1L’étude du lent développement de l’éducation à l’époque archaïque, prolongé sans rupture fondamentale au v^e et au iv^e siècle, a permis de mettre au jour les valeurs permanentes qui ordonnent ce qui apparaît comme un ensemble de pratiques bien plus que comme un système. De ce point de vue, Marrou s’est gardé de tout anachronisme, qu’aurait pu renforcer l’unité que procure la vision rétrospective issue des recherches de l’historien. Les particularismes civiques eux-mêmes ne masquent jamais complètement les lignes de force de la kosmopolis et la quête de l’universel. Or celui-ci est le fondement même de l’humanisme classique, dont l’éducation de l’époque hellénistique – la paideia – est l’accomplissement et ce que Marrou nomme, en un langage platonicien (certains diront hégélien), « la Forme, stabilisée en sa maturité, selon laquelle s’est épanouie la tradition pédagogique de l’Antiquité », ou plus encore une « Forme idéale, transcendante à toutes ses réalisations empiriques, support de valeurs éternelles1 ». De telles formules ne vont pas sans faire difficulté au sein d’un ouvrage si attentif à repérer les variations dans la durée ; elles illustrent le risque et les limites de la recherche de l’universel. Pourtant, le tableau de l’éducation que reconstitue Marrou n’a pas pour fond un ciel des Idées ou une armature de concepts ; il se situe même le plus souvent dans la Caverne. Cela tient à ce que l’analyse porte toujours sur les réalités et sur les contenus de l’enseignement à travers l’étude des œuvres qui sont entre les mains des élèves et qui transmettent une « culture générale » non spécialisée, une « culture commune » éloignée de l’abstraction, refusant la tentation technicienne :

2« Les formes contingentes de l’histoire véhiculent et incarnent des valeurs qui les transcendent ; cherchons moins à expliquer qu’à “comprendre” : cela devient d’autant plus profitable que c’est difficile. Là encore, il faut constater que la pensée antique a délibérément refusé de s’engager sur la voie où la civilisation moderne s’est si aveuglément précipitée. »

3Elle dédaigne (car c’est un refus plus qu’une ignorance) l’orientation technique. Son éducation aspire à former l’homme en soi, disponible ultérieurement pour n’importe quelle tâche, mais que rien ne limite par avance à une spécialisation déterminée.

4Seule la médecine, plus nécessaire socialement, plus tôt différenciée comme discipline autonome, a réussi à faire admettre pour ses adeptes un type de formation propre. Et encore, on sent les médecins sans cesse guettés par un complexe d’infériorité : d’Hippocrate à Galien, nous les avons entendu répéter « que le médecin est aussi philosophe » ; ils ne veulent pas se laisser enfermer dans leur culture particulière, mais aspirent à rejoindre la culture commune sur le plan proprement humain. Le médecin ne se repose pas pour cela sur sa formation technique, mais, comme on le voit à l’époque romaine dans le cas de Galien, s’efforce d’être, lui aussi, un homme cultivé, qui connaît ses classiques, qui sait parler comme un vrai rhéteur et discuter comme un philosophe.

5C’est des Anciens que nous vient la notion traditionnelle de culture générale (un des sens, on l’a vu, du terme ambigu d’enkuklios paideia) : l’éducation classique se flatte de dispenser une formation-type, à la fois générale et commune. Elle cherche à développer, sans en atrophier aucune, toutes les virtualités de l’être humain, et le rend ainsi capable de remplir au mieux la tâche, quelle qu’elle soit, que la vie, les exigences sociales ou sa libre vocation exigeront plus tard de lui. Le produit idéal d’une telle éducation est en quelque sorte un tissu humain indifférencié, mais de très haute qualité intrinsèque, prêt à obéir à toutes les injonctions de l’esprit ou de la conjoncture, kairos. Les Anciens ont eu une claire conscience de cette indétermination féconde de leur idéal culturel : nul ne l’a mieux exprimé que Julien l’Apostat, dans un passage lyrique où il oppose l’« Hellénisme » traditionnel à ce qu’il croit être la barbarie des Chrétiens. L’homme bien doué, nous dit-il, qui a reçu l’éducation classique devient capable de tout genre d’exploit ; il peut tout aussi bien faire avancer la science, devenir un chef politique, un homme de guerre, un explorateur, un héros : il est comme un présent des dieux parmi les hommes…

6Culture générale, mais aussi culture commune : précisément parce qu’elle mène à tout, elle convient à tous et constitue par suite un puissant facteur d’unité parmi les hommes. D’où l’accent, surprenant au premier abord, mis sur la notion de Parole, Logos, à dominante littéraire de cette éducation. C’est que le Verbe est l’instrument privilégié de toute culture, de toute la civilisation, car il est le moyen le plus sûr de contact et d’échange entre les hommes : il brise le cercle enchanté de la solitude où sa compétence tend inévitablement à enfermer le spécialiste.

7Et c’est encore cela l’humanisme : « L’attention attirée sur le caractère social de la culture, le danger de toute activité qui se renfermerait sur elle-même, se refusant à l’interéchange de la vie commune2.»

8L’essentiel de ce fonds commun de culture générale est constitué par les grands classiques dans l’ordre de ce que nous nommons la littérature et la philosophie : les poètes – Homère, « éducateur de la Grèce3 », Hésiode, Pindare et les lyriques –, les tragiques, Hérodote, Thucydide, Platon et les autres grandes traditions éducatives constituées au sein des écoles de philosophie – épicurisme, stoïcisme –, mais aussi tout ce qui relève de la musique – chant, instrument. Les découvertes récentes ont permis de préciser et de renouveler sur des points précis les analyses de Marrou. Les « relectures culturelles » qui suivent illustrent aussi un point de méthode essentiel. Autant il est indispensable de dégager ce que furent les influences « théoriques » dont se réclamait l’historien, autant le travail d’aggiornamento doit faire toute leur place aux recherches portant sur des « détails cachés ». C’est en multipliant de telles études, souligne à très juste titre Raffaela Cribiore dans son analyse consacrée à la fortune scolaire des Phéniciennes d’Euripide, qu’il devient « plus facile d’éviter des généralisations et des discours qui produisent de faux effets d’homogénéité et de cohérence ».

9P. P.