H.-I. MARROU ALIAS H. DAVENSON : UN MUSICOLOGUE DE RENOM

1Comment parler de Henri-Irénée Marrou sans évoquer la musique ? Rarement on vit un historien aussi averti en matière de musicologie antique que le fut H.-I. Marrou, posant sans détour la question des rapports entre musicologie et histoire1, au point d’aller chercher plusieurs exemples musicaux pour nourrir d’arguments son ouvrage De la connaissance historique2. Aucune discipline de la musicologie ne lui fut étrangère, que ce soit la théorie de la musique, l’écriture de la musique, l’organologie. À ce propos, il regrettait d’être isolé dans le milieu de la recherche, allant jusqu’à fustiger dans l’un de ses comptes rendus « cette musique grecque trop souvent négligée par les hellénistes comme si l’aveu d’incompétence pouvait passer pour une excuse3 ».

2Bien avant la parution de la première édition de l’Histoire de l’éducation en 1948, Marrou s’était déjà signalé à l’attention de la communauté scientifique par la publication de son Saint Augustin et la fin de la culture antique en 1937 où il rédigea de belles pages sur la musica4, complétées en 1942 par un très original Traité de la musique selon l’esprit de Saint Augustin5 ; sans parler du mousikos aner paru la même année dans lequel il commenta avec attention la signification des scènes musicales sur les sarcophages romains6. Il avait également signé deux articles essentiels portant, l’un, en 1939, sur « Les fragments musicaux du papyrus de Zénon7 » et l’autre, en 1946, intitulé « melografia » sur le problème de la notation et de la transmission de la musique8. Son intérêt pour la musique dépassait même les frontières de l’Antiquité puisqu’il publia en 1944 Le livre des chansons ou introduction à la connaissance de la chanson populaire française qui est resté un ouvrage de référence pour les folkloristes. Après 1948, il poursuivit ses recherches sur la musique, en particulier pour le Traité de musicologie dirigé par Jacques Chailley9, publia son livre sur les Troubadours en 1961 et enfin une étude sur la musique chez Grégoire de Nysse10. Sa dernière contribution musicale en 1973 portait sur un papyrus musical d’Euripide11.

3Membre de l’Académie Charles Cros, on sait qu’il fut critique musical sous le nom de Henri Davenson12. C’est donc à lui que les revues d’histoire ancienne s’adressaient pour rédiger les comptes rendus des ouvrages où il était question de musique antique, notamment en 1940 à propos du livre de K. Schlesinger, The Greek Aulos (dont il avait bien cerné les limites) et celui de M. Bieber, The History of the Greek and Roman Theatre13. Plus tard, il fit aussi, bien entendu, le compte rendu (de façon plutôt sévère à mon sens) de la thèse de G. Wille, Musica Romana14.

4Il était lui-même musicien15 et rarement son érudition musicale sur l’Antiquité fut mise en défaut : dans tous ses écrits nous n’avons relevé qu’une erreur surprenante concernant l’identification d’un objet sur un sarcophage romain interprété à tort, de façon curieuse, comme un orgue hydraulique16.

5Ainsi, Marrou avait tous les atouts en mains pour accorder à la musique une place de choix dans son ouvrage sur l’histoire de l’éducation. Pourtant, au premier abord le lecteur pourra être frappé par la brièveté des passages relatifs à la musique. Si elle est évoquée à plusieurs reprises dans la partie concernant le monde grec (à propos de l’éducation spartiate et surtout de l’éducation athénienne de l’époque classique mais aussi de l’éducation artistique à l’époque hellénistique), on ne peut en dire autant dans celle consacrée au monde romain : elle n’apparaît qu’en deux pages seulement (au chapitre II) pour illustrer « l’adaptation de l’éducation grecque à l’esprit latin » puis sous la forme d’une simple mention à propos de l’éducation scientifique dans les écoles secondaires. Certes, il ne disposait à l’époque que de peu d’études sur la question et sa référence bibliographique majeure, y compris lors des rééditions, reste avant tout l’ouvrage de Friedländer17 – fort bien documenté, il est vrai – et celui, plus ancien encore, de L. Grasberger18. Toutefois, ce n’est pas le problème de documentation qui limita son discours car, à l’évidence, c’est à dessein que Marrou n’accorda à la musique qu’une place fort limitée dans son ouvrage sur l’éducation.

6Dès sa parution, ce livre fit en tout cas l’unanimité et J. Bayet pu même se risquer à écrire que ce livre laissait transparaître « l’équilibre raffiné et pour ainsi dire musical de M. Marrou19 ».

LE POINT DE VUE DE MARROU SUR L’ÉDUCATION MUSICALE À ROME : LE RECUL DE LA PRATIQUE MUSICALE

7Si les propos de Marrou ayant trait à la musique sont concis, ils n’en restent pas moins, on va le voir, extrêmement denses.

8Marrou évoque la musique sous deux aspects dans la mesure où le mot musica présente plusieurs occurrences, ce qui est cause parfois d’ambiguïté dans les textes. Chez les jeunes gens de bonne famille, l’enseignement de la musique existait en effet sous la forme d’une musique théorique (disciplina) et d’une musique pratique (ars). Le premier volet concernant le rapport numérique des intervalles et l’étude du rythme resta une constante dans l’éducation à l’époque impériale : Vitruve, tout comme Apulée ou encore Marc Aurèle, semblent avoir suivi ce type d’éducation musicale qui s’apparente aux sciences mathématiques. Ainsi nous savons que c’est le même professeur qui enseigna à Marc Aurèle à la fois la musique et la géométrie20. Comme le résume Marrou : « C’est la musique de Pythagore, celle de nos professeurs de physique21.» On en devine le contenu à la lecture des traités de théoriciens comme Aristide Quintilien22, Nicomaque de Gérasa ou Boèce.

9Le problème de la pratique musicale est plus complexe. Marrou s’emploie à mettre en exergue, à partir de l’époque hellénistique, « le recul de la musique dans la culture et l’éducation23 ». Pour ce qui concerne l’éducation, le recul est incontestable et se mesure par l’abandon de la pratique de la lyre à l’école, lors des banquets et surtout par le développement du professionnalisme (à l’instar du sport) où tout devient affaire de spécialistes. L’éducation est désormais à dominante littéraire et donne priorité à la grammaire et à la rhétorique. Le temps est loin où le jeune enfant se devait à la fois de maîtriser la lecture, l’écriture et l’apprentissage de la lyre comme le conseillait Platon24. Il ne s’agissait toutefois que d’y acquérir – sous une forme orale – des rudiments de pratique vocale et instrumentale sous la direction d’un kitharistes, sans jamais aller au-delà25. D’ailleurs aucun relief romain ne nous montre un enfant avec sa lyre comme on les voyait parfois sur les vases attiques26. De même, sous l’Empire, personne n’aurait l’idée de s’offusquer lors d’un banquet romain parce que l’un des convives ignore tout des règles de la lyre comme on le fit naguère pour Thémistocle, selon une anecdote fort célèbre de Plutarque27. Si nous trouvons encore parfois dans les textes la trace d’écoles (on parle chez Plaute de ludus fidicinius) où l’on dispensait des cours de musique, elles ne sont fréquentées que par des musiciens de métier (musici)28. Désormais, le niveau musical s’est élevé (depuis l’époque de Timothée)29 et la pratique musicale est devenue une affaire de « techniciens » (artifices) qui doivent faire face à la complexité croissante des instruments de musique comme la tibia ou la cithara dont on perfectionne la lutherie sous l’Empire.

PERTINENCE DE SON POINT DE VUE, CORRECTIONS ET NUANCES

10Qu’en est-il aujourd’hui, un demi-siècle plus tard ? Sa vision de la musique dans l’éducation reste-t-elle toujours d’actualité ?

11La seule véritable correction est à porter au crédit de I. Hadot qui fit la preuve que, contrairement à ce que pensait Marrou à partir du témoignage de Cicéron (à la fois dans son livre sur l’éducation30 puis dans un article31), le cycle des sept arts libéraux – parmi lesquels on trouve la musica d’aspect théorique – n’existait, sous sa forme constituée, pas plus à l’époque romaine qu’à l’époque hellénistique32. L’auteur entend détruire ainsi « un cliché scientifique33 » qui voudrait faire accroire à la mise en place dès l’Antiquité romaine d’une anticipation du trivium – grammaire, rhétorique, dialectique – et du quadrivium – géométrie, arithmétique, astronomie et musique –, fondement de l’enseignement du Moyen Âge.

12Pour le reste, les propos de Marrou restent tout à fait valables. D’ailleurs les additions bibliographiques successives et leur commentaire placés à la fin de l’ouvrage lors des différentes rééditions n’entament pas l’autorité des propos de Marrou. On peut toutefois apporter certaines précisions.

13Malgré la brièveté de son discours, Marrou avait réussi à nuancer ses propos. Il avait pris soin notamment d’expliquer que le recul de la musique dans l’éducation libérale ne signifiait pas qu’elle en ait été exclue pour autant, et en particulier chez l’empereur qui « définit le type idéal de l’humanité ». Il faut insister sur le fait que les princes n’ont pas été insensibles à ce type d’éducation musicale : mis à part le cas atypique de Néron dont la démarche s’apparente aux exigences des professionnels, on dénombre quand même plusieurs empereurs ayant pratiqué le jeu des instruments à cordes, qui de la lyre (Titus et Sévère Alexandre), qui de la cithara (Hadrien, Caracalla) ou – de façon plus marginale – du luth (Elagabale)34 ; sans oublier certains membres de l’aristocratie comme Calpurnius Pison, également fidicen. Chez certains princes comme Hadrien, cette éducation musicale paraît s’inscrire dans le cadre d’une éducation artistique plus large avec apprentissage de la peinture, de l’architecture.

14On peut aussi se demander avec Marrou35 si ce déclin de la musique dans l’éducation concerne au même rythme la partie orientale de l’empire et les Grecs dont il disait que « leur culture et leur éducation étaient plus artistiques que scientifiques, et leur art, musical avant d’être littéraire et plastique36 ». M.L. Clarke, dans son ouvrage Higher Education in the Ancient World, invoquait un texte de Lucien comme témoignage de la vitalité de la musique instrumentale dans l’éducation des enfants dans le monde grec sous les Antonins37 : Lucien y décrit un jeune garçon de bonne famille se rendant avec sa lyre chez son maître de musique ; mais il faut bien admettre qu’il s’agit d’un témoignage isolé38. Car en Grèce et dans l’Orient grec, la documentation ne nous parle plus désormais que des professionnels de la musique. En revanche, la pratique du chant choral semble avoir survécu et faire encore partie du bagage éducatif des enfants de bonne famille : nous savons que les éphèbes formaient les chœurs en 44 à Ephèse (à la place des choristes professionnels)39 ou à Pergame sous le Haut Empire40 ; qu’ils apprirent à chanter à Athènes en 163 des hymnes en l’honneur du divin Hadrien41. Marrou explique cela par « scrupule religieux, fidélité conservatrice aux vieux usages ou tout simplement encore par économie42 ».

15Cette pratique fut même transposée à Rome : Et Marrou de rappeler que les Jeux Séculaires donnés en 17 av. J.-C. furent célébrés selon le rite grec en musique grâce à de jeunes choristes des deux sexes, choisis au sein de familles illustres, probablement accompagnés par des musiciens43. Et ce sont encore de jeunes choristes sélectionnés parmi les principaux citoyens qui devaient exécuter l’hymne funèbre lors les funérailles d’Auguste44. C’est sans doute pourquoi P. Veyne tient à signaler dans l’Histoire de la vie privée « l’importance de la gymnastique et de la musique dans l’éducation à la grecque sous l’empire encore45 ».

16Passons au cas des femmes. Marrou avait bien noté l’importance des références musicales dans l’éducation féminine mais uniquement dans son Mousikos aner. Dans L’histoire de l’éducation, il reste trop évasif sur le sujet et ne prend pas assez de distance avec le texte de Salluste très sévère sur la passion musicale qui s’empara de Sempronia, la mère de Brutus46. À ce texte nous pourrions en opposer bien d’autres et en particulier celui de Stace faisant la louange de sa belle-fille non moins experte dans l’art de la lyre et du chant47 ou Pline le Jeune vantant les talents musicaux de son épouse passée maître dans l’art de la cithara48. Force est de constater que la musique reste bien, de la République à la fin de l’Empire, un élément structurant de l’éducation des femmes49. Plus d’une inscription funéraire consacrée à de jeunes épouses nous fait la louange de leurs talents musicaux à travers le charme de la voix ou la capacité à moduler sur la lyre50.

17Deux documents figurés viennent encore de nous montrer dernièrement cette importance de l’éducation musicale chez les femmes. Le premier est un fragment d’enduit peint d’époque augustéenne découvert à Lucus Feroniae en Italie et publié récemment51. On y voit une jeune femme jouer d’un instrument bicorde inédit qui pourrait avoir servi aussi bien aux calculs des intervalles musicaux qu’à jouer de la musique. L’autre est une stèle datée du i^er siècle découverte sur le site de Dion en Macédoine en 199452 et portant une inscription latine. Sur ce monument, le mari et son épouse, symbolisés par la scène classique des mains jointes (dextrarum iunctio), sont caractérisés par différents attributs : à l’homme, le stylet, l’encrier, le parchemin et la clef ; à la femme, qui avait « consacré sa vie aux Muses », un instrument à cordes désigné par l’inscription latine sous le nom de nabilium (sic). C’est incontestablement le nablium qu’Ovide recommandait spécialement aux jeunes femmes dans l’Art d’aimer53 pour parfaire leur éducation musicale : « Apprends légèrement à parcourir de tes deux mains le nablia, cet instrument joyeux : il convient aux doux ébats. »

18Ces documents peuvent être ajoutés au répertoire figuré étudié par Marrou dans son Mousikos aner et participent avec un égal bonheur à établir une relation privilégiée entre le monde féminin et l’enseignement des instruments à cordes qui concernait les femmes mais, en tout cas, apparemment pas les impératrices54.

19Ainsi, à partir de l’époque hellénistique, la rupture est consommée entre la pratique instrumentale et l’apprentissage abstrait de la théorie de la musique sans lien avec la sensibilité musicale. C’est cette « même musica théorique toujours aussi vaine et inféconde », selon les propres mots de Marrou55, que ressasse Augustin et que les écoles du Moyen Âge continueront de véhiculer.

20Dans l’Histoire de l’éducation, les pages consacrées à la musique font partie de celles qui ont le mieux vieilli parce que Marrou maîtrisait fort bien le sujet et que sa propre expérience de musicien, de mélomane et de musicologue avait sans doute facilité le maniement de la documentation et la compréhension de l’esprit du sujet. Les ouvrages récents n’ont finalement pas modifié en profondeur les théories de Marrou. Sans doute y a-t-il à cela plusieurs facteurs d’explication. Tout d’abord, rares sont les auteurs à s’être risqués sur le terrain de l’histoire de l’éducation, peut-être précisément parce que « le Marrou » apparaissait comme un monument irremplaçable. Bien des travaux publiés depuis restent largement tributaires de son discours. Ensuite, parce que l’étude de la musique dans la civilisation romaine a été pendant longtemps largement négligée. Même G. Wille dans sa thèse Musica Romana en 1967 n’accorde qu’une place étonnamment discrète à cet aspect de l’éducation. Dernièrement encore, la musique n’apparaît dans l’ouvrage de Clarke ou celui d’E. Rawson sur la culture romaine qu’à travers les mathématiques56…

21En insistant sur la notion de « recul » à propos de l’éducation musicale à Rome, Marrou a peut-être involontairement renforcé le sentiment, largement répandu à cette époque chez les historiens et les musicologues, que la musique romaine était peu digne d’intérêt et que les Romains n’étaient pas un peuple de musiciens, ce que la recherche actuelle dément formellement.

22Cependant, il faut bien se garder de juger l’état de la musique à Rome uniquement à travers la place qu’elle occupait dans l’éducation car il est nécessaire de bien distinguer, comme l’avait fait Marrou57, le rôle de la musique dans l’éducation et celui qu’elle tient en réalité dans la culture romaine : « L’éducation est un phénomène secondaire, subordonné à celui, primitif, de la culture58.» La musique s’estompe dans l’éducation libérale mais reste plus que jamais fondamentale dans la culture du Romain sous la forme de concerts et de spectacles. Jamais la vie musicale n’a été aussi riche que sous l’Empire romain, grâce en particulier à l’épanouissement de la pantomime au théâtre, à l’accroissement des concours musicaux dans la partie orientale de l’empire et à leur implantation à Rome même, à la multiplication des concerts privés (acroamata), à l’épanouissement de la lutherie et à la naissance de véritables « orchestres » où l’on mélangeait allègrement les timbres des différents instruments.

23Sans doute est-il exagéré de croire, comme le fit A. Baudot, qu’à Rome « l’omniprésence de l’art musical entraîne une sorte d’éducation musicale spontanée59 » (même si l’on sait que le public romain avait plutôt l’oreille musicale), car, comme aimait à le dire Marrou à l’image de sa propre expérience, « l’éducation du vrai musicien suppose la pratique60 » ; « autre chose est de l’écouter, autre chose d’en faire61 ».