1L’analyse des faits historiques est toujours accompagnée, dans la démarche que conduit Marrou, d’une réflexion sur le concept d’éducation et sur les grands cadres qui rendent possible la constitution de références éducatives communes. Assurément, la cité – la polis – en ses variations, en ses exceptions aussi, dans le cas de Sparte, comme nous venons de le voir, mais surtout en ses constantes et en ses permanences, constitue pour l’époque classique le milieu favorable où, d’Homère à Isocrate et à Platon, s’érige un véritable « temple » de l’éducation. Toutefois, il est surprenant de constater combien Marrou porte un jugement à la fois sévère et distancié sur la cité. En son sein, l’individu aurait été soumis à un « conditionnement collectif », à un « encastrement totalitaire1 ». Cette structure rigide disparaît au moment des conquêtes d’Alexandre ; telle est du moins la thèse de Marrou, qui reprend l’idée commune en son temps, selon laquelle la cité serait morte à Chéronée et n’aurait ensuite « plus guère qu’une importance municipale ». Mais elle n’est pas remplacée, dans la conscience des Anciens, par l’idée monarchique ; les royautés hellénistiques ne seraient que des ensembles « inorganiques », « démembré(s) et remembré(s) au gré des aventures guerrières ou dynastiques ».

2Ces mutations profondes conduisent à « un dépassement de la cité », en particulier pour « la personne humaine » qui connaît, hors des cadres qui l’enserraient – la polis – ou qui auraient pu l’absorber – les grands royaumes –, un véritable épanouissement. Tels sont l’originalité et l’apport de la période hellénistique à la question de l’éducation. L’homme, dans son existence « communautaire et individuelle » et en tant que « personnalité autonome », est au centre des débats ; « plus que jamais », il se pense comme « la mesure de toutes choses » :

3Qu’est-ce qui fait désormais l’unité de ce monde grec, ainsi dilaté aux proportions de l’oikoumenè, de l’« univers habité » (entendez : par des hommes dignes de ce nom, par des civilisés) ? Moins que jamais, c’est le sang : Isocrate déjà l’avait suggéré, mais cela est plus vrai encore à l’époque hellénistique où l’hellénisme s’incorpore et s’assimile tant d’éléments d’origine étrangère, Iraniens, Sémites, Égyptiens ! Ce n’est pas non plus l’unité politique, qui n’a guère survécu à la mort d’Alexandre : ce ne peut être que le fait de communier en un même idéal, dans la même pensée concernant la finalité essentielle de l’homme et les moyens d’atteindre celle-ci, en un mot la communauté de civilisation ou, pour mieux dire, de culture.

4Je souligne, une fois de plus, la nuance personnaliste que ce mot possède en français, où le génie de la langue l’oppose nettement à la notion collective de civilisation (la « culture » n’est pas du tout l’équivalent de l’allemand Kultur). Or, ce que les Grecs possèdent en commun, c’est précisément un tel idéal de vie personnelle ; ce n’est pas nécessairement telle forme de vie sociale, la cité par exemple. Si le cadre municipal, avec ses institutions caractéristiques, reste le cadre le plus favorable au plein épanouissement de la vie civilisée, le cadre normal de la vie grecque, il n’est plus le cadre nécessaire, puisqu’il y a des Grecs, et qui vivent à la grecque, en dehors de cités organisées, ainsi dans la khôra, le « plat pays » d’Égypte. Non, ce qui unit tous les Grecs sans exception, Grecs de la Grèce propre, émigrants essaimés du désert de Libye aux steppes de l’Asie centrale, Barbares enfin récemment hellénisés, c’est le fait de chercher à se conformer à un même idéal d’humanité, le fait d’avoir reçu la même formation orientée à cette fin commune –, la même éducation.

5Partout où apparaissent et s’installent des Grecs, que ce soit dans les villages du Fayoûm où les Ptolémées amènent une colonisation militaire, que ce soit à Babylone ou dans la lointaine Susiane, on les voit aussitôt mettre en place leurs institutions, leurs établissements d’enseignement, écoles primaires et gymnases. C’est que l’éducation a pour eux une importance primordiale : isolés dans cette terre étrangère, ils veulent avant tout, malgré l’influence du milieu, conserver à leurs fils ce caractère d’Hellènes auquel ils tiennent par-dessus tout ; l’éducation classique est essentiellement une initiation à la vie grecque qui modèle l’enfant et l’adolescent en fonction des coutumes nationales et les plie à ce style de vie caractéristique qui distingue l’homme de la brute, l’hellène du barbare.

6Si nous cherchons à déterminer comment ils expriment cette notion que rend chez nous, sous son acception abstraite, le mot de « civilisation », nous avons la surprise de constater que c’est encore, au prix d’une seconde amplification, ce même mot de paideia (paideusis). Si bien que, s’il fallait définir l’originalité de la civilisation hellénistique par rapport à celle de la cité antique qui l’a précédée dans le temps et par rapport à celle de la Cité de Dieu qui la suit (la civilisation chrétienne du Bas-Empire constantinien, de la chrétienté médiévale, occidentale ou byzantine), je dirais qu’entre la civilisation de la polis et celle de la Theopolis, elle nous apparaît comme une civilisation de la paideia2.

7Une des formules essentielles de l’ouvrage est ainsi lâchée. La « civilisation de la paideia », qui se diffuse dans tout le bassin méditerranéen, y compris au contact de « sagesses barbares », comme en Gaule, est conçue comme la symbiose et le dépassement des particularismes poliades. La pensée de l’universel et le souci du particulier s’y rencontrent, parce que la paideia est devenue – au moins idéalement – un bien partagé par tous ceux qui fréquentent la Méditerranée grecque. La section qui suit invite à examiner attentivement quelques-unes des variantes régionales de ce processus, en Égypte et en Gaule, en Afrique aussi bien qu’en Italie.

8P. P