompatibles avec la vocation d’un chrétien ; or, précisément, il ne se résout pas à traiter les professeurs avec la même sévérité que le proxénète, l’histrion ou le fabricant d’idoles : « Si quelqu’un, dit-il, enseigne aux petits enfants les sciences de ce monde, il vaudrait mieux qu’il y renonce ; toutefois, s’il n’a pas d’autre métier pour vivre, on l’excusera. » Les recueils canoniques dérivés d’Hippolyte conservent cette tolérance ou l’élargissent encore.

3Il n’y a pas de doute que ce fut là l’attitude normale de l’Église ; en fait beaucoup de chrétiens ont enseigné dans ces écoles de type classique. Le premier en date qui nous soit connu avec certitude est le grand Origène qui, à l’âge de dix-sept ans, en 202-203, ouvrit une école de grammaire […].

4Plus on avance, plus nombreux se font de tels cas : au iv^e siècle, on rencontre fréquemment des chrétiens dans tous les ordres de l’enseignement, depuis les humbles maîtres d’école et les grammairiens, jusqu’aux plus hautes chaires d’éloquence : la persécution de Julien l’Apostat, en 362, trouvera deux chrétiens occupant l’un, Prohairesios, celle d’Athènes, l’autre, Marius Victorinus, celle de Rome.

5Ce curieux épisode mérite qu’on s’y arrête un instant : c’est la première persécution scolaire dont les chrétiens eurent à se plaindre, mais son caractère particulier jette une vive lumière sur la question que nous traitons ici. Par une loi du 17 juin 362, l’empereur Julien interdisait l’enseignement aux chrétiens. Le texte même de la loi parlait simplement de soumettre l’exercice de la profession pédagogique à l’autorisation préalable des municipalités et à la sanction impériale, sous prétexte d’assurer la compétence et la moralité du personnel enseignant. Mais par une circulaire annexe, Julien précisait ce qu’il fallait entendre par moralité. Les chrétiens qui expliquent Homère ou Hésiode sans croire aux dieux que ces poètes mettent en scène sont accusés de manquer de franchise ou d’honnêteté, puisqu’ils enseignent ce à quoi ils ne croient pas. Ils sont sommés ou d’apostasier ou de cesser leur enseignement.

6On peut dire, sans paradoxe, que, par cette mesure, Julien créait la première école confessionnelle, investie d’une mission de propagande religieuse. Il est remarquable de voir dans quelle atmosphère de parfaite neutralité s’était épanoui le haut enseignement de cette première moitié du iv^e siècle. Les maîtres sont aussi bien chrétiens que païens et c’est leur valeur pédagogique qui attire auprès d’eux les étudiants, sans distinction de croyance […].

7Julien, au contraire, a voulu lester l’enseignement classique d’une virulence anti-chrétienne toute nouvelle, en valorisant au maximum le lien originaire qui unissait paganisme et classicisme. On sait qu’il affecte, pour désigner la religion des dieux, de se servir du terme d’« hellénisme », identifiant ainsi paganisme et culture. Les chrétiens, pour lui, sont des Barbares : c’est pourquoi il les appelle, et peut-être voulut-il les forcer à s’appeler officiellement, des « Galiléens ». Avec lui l’école qui demeurait largement ouverte aux enfants chrétiens (mais ceux-ci, dès lors, pouvaient-ils, en conscience, la fréquenter ?), devenait un instrument de reconquête païenne et la religion chrétienne était rejetée à sa « barbarie primitive1 ».

8« Ce curieux épisode », en effet, méritait bien « qu’on s’y arrête un instant »… et que l’on cite un peu longuement la page que Marrou lui consacre. On y verra d’abord un sens très sûr, et très propre à notre auteur, de ce qui n’a peut-être pas été analysé d’assez près dans le présent Recueil : celui de la mise en scène, du choix d’un événement révélateur situé dans une perspective large et de longue durée. L’originalité du commentaire est ici de se faire aussi varié et global que possible. Ce qui a retenu l’attention de Marrou n’est pas seulement ni même d’abord le mobile qui dicte sa décision à l’empereur. C’est, à travers la mise en parallèle de l’attitude de Julien et de celle des chrétiens, de comprendre pourquoi et comment le « métier d’enseignant », les conditions d’accès à celui-ci, sa signification dans la transmission d’un héritage devenu immémorial, ont représenté un enjeu central de cette époque, un enjeu décisif pour les temps à venir. Problème indissolublement politique, culturel, social et religieux, dont l’exploration permet à Marrou de dessiner comme les deux faces d’un « hellénisme » référé à ses sources les plus anciennes (Homère, Hésiode) : l’une intolérante et fermée, l’autre fidèle à son sens profond, accueillante à la nouveauté, et donc ouverte aux chrétiens comme aux autres. Mutatis mutandis, on peut estimer un tel rappel aussi utile à notre époque de crispations identitaires qu’à celle de l’engagement pour la « paix scolaire » dans les années 1945-1950. C’est en tout cas cette dernière conception, avec sa recherche d’un terrain commun dans le domaine de la culture, qui inspire André Mandouze, disciple et ami de Marrou, lorsqu’il conclut le présent volume en s’écriant : « Nous sommes tous des hellénistiques ! »

9J.-M. P.