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Une « nouvelle Histoire de l’éducation dans l’Antiquité »
A New History of Education in Antiquity
p. 41-49
Texte intégral
1Je me propose de présenter les grandes lignes du volume à paraître, sous le titre (provisoire) A New History of Education in Antiquity, aux éditions E.J. Brill1. Cet ouvrage reconnaît toute sa dette envers l’Histoire de Marrou, tout en se séparant de lui, inévitablement. Dans cette perspective, je voudrais proposer une lecture historiographique de l’Histoire comme un livre caractéristique de son époque, puis suggérer que la New History que nous allons publier est tout autant que son prédécesseur le produit de son temps et de son idéologie.
L’HISTOIRE DE L’ÉDUCATION DANS L’ANTIQUITÉ ET L’HISTORIOGRAPHIE CONTEMPORAINE
2L’Histoire de l’éducation dans l’Antiquité de Marrou s’est affirmée, dans la seconde moitié du xxe siècle, comme l’ouvrage qui fait autorité en matière d’histoire de l’éducation antique. Originairement publié en France en 1948, ce livre a été traduit en allemand, en italien, en grec, en polonais et en portugais2. Le livre de Marrou est de ceux dont la mention continue souvent à susciter admiration et révérence. L’architecture grandiose qui lui vaut cette adhésion est mise au service de la reconstitution du contenu et des méthodes de l’enseignement délivré aux jeunes gens, et parfois aux jeunes filles et jeunes femmes, de l’époque préhomérique à la période byzantine.
3L’Histoire est une œuvre particulièrement remarquable si l’on considère les ouvrages qui l’ont précédée sur le même sujet. Grasberger, dans son Erziehung und Unterricht im klassischem Alterthum (1864-1880) avait étudié l’éducation ancienne sans grande intelligence historique. Ce livre ne jugeait pas nécessaire de distinguer entre diverses périodes et donnait de l’éducation antique une présentation purement synchronique. L’article « Éducation » du Dictionnaire des Antiquités Grecques et Romaines de Ch. Daremberg et E. Saglio, œuvre de Paul Girard et d’Edmond Pottier (1892), offre au lecteur une image de la première éducation des enfants qui fait l’effort d’intégrer avec précision des données caractéristiques ; sur plusieurs points, cette contribution a fourni à Marrou un modèle pour sa propre reconstitution. Mais, du fait que cet article ne dépasse pas trente pages, son objectif reste forcément limité, et le résultat se réduit à un tableau très général de l’éducation en Grèce, puis à Rome. D’autres livres ne traitent que de l’éducation grecque, ou de l’éducation à Rome. Pour l’éducation grecque, on peut citer, de Paul Girard, L’éducation athénienne (1891) et, de Kenneth Freeman, Schools of Hellas (1912), deux ouvrages athénocentriques, et bien entendu la Paideia de Werner Jaeger, livre consacré pour l’essentiel à l’ancienne culture hellénique : les trois volumes de cet ouvrage examinent comment l’éducation grecque a conduit l’homme à sa « vraie forme, celle de la nature véritable et authentique ». En ce qui concerne l’éducation romaine, le lecteur est moins favorisé. Émile Jullien a donné une vue d’ensemble de l’éducation littéraire à Rome des origines à la mort d’Auguste, dans son livre publié en 1885, Les Professeurs de Littérature dans l’ancienne Rome, un ouvrage que Marrou, dans sa bibliographie, recommande comme excellent, mais qui a une forte tendance à prendre au premier degré le témoignage des sources. Quant à Aubrey Gwynn, dans Roman Education from Cicero to Quintilian (1926), il concentre son propos sur l’éducation oratoire.
4Comparé à ces précédents, l’ouvrage de Marrou sur l’éducation dans l’Antiquité est extraordinaire avant tout par l’ampleur de son projet d’ensemble. Il a pour objet l’éducation de la jeunesse dans la société grecque et romaine, et couvre, comme le note l’auteur lui-même, une période qui s’étend de 1000 av. J.-C. à 500 ap. J.-C. Dans ce cadre monumental, le modèle qui se dégage est celui d’une éducation grecque située dans la ligne des recherches précédentes, spécialement celles de Freeman et de Jaeger. On y mettait l’accent sur la contribution hellénique à la culture intellectuelle de l’Occident. Selon Marrou, le type de pédagogie choisi par les Anciens n’a commencé à émerger qu’après la période grecque classique, identifiée au temps de Platon et d’Isocrate, c’est-à-dire à l’époque hellénistique3. Ainsi, la reconstitution de l’éducation grecque archaïque et classique a-t-elle dans ce livre une fonction préparatoire. Elle a pour objet de montrer comment l’instruction des jeunes gens allait revêtir les traits caractéristiques d’un type pédagogique ultérieur. En outre, le traitement réservé à l’éducation romaine et à l’éducation chrétienne de l’Antiquité tardive se ramène à une analyse par bien des côtés rétrospective ou nostalgique. Cette présentation reflète la conception que Marrou se faisait du privilège reconnu à l’éducation hellénique dans son incarnation hellénistique. L’attention prêtée à cette période révèle son importance aux yeux de l’historien. Sur les plus de quatre cents pages que compte l’ouvrage (dans sa traduction anglaise), et qui concernent un millénaire et demi, cent soixante et onze sont consacrées à la paideia de l’Égypte hellénisée post-classique, à l’enseignement des mathématiques, des sciences, de la médecine, etc.4. En comparaison, l’éducation avant Platon et Isocrate est traitée en quatre-vingt-quatorze pages, quarante-deux sont accordées à Platon et à Isocrate, c’est-à-dire à l’Athènes classique ; l’éducation romaine est étudiée en cent pages, et l’éducation chrétienne en trente-huit seulement.
5Mais l’horizon de l’Histoire dépasse le millénaire et demi que cette œuvre envisage explicitement. Pour Marrou, l’éducation ancienne représente un sujet important parce qu’elle rend compte de ce qui se passe aujourd’hui dans la salle de classe (p. XI). Marrou conclut son ouvrage en insistant sur les continuités qui relient à l’enseignement classique les formes ultérieures d’éducation. L’éducation classique survit sans rupture dans l’Orient grec, encore à l’époque byzantine, parce que cette forme de culture repose sur les paradigmes et les textes hellénistiques (p. 452 et suiv.). Elle poursuit également son cours pendant longtemps en Occident, même si elle subit certaines modifications, dans l’instruction et la culture monastiques de la période médiévale (p. 439 et suiv.). Les formes éducatives de l’Antiquité sont à ce point ancrées dans la civilisation occidentale qu’elles connaissent une série de renaissances, surtout à l’époque carolingienne (p. 297, 464). L’homme moderne est l’héritier d’une tradition vénérable, et Marrou peut déclarer : « En dépit de l’interlude barbare, il y a une certaine continuité matérielle, sinon formelle, qui a fait de l’homme occidental l’héritier de l’ancien classicisme » (p. 465). Telle est la vision humaniste.
6Marrou se faisait le médiateur de la connaissance du passé, de sorte que se créait une dialectique entre la compréhension de l’histoire et celle du présent. Il avait recours à des analogies5 – on notera dans l’Histoire… les parallèles entre l’éducation ancienne et moderne –, à des ressemblances, et à l’assimilation du contexte historique au contexte ultérieur, dans l’intention de mieux comprendre le passé : c’est ce qu’un lecteur postérieur pourrait à juste titre nommer des « anachronismes6 ». La continuité du passé et du présent est sans cesse réaffirmée à travers les comparaisons que Marrou fait entre l’Antiquité et le xxe siècle : l’éducation spartiate a son analogue chez les boy-scouts ou dans les organisations de jeunesse fasciste (p. 42, 46, 52), tandis que les châtiments corporels, pilier de la discipline pédagogique antique, sont restés une constante des systèmes d’éducation jusqu’au xixe siècle inclus (p. 220-222). D’autres parallèles rapprochent l’Antiquité et les Universités modernes (p. 262), ou les public schools britanniques (p. 48). Toutes ces données, lorsqu’on les regroupe, mettent l’accent sur l’héritage que nous avons reçu du modèle dégagé par la reconstitution d’ensemble. L’idée de Marrou, semble-t-il, est que pour tout ce qui concerne l’instruction des jeunes gens, ces institutions modernes ont été également, en un certain sens, grecques. Marrou affirme que la connaissance historique suscite un dialogue entre le Même et l’Autre, et pour lui le Même, le présent, comme l’Autre, le passé, existent à la manière de points disposés sur une ligne continue. Marrou a une façon de marquer l’excellence des réalisations intellectuelles grecques qui l’incite à caractériser tous les systèmes pédagogiques ultérieurs, jusqu’à l’époque byzantine et à divers aspects de l’éducation contemporaine, comme étant eux aussi grecs pour l’essentiel.
7Le caractère grec de l’éducation antique est le produit d’une perspective propre au xxe siècle. Dans l’ouvrage philosophique postérieur qu’il a consacré à l’histoire, De la connaissance historique (1954), Marrou a souligné que, dans l’écriture de l’histoire – et « l’histoire » est ici, de toute évidence, l’Histoire de l’éducation… –, le sujet est moins important que la méthode de l’historien. En outre, De la connaissance historique insiste de bout en bout sur le fait que la méthode est à comprendre comme intimement liée à la personne de l’historien. La conséquence, en ce qui concerne l’Histoire de l’éducation…, c’est que le modèle pédagogique grec qui y est défendu est moins significatif par lui-même que par les moyens utilisés par Marrou pour construire ce modèle. La question évidente que nous pouvons rétrospectivement poser est la suivante : comment ce modèle a-t-il pris naissance ? qu’est-ce qui structure la reconstitution de Marrou ? Mon hypothèse est qu’il faut mettre cette attitude et l’engagement qu’elle traduit, tels qu’ils sont mis en œuvre dans l’écriture de l’Histoire de l’éducation…, en relation avec certains aspects du mouvement des Annales et avec son projet d’identifier des contextes et des structures sociales plus larges : économies, classes, mentalités, etc., y compris l’éducation. Bien sûr, dans De la connaissance historique, Marrou note qu’en arrivant à la Sorbonne en 1925, il a cherché une source d’inspiration chez les « annalistes » Febvre et Bloch, qui étaient à ce moment « exilés » à Strasbourg. Mais s’il n’a pas trouvé dans l’histoire des Annales un modèle, il lui a emboîté le pas de telle sorte que son histoire de l’éducation recèle des parallèles frappants avec les préoccupations de cette école historiographique. Si la conception propre aux Annales s’intéressait à la nature de l’homme et à sa culture, alors, tout bien pesé, l’éducation était un sujet d’étude qui s’inscrivait dans ce programme. Dans l’Introduction de son Histoire de l’éducation, Marrou écrit : « [L’éducation] est l’épitomè concentrée d’une culture et, en tant que telle, elle est inséparable de la forme de cette culture, et périt avec elle » (p. XX). Si la conception primitive des Annales reconnaissait la nécessité d’étudier les transformations historiques à l’échelle de la longue durée, l’Histoire de l’éducation…, de son côté, a mesuré les évolutions de l’éducation antique sur une longue période de quinze cents ans. Dans la vision de Marrou, l’éducation est un sujet qui élargit les horizons de l’historien de l’Antiquité dans la mesure où Athènes ou la Grèce de l’époque classique n’y apparaissent pas comme un sommet ou un moment privilégié, mais où l’auteur préfère attirer l’attention sur la période hellénistique et sur son héritage.
8Tel est l’apport de l’œuvre de Marrou à la connaissance de l’éducation antique.
LE PROJET D’UNE NEW HISTORY OF EDUCATION IN ANTIQUITY
9Cinquante ans environ après l’Histoire…, j’ai en charge l’édition d’une nouvelle histoire de l’éducation dans l’Antiquité. La question qui se pose est la suivante : qu’est-ce qui justifie de réécrire, après Marrou, l’histoire de l’éducation – car ce projet implique jusqu’à un certain point une réécriture ? Aurions-nous découvert des quantités de matériaux de nature à transformer l’idée que nous nous faisons de l’art d’enseigner et d’apprendre dans le monde antique ? Rien de tel. Ce qui se passe en réalité, c’est que nous nous posons désormais, sur ce qu’étaient pour les Anciens enseigner et apprendre, des questions différentes, et que nous découvrons que les documents, aujourd’hui, s’adressent à nous en termes différents. Si l’histoire de l’éducation consiste en l’exposé de représentations concernant les activités et les expressions que nous plaçons sous les termes d’éducation/ paideia, et si on ne peut plus se satisfaire des exposés conventionnels, ce constat devient la base sur laquelle édifier une nouvelle histoire.
10Pour Marrou et ses prédécesseurs, l’histoire de l’éducation est une histoire qui concerne les enfants et les jeunes gens, parfois les jeunes filles, que leurs maîtres instruisent dans la gymnastique, la musique, la littérature et l’art oratoire. L’éducation est une activité limitée à un moment particulier de la vie – l’enfance et la jeunesse – et à un lieu particulier, la maison (à Rome) et/ou la salle de classe. Cette activité est distincte de celles qui concernent l’âge adulte, la politique, le pouvoir. Dans son article de 1958, « What was authority ? », Hannah Arendt a perpétué cette approche de l’éducation7. Elle y identifiait le fait d’élever des enfants et de les éduquer comme le royaume du prépolitique, et par voie de conséquence comme une sphère distincte de la polis et de ses préoccupations, distincte du domaine public, du domaine politique. Arendt écrit ainsi : « Dans l’éducation…, nous avons toujours affaire à des gens qui ne peuvent encore être admis à la vie et à l’égalité politiques parce qu’on est en train de les y préparer » (p. 97). Pour elle, l’éducation est sans rapport avec la politique, à moins qu’elle n’aide directement l’étudiant à participer aux affaires publiques ; or, elle ne le fait pas.
11Et pourtant, l’Antiquité elle-même suggère qu’il est erroné de percevoir l’éducation comme non-politique ou apolitique. L’Antiquité semble avoir produit un corpus entier d’écrits qui se préoccupait consciemment, et souvent déclarait se préoccuper de la paideia parce qu’il s’agissait d’une affaire politique. Une grande partie du corpus platonicien se préoccupe de l’éducation des jeunes gens et de communautés entières, précisément parce que la formation de l’âme était le moyen de former la communauté idéale. Le philosophe-roi de la République exprime avec force le lien étroit qui unit la connaissance et le pouvoir. Aristote consacre des parties entières de son œuvre, en particulier la Politique, à la question de savoir comment instruire et socialiser les enfants et les jeunes gens dans le cadre de la communauté civique. Quant à Platon, on comprend à le lire que ce que les enfants entendent, lisent et regardent détermine ce qu’ils seront, et réciproquement ce que deviendra la communauté où ils vivent ; c’est pourquoi ces influences sont soumises à des règles rigoureuses. Mentionnons encore au ive siècle la Cyropédie de Xénophon, littéralement « l’éducation de Cyrus », qui a pour thème l’éducation et la carrière ultérieure du prince perse, au moment où Isocrate, de son côté, montrait que la paideia pouvait inclure l’instruction des adultes. Il traitait des questions concernant l’éducation du dirigeant politique dans sa trilogie chypriote : Evagoras, ANicoclès, Nicoclès. Dans l’Aréopagitique, il célèbre le tribunal ancestral de l’Aréopage comme l’organisme qui a historiquement éduqué le peuple athénien, tandis que dans l’Antidosis il prend la défense d’Athènes, éducatrice de la Grèce : pour lui, c’est là le résultat de la culture, entretenue par la cité elle-même, de la paideia rhétorique.
12Parmi les études récentes, les recherches de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron ont également avancé l’idée que l’éducation est une forme de socialisation qui aboutit à la (re) production sociale : l’école tend à recréer et à perpétuer la hiérarchie sociale, politique et économique de la société existante8. Il est désormais temps que l’histoire intellectuelle de l’Antiquité s’intéresse aux dimensions politiques de la culture grecque et romaine, qui sont apparues récemment au premier plan dans bien d’autres domaines de la recherche sur l’Antiquité classique, par exemple, dans les études consacrées à la tragédie grecque comme expression de la polis, dans l’interprétation de la rhétorique comme expression d’identités et d’idéologies de classe, etc. Dans l’Antiquité, l’éducation n’était pas désintéressée, bien que les historiens n’aient pas prêté attention à l’intégration de ses manifestations dans les structures politiques et sociales. Il s’agit d’un processus de socialisation dont l’objectif principal était de créer un citoyen loyal et productif, dans l’intention de maintenir la communauté dans un état d’équilibre. Ce processus était imbriqué dans le système de pouvoir ; plus précisément, il visait à former les dirigeants à diriger, les dirigés à être dirigés. Processus largement fondé sur l’exclusion, puisque la naissance et l’appartenance de classe, plutôt que la compétence, étaient les critères déterminants dans le choix de ceux qui auraient droit à la formation et à la « connaissance ». Les écrivains anciens invoquent fréquemment la rhétorique de la vertu innée pour justifier les privilèges de naissance et de classe. L’éducation donnait le pouvoir aux hommes de pouvoir, elle assujettissait les sujets. Parfois, cependant, elle a subverti ces structures ; parfois, elle a ouvert la voie à d’autres possibilités, comme le montre le volume Pedagogy and Power, que j’ai édité en collaboration avec Niall Livingstone.
13La New History of Education in Antiquity prend en compte les dimensions politiques et sociales de l’éducation dans l’Antiquité. Ainsi, Mark Griffith présente un chapitre sur la socialisation de l’individu dans la Grèce archaïque à travers l’initiation dans des groupes d’âge comme les partheneia, les ephebeia, les hetaireia, ainsi que la pratique de l’athlétisme, de la musique et des loisirs. Josiah Ober considère le discours sur l’espace de la cité comme contribuant à former le citoyen de la démocratie athénienne. Tony Corbeill envisage la manière dont Rome s’est approprié l’éducation hellénique en déniant sa propre grécité, cependant que Robert Kaster examine les effets sur les jeunes gens des déclamations traitant du viol des jeunes femmes, quand ils avaient à les réciter. Le pouvoir est aussi un élément significatif lorsqu’il s’agit de donner ou non un aval à certaines pratiques ; c’est ainsi qu’Andrew Ford, dans son chapitre sur les sophistes, et Liz Asmis, dans celui qu’elle consacre à la philosophie hellénistique, s’intéressent aux critères permettant de distinguer entre enseignants légitimes d’une part, et d’autre part charlatans et sophistes. Ce recueil d’études, on le voit, fait peu de place à la glorification naïve de l’éducation antique.
14Puisque l’éducation est de toute évidence liée à la formation du citoyen, elle s’intègre à une démarche de socialisation plus large, une démarche qui ne s’effectue pas dans la « salle de classe », dont on s’est souvent fait une conception anachronique. C’est pourquoi ce volume prend en considération le fait qu’enseigner et apprendre, dans l’Antiquité, sont des activités qui ne se limitent pas à l’enfance, ni à des locaux spécialisés. Mon propre chapitre explore la loi athénienne en tant que discours instruisant le citoyen d’Athènes – l’adulte mâle – de son identité et de ses responsabilités de citoyen. La loi est un discours qui pose la cité en pédagogue de ceux qui l’habitent. Le chapitre de Sara Rappe traite de l’instruction chrétienne, laquelle recouvre d’une idéologie nouvelle la culture païenne des adultes dans l’Antiquité tardive. Cette éducation est inextricablement mêlée à d’autres aspects de la culture : ce constat ressort des différents domaines dans lesquels il peut être effectué. En outre, ce volume rencontre l’éducation antique à travers une grande diversité d’expressions : – littéraire : on lira l’analyse par Jim Porter de l’usage fait des textes littéraires dans l’éducation hellénistique, et l’étude de Raffaella Cribiore sur les Phéniciennes d’Euripide au cours de la période hellénistique et romaine ; – rhétorique, avec l’examen par Ruth Webb des progymnasta comme exercice scolaire, mais aussi l’analyse où Bob Kaster montre dans les récits de viol un principe ordonnateur de la déclamation romaine ; philosophique : Liz Asmis étudie les diverses pédagogies philosophiques de la période hellénistique et romaine, Bob Lamberton et Sara Rappe le néoplatonisme tardif et les débuts du christianisme ; iconographique, lorsqu’Aline Rousselle s’interroge sur le rôle pédagogique des images à l’époque romaine ; interdisciplinaire aussi, avec les textes de prose et de poésie qui présentent les lois comme les « maîtres » de l’État démocratique classique.
15Enfin, à considérer l’éducation comme un processus, on est amené à se rendre compte qu’il y a eu dans l’Antiquité des éducations, bien plutôt qu’une seule et même « éducation antique ». Toute reconstitution, ou ensemble de reconstitutions de la socialisation ou de l’évolution sociale, à propos d’un sujet aussi vaste que l’éducation dans l’Antiquité, doit aujourd’hui admettre qu’on ne peut plus se satisfaire, sous peine de fausser la réalité historique, de traiter seulement de la formation de l’identité masculine. Les contributions réunies dans ce volume rejettent la notion selon laquelle l’éducation antique a pour seul scénario l’instruction de jeunes garçons par des maîtres du sexe masculin. L’étude que Mark Griffith consacre aux structures archaïques de la socialisation, ainsi que mon propre chapitre sur la « pédagogie des lois », prouvent que l’enseignement peut être assuré par les institutions aussi bien que par des individus. Les auteurs considèrent que les femmes, les enfants et les esclaves participent (ou non) de bien des manières au processus pédagogique et que, en dehors des représentations hégémoniques, bien d’autres pourraient être formulées, comportant (ou non) des formes de socialisation correspondant à des milieux divers. C’est ainsi qu’Aline Rousselle attire l’attention sur l’éducation des filles et des femmes dans l’éducation juive. La contribution de Bob Kaster montre comment les femmes, de manière bien différente, forment le sujet de tout un matériau rhétorique utilisé dans les formations des jeunes Romains.
16L’éducation dans l’Antiquité a également cessé de n’être qu’une éducation grecque conçue de manière essentiellement statique. Josiah Ober montre dans la pédagogie athénienne classique un produit de la structure civique, c’est-à-dire d’un type d’État très particulier ; dans la suite, la relecture de l’éducation « libérale » par Andrea Nightingale « contextualise » l’œuvre de Platon et celle d’Aristote, montrant en elles la construction d’une idéologie de classe spécifique. Bob Kaster et Ruth Webb traitent des formes particulières de l’éducation oratoire à Rome, déclamation et progymnasmata, tandis que le livre dans son ensemble reconnaît que l’Antiquité tardive est un domaine qu’on ne peut plus réduire à l’état d’appendice de l’Antiquité classique. C’est ce qu’ont en particulier démontré les travaux plus détaillés de Kaster et d’Ilsetraut Hadot. Robert Lamberton et Sara Rappe envisagent ainsi l’Antiquité tardive d’un point de vue littéraire et philosophique très différent.
17« On dit parfois qu’aucun livre n’est plus ennuyeux que ceux qui traitent d’éducation. » Tel fut le commentaire de M. L. Clarke dans le compte-rendu qu’il fit en 1957 de la traduction anglaise de l’Histoire de l’éducation dans l’Antiquité. Clarke explicitait ainsi l’opinion de bien des historiens au sujet de l’histoire de l’éducation9. Marrou a fourni l’exception qui contredisait cette façon de voir, et c’est à lui que nous devons l’histoire de l’éducation. S’appuyant sur ce point de départ, avec la conviction que l’histoire de l’éducation est un sujet qui vaut d’être étudié, la New History of Education in Antiquity veut franchir un pas supplémentaire dans le sens d’une compréhension de l’éducation antique comme un processus complexe et pluriel. Là où Marrou considérait la paideia comme un modèle qu’il situait à la période hellénistique, la nouvelle histoire s’intéresse à l’éducation dans la variété de ses formes et de ses manifestations tout au long de l’Antiquité. L’attention s’est déplacée du paradigme à la description de processus culturels, de types de socialisation, de modes de connaissance. Ce que signifie cette pluralisation, c’est qu’il nous est permis de souhaiter n’emporter avec nous dans l’avenir que certains aspects de l’histoire gréco-romaine et en laisser d’autres à l’abandon, plutôt que de chercher à présenter l’Antiquité gréco-romaine comme la généalogie nécessaire de ce que nous faisons comme enseignants et comme étudiants. C’est la raison pour laquelle il convenait de terminer ce volume par les réflexions de Chris Stray sur ce que l’histoire de l’éducation dans l’Antiquité peut signifier pour la discipline que nous appelons aujourd’hui education/pedagogy.
Notes de bas de page
1 Note des éditeurs : depuis la rédaction de ce texte, le livre annoncé par Mme Yun Lee Too est paru sous le titre Education in Greek and Roman Antiquity, Leyde, Brill, 2001. Cf. ci-dessus notre introduction.
2 Voir P. Riché, In Memoriam Professeur Henri-Irénée Marrou, Pedagogica Historica, 17, 1977, p. 493.
3 Cf. H.-I. Marrou, Histoire de l’éducation dans l’Antiquité, Paris, Seuil, 1948, 6e éd. 1964, tr. angl., p. XIII.
4 W.V. Harris, Ancient Literacy, Cambridge (Mass.) et Londres, Harvard University Press 1989, p. 289 souligne, à juste titre que Marrou surévalue grandement les objectifs du système scolaire hellénistique.
5 Cf. la contribution de Fr. Grèzes-Rueff, « L’analogie contemporaine dans l’Histoire de l’éducation dans l’Antiquité », ci-dessous.
6 Marrou, De la connaissance historique, Paris, Seuil, 1954, p. 96-98 ; P. Ricoeur, The contribution of french historiography to the theory of history, The Zaharoff Lecture for 1978-1979, Oxford, 1980, p. 13-14.
7 « What was authority ? », in C.J. Friedrich ed., Authority. Nomos I, Cambridge, Mass., 1958, p. 81-112 (repris et traduit en français dans La crise de la culture, Paris, Gallimard, Idées, 1972, p. 121-185).
8 Voir par exemple P. Bourdieu et J.-C. Passeron, La reproduction, Paris, Minuit, 1970 ; P. Bourdieu, Homo Academicus, Paris, Minuit, 1984.
9 Classical Review, 7, 1957, p. 235-237.
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Que reste-t-il de l’éducation classique ?
Ce livre est cité par
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- Caruso, Ada. (2022) “Mikra theatra”. Criteri esegetici per l’identificazione dei luoghi dell’insegnamento domestico tra il II e il VI sec. d.C.. Antiquité Tardive, 29. DOI: 10.1484/J.AT.5.128656
Que reste-t-il de l’éducation classique ?
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