1Tel est le premier sous-titre de l’Introduction générale de l’Histoire. Ce simple choix paraît justifier celui qui a été fait dans la présente série de Relectures. Après avoir présenté une perspective « pour aujourd’hui » à la fois enracinée dans le temps de son écriture – l’immédiat après-guerre – et confrontée à des tentatives plus récentes, le moment est venu de croiser les regards de l’Antiquité et ceux de notre temps autour de thèmes aussi variés que la cité spartiate et l’État romain, la pédérastie et l’approche grecque de l’histoire, le concept antique et moderne d’éducation et les « deux colonnes » du temple classique : Isocrate le rhéteur et Platon le philosophe. En toutes ces contributions se mêlent l’empathie, parfois l’adhésion profonde aux vues développées par Marrou, et la prise de distance inhérente au changement des époques, des perspectives, du « questionnaire » même que l’historien – Marrou n’est pas le dernier à nous l’avoir appris1 – adresse à ses documents. « On ne peut empêcher, est-il indiqué dans la Préface à la sixième édition (1964), qu’un livre ait été écrit à une certaine phase de la vie de l’auteur et à un moment déterminé de l’Histoire. Il serait vain de chercher à lui ôter son âge, ou alors c’est un autre livre qu’il faudrait écrire à nouveaux frais. Celui-ci a été conçu aux jours les plus sombres de la Deuxième Guerre mondiale, quand il fallait ranimer dans le cœur des jeunes gens la flamme de la liberté et les prémunir contre le faux prestige de la barbarie totalitaire : d’où l’amère passion avec laquelle on s’élève par exemple contre l’idéal spartiate ou plutôt contre ses naïfs ou perfides admirateurs2. » Cette dernière phrase est sans doute la plus significative : à travers la dénonciation (mais aussi bien l’éloge) de tel ou tel pan de « l’héritage classique », c’est pour ou contre l’usage qu’en a fait ou qu’en pourrait faire notre époque que l’historien fait entendre sa voix. Celle-ci est profondément celle du dialogue entre hier et aujourd’hui, entre le Même et l’Autre.

2« L’histoire de l’éducation dans l’Antiquité ne peut laisser indifférente notre culture moderne : elle retrace les origines directes de notre propre tradition pédagogique. Nous sommes des Gréco-Latins : tout l’essentiel de notre civilisation est issu de la leur ; c’est vrai, à un degré éminent, de notre système d’éducation.

3Je montrerai, en terminant, comment la vie déclinante de l’école antique, après s’être prolongée parfois bien avant dans les ténèbres de l’époque barbare du haut moyen âge, finit par s’interrompre en Occident (à une date variable selon les pays). Mais les procédés de la pédagogie antique furent repris lorsque, avec la renaissance carolingienne, s’amorça un renouveau des études ; restauration gauche et imparfaite, comme toutes les restaurations : pourtant les Carolingiens ont sciemment cherché, et en un sens ont bien réussi, à renouer la tradition interrompue.

4Le riche développement de la civilisation médiévale a, dans la suite, amené la Chrétienté occidentale, surtout à partir du xii^e siècle, à élaborer des institutions et des méthodes pédagogiques bien différentes et vraiment originales. Et pourtant, même en plein xiii^e siècle, le souvenir des modèles antiques et le souci de les imiter n’ont pas cessé d’obséder la pensée des hommes de ce temps, dont il ne faut pas, comme on l’a trop souvent fait, minimiser la place dans l’histoire de l’humanisme.

5Mais c’est surtout la grande Renaissance, celle des xv^e et xvi^e siècles, qui a marqué notre éducation moderne par son retour volontairement accusé à la plus stricte tradition classique ; aujourd’hui encore nous vivons, beaucoup plus qu’on n’en a communément conscience, sur l’héritage de l’Humanisme : l’enseignement secondaire français, pour ne prendre qu’un exemple, est resté, à voir les choses dans leur ensemble, ce que l’avaient fait, au xvi^e siècle, les fondateurs des Académies protestantes et des collèges de la Compagnie de Jésus […]

6La fécondité de la connaissance historique réside surtout dans le dialogue qu’elle institue en nous entre l’Autre et le Même. Nous sommes devenus assez différents de nos pères pour que l’éducation qui fut la leur nous apparaisse dans une large mesure sous la catégorie de l’Autre : bien des choses en elle peuvent utilement nous surprendre, qui s’opposent soit à notre pratique, soit à nos aspirations. Le lecteur avisé pourra méditer à loisir en marge de notre exposé.

7La fécondité du dialogue n’exige pas que nous renoncions pour autant à demeurer nous-mêmes : simple instrument de culture, il élargit notre perspective, dépouille le moderne de cette suffisance naïve qui l’empêchait d’imaginer qu’on ait pu être différent de lui. Mais, s’il nous force à réfléchir, il ne nous conduit pas nécessairement à infléchir notre action : l’exemple que nous propose l’histoire nous oblige seulement à éprouver la solidité et le bien-fondé de nos options et rend notre volonté consciente d’elle-même. La sympathie nécessaire à l’historien va m’entraîner à me faire l’avocat du système antique d’éducation (il faut le comprendre avant de le juger), mais il doit être bien entendu que je ne l’offre au lecteur que comme un exemple proposé à sa réflexion, non comme un modèle dont l’imitation servile s’imposerait3.»

8Marrou a beau, au terme de cette présentation, souligner qu’il propose « un exemple », et non « un modèle », le lecteur d’aujourd’hui est surtout sensible à l’extraordinaire impression de continuité que dégagent les lignes qui précèdent. L’auteur appartient sans doute à la dernière génération qui se soit sentie de plain-pied avec une « tradition » qu’elle reconnaissait comme « l’humanisme classique », et dont elle tutoyait avec la même aisance les multiples œuvres ainsi que les deux langues, grec et latin, dans lesquelles elles s’exprimaient : les mots grecs, dans l’Histoire, ne sont pas translittérés, et proposer à l’auteur cette opération vulgarisatrice lui eût sans doute paru de mauvais goût. Peut-être faut-il lire les pages qui suivent, et comprendre les distances qu’elles prennent sur certains points avec une œuvre qu’elles relisent, méditent, commentent et critiquent, en ayant en tête le cheminement inverse : partant d’un univers désormais coupé de la culture antique, de la paideia, aller vers sa redécouverte avec un regard sinon totalement neuf, du moins informé et « conditionné », mais le sachant, par les préoccupations d’un temps devenu autre.

9J.-M. P