1L’histoire de l’éducation, dans l’ouvrage d’Henri-Irénée Marrou, suit un modèle évolutionniste en trois phases : développement, akmè, décadence. L’akmè coïncide avec la période hellénistique, tandis que la décadence de la civilisation ne se manifeste, dans le domaine de l’éducation, que sous la forme d’une sclérose, ce qui accentue une impression de stabilité. Sparte est parfaitement encadrée, mais d’une façon originale, à l’intérieur de ce système historiographique. Selon la formule adoptée dans l’Introduction, l’histoire de l’éducation antique est, pour Marrou, l’histoire du « passage progressif d’une culture de nobles guerriers à une culture de scribes1 »: telle qu’elle est présentée au début du chapitre consacré à Sparte, la culture lacédémonienne est encore celle, aristocratique, à peine évoluée, homérique, mais « illettrée », des guerriers, davantage que celle, littéraire, des scribes. Mais cette culture est articulée en deux phases, dont l’une, la première, est définie comme « progressive », la deuxième comme « conservatrice » et même « réactionnaire » dans son effort de restauration du passé à partir du iv^e siècle avant notre ère.

2La culture de Sparte à l’époque archaïque est décrite grâce aux documents littéraires (les poètes lyriques, tels Tyrtée et Alcman), et archéologiques, notamment avec la publication, en 1929, des fouilles de l’école anglaise d’Athènes, et tout spécialement celles du sanctuaire d’Artémis Orthia, conduites entre 1906 et 19102. Ces sources révèlent, pour la période archaïque et notamment celle qui suit la soumission de la Messénie au vii^e siècle, une image de Sparte brillante, très différente de celle, sévère et barbare, de l’époque classique. La culture de la Sparte archaïque repose sur une éducation, militaire et civique, mais aussi sportive et musicale brillante – l’éducation d’un groupe de soldats encadrés dans la phalange qui illustre une innovation tactique riche en conséquences politiques. Après un tournant historique que Marrou date au milieu du vi^e siècle, à partir de la révolution politique et sociale aristocratique guidée par l’éphore Chilon qui brise l’agitation des classes populaires au terme de la deuxième guerre de Messénie, en leur donnant d’autres institutions, Sparte connaît le « grand refus », l’« arrêt brusque » d’une évolution jusque-là régulière3. Ainsi, à la rigidité et à l’isolement politique correspondent, à l’époque classique, l’appauvrissement progressif de la culture, littéraire et musicale, mais aussi une « éducation d’État », d’une forme différente, placée sous le patronage de Lycurgue. Une instruction prémilitaire et militaire introduit au métier de soldat et est inspirée par une morale que Marrou définit comme « totalitaire », selon le vieil idéal totalitaire qui renaît dans l’Europe de la première moitié du xx^e siècle, « dans toute sa grandeur sauvage et inhumaine4 ». L’analogie avec l’époque moderne est évidemment à la source de cette interprétation, ainsi que de l’ouvrage entier. L’inspiration de l’Histoire de l’éducation de Marrou, conçue pendant la Deuxième Guerre mondiale et dédiée, en 1948, à l’étudiant Gilbert Dru, héros de la Résistance chrétienne, exécuté par l’Occupant nazi à Lyon, est évidente : dans la Préface à la sixième édition de l’ouvrage (1964), Marrou évoque la nécessité, aux jours sombres, de ranimer chez les jeunes gens « la flamme de la liberté […] contre le faux prestige de la barbarie totalitaire5 ». Il explique ainsi l’origine de ce qu’il appelle l’« amère passion », dont le livre porte la marque, contre l’idéal spartiate ou, mieux, ses admirateurs modernes.

MARROU ET LA RÉCEPTION D’UNE SPARTE RACIALE

3C’est donc le présent, ce sont les expériences totalitaires contemporaines qui amènent l’historien à méditer sur le problème de l’éducation en général et, plus particulièrement, à réfléchir sur le modèle spartiate de type racial que ces régimes et leurs intellectuels avaient choisi. L’hypothèse raciste exaltait le caractère original, dorien, donc nordique, qui aurait permis d’élaborer, déjà à l’aube de l’histoire lacédémonienne, une politique de puissance consciemment militariste et totalitaire. Cette hypothèse, formulée, déjà en 1824, par Karl Otfried Müller dans Die Dorier, avait été ensuite accueillie et développée, en Allemagne, par Victor Ehrenberg dans Spartiaten und Lakedaimonier (1924) et, plus tard, par Helmut Berve dans Sparta (1937) et dans la publication du Colloque organisé au printemps de 1941, avec le titre Das neue Bild der Antike, de même encore chez Thomas Meier, l’auteur de Wesen der Spartanischen Staatsordnung (1939). Parmi les réactions dissonantes, on trouve les voix de K. J. Beloch et U. Kahrstedt6. En France, la thèse raciale avait été appréciée par Maurice Barrès, dans son Voyage de Sparte (1905), mais condamnée par Pierre Roussel, auteur en 1939 d’un ouvrage intitulé Sparte. Sur le mode d’une identification anachronique avec la Sparte dorienne et prétendue nordique, l’Allemagne nazie et ses historiens-idéologues en exaltaient quelques traits sélectionnés : l’idéal totalitaire, donc une morale civique, toute soumise à l’intérêt de l’État, qui explique et justifie, en conséquence, l’isolement à l’intérieur, ainsi que ce que Marrou appelle le « machiavélisme » dans les rapports avec l’étranger. Une morale faite de dévouement à la patrie et d’obéissance aux lois, qui se développe dans un climat d’austérité et d’ascétisme, incarné dans une éducation d’État, imposée à tous les garçons à partir de sept ans, mais aussi dans la sélection de nature eugéniste, dès la naissance. Il s’agit alors des normes qui réglaient, selon Xénophon et Plutarque, la reproduction ; des usages ou lois établis pour l’éducation des femmes, futures mères (gymnastique et nourriture) ; de la coutume de se débarrasser des enfants mal formés.

4C’est cette image de Sparte que Marrou combat, en employant des armes qui appartiennent au registre moral et intellectuel. Il le fait avec la réaction, passionnelle, du croyant engagé, mais aussi en recourant au jeu des analogies, des anachronismes entre l’Antiquité et ses images modernes, en analysant leur détournement politique dans un sens réactionnaire, enfin en développant et en prolongeant, à l’époque contemporaine, l’idée, féconde, du mirage spartiate déjà élaborée par son ami et collègue à Lyon François Ollier, qui avait publié, entre 1933 et 1943, un livre portant le même titre7. Marrou y procède également en critiquant l’interprétation historiographique offerte par les historiens-idéologues allemands, en lui opposant une autre sélection des sources à l’intérieur d’un cadre différent. Pour cela, il retient la bipartition chronologique adoptée par l’érudition française. Ainsi il reprend et étend, tout en changeant leur signe, les analogies fortes avec les régimes contemporains, toutes concentrées dans la deuxième période : les femmes spartiates sont comparées aux femmes fascistes, élevées elles aussi comme de robustes viragos pour devenir des mères fécondes. Toutes les institutions classiques d’éducation sont interprétées à la lumière des quelques institutions modernes : le jeune Spartiate est encadré dans des formations juvéniles qui présentent quelques analogies avec les scouts, mais surtout avec les organisations de la jeunesse tels la Gioventù fascista8 ou bien la Hitlerjugend – dans ce dernier cas, l’analogie appartenait déjà à l’historiographie nazie, et précisément à Walter Eberhard9. Dans le même sens, le milieu laconisant athénien est comparé à la bourgeoisie française des années du Front populaire qui manifestait en faveur de l’Italie mussolinienne10. La réaction de l’historien est vive, passionnelle : « Il est difficile à un historien français d’en parler avec un total détachement », dit-il. Et plus loin : « En face d’un tel déchaînement de passion, me demandera-t-on de rester impassible ? » Le dernier chapitre s’intitulera ainsi : Illusions perdues. Finalement, ce mirage, l’exaltation de la pédagogie spartiate classique, n’est qu’une « escroquerie morale11 ».

UNE SPARTE BIPARTITE

5À la laconophilie intellectuelle et politique des modernes racistes l’historien engagé Marrou oppose un argument de fait, celui du parallèle entre déclin politique et exigences totalitaires dans l’éducation spartiate classique. Il y voit et dénonce l’impuissance radicale d’un peuple désormais vaincu. Cette analyse, sous la forme d’une bipartition, fait de la Sparte archaïque et de son éducation un élément désormais indispensable à sa démonstration : la véritable Sparte. Pour Marrou, à l’origine du modèle raciste, il y a donc aussi une erreur d’analyse, un malentendu qui a confondu l’éducation classique avec l’akmè politique. L’image de la Sparte archaïque montre en plus l’originalité de la cité en un temps que l’on pourrait qualifier de pré-dorien, originalité expliquée par son archaïsme conservateur. Marrou n’était pas le premier à le soutenir. Pour ce cadre général, il dépend largement d’autres sources, par exemple de Werner Jäger et de sa Paideia, et notamment du chapitre intitulé l’« Éducation d’État » spartiate et de son histoire comme évolution et survivance d’éléments primitifs12. En France, l’interprétation raciste était déjà attaquée, avant Marrou, notamment par Pierre Roussel, l’une de ses sources scientifiques les plus importantes, qui avait construit son ouvrage en critiquant deux images opposées de Sparte : celle, négative, d’Ernest Renan qui, dans sa Prière sur l’Acropole, l’avait appelée « maîtresse d’erreurs sombres », tout en lui opposant l’Athènes du « miracle grec13 » (mais Maurice Barrès, cité par Marrou, définit les Lacédémoniens, à la suite du maréchal de Bassompierre, comme « autant de Chartreux et de mousquetaires14 »), et celle, raciste, de H. Berve, qu’il critique au terme d’un chapitre consacré, sur les traces d’Ollier, à l’« Idéalisation de Sparte15 ». À ce livre, Marrou emprunte la bipartition chronologique et l’image archaïque de Sparte, aux viii^e, vii^e et encore au vi^e siècles, fort différente de celle de la cité guerrière de l’époque classique, une Sparte révélée par les découvertes archéologiques. Mais il ne suit pas les traces de Roussel, lorsque ce dernier emprunte la voie de l’ethnographie comparée, afin de montrer le caractère primitif de certaines institutions, à la suite, par exemple, d’un érudit américain, cité de manière anonyme, qui rapprochait les systèmes militaires spartiate et les Zoulous de la première moitié du xix^e siècle16. À vrai dire, cette bipartition se retrouve dans d’autres travaux historiographiques, et notamment des manuels très courants et également cités, tel le premier tome de l’Histoire grecque de G. Glotz, le recours au travail de Dawkins, semble-t-il, autorisant cette coupure17. Quant à l’approche ethnographique, qu’Henri Jeanmaire adoptait, en 1939, dans son Couroï et Courètes, pour renforcer l’argument de l’originalité spartiate, expliquée à travers son archaïsme conservateur et donc ses survivances18, Marrou, qui pourtant connaît Jeanmaire, ne le mentionne pas, excepté pour l’analogie entre les masques votifs du sanctuaire d’Artémis Orthia et l’art maori19. Il l’ignorera aussi dans De la connaissance historique, ce que lui reproche Louis Gernet dans un compte rendu paru en 1953-1954, dans L’Année sociologique20.

6Et pourtant, déjà en 1913, dans une étude dédiée à l’institution sanglante de la cryptie spartiate – le massacre de quelques hilotes par un groupe choisi d’adolescents soumis à l’agôgè –, Jeanmaire avait comparé ce rite aux coutumes analogues répandues chez des peuples africains et australiens. Il écrivait : « Elle [la cryptie] se réduit à n’être qu’une variété d’une espèce de phénomènes universellement répandus21.» Ensuite, dans l’ouvrage de 1939, Jeanmaire avait élargi son analyse aux rites d’adolescence dans l’Antiquité hellénique, mais dans le titre figurait aussi l’expression Essai sur l’éducation spartiate. Le deux premiers chapitres traitaient de la chevalerie homérique et des théories des Anciens sur l’origine de la cité et la classe guerrière. Le troisième chapitre abordait les rites de l’éphébie et les classes d’âge dans l’Afrique contemporaine. Le septième était intitulé Sous le masque de Lycurgue et proposait de retracer les rites d’adolescence spartiates à travers une analyse de l’agôgè et des classes d’âge, de quelques fêtes et de la cryptie. Ce travail n’était pas isolé dans sa démarche : il suivait les traces pionnières de M.P. Nilsson et de ses Grundlagen des spartanischen Lebens, dont la première section était intitulée Altersklassen und Sysskenien22, tout en réfléchissant sur la validité méthodologique de la connaissance historique, comme dans l’Archéologie de Thucydide, par analogie diachronique. C’était là une manière de procéder très proche des ouvrages de l’école sociologique. Ce livre avait été l’objet d’un compte rendu très positif et très développé de la part de Louis Gernet, dans la Revue des Études grecques, en 194423. Mais sa réception dans l’Histoire de l’éducation est presque inexistante, tout comme dans un autre ouvrage paru la même année, Sparte, d’Eugène Cavaignac24 : Marrou, qui cite Jeanmaire, y compris à propos de la Cryptie25, ne nomme jamais les rites d’adolescence, donc l’aspect rituel de l’éducation spartiate. Et pourtant il analyse, en admirable philologue, à la suite d’un article qu’il avait publié dans la Revue des Études Anciennes en 194626, les classes d’âge, mieux, les termes techniques qui désignaient, à Sparte, la classification des jeunes gens27. Je crois que cela est dû essentiellement à un manque d’intérêt pour le sujet et la méthode ; il parle ainsi de l’« imagination morbide » des sociologues28, et ce n’est qu’en 1975 qu’il offrira une mention à Angelo Brelich et aux rites d’initiation examinés dans son Paides e Parthenoi29.

7Revenons à la bipartition chronologique. Nous savons maintenant qu’elle n’était pas aussi nette que cela, qu’il faut poser par hypothèse une transition beaucoup plus lente qui ne soit surtout pas identifiée avec un seul nom, celui de Chilon. Nous savons que bien des traits de la culture archaïque survivent dans la Sparte classique30. Et surtout, que cette bipartition rétablit, à son tour, le mirage qu’elle voulait briser, comme toute simplification. Elle ressemble aux successions élaborées par Hérodote et Thucydide, kakonomiè/eunomiè ou bien stasis/eunomiè, successions à l’intérieur desquelles Lycurgue, après quelques désordres civils, représente un tournant de l’histoire31. Ici, Chilon fait figure de deuxième Lycurgue, qui le « double », et toujours après une stasis32. La censure du législateur n’est pas moins significative. « Adopter » Lycurgue comme tournant de l’histoire, cela signifiait évidemment revenir au mirage de Xénophon et de Plutarque, mais aussi répondre aux critiques anciennes de l’eunomiè, déjà pointées par ce dernier aux chapitres 14 et 28 de sa Vie de Lycurgue. Aristote accusait le législateur de n’avoir pas légiféré sur les femmes, de les avoir laissées sexuellement libres et dominatrices de leurs hommes33, d’avoir introduit la cryptie sous sa forme sanglante34. La solution idéalisante de Plutarque, qui visait à l’innocenter, était de déplacer chronologiquement soit la licence (anesis) féminine (chapitre 15, 16), soit la cryptie même (chapitre 28,12-13), et de les dater à une époque postérieure. Dans ses pages, Marrou « censure » également la cryptie, tout en retenant une autre tradition. Il la définit « à l’origine moins une expédition de terrorisme dirigée contre les hilotes qu’un exercice en campagne, visant à achever l’endurcissement du futur combattant à la vie d’embuscade et à la guerre35 », sur les traces de Platon36 et, parmi les modernes, de Paul Girard, l’auteur de l’article Krypteia, paru en 1900 dans le Dictionnaire des Antiquités grecques et romaines de Charles Daremberg et Edmond Saglio, pour qui cette institution était davantage un « apprentissage militaire » qu’une chasse aux hilotes37. Dans un certain sens, il neutralise la cryptie, comme il neutralise, en n’y faisant qu’une vague allusion, la liberté sexuelle des femmes ou Lycurgue – des motifs que nous retrouvons, par contre, avec celui des épreuves d’endurance, clairement traités et comparés du point de vue ethnographique, chez Glotz38. La liberté sexuelle des femmes, tout comme la pédérastie, interprétée comme relation amoureuse plus que sexuelle39, pouvait déranger le croyant – mais il adopte la solution de Plutarque et situe la licence des femmes spartiates à l’époque classique, en plein v^e siècle, en rappelant le cas de Timée, femme adultère du roi Agis II40. L’absence de Lycurgue, le Lycurgue éducateur de Xénophon et de Plutarque, mieux l’inventeur, selon une tradition achevée à l’époque classique, de toutes les institutions spartiates, y compris éducatives, offrait une image plus historique de Sparte et de sa culture, même si Lycurgue y est remplacé par Chilon41. Mais la cryptie, l’institution violente, pouvait déranger, ensanglanter, cette culture et surtout cette éducation archaïque qu’il venait de définir comme « belle et juste ». On est, on le voit, en plein mirage. Inévitablement.