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Que reste-t-il de l’éducation classique ?

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Jean-Marie Pailler
, 
Pascal Payen

Première partie. Relectures pour aujourd’hui

Méthode historique et philosophie de l’histoire de Taine à Marrou

Jérôme Grondeux

Texte intégral

  • 1 Une excellente approche de l’itinéraire de Marrou se trouve dans l’ouvrage collectif Henri-Irénée M (...)

1Henri-Irénée Marrou apparaît de plus en plus comme une figure centrale de l’histoire des intellectuels (mais aussi de l’histoire intellectuelle) au xxe siècle1. Sa pensée est enracinée tout à la fois dans le patrimoine philosophique européen, dans une confrontation entre héritage chrétien et défis de la modernité, entre philosophie, histoire et théologie – et je ne dis rien de son goût pour la musique. Homme de culture au plein sens du terme, il a toujours voulu sauvegarder au sein même de la modernité une interrogation sur le sens, nécessitant un recul par rapport à toute technique, même par rapport à une technique historique qu’il maîtrisait remarquablement.

  • 2 Étude déjà amorcée par le colloque de Lille des 21 et 22 novembre 1997, Yves-Marie Hilaire éd., L’h (...)

2Le personnage mérite une étude d’ensemble, à laquelle le présent livre fournira d’ailleurs d’utiles contributions2. Cette étude devra se préoccuper de le resituer dans les grands courants intellectuels de son temps, seule manière de marquer l’originalité de son apport.

  • 3 « Henri-Irénée Marrou et Raymond Aron face à la connaissance historique », ibid., p. 173-195.

3J’ai déjà eu l’occasion de caractériser ce qui séparait et unissait la philosophie critique de l’histoire de Marrou et celle de Raymond Aron, dont il avait été avant la guerre le plus chaleureux soutien3. Le consensus portait sur les références philosophiques, les nuances sur une plus grande importance de la préoccupation théologique et de la pratique historienne dans la réflexion de Marrou qui se méfiait d’un excès d’existentialisme de la part de Raymond Aron. Je voudrais ici étudier plus précisément ces références, pour montrer en quoi Marrou, comme Aron, est redevable à une réflexion qui précède la Première Guerre mondiale, faire la part également du souci théologique dans son ralliement à la philosophie critique de l’histoire, et enfin examiner si Marrou n’a pas été porté à surestimer sa rupture avec le « positivisme » historique tel que celui-ci s’est développé depuis Taine, en particulier sur le plan de la méthodologie historique.

UNE PENSÉE ALLEMANDE ET FRANÇAISE

  • 4 Paris, Seuil, 1re édition 1954.
  • 5 Histoire et historiens. Une mutation idéologique des historiens français., 1865-1885, Toulouse, Pri (...)

4Dans son célèbre ouvrage De la Connaissance historique4, Henri-Irénée Marrou s’en prend à plusieurs reprises au « positivisme » historique. On a souvent critiqué le flou du terme, et on sait que la polémique est rarement l’amie de la précision lexicographique. Charles-Olivier Carbonell, dans sa thèse5 consacrée aux années 1865-1885, qui voient s’institutionnaliser en France une histoire universitaire à vocation scientifique, préfère aux ambiguïtés du mot le qualificatif de « méthodique » pour qualifier ce nouveau type d’histoire. Ce terme rend bien compte d’une première mutation à l’intérieur de la mouvance « positiviste » au sens large, qui sépare des historiens comme Gabriel Monod, Langlois ou Seignobos de l’historien-philosophe Taine. Ces « nouveaux positivistes » conservent la nécessité de l’érudition et d’une solide assise documentaire, la volonté de travailler à l’édification d’une connaissance historique « scientifique », mais renoncent à la quête de « lois de l’histoire » et renvoient la synthèse à plus tard, préférant se consacrer dans un premier temps à des études précises.

  • 6 « Seignobos revisité », xxe siècle. Revue d’histoire, 43, juillet-septembre 1994, p. 100-118.
  • 7 Sophie-Anne Leterrier, Le xixe siècle historien. Anthologie raisonnée, Paris, Belin, 1997, p. 56.

5L’école « méthodique » a souvent été caricaturée par ses successeurs, qu’il s’agisse de l’École des Annales, ou, en certains passages, d’Henri-Irénée Marrou lui-même. Dans un article d’il y a quelques années sur Seignobos6, Antoine Prost a rouvert le dossier et montré que ces historiens n’étaient pas des naïfs : ils posaient par exemple l’impartialité comme un idéal sans présupposer qu’ils l’atteindraient absolument. Ils savaient que l’historien n’est pas un pur esprit, et utilisaient plutôt leur technique historique comme un garde-fou. Mais il est certain qu’ils en restaient sur le plan de la réflexion historiographique au niveau de l’« empirisme », selon le juste mot de Sophie-Anne Leterrier7.

  • 8 Ou qu’accomplit aujourd’hui un François Dosse dans un petit livre concis et stimulant, L’histoire o (...)
  • 9 Dans Sophie-Anne Leterrier, op. cit., p. 298-302.
  • 10 Cf. Jean-Thomas Nordmann, Taine et la critique scientifique, Paris, PUF, 1992.

6Si nombre de leurs conseils informent encore notre pratique historiographique, on ne peut pas dire qu’ils nous aient légué une réflexion d’ensemble sur la manière dont l’activité historienne s’articule avec le vécu et les interrogations de l’historien. Pour cela, un détour philosophique était indispensable, un détour du type de celui que Marrou, précisément, accomplira8. Nous pouvons avancer que l’historien méthodique couple un fonds métaphysique tainien et un empirisme centré sur le travail concret de l’historien : comme on le voit dans un texte que Gabriel Monod rédige en 1900 pour la Revue de synthèse historique, l’horizon scientifique ultime de ces hommes reste l’élaboration d’une psychologie sociale, obtenue par l’utilisation de l’histoire, de la psychologie, de la linguistique, afin d’édifier une science de l’homme valable pour tous les temps et tous les lieux9, ce qui correspond parfaitement au projet intellectuel d’Hippolyte Taine10.

  • 11 Cf. Jérôme Grondeux, « Des historiens français face à l’Allemagne de Taine à Goyau », à paraître da (...)
  • 12 Cf. Daniel Lindenberg, « Un maître des études germaniques malgré lui : Charles Andler », Préfaces, (...)
  • 13 Henri-Irénée Marrou, De la Connaissance historique, Paris, Seuil, 1954, rééd. 1975, p. 19.

7Ce manque de recul critique au sens philosophique du terme ou plus précisément de questionnement épistémologique interroge. Il y a un décalage entre l’ampleur de la réflexion épistémologique en Allemagne et sa relative faiblesse en France. Or, si le contact culturel entre les deux pays n’est pas coupé après 1870, en particulier dans la communauté historienne11, la philosophie universitaire française reste avant 1914 fermée à l’influence de la philosophie allemande. Charles Andler échoue ainsi à l’agrégation de philosophie pour avoir cité Hegel12. Aussi la réflexion sur l’histoire ne peut-elle pas bénéficier de l’apport du néokantisme, qui veut alors édifier une nouvelle épistémologie des sciences humaines. On ne peut, selon Marrou, prendre connaissance de celui-ci en France, avant 1914, que dans la Revue de Synthèse historique, qui reste pourtant « positiviste13 ».

  • 14 Ibid., p. 20.
  • 15 Ibid., p. 64.
  • 16 « La foi historique » (1959), reproduit à la suite de De la connaissance historique, p. 284.

8Je voudrais présenter ici brièvement la pensée de Dilthey, qui a influencé Marrou via Aron, Aron étant l’homme qui a vraiment fait entrer cette pensée dans l’horizon intellectuel français14. Ce n’est pas la seule influence philosophique ressentie par Marrou, qui, outre Bergson, invoque les penseurs britanniques comme Wately et Bradley, et le napolitain Benedetto Croce, mais les difficultés d’interprétation de la pensée de Dilthey constituent un point d’observation privilégié pour l’histoire des idées, et Marrou lui-même considère que « notre philosophie critique de l’histoire est née avec Dilthey15 », même s’il juge dans un article de 1959 avoir trop insisté sur lui aux dépens de ses autres sources16.

  • 17 « La philosophie allemande », Histoire de la philosophie, III. Du xixe siècle à nos jours, Yvon Bel (...)
  • 18 Art. « historicisme » du Dictionnaire des sciences historiques, André Burguière dir., Paris, PUF, 1 (...)
  • 19 Angèle Kremer-Marietti, Wilhem Dilthey et l’anthropologie historique, Paris, Seghers, 1971. Signalo (...)

9Comme pour l’ensemble du néokantisme, Dilthey se prête à des interprétations contradictoires. Pierre Trotignon17 voit dans son entreprise un effort qui continue celui du positivisme. Olivier Dumoulin le voit au contraire comme celui qui met fin au scientisme en histoire18. Angèle Kremer-Marietti le présente comme fondateur d’une anthropologie historique évoquant le structuralisme19. Cela tient à la différence des régimes de scientificité allemand et français avant 1939-1945 et à l’inachèvement de l’œuvre de Dilthey.

  • 20 Cf. Étienne François, art. « Allemagne » du Dictionnaire des Sciences historiques.

10En France le modèle dominant reste en effet longtemps celui des sciences de la nature, sur lequel les autres disciplines doivent s’aligner. En Allemagne, l’histoire, pour ne citer qu’elle, a tôt confirmé sa spécificité avec Humboldt, Ranke, Niehbur20. Dilthey veut parachever cet effort et le généraliser en fondant hors de toute métaphysique (et il considère l’importation de modèles venus des sciences de la nature comme arbitraire, donc relevant d’un postulat métaphysique) les « sciences de l’esprit ». Donner aux sciences humaines leur propre régime de scientificité : ce sujet a en France une couleur nettement « antipositiviste ».

  • 21 En particulier dans Du texte à l’action. Essais d’herméneutique II, Paris, Seuil, 1986.
  • 22 Lettre du 25 avril 1939, citée par H. I. Marrou, « Introduction à la philosophie de l’histoire, le (...)
  • 23 Cf. André Mandouze, « Une théologie de l’histoire inspirée par saint Augustin », dans L’histoire du (...)

11D’autre part Dilthey n’achève pas son projet mais laisse en circulation beaucoup de concepts et d’intuitions cernant la spécificité de l’approche historique en la différenciant des sciences expérimentales. Ainsi sa célèbre distinction entre « expliquer » et « comprendre » : on explique en faisant référence à des lois ou exclusivement aux circonstances extérieures, on comprend quand on reconstitue l’univers intérieur, la subjectivité, l’univers mental et spirituel des hommes qu’on étudie, démarche indispensable à l’étude du passé humain. Je résume grossièrement une distinction que l’on trouve exposée de manière approfondie (et critiquée) dans les travaux de Paul Ricœur21. Pour Dilthey, et pour Aron qui le suit, on peut arriver à une compréhension « universellement valable » – donc scientifique. Pour Marrou, cela nous introduit dans le domaine de la rencontre avec l’Autre, sans que l’on puisse prétendre avoir le dernier mot. Une dialectique du Même et de l’Autre peut s’ouvrir en histoire. La correspondance d’Aron et de Marrou témoigne d’ailleurs de cette nuance. Marrou reprochait à Aron d’oublier la dimension de « rencontre d’autrui » et Aron lui répondait, « les yeux fixés sur Dilthey » et « l’anarchie des Weltanschauungen » selon Marrou, qu’on risquait d’aboutir à une « pluralité incohérente » qui empêcherait de trouver un sens à la continuité historique22. À ce moment, Aron croit encore qu’il pourra édifier une philosophie de l’histoire conférant au devenir historique une intelligibilité globale, tandis que pour Marrou, comme on le sait23, c’est uniquement dans une théologie qui s’appuie sur la Révélation que l’on peut rechercher un tel sens de l’histoire.

12Quoi qu’il en soit, Dilthey est l’homme qui montre l’impossibilité d’une philosophie de l’histoire, si on conçoit celle-ci comme une « explication » globale du devenir historique, la description d’un processus impersonnel capable d’épuiser celui-ci. De ce point de vue, c’est l’anti-Auguste Comte, comme l’opposé absolu du marxisme-léninisme. Il faut d’ailleurs relever que, à la fin du xixe siècle, le socialiste allemand Bernstein tenta de « réviser » le marxisme, pour en conserver le sens moral et émancipateur, tout en le débarrassant du déterminisme qui en faisait une philosophie « dure » de l’histoire ; il s’appuya sur le néokantisme.

  • 24 H. I. Marrou, sous le pseudonyme d’Henri Davenson, « Henri Bergson et l’histoire », Henri Bergson, (...)
  • 25 Ibid., p. 208-209.
  • 26 Ibid., p. 210.

13Dans le climat intellectuel français, l’influence de Bergson incite Marrou peut-être plus encore qu’Aron à accentuer la déconstruction, dans la foulée de Dilthey, de l’idée d’un passé susceptible d’une lecture univoque qui se prétendrait seule interprétation scientifique. Marrou dit avoir été « élevé dans l’atmosphère bergsonienne24 ». La médiation de Charles Péguy est aussi très présente, en particulier par la lecture de Clio et de la Note conjointe (1914), où la réflexion bergsonienne sur le temps a été appliquée à l’histoire par un Péguy en guerre contre la Sorbonne. Cette réflexion est ainsi passée de la « conscience individuelle », son premier champ d’application, à la « durée historique25 ». À Bergson et à Péguy, Marrou affirme devoir l’idée suivante : l’histoire procède à une reconstruction a posteriori d’une durée qui originellement n’est pas linéaire. Comme le dit Péguy, « le futur n’est pas seulement du passé pour plus tard », il y a dans le réel de l’« imprévisibilité » ; l’histoire devient alors pour Marrou un « jaillissement pur26 » dont il ne voudra demander le sens qu’à une théologie, non à une philosophie.

14Marrou affirme enfin devoir à Bergson et à ce que ses adversaires ont nommé son « anti-intellectualisme » une méfiance pour les schémas rationnels prétendant rendre compte du développement historique. Parmi ces simplifications, il mentionne, dans ce texte de 1943 signé du pseudonyme Henri Davenson, le « racisme ».

15Les « influences », les « filiations » n’expliquent jamais tout. Il faut faire une part importante, dans l’adoption enthousiaste de la « philosophie critique de l’histoire », aux préoccupations religieuses de Marrou.

LES PRÉOCCUPATIONS D’UN HISTORIEN CHRÉTIEN

  • 27 Pour une approche rapide, sous forme d’essai, de ces questions, voir Jérôme Grondeux, « Sur les vie (...)
  • 28 Cf. Naissance de la méthode critique. Colloque du centenaire de l’École biblique et archéologique f (...)

16Le lien entre science historique et religion ne se rencontre bien sûr pas seulement chez lui. On sait que l’essor de la méthode historique a beaucoup dû aux polémiques entre catholiques et protestants des xvie-xviie et aux investigations des bénédictins. Cette méthode ayant trouvé ses procédures, on en vient à l’appliquer à l’étude de l’Écriture sainte. Depuis la fin du xviiie siècle, le problème du Jésus historique est posé en Allemagne, là où l’activité théologique est la plus intense. Dans le fil du riche débat qui occupe tout le xixe siècle, le débat se joue assez tôt en termes de compétence dans ces questions de la discipline historique : une interrogation à ce propos est très présente chez Neander, répondant à la Vie de Jésus de Strauss27. Cependant, la question des rapports entre connaissance religieuse et connaissance historique reste posée, même si cela est souvent en des termes moins caricaturaux que ne le donnerait à penser un trop rapide examen du débat autour de la Vie de Jésus de Renan (1863)… ou même la lecture de ce que dit Marrou à propos des historiens du xixe siècle. Harnack en Allemagne, Sabatier et Loisy en France, ont tenté une adaptation de la théologie à l’exégèse historico-critique. Avec un certain protestantisme libéral et le modernisme catholique, il a parfois semblé, avant 1914, qu’accorder un certain crédit à la méthode historico-critique était une attitude incompatible avec la fidélité aux bases traditionnelles du christianisme, malgré les efforts de nombreux conciliateurs, comme le Père Lagrange28.

  • 29 Ouvrage analysé par Jacques Prévotat, « Fondements d’une culture chrétienne », dans L’histoire du c (...)
  • 30 Henri-Irénée Marrou. Crise de notre temps et réflexion chrétienne, de 1930 à 1975, p. 47.
  • 31 Ibid., p. 49.

17Chrétien et historien, Marrou se doit de proposer une solution au problème des rapports entre foi et histoire, et ce d’autant plus qu’il veut participer à un projet intellectuel ambitieux qu’il a lui-même exposé dans ses Fondements d’une culture chrétienne29 de 1932. Il s’agit de « ramener le monde à une synthèse chrétienne30 » qui implique d’intégrer et d’assurer l’ensemble de la vie culturelle dans une perspective catholique. « Nous avons beau, écrit-il alors, proclamer la faillite totale de notre culture moderne : ce n’est qu’à partir d’elle-même que nous pourrons commencer à créer celle qui doit la remplacer un jour31

  • 32 Ibid., p. 75.
  • 33 « Brève histoire de l’exégèse critique du Nouveau Testament », Les Quatre Fleuves, no 7, p. 7-14.

18Marrou pensait que le modernisme était une impasse, mais que la question qu’il avait posée n’avait pas été résolue32. La seule solution satisfaisante était, à la manière du P. Lagrange, mais d’une manière plus philosophique, d’attaquer les abus de l’exégèse historico-critique sur le terrain même de la validité historienne de leurs présupposés. Cette démarche est omniprésente dans le célèbre article d’Esprit que Marrou a consacré en 1939 à la thèse de Raymond Aron, article intitulé « Tristesse de l’historien ». Marrou insiste sur l’idée que l’histoire ne peut dans l’état de sa documentation confirmer ou démentir les croyances traditionnelles relatives à la conception du Christ. Attentif aux questions d’exégèse, il trouvera par la suite dans une interprétation dans un sens modéré des travaux de l’école de la Formgeschichte de Bultmann une solution33 : nous n’accédons par le Nouveau Testament qu’au témoignage des premières communautés chrétiennes, et il est vain de vouloir à partir de cette source porter, dans un sens ou dans l’autre, un jugement sur l’historicité de tel ou tel fait. Ce simple constat devrait effectivement inciter à la prudence, mais Marrou était bien conscient que nous n’étions pas au bout des tentatives hasardeuses de construction d’un « Jésus de l’histoire »…

19L’ensemble de ces préoccupations et de ces influences s’expriment dans le célèbre De la connaissance historique. Mais qu’en est-il de la conception qu’a Marrou de la pratique historienne ? Celle-ci est-elle vraiment en rupture avec les historiens « méthodiques » ?

MARROU DANS LA TRADITION HISTORIENNE

  • 34 « L’Introduction à la philosophie de l’histoire : le point de vue d’un historien », dans Mélanges e (...)

20Disons-le d’abord tout net pour n’y plus revenir : Marrou n’a jamais préconisé l’abandon d’une érudition dont il fut d’ailleurs un illustre praticien. Lui-même avait conscience d’avoir été parfois un peu loin dans la charge antipositiviste. On pourrait lui appliquer ce qu’il a écrit à la fin de sa vie : « Toute recherche se pose à la fois en contestataire (consciente) et héritière (souvent très largement inconsciente) par rapport à celle de ses prédécesseurs. » Il avait suivi en 1925 l’enseignement méthodologique du vieux Seignobos et il reconnaît de bonne grâce que celui-ci était affaibli : « Alors que l’Introduction [aux études historiques, le fameux « Langlois Seignobos »] consacrait près de trente pages sur trois cents aux “opérations de synthèse”, nous nous entendions dire quelque chose comme : la synthèse, un bien grand mot34 !» Nul doute que la « gérontocratie » des années 20 qu’il dénonçait comme conséquence de la guerre de 1914-1918 n’ait accentué cette révolte.

21Marrou se trouve en tout cas dans une grande continuité historiographique quand il défend l’exigence de « sympathie » ou d’« empathie ». Taine a développé cette idée, qu’il reprenait aux historiens romantiques, dans son Essai sur Tite-Live, paru en 1856, qui est en fait un véritable écrit théorique sur l’écriture de l’histoire ; il insiste sur la nécessité pour l’historien de saisir le point de vue des hommes qu’il étudie :

  • 35 Hippolyte Taine, Essai sur Tite-Live, présentation de Jérôme Grondeux, rééd. Économica, 1994, p. 63 (...)

Il veut sentir en barbare parmi les barbares, et parmi les anciens en ancien ; le voilà donc qui sort de son siècle et de sa nation pour ressusciter soi-même les passions originales, les croyances étranges, le caractère oublié des autres peuples et des autres âges35.

  • 36 Origines de la France contemporaine, Paris, Laffont, 1986, tome I, p. 159. Taine donne l’exemple du(...)
  • 37 Ibid.

22Dans les Origines de la France contemporaine, Hippolyte Taine reproche aux hommes du xviiie siècle (par rapport auxquels il se sent pourtant en filiation) leur manque d’approche sympathique du passé. « L’imagination sympathique étant absente, on ne savait pas sortir de soi-même, se transformer en des points de vue distants, se figurer les états étranges et violents de l’esprit humain, les moments décisifs et féconds pendant lesquels il enfante une créature viable, une religion destinée à l’empire36 » ; il leur reproche même, d’un point de vue qui évoque l’hégélianisme « de droite », d’avoir mal jugé la rationalité des traditions en leur temps à cause de cela : « On ne soupçonnait pas que la vérité n’avait pu s’exprimer que par la légende, que la justice n’avait pu s’établir que par la force, que la religion avait dû revêtir la forme sacerdotale, que l’État avait dû prendre la forme militaire, et que l’édifice gothique avait, aussi bien qu’un autre, son équilibre, sa solidité, son utilité et même sa beauté37.» Cet usage de la sympathie se retrouve dans le manifeste qui ouvre le premier numéro de la Revue historique (où Taine figure parmi les parrains) de Gabriel Monod :

  • 38 Cité par Charles-Olivier Carbonell, op. cit., p. 414.

L’historien ne peut comprendre le passé sans une certaine sympathie, sans oublier ses propres sentiments, ses propres idées, pour s’approprier un instant ceux des hommes d’autrefois, sans se mettre à leur place, sans juger les faits dans le milieu où ils se sont produits38.

  • 39 « Ce qu’on a appelé l’esprit critique, depuis cent cinquante ans, a été trop souvent une habitude p (...)

23Fustel de Coulanges insistait également sur cet aspect de la critique historique39.

  • 40 « Brève histoire de l’exégèse critique du Nouveau Testament », Les Quatre Fleuves, no 7, p. 12.

24Marrou n’est donc pas totalement en rupture avec la tradition historiographique quand il écrit en 1977 ces lignes qui résument bien sa pensée : « Nous ne faisons plus de l’esprit critique la seule vertu de l’historien ; avant de nous demander, comme le prescrivait la théorie positiviste : « Le témoin s’est-il trompé, a-t-il voulu nous tromper ? », nous nous inquiétons d’abord de savoir si nous avons bien compris ce que voulait dire ce témoin, quelle est la nature de ce témoignage, et par suite quelles sont les questions qu’il est légitime de lui poser40.» Mais nous pouvons ainsi mieux mesurer ce qu’est son apport : il opère le passage d’une vision « procédurale » de l’histoire à une vision plus épistémologique qui implique une réflexion sur le travail de l’historien. Ainsi, par rapport aux historiens méthodiques, la démarche de Marrou est plutôt englobante que destructrice : il s’en prend surtout aux « recettes de basse cuisine » du Langlois-Seignobos qui est à l’histoire « ce que le manuel pratique des indulgences est à la véritable piété chrétienne » et intègre en fait l’essentiel de ces techniques dans une conception plus large du métier d’historien, voulant substituer à une simple technique inconsciente de ses limites une pratique réfléchie qui fasse sens.

25Nous pourrions risquer l’idée que chez Marrou (comme chez Aron), c’est la rencontre du néokantisme qui définit la spécificité de l’épistémologie des sciences humaines et de l’héritage bergsonien qui est déterminante (peut-être plus particulièrement via Péguy pour Marrou), le tout, chez Marrou, reçu dans un projet de christianisation de la culture qui se muera progressivement en projet de présence chrétienne au monde (on pourrait dire qu’il va de la tentative de « synthèse chrétienne » à une théorie de la rencontre). Mais resituer historiquement ce projet ne lui ôte pas toute actualité : cette démarche permet de mieux faire ressortir ce qui est central dans l’apport de Marrou, à savoir l’intégration de la conscience de l’historien dans la réflexion sur l’histoire. Pour bien longtemps, la réflexion d’Henri-Irénée Marrou sur l’histoire aidera les historiens à obéir au vieux précepte de Montaigne en se tenant « au-dessus de leur ouvrage ».

Notes

1 Une excellente approche de l’itinéraire de Marrou se trouve dans l’ouvrage collectif Henri-Irénée Marrou. Crise de notre temps et réflexion chrétienne, de 1930 à 1975, Paris, Beauchesne, 1978, avec en particulier une remarquable introduction de Jean-Marie Mayeur, p. 9-29.

2 Étude déjà amorcée par le colloque de Lille des 21 et 22 novembre 1997, Yves-Marie Hilaire éd., L’histoire du christianisme et les progrès de la méthode historique d’Ernest Renan à Henri-Irénée Marrou, Lille, Presses universitaires du Septentrion, 1999.

3 « Henri-Irénée Marrou et Raymond Aron face à la connaissance historique », ibid., p. 173-195.

4 Paris, Seuil, 1re édition 1954.

5 Histoire et historiens. Une mutation idéologique des historiens français., 1865-1885, Toulouse, Privat, 1976.

6 « Seignobos revisité », xxe siècle. Revue d’histoire, 43, juillet-septembre 1994, p. 100-118.

7 Sophie-Anne Leterrier, Le xixe siècle historien. Anthologie raisonnée, Paris, Belin, 1997, p. 56.

8 Ou qu’accomplit aujourd’hui un François Dosse dans un petit livre concis et stimulant, L’histoire ou le temps réfléchi, Paris, Hatier, 1999.

9 Dans Sophie-Anne Leterrier, op. cit., p. 298-302.

10 Cf. Jean-Thomas Nordmann, Taine et la critique scientifique, Paris, PUF, 1992.

11 Cf. Jérôme Grondeux, « Des historiens français face à l’Allemagne de Taine à Goyau », à paraître dans L’amitié Charles Péguy, revue trimestrielle.

12 Cf. Daniel Lindenberg, « Un maître des études germaniques malgré lui : Charles Andler », Préfaces, 13, mai-juin 1989, p. 89-92.

13 Henri-Irénée Marrou, De la Connaissance historique, Paris, Seuil, 1954, rééd. 1975, p. 19.

14 Ibid., p. 20.

15 Ibid., p. 64.

16 « La foi historique » (1959), reproduit à la suite de De la connaissance historique, p. 284.

17 « La philosophie allemande », Histoire de la philosophie, III. Du xixe siècle à nos jours, Yvon Belaval dir., Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1974, p. 412-424.

18 Art. « historicisme » du Dictionnaire des sciences historiques, André Burguière dir., Paris, PUF, 1986.

19 Angèle Kremer-Marietti, Wilhem Dilthey et l’anthropologie historique, Paris, Seghers, 1971. Signalons une brève présentation très équilibrée par Jean-Louis Bourniquel dans l’article « Dilthey » du… Dictionnaire des théologiens et de la théologie chrétienne, Paris, Bayard éditions, 1998.

20 Cf. Étienne François, art. « Allemagne » du Dictionnaire des Sciences historiques.

21 En particulier dans Du texte à l’action. Essais d’herméneutique II, Paris, Seuil, 1986.

22 Lettre du 25 avril 1939, citée par H. I. Marrou, « Introduction à la philosophie de l’histoire, le point de vue d’un historien », dans Mélanges en l’honneur de Raymond Aron. Science et conscience de la société, t. I, Paris, Calmann-Lévy, 1971, p. 35-47 ; p. 42-43. Les lettres de Raymond Aron à Marrou sont malheureusement introuvables.

23 Cf. André Mandouze, « Une théologie de l’histoire inspirée par saint Augustin », dans L’histoire du christianisme et les progrès de la méthode historique de Taine à Marrou, op. cit., p. 247-259.

24 H. I. Marrou, sous le pseudonyme d’Henri Davenson, « Henri Bergson et l’histoire », Henri Bergson, Essais et témoignages, recueillis par Albert Beguin et Pierre Thévenaz, Les Cahiers du Rhône, hors série, août 1943, p. 205-213 ; p. 206.

25 Ibid., p. 208-209.

26 Ibid., p. 210.

27 Pour une approche rapide, sous forme d’essai, de ces questions, voir Jérôme Grondeux, « Sur les vies de Jésus, xixe-xxe siècles », dans L’Église et la culture, Ve université d’été d’Histoire religieuse, Vannes, 10-13 juillet 1996, Actes réunis par Gérard Cholvy, Montpellier, Université Paul Valéry [1997], p. 291-318.

28 Cf. Naissance de la méthode critique. Colloque du centenaire de l’École biblique et archéologique française de Jérusalem, Paris, Cerf, 1992.

29 Ouvrage analysé par Jacques Prévotat, « Fondements d’une culture chrétienne », dans L’histoire du christianisme et les progrès de la méthode historique de Taine à Marrou, op. cit., p. 117-131.

30 Henri-Irénée Marrou. Crise de notre temps et réflexion chrétienne, de 1930 à 1975, p. 47.

31 Ibid., p. 49.

32 Ibid., p. 75.

33 « Brève histoire de l’exégèse critique du Nouveau Testament », Les Quatre Fleuves, no 7, p. 7-14.

34 « L’Introduction à la philosophie de l’histoire : le point de vue d’un historien », dans Mélanges en l’honneur de Raymond Aron, t. 1, Paris, Calmann-Lévy, p. 35-47 ; p. 40.

35 Hippolyte Taine, Essai sur Tite-Live, présentation de Jérôme Grondeux, rééd. Économica, 1994, p. 63-64.

36 Origines de la France contemporaine, Paris, Laffont, 1986, tome I, p. 159. Taine donne l’exemple du Mahomet de Voltaire.

37 Ibid.

38 Cité par Charles-Olivier Carbonell, op. cit., p. 414.

39 « Ce qu’on a appelé l’esprit critique, depuis cent cinquante ans, a été trop souvent une habitude prise de juger les faits anciens au point de vue de la probabilité, c’est-à-dire au point de vue de leur concordance avec ce que nous jugions possible ou vraisemblable. Conçu de cette façon, l’esprit critique n’était guère autre chose que le point de vue personnel et moderne substitué à la vue réelle du passé. On a ainsi appliqué à l’histoire la méthode qui convient à la philosophie ; on a jugé d’après la conscience et la logique des choses qui ne s’étaient faites ni suivant la logique absolue ni suivant les habitudes de la conscience moderne.
« L’esprit critique, appliqué à l’histoire, consiste au contraire à laisser de côté la logique absolue et les conceptions intellectuelles du présent ; il consiste à prendre les textes tels qu’ils ont été écrits, au sens propre et littéral, à les interpréter le plus simplement qu’il est possible, à les admettre naïvement, sans y mêler du nôtre. Le fond de l’esprit critique, quand il s’agit de l’histoire du passé, est de croire les anciens.
« Quand je lis les travaux des modernes sur l’Antiquité, mon premier mouvement, je l’avoue, est de douter, parce que je reconnais trop souvent des pensées toutes modernes. Mais quand je lis les anciens mon premier mouvement est de croire, et je les crois d’autant plus que leurs idées sont plus éloignées des miennes. »
Cité par Claude Digeon, La crise allemande de la pensée française (1870-1914), Paris, PUF, 1959, note 1, p. 249.

40 « Brève histoire de l’exégèse critique du Nouveau Testament », Les Quatre Fleuves, no 7, p. 12.

© Presses universitaires du Midi, 2004

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