Que reste-t-il de l’éducation classique ?
| ,Quatrième partie. Relectures culturelles : philosophie, littérature, art
L’éducation dans l’imagerie grecque
Du sport au vin comme principes éducatifs (fin vie siècle-ive siècle av. J.-C.)
Pour Anaël
Texte intégral
1Dans le cadre d’une relecture « du Marrou », les sources textuelles allaient être nécessairement étudiées et exploitées. Qu’en était-il des autres sources, et en particulier de la source iconographique ?
- 1 Marrou, Histoire…, 6e éd. revue, 1964.
2J’ai donc relu avec toute l’attention requise « Le Marrou », animée de la ferme intention de relever toutes les occurrences iconographiques. Au terme des 336 pages1, ma recherche s’est avérée bien maigre avec seulement trois références iconographiques. Seulement trois, certes, mais néanmoins trois !
3Celles-ci vont constituer le point de départ de cette étude, organisée en trois étapes. Si dans un premier temps nous allons essayer de comprendre comment Marrou percevait le document iconographique en replaçant cette problématique dans un cadre historiographique, nous nous attacherons dans un second temps, abandonnant alors quelque peu Marrou, à voir quelle est l’image que les peintres attiques de l’époque classique (ve et ive siècle av. J.-C.) nous livrent de l’éducation. Enfin, nous nous pencherons sur une acception plus large de la notion d’« Éducation », en essayant de définir en quoi le vin peut être considéré comme un principe éducatif.
TROIS RÉFÉRENCES ICONOGRAPHIQUES
- 2 Marrou, Histoire, p. 30.
4Dans sa première édition de 1948, Marrou fait trois références à des documents autres que textuels. Dans le premier chapitre relatif à l’éducation homérique, il écrit : « Un grand nombre de monuments littéraires et figurés montrent Chiron enseignant à Achille les sports, les exercices chevaleresques, chasse, équitation, javelot, ou les arts courtois comme la lyre2.»
- 3 Marrou, ibid., p. 347.
5Et en note de fin d’ouvrage il précise : « Parmi les monuments figurés, on retiendra un beau stamnos à figures rouges du Louvre où l’on voit Pélée amenant Achille à Chiron (cva Louvre fasc. 2, III, 1c, pl. 20 fig. I) ; une peinture souvent reproduite à Herculanum où Chiron enseigne la lyre à Achille3.»
- 4 Stamnos, Paris, Louvre G 186.
- 5 G. Sauron, La grande fresque de la Villa des Mystères, Paris, Picard, 1998, Pl. XIV.
6Les deux documents sont une peinture sur céramique réalisée par le peintre de Berlin dans les années 4804 et une fresque d’Herculanum5. Sur cette dernière, et à la différence de la céramique où l’on assiste au face à face Achille-Chiron, on remarque une proximité entre le maître et son élève. L’éducateur Chiron se tient derrière l’élève, sa main posée sur l’épaule en signe de protection tandis qu’Achille le regarde avec dans la main la lyre, objet de son apprentissage.
- 6 Marrou, Histoire, p. 43.
7La seconde référence se trouve dans le second chapitre relatif à l’éducation spartiate. Marrou écrit : « Le sport n’est pas réservé aux hommes : l’athlétisme féminin, sur lequel Plutarque s’arrêtera si complaisamment, est attesté dès la première moitié du vie siècle par de charmants petits bronzes représentant des jeunes filles en pleine course soulevant d’une main le bord de la jupe, pourtant bien courte, de leur tunique de sport6.»
- 7 Marrou, ibid., p. 350.
8Comme pour la première référence, il précise en note de fin d’ouvrage : « Sportives spartiates : petits bronzes archaïques (600-535) : C. Picard, Manuel d’archéologie grecque, I, fig. 135, p. 4607.» Il ne s’agit plus cette fois de peinture mais de sculpture, le petit bronze en question appartenant stylistiquement au milieu du vie siècle.
- 8 Marrou, ibid., p. 51.
9Quant à la troisième référence iconographique, toujours dans ce second chapitre, elle est relative aux filles spartiates : « Elles recevaient une formation strictement réglementée où la musique, la danse et le chant jouent désormais un rôle plus effacé que la gymnastique et le sport8.»
- 9 Marrou, ibid., p. 353.
- 10 Berlin, inv. K 184.
- 11 À propos de cette danse si particulière, on renverra, entre autres, aux travaux de M.-H. Delavaud- (...)
10En note de fin d’ouvrage, on peut lire : « Danseuses spartiates : reliefs du musée de Berlin, reflétant une création du sculpteur Callimachos (fin ve siècle) : C. Picard, Manuel d’archéologie grecque II, p. 624-626, fig. 252, 2539.» Il s’agit là encore de sculpture, monumentale cette fois, avec un relief10 où évoluent des jeunes filles. Vêtues de jupettes, le buste nu paré de cordelettes, et coiffées de cette coiffure typique qu’est le kalathos, elles effectuent gracieusement la danse du kalathiskos11.
- 12 Marrou, Histoire, p. 10.
11La mention de ces trois références nous conduit à constater que le support céramique ne semble pas constituer un support privilégié pour l’auteur de l’Histoire de l’éducation. Si les deux premiers exemples viennent illustrer ce que les textes présentent, le troisième est mentionné à titre d’information, sans aucune autre précision. Néanmoins, au fil des années, le rapport que Marrou entretient avec l’iconographie va évoluer. En effet, toute étude s’inscrit dans un contexte historiographique qui ne peut être ignoré. Le travail de Marrou appartient bien à une époque, comme il n’hésite pas à l’affirmer lui-même dans la préface de sa 6ème édition (1964)12, certes en ce qui concerne l’approche historique, mais aussi, selon nous, en ce qui concerne l’utilisation des sources. En 1948, la source iconographique n’est pas encore comprise, ou si peu, comme document brut ; elle se voit attribuer essentiellement la fonction restreinte d’illustration des sources textuelles.
- 13 Paris, Louvre G 103 ; arv 2 14, 2.
- 14 Ce vase a été faussement attribué, dans la 6e édition, au peintre Andokidès.
12Or, dans sa 6e édition datée de 1964, si le texte n’a pas changé comme l’auteur le précise dans la préface, et alors même que l’on retrouve les trois mentions iconographiques précédemment citées, une quatrième vient toutefois les compléter. Celle-ci est d’autant plus explicite qu’il s’agit du document reproduit en couverture de l’édition. Il est question du détail d’une scène de concours musical figurant sur un cratère en calice13, et réalisée par le grand peintre athénien, Euphronios14, à la fin du vie siècle. Trois jeunes gens couronnés sont assis sur des tabourets alors qu’un quatrième est en train de monter sur une petite estrade, un aulos dans la main gauche. Ce dernier va très vraisemblablement interpréter un air musical devant des spectateurs.
- 15 Nous rappellerons l’œuvre de Marrou, Mousikos anèr, « L’homme des Muses », publiée en 1938.
13Le choix de l’image « illustrant » désormais le premier tome de l’Histoire est particulièrement intéressant. Il est question de musique, cette musique pour laquelle Marrou a tant de prédispositions et d’intérêt, cette musique qui s’adresse à l’âme comme le dit Platon, domaine privilégié des muses, inspiratrices d’airs mélodieux15. Néanmoins, il est intéressant de noter qu’il ne s’agit pas ici d’une scène d’éducation musicale à proprement parler, mais d’une scène de concours. Si pour ces jeunes gens l’apprentissage musical est acquis, c’est bien plutôt la finalité de cet apprentissage qui est suggérée apparaissant, dans le cas d’une heureuse victoire au concours, comme une apothéose musicale.
NOUVELLES APPROCHES. MARROU LECTEUR DE BECK
- 16 Les deux volumes de C. Picard, intitulés Manuel d’archéologie grecque, ont été publiés en 1935 pou (...)
- 17 J.D. Beazley, Attic black-figure vase-painters, Oxford, 1956. Suivront les ouvrages relatifs à la (...)
- 18 J. Beazley, Three red-figured cups, Journal of Hellenic Studies 39, 1919, p. 83-7.
- 19 J. Delorme, Gymnasion. Étude sur les monuments consacrés à l’éducation en Grèce, Paris, 1960.
- 20 F.A.G. Beck, Greek education 450-350, Londres, 1964.
14Ainsi, pendant les seize années qui se sont écoulées entre la première et la sixième édition (1948-1964), et alors que ses premières références bibliographiques étaient le Corpus Vasorum Antiquorum (cva ) et le Manuel d’archéologie grecque de Picard16, des travaux essentiels ont été réalisés en matière d’iconographie. Je rappellerai simplement l’œuvre monumentale de J. Beazley, à partir de 1956, relative au classement des vases attiques à figures noires17 (alors même que dès le début du siècle il effectuait déjà plusieurs travaux iconographiques18), la thèse de Delorme, publiée en 1960, sur le Gymnase et les monuments consacrés à l’éducation en Grèce19 (certes, il ne s’agit pas d’iconographie, mais de l’étude très précieuse de documents autres que textuels), et enfin les recherches de Beck sur la Greek education, publiée en 196420.
- 21 Gnomon, 1965, p. 310-11.
15Or, quelques remarques à propos des travaux de Beck semblent indispensables, d’autant plus qu’ils n’ont pas laissé Marrou indifférent. Dans son ouvrage, l’auteur anglais étudie les rapports entre le mythe, la poésie et l’éducation à travers Homère et Hésiode, puis il s’attache à préciser l’éducation traditionnelle, pour enfin présenter l’analyse des systèmes éducatifs des sophistes, un plan qui n’est pas sans rappeler celui de Marrou. S’il cite abondamment les sources textuelles, la nouveauté de son travail consiste en la publication d’un catalogue comportant 243 documents figurés, parmi lesquels 45 scènes publiées et regroupées en seize planches. La nouveauté scientifique de cette étude interpelle Marrou qui rédige en 1965, pour la revue Gnomon21, le compte rendu de cet ouvrage. Qui d’autre mieux que l’auteur de Mousikos Anèr aurait pu se livrer à cet exercice ; en voici quelques extraits.
16« L’auteur a voulu remplacer le vieux livre de K. J. Freeman, Schools of Hellas (1908 !), qui a joui en pays anglo-saxon d’une faveur méritée et durable (6e éd. en 1932), et accorder à la période choisie un traitement plus détaillé que celui que j’avais pu lui réserver dans mon Histoire générale de l’éducation dans l’Antiquité (1948, 6e éd. 1965) : à l’intérieur des limites choisies, il a parfaitement réalisé son dessein et on peut recommander son travail, en particulier aux historiens de la Pédagogie qui trouveront, citées en traduction anglaise, les pages les plus caractéristiques des grands éducateurs de l’Athènes classique. […] L’apport le plus neuf de cet ouvrage est constitué par l’illustration (on eût aimé cependant que les planches soient commentées avec plus de détails que par une brève légende) et l’excellent appendice iconographique qui fournit avec références à l’appui une liste de 243 monuments figurés intéressant l’éducation grecque : c’est là un précieux répertoire […]. Assez complet grâce à Beazley pour les peintures de vases… » (p. 311).
- 22 Cf. supra note 17.
17Il s’agit pour Marrou, indéniablement, d’un bon travail dans lequel il reconnaît l’importance de l’illustration. S’il juge le catalogue excellent, il n’hésite pas à formuler une remarque à propos du commentaire des planches qu’il souhaiterait plus étoffé. Reproche en forme de compliment puisque, demandeur de plus d’informations, il reconnaît l’intérêt scientifique des sources iconographiques pour appréhender la question de l’éducation grecque. Il n’omet pas, en outre, de rappeler les travaux du savant anglais Beazley, travaux que Beck a pu alors consulter, car publiés en 1956 et 196322, alors que lui-même, en son temps, n’en disposait pas. Cette remarque aurait-elle pour effet de le disculper de ne pas les avoir utilisés dans son Histoire ! Par ailleurs, ne serait-il pas possible d’envisager que les travaux et publications de J.D. Beazley aient contribué à ce que Marrou, dans sa 6e édition, utilise un document figuré en couverture ?
18Mais l’histoire de Beck, et de l’éducation, ne s’achève pas en 1964. En effet, en 1975, Beck publie un autre ouvrage sur l’éducation, intitulé cette fois : Album of Greek education. Le ton est immédiatement donné, c’est « un livre d’images ». Il ne s’agit pas d’un ouvrage iconographique à proprement parler, mais plutôt d’un recueil de sources iconographiques regroupées en dix chapitres, avec cette fois 88 planches publiées, présentant en tout 425 documents figurés, presque exclusivement de la céramique, excepté quelques terre cuites. C’est un peu comme si Beck, onze années plus tard, répondait à l’attente de Marrou…
IMAGES DE L’ÉDUCATION, IMAGERIE ÉDUCATIVE
19Il est temps de se pencher plus précisément sur cette source et de l’interroger. Au préalable, rappelons toutefois un concept essentiel, à savoir que l’imagerie, dans son ensemble, est éducative. Elle présente des mythes, des dieux, des héros ou encore des événements de la vie quotidienne ; ainsi retrace-t-elle et symbolise-t-elle l’Histoire grecque dans toute sa diversité, l’Homme grec dans sa singularité. Et alors même qu’au travers de ces épisodes et de ces héros, elle exalte le courage et la vertu, elle présente une image complète et parfaite de l’Homme grec : un esprit bien fait dans un corps bien fait. Or, ce corps bien fait, enveloppe d’un esprit tout aussi parfait, se modèle, se façonne grâce à l’éducation.
L’image de l’éducation se perçoit au travers de trois disciplines que les imagiers reproduisent abondamment entre les années 510 et 450 : à savoir l’éducation sportive, littéraire et musicale.
- 23 Cratère en calice, Tarquinia RC 4196 (face A)/Coupe, Boston 03. 820/Amphore, Naples RC 184.
- 24 Cratère en calice, Tarquinia RC 4196 (face B)
- 25 Coupe, Londres E 94/Coupe, Londres E78/Coupe, Bologne inv. 362/Psykter, Turin 4123/Amphore, Oxford (...)
- 26 Amphore, Copenhague Chr. VIII. 797.
20Le sport façonne le corps de l’homme grec, lui donne cette beauté parfaite que les sculpteurs ne manquent pas de reproduire dans leurs canons. Lorsqu’on se penche sur le corpus de l’éducation sportive, on est tout d’abord frappé par le nombre considérable de documents, parmi lesquels on peut distinguer deux types de scènes : celles qui présentent une seule activité sportive : lanceur de disque23 ou de javelot24, lutte25, course26, et celles, beaucoup plus nombreuses, où diverses activités sont figurées, tout au moins suggérées. Je ne m’attacherai ici qu’à quelques documents particulièrement révélateurs.
- 27 Paris, Louvre G 318.
- 28 Boston inv. 28448.
- 29 Sur le tondo d’une coupe du Louvre (G 94) réalisée par le peintre de Nikosthénès, on retrouve un j (...)
21L’environnement de la palestre et son entretien apparaissent dans plusieurs scènes, en particulier sur une coupe du peintre de la Cage27 où un jeune homme muni de son paquetage arrive à la palestre symbolisée par la présence d’une colonne, alors que deux autres jeunes gens discutent entre eux. Si une composition similaire figure sur une coupe de Boston où un athlète arrive à la palestre avec son paquetage (fig. 1)28, d’autres éléments interviennent comme la présence de deux javelots tenus par le jeune homme désignant ainsi son activité sportive, la figure du pédotribe reconnaissable à son bâton à double fourche, ainsi que celle d’un jeune homme, une pioche en main, suggérant le travail d’entretien du sol de la palestre29.
- 30 Sur un cratère en calice du peintre de Kléophradès (Tarquinia RC 4196), une activité sportive est (...)
- 31 Paris, Louvre G 118.
- 32 Munich 2637.
22Alors même que certains vases présentent, si l’on associe leurs deux faces, un programme iconographique relatif à l’éducation sportive30, nombreuses sont les images qui combinent plusieurs activités. Sur une coupe datée des années 49031, le peintre Douris reproduit trois scènes relatives à l’entraînement sportif. Alors que dans le médaillon figure un pédotribe, sur les vasques évoluent plusieurs athlètes, lanceurs de disque, de javelot ou sauteur, sous la surveillance de leur instructeur. De même, dans le tondo d’une coupe du peintre Onésimos (fig. 2)32, se côtoient lancer de disque, de javelot, et saut symbolisé par la présence d’haltères, alors qu’une pioche est figurée dans le champ rappelant l’entretien de la palestre. Ainsi, il n’est nul besoin d’avoir représentées les activités sportives pour les identifier : la combinaison des unités iconiques permet sans peine de les isoler et de les replacer au sein d’un programme iconographique plus vaste, relatif à l’éducation sportive.
23L’étude de ce corpus permet de juger de la diversité des activités sportives enseignées : le lancer de disque, le saut en longueur, le lancer de javelot, la course et la lutte, les cinq disciplines qui composent l’épreuve du pentathlon. Or, les Grecs considèrent cette épreuve comme la discipline sportive par excellence, façonnant le corps du jeune homme pour en faire un corps viril, puissant, à la beauté idéale. C’est en cela que le sport apparaît comme le premier principe éducatif pour les Grecs. Néanmoins, cette enveloppe extérieure se doit d’être complétée par un enseignement intellectuel, défini par l’apprentissage des lettres et de la musique.
- 33 Lécythe, Neuchâtel 4208. On retrouve ces mêmes éléments dans les documents suivants : frag. Washin (...)
- 34 Amsterdam 8210. Voir aussi : Coupe, New York 06.1021.167/Lécythe, Paris, CA 2220.
- 35 Florence 3014. Si ce type de document est plus rare que les précédents, le stylet figure bien souv (...)
- 36 Louvre G 318.
24L’identification de l’éducation littéraire au sein de l’imagerie attique se marque par la présence d’éléments comme les tablettes de cire tenues par des jeunes gens ou suspendues dans le champ, ainsi que par celle du volumen, ces deux éléments étant bien souvent associés en tant qu’instruments relatifs à l’apprentissage de la lecture et de l’écriture. Ici c’est un jeune homme assis sur un klismos qui lit un volumen (fig. 3)33, là une jeune fille34 qui occupe une situation similaire, ailleurs un jeune garçon écrit sur une tablette au moyen d’un stylet35. Sur une coupe du Louvre36, un jeune homme est en train de manipuler un compas devant le maître assis et un de ses camarades. Il semble que l’on soit en présence d’une de ces rares scènes d’apprentissage de la géométrie alors que dans le champ figurent un stylet (utilisé pour la tablette de cire) et une sandale, symbole de la punition qu’encourt l’élève s’il ne suit pas les conseils de son maître.
- 37 À propos des instruments de musique voir entre autres : D. Paquette, L’instrument de musique dans (...)
- 38 Coupe, Melbourne 1644/4.
- 39 Vienne 3698.
- 40 Londres E 171.
25Le schéma iconique le plus fréquent concernant l’enseignement musical présente un jeune homme en train de jouer d’un instrument de musique (aulos, lyre ou cithare37) devant un instructeur attentif, le cithariste. Telle est l’image qui figure dans le tondo d’une coupe de Melbourne (fig. 4)38 où un jeune garçon assis sur un tabouret joue de l’aulos devant son maître, tandis qu’au mur est suspendue une lyre. Sur une coupe de Vienne39, nous retrouvons un schéma identique se présentant sous la forme de deux saynètes juxtaposées. L’élève musicien est assis jouant dans l’une de l’aulos, et dans l’autre de la lyre, alors que le maître supervise la leçon et qu’un homme barbu se tient en dehors de la scène, peut-être l’éraste attendant son jeune amant ? Mais un des documents les plus complets est sans doute la scène réalisée par le peintre d’Agrigente sur une hydrie aujourd’hui à Londres40. Un maître assis joue du barbiton ; il semble accompagner le jeune homme qui lui fait face et qui, lui, s’exerce à l’aulos. Deux autres jeunes gens disposent aussi d’un aulos, l’un en joue, l’autre s’apprête vraisemblablement à en jouer alors qu’un troisième tient une lyre. Cette scène présente incontestablement la diversité de l’enseignement musical.
- 41 Munich 2669.
- 42 Les documents suivants présentent aussi cette association entre musique et chant : Amphore, Bruxel (...)
26L’art choral peut aussi être associé à la présence musicale, comme le démontre la scène figurant sur une coupe de Munich41 où un jeune homme chante au son de l’aulos joué par le maître tandis qu’Éros couronne le chanteur, et que dans le champ figurent un étui d’aulos et une lyre42.
- 43 Coupe, Berlin F 2549.
- 44 Oenochoé, Londres, B.M. E 525.
- 45 Voir aussi : Hydrie, Athènes 1260/Coupe, Berlin F 2368/Coupe, Washington 10.12.
27Aux côtés de cette imagerie, d’autres scènes révèlent, associés, l’enseignement littéraire et musical. Ici43, un jeune homme joue de la lyre tandis que deux autres, debout devant lui, tiennent un volumen ; ailleurs (fig. 5)44, on est en présence du même schéma mais inversé, avec cette fois un jeune homme assis en train de lire un volumen tandis que devant lui se tient un autre garçon, une lyre en main. Deux exemples parmi quelques autres où figurent conjointement ces deux disciplines45.
- 46 Coupe, Melbourne 1644/4.
28Je terminerai par une scène du peintre de Splanchnopt46 datée du milieu du ve siècle, et présentant cinq personnages, trois jeunes hommes et deux hommes barbus. Alors qu’un des jeunes garçons est en train de chanter, accompagné de la musique de l’aulos dont joue le maître, un autre tient une lyre, instrument que l’on retrouve aussi dans le champ. Or, considérer l’enseignement musical comme l’unique sujet de cette scène c’est oublier les unités disposées dans le champ. En effet, plusieurs objets chargés de sens ont été volontairement représentés par le peintre : une tablette, un stylet, un strigile, sans oublier le sac d’osselets, jeu favori des Grecs, et la sandale punitive ! Ces diverses unités iconiques sont là pour suggérer la présence des deux autres enseignements : l’enseignement littéraire avec la tablette et le stylet, et l’enseignement sportif avec le strigile. Alors même que le peintre met effectivement l’accent sur l’enseignement musical, la construction iconique révèle, symbolisée, l’image totale de « l’Éducation » grecque classique.
29Ainsi, la fréquence dans l’imagerie de ces trois disciplines semble démontrer tout l’intérêt que les Grecs leur portent. Ces activités symbolisent les trois enseignements indispensables à la formation du jeune homme : enseignement sportif, littéraire et musical. Par ailleurs, elles ne doivent pas être comprises isolément, mais elles s’associent pour intégrer et former un corpus iconographique plus large, et en même temps plus précis, qui est celui de l’Éducation.
30Si ces divers documents présentent l’éducation grecque classique, ils révèlent aussi ce que signifiait cette même éducation pour les Grecs : une éducation plurielle qui satisfait le corps et l’esprit, et qui s’adresse non pas au pais, à l’enfant, mais au jeune homme. Cette éducation, organisée selon le modèle de l’ancienne éducation athénienne, celle d’avant la révolution sophistique, est tournée vers la formation de l’homme adulte. L’éducation vise ainsi à former le jeune homme afin qu’il devienne un citoyen accompli.
- 47 Les pourcentages obtenus à partir des corpus de Beck sont les suivants : 70 % pour les scènes spor (...)
31La dernière remarque que je formulerai ici n’est plus liée à l’imagerie proprement dite, mais au support. En effet, l’immense majorité des scènes sportives, littéraires et musicales ont été représentées sur des vases relatifs à l’environnement du banquet, et plus précisément du symposion47 : coupes, skyphoi, cratères, oenochoés.
32Ce constat démontre que l’imagerie de l’éducation grecque au ve siècle apparaît essentiellement, et majoritairement, sur des vases appartenant au monde masculin, le symposion étant considéré comme la convivialité masculine par excellence, les femmes légitimes étant exclues de ces festivités. Or, comment comprendre que des scènes relatives à l’éducation, à une activité nécessairement sérieuse, figurent sur des vases utilisés dans le cadre de réjouissances parfois excessives ?
L’ÉDUCATION ET LE VIN. L’ART DU SYMPOSION
- 48 Berlin 2285. Cf. F.A.G. Beck, Album of Greek education, Sydney, 1975, Pl. 10, fig. 53-54.
33C’est à partir d’une coupe très célèbre, réalisée par le peintre Douris dans les années 48048 et traditionnellement appelée « scène d’école », que je m’attacherai à démontrer le lien qui existe entre l’éducation et le vin, précisant ainsi en quoi le vin peut aussi être considéré comme un principe éducatif.
34Dans les deux scènes qui décorent les faces A et B de cette célèbre coupe, on remarque une composition similaire faite de deux groupes de deux personnes : l’élève et son maître, alors que légèrement en retrait est assis un homme barbu appuyé sur un bâton. Il est possible d’identifier le maître, grammatiste et cithariste, tenant sur une face la tablette et le stylet ainsi que l’aulos, et sur l’autre face le volumen et la lyre. Devant lui, assis ou debout, se tient le jeune élève récitant une leçon, chantant ou encore s’exerçant à la lecture et à la musique. Dans le champ sont disposés différents objets sur lesquels je reviendrai.
35On a là, à mon sens, non pas la simple image d’une salle de classe comme cela a été bien souvent évoqué, c’est-à-dire une seule scène représentant plusieurs élèves et plusieurs maîtres, mais des saynètes juxtaposées, composées du couple maître-élève, la présence de l’homme barbu agissant pour chacun des couples. Il s’agit en fait du même maître et du même élève perçus dans des situations diverses qui sont celles qu’offre l’Éducation, par l’apprentissage de la littérature et de l’art musical. Comment imaginer, en effet, que dans une seule et même pièce puisse cohabiter simultanément l’apprentissage littéraire et musical ? Cette interprétation reviendrait à considérer l’image comme un moment réel, immortalisé par le peintre, ce qu’elle n’est pas.
36On a ici l’image de ce qu’est l’Éducation dans sa Forme plénière (pour le dire comme Marrou), le grammatiste et le cithariste étant, en tant qu’éducateurs, les meilleurs représentants de cette éducation alors même que l’homme barbu assis pourrait être l’éraste du jeune homme. Ces juxtapositions de saynètes symbolisent les deux disciplines de l’éducation classique, à savoir l’enseignement littéraire et musical. Quant à la discipline sportive, elle apparaît dans le médaillon central de la coupe où un jeune athlète est en train de remettre ses sandales.
37Ainsi, on ne peut rêver de programme iconographique plus complet à propos de l’éducation. L’imagerie est effectivement, et en même temps, éducative, car elle révèle ce que représente et ce qui constitue l’éducation grecque au ve siècle. On perçoit alors parfaitement quel est le type d’éducation que reçoit le citoyen athénien.
- 49 Hérodote, Enquête, VI, 27.
- 50 Pausanias, V, 9, 6-7.
- 51 Plutarque, Vie de Thémistocle.
38Or, il s’agit ici d’une citoyenneté anonyme alors même que l’éducation présentée est indéniablement de type aristocratique, et que la phrase que peut lire le spectateur sur le volumen fait référence à la littérature lyrique archaïque : « Muse, trouve-moi sur les bords du Scamandre la matière initiale de mon chant. » Si les élèves appartiennent vraisemblablement à une classe aisée, on ne peut toutefois affirmer être en présence d’enfants d’aristocrates. En effet, dans cette première moitié du ve siècle, l’enseignement se démocratise peu à peu, dans l’ensemble du monde grec. On connaît l’existence d’écoles dès les premières années du ve siècle, mentionnées la plupart du temps dans le cadre de catastrophes. C’est ainsi qu’Hérodote nous apprend que le toit d’une école s’est effondré à Chios en 492, tuant cent dix-neuf enfants qui apprenaient à lire49. De même, d’après Pausanias, un boxeur devenu fou parce qu’il avait été privé du prix à Olympie aurait renversé un pilier soutenant le toit d’une école, tuant ainsi les soixante enfants qui s’y trouvaient50. Quant à Plutarque, il rappelle à propos d’Athènes et des guerres médiques l’épisode où les Athéniens, ayant mis leur famille à l’abri à Salamine et Trézène, formulent deux demandes : de la nourriture, indispensable à la survie, le paiement des salaires des maîtres d’école par la cité de Trézène pour leurs enfants51. Trézène accepte car la requête paraît normale et justifiée. L’éducation du citoyen, quel qu’il soit, a la priorité.
39Enfin, les objets disposés dans le champ de cette coupe ne sont pas dénués d’intérêt. Si certains d’entre eux trouvent leur place dans le cadre éducatif tels que l’étui d’aulos, la lyre, la tablette ou le volumen, la présence de deux coupes suspendues et encadrant les autres objets peut paraître plus inattendue et incongrue.
40Leur présence est indéniablement symbolique, tout comme l’est celle de la lyre, de la tablette ou du volumen. Elles sont là pour rappeler la convivialité symposiaque, moment privilégié où les hommes se réunissent pour boire ensemble la boisson du divin Dionysos, alors même que cette scène se déroule sur une coupe !
41Il pourrait paraître surprenant que des scènes relevant de l’éducation du jeune homme, futur citoyen athénien, figurent sur des vases associés bien souvent au débordement, à la licence, aux excès. Or, là où certains pourraient voir une incompatibilité, une opposition, il faut au contraire voir une complémentarité éducative. En effet, le vin et le symposion appartiennent à l’environnement éducatif du jeune Athénien. Le vin est bien un principe éducatif, ce que Platon va s’employer à démontrer dans les Lois.
42Le symposion est en effet un lieu éducatif à plus d’un titre puisque le jeune homme y met tout d’abord en pratique ce qu’il a appris au cours de ses enseignements : en particulier les lettres, l’art musical, l’art choral et orchestique. Par ailleurs, il ne faut pas oublier le rôle éducateur de l’éraste, aidant son protégé à intégrer la structure de la cité en dehors du cadre de l’école. Le symposion apparaît donc comme un environnement privilégié dans lequel le jeune homme, intégré au sein de la collectivité des citoyens, va apprendre à devenir lui-même un citoyen. Or, dans son ouvrage, Marrou n’omet pas de rappeler, plus ou moins explicitement, les divers rôles éducatifs du symposion.
- 52 Marrou, Histoire, chapitre III, p. 61.
- 53 Marrou, Histoire, chapitre III, p. 62.
- 54 Marrou, Histoire, chapitre IV, p. 76-77.
- 55 Marrou, Histoire, chapitre V, p. 102.
43À propos de la pédérastie, il écrit : « La liaison amoureuse s’accompagne donc d’un travail de formation d’un côté, de maturation de l’autre ; nuancé là de condescendance paternelle, ici de docilité et de vénération ; il s’exerce librement, par la fréquentation quotidienne, le contact et l’exemple, la conversation, la vie commune, l’initiation progressive du plus jeune aux activités sociales de l’aîné : le club, le gymnase, le banquet52.» Le banquet est effectivement un des lieux éducatifs où l’éraste apprend à l’éromène à se former, à devenir adulte. Un peu plus loin, Marrou poursuit : « […] l’éducation grecque classique conserve quelque chose de l’héritage de l’aristocratie archaïque. Elle a été élaborée, à l’origine, en fonction des besoins d’un milieu riche, vivant noblement, chez qui la préoccupation d’équiper techniquement la jeunesse en vue d’un métier, d’un gagne-pain, était totalement absente. Aussi l’éducation était-elle avant tout morale : formation du caractère, de la personnalité, et s’accomplissant dans le cadre de la vie élégante, sportive et mondaine à la fois, sous la direction d’un aîné, à l’intérieur d’une amitié virile. C’est ce que montre l’œuvre de Théognis de Mégare, dont le témoignage est rendu précieux par sa date (544, d’après la chronologie antique). Ses élégies, destinées à être chantées au son de la flûte dans les banquets où se réunissaient les hétairies, les clubs aristocratiques, nous offrent, codifiés en formules gnomiques, les Enseignements que le poète adresse à son jeune et noble ami Cyrnos, fils de Polypaïs53.» Il est question cette fois de l’éducation archaïque à partir de laquelle s’est élaborée l’éducation classique, une éducation avant tout morale, l’aîné enseignant à son protégé des préceptes moraux. Dans le quatrième chapitre, à propos de l’ancienne éducation athénienne, Marrou précise : « Comme toujours, l’enseignement s’explique par la culture à laquelle il initie : le cadre de la vie culturelle archaïque, c’est le club d’hommes… c’est le symposion, c’est-à-dire la beuverie qui suit le repas du soir, avec ses règles formelles et sa stricte étiquette : chacun y reçoit tour à tour le rameau de myrte qui lui donne son tour de chant : “La chanson qui passe de l’un à l’autre en zigzag”, skolion, est le genre littéraire fondamental autour duquel se groupent les autres manifestations artistiques ; intermèdes de musique instrumentale, lyre ou aulos, et danses54.» Le symposion apparaît bien comme un lieu où le convive peut exercer ses talents en mettant en pratique ce qui a été appris dans le cadre de l’enseignement. Enfin, dans le cinquième chapitre, à propos de l’aspect novateur de la première sophistique, on peut lire : « Et si le succès mondain leur demeure moins indifférent, il suffit de pénétrer, à la suite de Platon ou de Xénophon, dans le milieu choisi d’un banquet aristocratique pour mesurer combien, dans le cadre immuable du symposion, le contenu de la haute culture grecque s’est transformé depuis le vieux Théognis : l’élément intellectuel, scientifique, rationnel y est désormais prédominant55.» Le symposion est un lieu éducatif ; en témoignent, pour Marrou, les Banquet de Platon et de Xénophon où le logos a désormais pris l’ascendant sur les intermèdes futiles.
- 56 Coupe, New Haven, Yale University 163, arv 2 36, a/Coupe, Malibu, P. Getty Museum 83. AE. 321/Amph (...)
- 57 Coupe, Vienne 131, arv 2 1278, 37/Coupe, Vienne 136, arv 2 1278, 38/Coupe, Florence PD 138, arv 2 (...)
44Néanmoins, pour revenir aux documents figurés, il est intéressant de constater que si les scènes d’éducation se raréfient à partir du milieu du ve siècle pour disparaître au ive siècle, l’imagerie symposiaque est non seulement toujours aussi abondante, mais elle subit par ailleurs quelque évolution. En effet, les scènes licencieuses que l’on avait coutume de rencontrer entre la fin du vie siècle et le milieu du ve siècle56 ont fait place à des scènes empreintes de plus de calme, de sérénité et de maîtrise de soi. L’hubris des années 510-460 a été remplacée par une certaine sophrosynè qui se perçoit dans l’imagerie attique de la seconde moitié du ve siècle et du ive siècle57.
- 58 Je remercie Pascal Payen de m’avoir communiqué l’article de A. Castel-Bouchouchi : « Comment peut- (...)
45Or, il est bon ici de se rappeler certains préceptes platoniciens édictés en particulier dans les Lois58 où le philosophe met en place une véritable pédagogie du vin et de l’ivresse que l’on désigne sous les termes de sympotique platonicienne.
- 59 Lois, I, 649a.
46Désormais, Platon a du breuvage de Dionysos une image assez flatteuse ; il écrit en effet : « L’homme qui en boit ne se rend-il pas tout de suite lui-même, pour commencer, de meilleure humeur qu’il n’était auparavant ? À mesure qu’il y goûte davantage, ne fait-il pas que de plus nombreuses espérances l’emplissent, ainsi qu’une puissance imaginaire ? Et même à la fin, un tel homme, qui se figure être sage, n’est-il pas tout plein de la plus complète liberté en ses propos, de la plus complète absence de crainte, au point de n’hésiter ni à dire, ni même à faire n’importe quoi ?59 »
- 60 Lois, II, 666a.
47Mais aux côtés des bienfaits que procure le vin, il n’en reste pas moins que Platon considère comme suspect tout ce qui diminue le contrôle de soi. Ainsi, l’homme va-t-il devoir, pour maîtriser le vin, s’éduquer au vin. Dans ce dessein, Platon présente un certain nombre de préceptes qui constituent une véritable éducation du vin. Rejetant la sobriété spartiate et l’interdiction des banquets, Platon prône la convivialité symposiaque, à condition que les convives soient éduqués au vin. Cette approche éducative du vin suppose qu’ils boivent intelligemment en choisissant, pour les encadrer dans cette activité festive, le meilleur des symposiarques, sobre, sage et ferme, de manière à maîtriser le feu de Dionysos. De même, il réglemente selon les âges l’accès au vin60. Si au jeune homme de moins de dix-huit ans la boisson de Dionysos est interdite, celui entre dix-huit et trente ans peut la goûter, toutefois modérément. Au-delà de la trentaine, et surtout lorsqu’on atteint la quarantaine, l’ivresse est alors permise, réservée aux hommes d’âge mûr. Ainsi l’apprentissage du vin et sa consommation apparaissent comme une épreuve dont l’homme ne peut sortir vainqueur que s’il sait se maîtriser. Intégrant l’éducation du citoyen et de la cité, le vin devient par là même un principe éducatif.
- 61 Cf. supra, note 55.
48Mais Platon va encore plus loin en élaborant une véritable éthique pédagogique du symposion. Si le philosophe, à la différence des austères législations doriennes, fait l’éloge du vin et démontre son caractère éducatif, il présente en même temps l’institution du symposion comme nécessaire pour sauvegarder une droite éducation. Plus simplement, l’éducation permet une prise de possession de soi. L’homme naît à lui-même, c’est-à-dire à la citoyenneté. C’est ainsi que Platon va comprendre le symposion comme un lieu éducatif, à la différence des Spartiates qui rejettent cette convivialité. Car comment s’éprouver et se connaître par l’interdit ou la fuite, comme le préconisent les Lacédémoniens ? La confrontation de l’homme avec la nature divine de cette boisson suppose une mise à l’épreuve qui est celle de la sophrosyné. Or, boire du vin fait directement appel à cette sophrosyné puisque les convives s’exercent à la tempérance en résistant au plaisir du vin. Ils jouent avec l’ivresse, l’apprivoisent. Et c’est bien en cela que le symposion apparaît non plus comme un lieu perverti, de débauche et d’excès, mais comme un lieu éducatif où l’homme grec, pour devenir un citoyen accompli, doit s’éprouver en apprenant à dompter, à apprivoiser l’ivresse. La raison doit être plus forte que le plaisir, tel est ce qu’entendait et formulait Marrou à propos des Banquet de Platon et Xénophon lorsqu’il écrivait : « L’élément intellectuel, rationnel y est désormais prédominant61 », et tel est ce que nous retrouvons dans l’imagerie symposiaque de la fin du ve et du ive siècle. Finis les excès et les débordements ; les convives, tout en s’adonnant à la musique, à la danse et au jeu, semblent parfaitement maîtriser la boisson dionysiaque. C’est comme si l’imagerie symposiaque de la fin du ve siècle et du ive siècle devenait plus éducative, non seulement en présentant les disciplines pratiquées par les convives et apprises lors des divers enseignements, mais encore en suggérant une ambiance empreinte de sophrosyné.
49Marrou n’a certes pas, ou si peu, utilisé l’imagerie grecque dans son approche de l’éducation ; néanmoins, alors même qu’il encourageait Beck à poursuivre et à compléter ses travaux iconographiques, il pressentait effectivement toute l’importance à venir de ce type de document. Ne pas utiliser aujourd’hui la source iconographique, c’est se passer de documents primaires essentiels qui révèlent la manière dont les Grecs se représentaient leur éducation ; une éducation avant tout plurielle faite de trois disciplines, regroupées parfois symboliquement dans la même image : sport, lettres et musique. Or, cette imagerie qui tend à se raréfier à partir des années 450 peut être aussi associée, à mon sens, à l’iconographie symposiaque. La notion d’Éducation ne relève plus seulement des trois disciplines enseignées, mais aussi d’un principe éducatif relatif à la maîtrise du vin au sein de l’institution sociale que constitue le symposion. Mais au-delà de cette maîtrise, et plus largement, c’est la maîtrise de soi qui émane de cette imagerie.
50Qu’est-ce, en effet, que l’éducation grecque ? Se connaître, s’éprouver, savoir jusqu’où son être peut aller dans l’apprentissage du sport, des lettres, de la musique et de la tempérance, pour devenir un bon citoyen. Et lorsque ces diverses notions sont associées au sein d’un programme iconographique, l’imagerie de l’éducation permet de percevoir l’image du citoyen athénien accompli.
Notes
1 Marrou, Histoire…, 6e éd. revue, 1964.
2 Marrou, Histoire, p. 30.
3 Marrou, ibid., p. 347.
4 Stamnos, Paris, Louvre G 186.
5 G. Sauron, La grande fresque de la Villa des Mystères, Paris, Picard, 1998, Pl. XIV.
6 Marrou, Histoire, p. 43.
7 Marrou, ibid., p. 350.
8 Marrou, ibid., p. 51.
9 Marrou, ibid., p. 353.
10 Berlin, inv. K 184.
11 À propos de cette danse si particulière, on renverra, entre autres, aux travaux de M.-H. Delavaud-Roux, Les danses pacifiques en Grèce antique, Aix-en-Provence, 1994.
12 Marrou, Histoire, p. 10.
13 Paris, Louvre G 103 ; arv 2 14, 2.
14 Ce vase a été faussement attribué, dans la 6e édition, au peintre Andokidès.
15 Nous rappellerons l’œuvre de Marrou, Mousikos anèr, « L’homme des Muses », publiée en 1938.
16 Les deux volumes de C. Picard, intitulés Manuel d’archéologie grecque, ont été publiés en 1935 pour le premier et en 1939 pour le second.
17 J.D. Beazley, Attic black-figure vase-painters, Oxford, 1956. Suivront les ouvrages relatifs à la figure rouge ainsi que les paralipomena : Attic red-figure vase-painters, I, II, Oxford, 193 ; Indexes, III, Oxford, 1963 ; Paralipomena. Additions to Attic black-figure vase-painters and to Attic red-figure vase-painters, Oxford, 1971 ; Addenda. Additional references to abv , arv 2 and Paralipomena, Oxford, 1982.
18 J. Beazley, Three red-figured cups, Journal of Hellenic Studies 39, 1919, p. 83-7.
19 J. Delorme, Gymnasion. Étude sur les monuments consacrés à l’éducation en Grèce, Paris, 1960.
20 F.A.G. Beck, Greek education 450-350, Londres, 1964.
21 Gnomon, 1965, p. 310-11.
22 Cf. supra note 17.
23 Cratère en calice, Tarquinia RC 4196 (face A)/Coupe, Boston 03. 820/Amphore, Naples RC 184.
24 Cratère en calice, Tarquinia RC 4196 (face B)
25 Coupe, Londres E 94/Coupe, Londres E78/Coupe, Bologne inv. 362/Psykter, Turin 4123/Amphore, Oxford 1911. 257.
26 Amphore, Copenhague Chr. VIII. 797.
27 Paris, Louvre G 318.
28 Boston inv. 28448.
29 Sur le tondo d’une coupe du Louvre (G 94) réalisée par le peintre de Nikosthénès, on retrouve un jeune homme en train de piocher le sol de la palestre alors que dans le champ sont présents le paquetage de l’athlète suggérant l’environnement sportif ainsi que des haltères désignant elles une des activités pratiquées. Ailleurs (coupe, Würzburg L 476) un jeune homme enlève des cailloux, aplanissant ainsi le sol de la palestre.
30 Sur un cratère en calice du peintre de Kléophradès (Tarquinia RC 4196), une activité sportive est représentée sur chaque face du vase : lanceur de disque pour l’une, lanceur de javelot pour l’autre, dans un schéma iconique identique.
31 Paris, Louvre G 118.
32 Munich 2637.
33 Lécythe, Neuchâtel 4208. On retrouve ces mêmes éléments dans les documents suivants : frag. Washington 13673/Coupe, Paris, Louvre G 457.
34 Amsterdam 8210. Voir aussi : Coupe, New York 06.1021.167/Lécythe, Paris, CA 2220.
35 Florence 3014. Si ce type de document est plus rare que les précédents, le stylet figure bien souvent dans le champ, suggérant l’apprentissage de l’écriture : Coupe, Paris, Louvre G 318/Coupe, Melbourne 1644/4.
36 Louvre G 318.
37 À propos des instruments de musique voir entre autres : D. Paquette, L’instrument de musique dans la céramique de la Grèce antique, Lyon, 1984 ; M. Maas et McIntosh Snyder, Stringed instruments of ancient Greece, Yale University, 1989.
38 Coupe, Melbourne 1644/4.
39 Vienne 3698.
40 Londres E 171.
41 Munich 2669.
42 Les documents suivants présentent aussi cette association entre musique et chant : Amphore, Bruxelles R 339/Coupe, New York 27.74.
43 Coupe, Berlin F 2549.
44 Oenochoé, Londres, B.M. E 525.
45 Voir aussi : Hydrie, Athènes 1260/Coupe, Berlin F 2368/Coupe, Washington 10.12.
46 Coupe, Melbourne 1644/4.
47 Les pourcentages obtenus à partir des corpus de Beck sont les suivants : 70 % pour les scènes sportives ; 80 % pour les scènes littéraires et 74 % pour les scènes musicales.
48 Berlin 2285. Cf. F.A.G. Beck, Album of Greek education, Sydney, 1975, Pl. 10, fig. 53-54.
49 Hérodote, Enquête, VI, 27.
50 Pausanias, V, 9, 6-7.
51 Plutarque, Vie de Thémistocle.
52 Marrou, Histoire, chapitre III, p. 61.
53 Marrou, Histoire, chapitre III, p. 62.
54 Marrou, Histoire, chapitre IV, p. 76-77.
55 Marrou, Histoire, chapitre V, p. 102.
56 Coupe, New Haven, Yale University 163, arv 2 36, a/Coupe, Malibu, P. Getty Museum 83. AE. 321/Amphore, Paris, Louvre F2/Coupe, Bâle, coll. Cahn 116, arv 2 23, 7/Coupe, Paris, Louvre G 13, arv 2 86, a/Canthare, Boston 95.61, arv 2 132.
57 Coupe, Vienne 131, arv 2 1278, 37/Coupe, Vienne 136, arv 2 1278, 38/Coupe, Florence PD 138, arv 2 1280, 55/Cratère en cloche, Naples inv. 82924 (H 2202)/Cratère en cloche, Vienne 1010, 1814/Cratère en cloche apulien, Vienne 734, rva p 81, 110/Cratère à colonnettes apulien, Oxford 1947-266, rva P 94, 215/Cratère en cloche lucanien, Vatican U5, lcs 53, 268/Cratère en cloche campanien, Naples inv. 82582, lcs 395, 254/Cratère en cloche campanien, Würzburg L 875, lcs 485, 328/Cratère en cloche campanien, Salerne, Raccolta Fienga 634, lcs 545, 835.
58 Je remercie Pascal Payen de m’avoir communiqué l’article de A. Castel-Bouchouchi : « Comment peut-on être philosophe ? La notion platonicienne de paidéia et son évolution de la République aux Lois », D’une cité possible. Sur les Lois de Platon, sous la direction de J.-F. Balaudé, Paris-Nanterre, 1995, p. 57-78.
59 Lois, I, 649a.
60 Lois, II, 666a.
61 Cf. supra, note 55.
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