1Depuis les travaux de Benjamin Guérard au milieu du xix^e siècle jusqu’aux études classiques de Charles-Edmond Perrin et d’Adriaan Verhulst, les historiens disposent d’un paradigme avec le « régime domanial classique ». Ni unique, ni homogène, ni même peut-être dominant au cœur de l’Europe carolingienne du ix^e siècle1, le concept du « grand domaine » permet de caractériser dans un idéal type un mode particulier de rapports entre seigneurs et paysans et d’en étudier l’évolution et la diversité dans le temps et dans l’espace. Les traits principaux du modèle sont :

• Une seigneurie divisée en deux parts : la pars dominica (dominicatus, indominicatus, réserve) prise directement en main par le maître (le « domaine » proprement dit) ; les tenures, loties en manses, confiées à des tenanciers (mansionarii).

• L’association des tenanciers à la mise en valeur de la pars dominica principalement par : la mise en valeur annuelle d’un lot de terre arable (ancinga, mappa, pertices) ; les corvées de labour attelé (corvadae, corrogatae) et de charroi (carroperae) et les prestations de travail manuel (manoperae), comptées ordinairement en jours par semaine (dies) ; etc.) des prestations de travail comptées en semaines ou en nuits (noctes).

• Le statut particulier des tenanciers des manses liés au seigneur par un contrat social qui les différencie des autres habitants ou exploitants de la seigneurie.

• Ces mansionnaires disposent, seuls ou à plusieurs familles et en communauté de droits et d’obligations, d’une tenure héréditaire, mais ne peuvent en déguerpir ; ils sont tenus à un système de règles fixes (la coutume de la terre, selon l’expression de Marc Bloch), qui précise redevances et prestations en travail. L’assiette principale des charges est la tenure héréditaire. Ils ont un accès privilégié aux droits d’usage.

• La charge de la tenure est établie légalement dans les terres fiscales et celles de l’Église et ne peut théoriquement être dépassée qu’en cas de nécessité2.

2L’exploitation des terres de culture de la réserve par les corvées des paysans tenanciers, que ce soit des corvées à la journée (corvadae, corrogatae) ou à la pièce, constitue le nœud du système domanial classique3. Le caractère héréditaire du manse a pour contrepartie l’interdiction d’abandonner la tenure sans formalité4. En se « surpeuplant » (installation de plusieurs chefs de ménage sur une même tenure) ou en se fractionnant en portions, le manse étend le pacte à de nouvelles familles partenaires, sans changer la valeur sémantique du contrat. Comme l’écrit Régine Le Jan, l’hereditas est bien cette notion large qui touche au statut, au patrimoine et aux droits matériels et immatériels d’un groupe de mansionarii, qui apparaissent coobligés par la loi du domaine5. Hérédité et immuabilité symbolique de la coutume dépendent d’une même valeur de stabilité.

3La pierre angulaire de ce réseau de droits et d’obligations était, selon Marc Bloch, la « coutume de la terre », au point qu’en français « le nom ordinaire des redevances était simplement “coutume” et celui du redevable “homme coutumier” ». « Depuis qu’il existait un régime seigneurial, fût-ce à l’état embryonnaire […] cette tradition particulière était ce qui définissait vraiment chaque seigneurie, comme groupe humain, en l’opposant à ses voisines »6. Le « respect de ces règles ancestrales s’imposait, en principe, à tous : au maître comme aux subordonnés ». Toutefois, « nul exemple, cependant, ne saurait mieux mettre en lumière ce que cette prétendue fidélité au déjà fait avait de trompeur. Car reliées à travers les âges, par une coutume censément immuable, rien ne ressemblait moins à une seigneurie du ix^e siècle qu’une seigneurie du xiii^e »7. Les lignes de force de l’évolution des coutumes, sous le choc de ce « deuxième âge féodal » ont été retracées avec talent par Bloch :

• la persistance de la vocation héréditaire de la tenure et de la censive ;

• la simplification des charges paysannes dans une rente foncière unique ;

• l’apparition des charges nouvelles, issues de l’accaparement du pouvoir de commander – le ban – par les seigneurs.

4Comme l’histoire du fief, l’histoire de la tenure rurale fut « celle du passage d’une structure sociale fondée sur le service à un système de rentes foncières »8. « Le seigneur, de chef d’exploitation qu’il était au ix^e siècle, s’est transformé au xi^e siècle en un rentier du sol »9.

5Dans cette évolution d’ensemble, l’accent a d’abord être mis dans les recherches sur la dégénérescence du régime d’exploitation domanial. Toutefois, après les années cinquante, l’attention des historiens français allait plutôt se tourner vers les éléments d’innovation contenus dans la seigneurie à partir du xi^e siècle10. L’appropriation du droit de ban, écrit Georges Duby en 1953 « fait naître […] et s’organiser progressivement une nouvelle forme d’exploitation économique fondée non pas sur la propriété du sol mais sur la domination des personnes »11. La seigneurie implique une domination sur les hommes12. Entre Marc Bloch (1200), Charles-Edmond Perrin (1100) et Georges Duby (1000), la différence essentielle porte sur la chronologie de cette forme nouvelle de seigneurie. Aujourd’hui, ce sont la concurrence entre pouvoirs installés (Royauté, Église) et pouvoirs émergeants (princes, sires et châtelains), les formes et la résolution des conflits et leur impact sur la société paysanne (nouveaux statuts sociaux, nouvelles formes de domination et d’extorsion) qui sont au cœur des débats historiographiques13.

6Les thèmes et le canevas chronologique proposés par Pierre Bonnassie et Pierre Toubert constituent donc un défi particulièrement intéressant à relever. Pour en tirer tout le parti critique, il aurait fallu faire varier à la fois le spectre chronologique et géographique de l’enquête. Je n’y suis que partiellement parvenu et mon champ d’étude d’aujourd’hui se limite à des figures habituelles de l’historiographie de l’empire carolingien : la grande seigneurie ecclésiastique, entre Loire et Rhin, vue à travers les polyptyques et les censiers post-carolingiens. Sous bénéfice d’inventaire, l’appel à la découverte de nouveaux documents de gestion de la seigneurie, lancé jadis par Charles-Edmond Perrin, est demeuré vain. La continuité et la densité de production de censiers en Lorraine entre la fin du ix^e et la fin du xii^e siècle semble constituer une véritable exception régionale14. Ailleurs, les documents sont rares, presque toujours fragmentaires et souvent d’une datation précise difficile15.

LE THÈME DE LA DÉGÉNÉRESCENCE DU RÉGIME DOMANIAL

7D’après Charles-Edmond Perrin, la dégénérescence du régime domanial était déjà bien entamée au ix^e siècle. Dans l’optique pessimiste adoptée à la suite de Pirenne, une économie contractée comme celle de l’Europe carolingienne produisait trop de denrées périssables et de services superflus dans le cadre étroit du grand domaine16. Les charges, qui figurent dans les polyptyques du ix^e siècle correspondent à un certain état d’équilibre entre la réserve et les manses. Le régime d’exploitation seigneurial ne pouvait se maintenir que si ce rapport n’était pas troublé. Or, c’est précisément la solidarité entre la réserve et les tenures qui était mise à mal dès 800 et de manière croissante durant tout le x^e siècle. Parmi les facteurs de désintégration isolés par Perrin figurent tout d’abord l’inégalité de la répartition des terres entre les tenures, le surpeuplement (l’occupation d’un manse par plusieurs familles) et le fractionnement des manses qui ruinaient l’efficacité des corvées domaniales. Vers 1100, les corvées exigées en vertu du droit de ban auraient offert un palliatif à la ruine de l’édifice domanial. Le pouvoir de contraindre aurait alors permis d’obtenir des « manants » les équipements (charrue – charrette), les animaux et les bras nécessaires aux périodes de pointe de l’année agricole (labours, récoltes, etc.). À la fin du ix^e et au x^e siècle, ce serait au tour de la villa elle-même de se démembrer, moins à la suite des invasions, qui ont dévasté la France17, que sous l’effet de la multiplication des inféodations qui attribuaient à des fidèles, parfois des fractions de la réserve sans les manses, parfois, des manses sans réserve. Le succès du modèle cistercien de faire-valoir direct, sans intervention des tenanciers, a ensuite achevé de ruiner le vieux système carolingien, qui s’estompe au xii^e avant de disparaître complètement au xiii^e siècle18.

8Le renouveau des études sur le grand domaine, à partir des années soixante, s’est déroulé sur l’arrière-plan d’une vision tout à fait différente du mouvement de l’économie occidentale entre le vii^e et le x^e siècle19. Les journées organisées à Flaran en 1988 sur la croissance agricole du haut Moyen Âge ont démontré la part prise par le grand domaine dans le décollage économique de l’Occident du viii^e au x^e siècle et imposé une vision positive de l’efficacité du système domanial20. Pierre Toubert a montré que les réseaux domaniaux, parcourus par des courants commerciaux « surimposés », ont été l’un des facteurs importants de la croissance urbaine en Italie du Nord à partir du x^e siècle. Un certain nombre d’arguments avancés par Perrin résistent assez mal à cette image d’un système domanial, dynamique et adaptable. Mais le nouveau schéma d’explication, qui lie réseaux domaniaux et vitalité urbaine, rencontre un demi-échec si on tente de l’appliquer au nord-ouest de l’Europe. Au ix^e siècle, on dispose bien des signes d’un dynamisme des échanges domaniaux, mais on hésite à parler pour le secteur urbain d’autre chose que d’une « proto-urbanisation »21. Au x^e et surtout au xi^e siècle, lorsque les signes de l’essor urbain se multiplient dans ces régions, ce sont les sources qui manquent pour percevoir l’évolution des campagnes22. Après 950, c’est plutôt l’image d’une évolution linéaire qui s’impose, vers moins de cohérence de l’ensemble domanial (le « surpeuplement » ou le « fractionnement » du manse, le lotissement progressif de la réserve) et d’efficience du système (un allègement du prélèvement seigneurial, la disparition précoce des redevances en produits fabriqués, le rachat ou l’atténuation des services de travail, etc.)23. La tendance à la réduction de la pars dominica au profit de la pars colonica à partir du ix^e siècle n’a pas partout et toujours abouti au démantèlement du système domanial. Dans les domaines centraux de l’abbaye de Bobbio, pour lesquels on a la chance de posséder deux polyptyques rédigés selon les mêmes normes à une vingtaine d’années d’intervalle (862-883), l’augmentation de la pars colonica par voie de constitution de nouvelles tenures au dépens de la réserve, va de pair avec l’optimisation économique de la rentabilité globale du grand domaine. La multiplication des tenures a permis au dominus non seulement de percevoir davantage de redevances mais encore de disposer d’une plus grande quantité de travail au titre des corvées24.

9L’espoir soulevé par l’aspect comparatiste des études de Perrin paraît aussi un peu retombé. Au nord des Alpes, la Lorraine est demeurée un exemple singulier par l’abondance des sources de la seigneurie rurale et leur étagement chronologique régulier entre le ix^e et le xiii^e siècle. Alors que quelques polyptyques italiens offrent des descriptions successives des mêmes terres25, nous ne disposons toujours pas au cœur du monde franc de la « pierre de Rosette », qui nous donnerait à voir l’évolution chronologique de la coutume domaniale26. Sans livrer toutes les clés de l’énigme, l’édition récente du polyptyque de Saint-Remi de Reims lève, croyons-nous, un coin du mystère.

DE PART ET D’AUTRE DE L’AN MIL : LE POLYPTYQUE ET LES LISTES DE CENS DE SAINT-REMI DE REIMS

10Le polyptyque de Saint-Remi de Reims est composé de six strates chronologiques constituant des « dossiers » assemblés dans leur état de présentation actuel au xii^e siècle. Un premier groupe comporte des descriptions du ix^e et du début du x^e siècle : cinq descriptions rédigées avant 816-825, onze descriptions extraites du polyptyque général dressé sous l’autorité d’Hincmar peu après 848, les descriptions des nouvelles acquisitions de l’abbaye dans la seconde moitié du ix^e siècle et au début du x^e siècle. Après l’établissement d’un abbé régulier en 945 et les donations importantes faites par l’archevêque Adalbéron à l’abbaye en 972, les moines ont élaboré dans le dernier quart du x^e siècle un polyptyque de l’office de l’hospitalité de Saint-Remi, auquel avait été affecté des dîmes domaniales et les revenus des domaines des églises de Saint-Timothée et de Saint-Côme de Reims. Un troisième groupe est constitué de deux listes de cens dus par les domaines de Saint-Remi : la première a été dressée dans la première moitié du xi^e siècle ; la seconde date du xii^e siècle27.

11Dans ce vaste ensemble documentaire, dix domaines ont fait l’objet de deux recensements successifs, au ix^e ou au x^e siècle, d’une part ; dans le censier rédigé entre 1000 et 1050, d’autre part. Mais on assiste à une véritable mutation documentaire entre ces deux époques. Les descriptions du ix^e et du x^e siècle constituent à la fois :

• des inventaires plus ou moins détaillés des réserves seigneuriales ;

• des recensements des hommes de Saint-Remi ;

• des sommes des revenus tirés des tenures paysannes ;

• des états de la coutume des manses du domaine

• consolidés par le serment de jurés, dont la liste a été conservée dans 4 localités.

12Le censier du xi^e siècle est d’une toute autre portée, illustrée par son titre : Notitia census debiti villarum sancti Remigii, quantum soluitur ab ipsis quibusve terminis.

13Il s’agit cette fois :

• de dénombrer des revenus ;

• et exceptionnellement des services fournis à l’abbaye ;

• peut-être d’aider au travail du cellérier ;

• ou d’avoir un moyen de contrôle sur les administrateurs locaux des domaines.

14Comme les deux époques ont utilisé d’autres grilles de lecture de la réalité, toute une partie de l’édifice domanial du ix^e siècle échappe donc à la comparaison : rien, dans le censier du xi^e siècle, des cultures aux pièces ou des corvées ; à peine la mention occasionnelle d’un service racheté. Comment interpréter des silences28 ?

15D’autres grands polyptyques du ix^e siècle ont été démembrés29, relus, glosés, complétés, entre le x^e et le commencement du xiii^e siècle30, ce qui signifie l’intérêt que revêtaient aux yeux de leurs spectateurs ces reliques carolingiennes. Dans les années 960, le polyptyque de Saint-Bertin a été recopié dans les Gesta abbatum de Folcuin. Peu de temps après, les moines réformateurs de Saint-Remi ont complété leur polyptyque sur la base du modèle hincmarien et cherché, selon l’expression de Jean-François Lemarignier à renouer avec le monachisme carolingien pour défendre la propriété monastique des églises31.

L’ÉVOLUTION DE LA SEIGNEURIE DANS DEUX DOMAINES ANCIENS DE SAINT-REMI

16À une dizaine de kilomètres à l’est de Reims, Saint-Remi possédait à Beine32, au milieu du ix^e siècle, une vaste réserve domaniale constituée de six coutures comptant des terres ensemencées de 1200 muids d’épeautre et quatre clos ensemencés de 20 muids de seigle. La part des tenanciers comptait 28 manses ingénuiles, deux manses serviles et demi et une accola33. Le censier du xi^e siècle y dénombre 20 manses sans dénomination. Cette seigneurie ne cessa pas d’appartenir à l’abbaye au Moyen Âge et elle figure dans tous les diplômes de confirmation ou d’immunité de Saint-Remi. On n’y relève pas la présence d’autres institutions religieuses. Par contre, une seigneurie laïque d’une certaine ampleur s’y est constituée, si bien que la déclaration du temporel de l’abbaye à Beine en 1384 note : « Item, en la ville de Bainne environ la moitié de toute justice haulte, moyenne et basse, cens d’argent, de poules et d’avoines ; et peult valoir .xxxii. l. t., .xxxii. l. de cire ; 3 muis soille, et 8 muis avoine, montant et avalant »34. À la fin du xii^e siècle, un fragment de censier indique que le Redditus s. Remigii in anno était à Beine de 2,5 muids de seigle ; 4 muids d’avoine ; 77 sous 8 deniers de cens et 54 sous des plaids, ainsi que deux ânes pour rapporter des poissons35. L’autre moitié du village, dite « seigneurie des écuyers », était encore chargée en faveur des moines d’une rente de quelques sous et de la moitié des cens en grains et des poules levés à la Saint-Remi dans la seconde moitié du xv^e siècle. Si on n’en discerne pas les péripéties, l’histoire de Beine paraît classique du partage forcé d’un grand domaine ecclésiastique entre son propriétaire légitime et un sire qui a probablement tiré parti localement de sa position d’avoué ou de sous-avoué. En 1271, Hue, sire de Beine, chevalier, accorde une charte communale à ses bourgeois de Beine et de Mouchery36.

17Entre le ix^e et le xi^e siècle, la comparaison paraît confirmer l’image traditionnelle d’un effondrement des prestations paysannes après l’An Mil. Le censier du xi^e siècle ne dit certes jamais rien de la culture aux pièces ou des corvées de labour. Deux services (révélateurs, on le verra) ont été maintenus entièrement : le transport de trois chars de bois vers le monastère et d’un char dans la seigneurie, avec il est vrai l’option d’un rachat mais pour une somme assez élevée ; la fourniture de « douze vendangeurs », ce qui fait bien le compte de la quinzaine (deux fois six jours) imposée aux manses à l’époque des vendanges37. Quant à la formule lourde de menaces au ix^e siècle – facit caroperas et manoperas – son souvenir semble se limiter à un service collectif de transport : la fourniture de deux ânes, pour aller à Saint-Quentin chercher du poisson et le ramener au monastère.

18Marc Bloch, avec son immense culture historique, avait trouvé à compléter ce tableau avec la charte de Hue de Beine de 1271 : « tout bourgeois ayant cheval doit un jour de corvée pour la roye d’avril ; un jour pour le transport du fumier et un jour de corvée à l’entrée de l’hiver ; pendant ces trois jours, le cheval et son conducteur sont nourris aux frais du seigneur. Les bourgeois sont encore requis en août pendant une journée pour faucher et sont astreints à payer un quartel d’avoine de soignie ». C’était bien moins lourd qu’au ix^e siècle ! À ce propos, Marc Bloch soulignait à quel point les corvées agricoles ont singulièrement diminué. Encore s’agissait-il à ses yeux d’un cas moyen. Ailleurs, les corvées ont tout à fait disparu. En général, le paysan n’est plus guère requis que pour des corvées de transport et pour un supplément de main d’œuvre aux moments des pointes de la vie agricole (moisson, vendange, labour). « Il ne travaille plus régulièrement sur le domaine. Changement prodigieux dans son existence : il était naguère corvéable beaucoup plus que redevable. Jusqu’à la fin du régime seigneurial français, il sera redevable, et longtemps lourdement, plus que corvéable »38.

19L’image d’un régime domanial en pleine décadence n’est pas confirmée par la lecture d’un autre chapitre du censier. Viel-Saint-Remi39 appartenait à Saint-Remi de Reims dès l’époque mérovingienne. Moins considérable que la réserve de Beine, la cour de Viel-Saint-Remi comptait un clos ensemencé de 6 muids d’orge et six coutures de 600 modiées d’épeautre. Outre des prés et des vignes, l’abbaye possédait trois grands bois de 1000 porchées. Un nouvel essart forestier était né sans doute depuis peu : Villare ad Vicum40, comptant seulement une terre arable ensemencée d’avoine, des prés et quatre manses serviles. Neuvizy41, qualifié de « ménil » dans l’acte de restitution de Charles le Simple en 91742, est sans doute également un petit domaine conquis sur la forêt au ix^e siècle.

20Dans le courant du xii^e siècle, une prévôté est installée à Viel pour s’opposer à la concurrence des comtes de Rethel43. En 1208, Hugues de Rethel s’associe à l’abbé Gui de Saint-Remi, dans la création d’une nouvelle villa à Faissault44. Les profits sont partagés par moitié à l’intérieur des bornes du territoire du nouveau village. À l’extérieur (aisancie Vici Sancti Remigii), le comte n’a droit à rien45. Malgré d’autres conflits, la seigneurie est défendue avec succès, si bien que l’abbaye y dispose encore en 1400 de la haute justice moyenne et basse et du droit de chasse46.

21Si l’on tient compte des silences du censier (description de la réserve, culture aux pièces et corvées), le poids des charges du manse à Viel-Saint-Remi après l’An Mil est impressionnant : redevance d’ost, don d’un porc et cens en céréales (le froment a remplacé l’épeautre), fourniture de bois à brûler et de voliges, constituent des charges guère moins lourdes que celles qui étaient levées sur les manses au milieu du ix^e siècle. Il faut également tenir compte des innovations. Basée dans le polyptyque carolingien sur la formule du service à volonté (carroperas et manoperas facit) ou sur la fixation d’une distance maximale à parcourir, la prestation des charrois lourds est désormais basée, ici et dans tout le censier du xi^e siècle, sur une liste précise et détaillée de transports entre l’abbaye située à Reims et ses seigneuries. Comme à Saint-Germain-des-Prés au début du ix^e ou à Prüm en 893, les moines sont parvenus à mettre en place au début du xi^e siècle un réseau de centralisation et de distribution des produits agricoles. Son organisation peut même être datée avec une assez grande précision. Elle se situe autour de l’An Mil, entre la rédaction du polyptyque de l’hospitalité (dernier quart du x^e siècle) qui connaît encore la formule générique carroperas et manoperas, et celle du censier du début du XI^e qui ne connaît plus que des services fixes et délimités. On peut donc replacer la création de ce réseau dans le contexte de l’établissement d’un abbé régulier à Saint-Remi de Reims en 945 et de la réforme de la vie monastique sous l’influence de l’abbé de Fleury-sur-Loire, Archambaud, disciple de saint Odon de Cluny et, ensuite, de Gérard de Brogne. La confection d’un censier entre 1000 et 1050 peut alors être mise en rapport avec la prospérité nouvelle du monastère, la défense et la refonte de son patrimoine, la réorganisation des offices monastiques et, peut-être, l’adoption des coutumes de Cluny47. La réforme monastique de la seconde moitié du x^e siècle est accompagnée par une maîtrise du temps et de l’espace. À partir des années 980, les censiers ecclésiastiques ont adopté un ordre chronologique pour présenter les revenus tirés du domaine. Ce changement de rédaction doit être mis en rapport avec le souci des moines réformateurs d’assurer l’approvisionnement régulier de la maison en victuailles et en deniers et à la diffusion de la pratique du mesaticum (« un système de roulement est institué, chaque domaine à tour de rôle devant assurer pendant une période de l’année le ravitaillement complet du monastère »48) où l’approvisionnement du monastère incombe successivement aux principaux centres domaniaux49. Les gestionnaires monastiques n’innovent pas en la matière, mais adoptent et amplifient un type d’organisation répandu à l’époque carolingienne dans les domaines du Roi et de l’Église. Cette préoccupation pour l’approvisionnement du centre monastique implique l’organisation et la maintenance d’un bon réseau de circulation et de distribution des produits du domaine50. Elle modèle le canevas de rédaction des censiers, désormais moins préoccupés d’enregistrer la loi du domaine que de dresser l’inventaire des biens et des services mobilisables au profit du centre.

22Les études récentes consacrées à des espaces et des réseaux commerciaux du haut Moyen Âge ont mis en valeur le rôle des monastères et de l’économie domaniale dans l’animation des marchés, des échanges régionaux, et donc de la vie urbaine aux ix^e-x^e siècles51. Pierre Toubert en a fait l’un des éléments cruciaux de la part du grand domaine dans le décollage économique de l’Occident entre le viii^e et le x^e siècles. Le cas de Saint-Remi offre l’exemple de la constitution d’une semblable area di strada aux alentours de l’An Mil, dans un monastère illustré de manière emblématique au milieu du ix^e siècle par l’un des grands polyptyques carolingiens et qui fut l’un des foyers de la renaissance bénédictine sous l’exemple puissant de Cluny. Une des charges supportées d’après le censier du xi^e siècle par les hommes de Saint-Remi à Bazancourt52 et à Taissy53 doit s’acquitter in fuscato mercato54. Pierre Desportes a bien vu que ce terme désigne une période de l’année, « celle où à Reims était suspendue l’exemption de tonlieu dont jouissaient les habitants d’un grand nombre de villages des environs assujettis en contrepartie au versement d’un droit spécial ». Durant cinq semaines à partir du jour de la Pentecôte, « le marché urbain était enfoui sous une masse de branchages et les transactions le désertaient au profit de la foire qui se tenait chaque année durant le même laps de temps »55. Deux siècles d’érosion n’ont pas entamé de manière uniforme le vieux socle de la coutume domaniale carolingienne. Sans être figée dans un état immuable, la coutume du manse est restée vivante, là où l’emprise seigneuriale de Saint-Remi demeurait forte, en s’adaptant aux nouvelles exigences du seigneur en matière de transport et sans faire l’impasse sur l’association des tenanciers à l’exploitation de la réserve, typique du « modèle » carolingien.

23À partir du milieu du x^e siècle, la réforme monastique provoqua un nouvel afflux de donations vers l’abbaye, qui vinrent s’ajouter au vieux noyau carolingien. Une nouvelle organisation du temporel entraîna à la même époque la rédaction d’un polyptyque spécial pour l’office de l’hospitalité. Les strates récentes du polyptyque de Saint-Remi nous offrent un autre point de comparaison, entre le polyptyque composé dans le dernier quart du x^e et le censier du xi^e siècle. Vers 975, dans le domaine central de Saint-Timothée situé au Bourg Saint-Remi et les petits domaines proches de Reims, les moines de Saint-Remi distinguent encore les manses par leur statut, libre ou servile et maintiennent des exigences très lourdes à l’égard de leurs tenures serviles : quatre jours de travail par semaine ! Ce prélèvement élevé de la force de travail s’explique sans doute par la proximité du monastère. À Treslon56, la coutume de la terre évolue vers un prélèvement à peine allégé, mais mieux adapté aux mois de pointe des tâches agricoles : les manses serviles y doivent quatre jours de travail par semaine du 24 juin au 1^er octobre (mais avec l’aide de deux ouvriers) ; ils assurent la culture aux pièces et huit corvées de labour57.

24Après l’An Mil, la vieille distinction juridique et économique entre manses libres et serviles paraît avoir été entièrement balayée dans le censier de Saint-Remi. Il ne connaît plus qu’un manse sans dénomination juridique et généralement qu’une seule coutume. Cette tendance était déjà sensible auparavant dans d’autres polyptyques. Dans une partie des domaines de Saint-Pierre-des-Fossés, le rédacteur classe tout bonnement les manses en mansi carroperarii et mansi manoperarii58. La seconde catégorie correspond aux anciens manses serviles. La disparition de l’idée d’un « sol servile » appliqué aux manses suit donc de deux siècles l’existence d’une situation de fait, où statut du manse et statut du tenancier ne correspondaient plus. À l’ouest du Rhin, ce phénomène paraît accompagner un repli rapide des prestations de travail à la semaine, au profit des quinzaines et des journées fixées dans les mois de pointe. Mais, même ces prestations limitées résistèrent moins bien à l’usure, à partir du xii^e siècle, que les corvées attelées de labour et de charroi.

25Le vocabulaire du censier du xi^e siècle laisse deviner une autre forme d’érosion des tâches imposées aux tenanciers. Dans le vieux domaine carolingien de Sault-Saint-Remi59, une catégorie de dépendants dénommés mapaticii s’acquittait d’une redevance en seigle et en avoine60. L’évolution sémantique parallèle des ansanges en Lorraine et en région parisienne indique qu’on a affaire ici aux anciens responsables des lots corvées mis en valeur au profit du seigneur par les manses. Dans tout le nord-ouest de l’ancien royaume franc, l’ancien lot de la réserve s’est mué en tenure exploitée contre le versement d’une quantité fixe de céréales61.

LA SEIGNEURIE DE SAINT-REMI AU XI^E SIÈCLE DANS LES ACQUISITIONS RÉCENTES DE L’ABBAYE62

26Entre 961 et 969, l’archevêque Olri de Reims fit don à l’abbaye de biens situés à Bairon63, dans une zone humide des Ardennes, en voie de colonisation. Le manse est ici l’unité par laquelle le receveur appréhende le domaine, mais sur le terrain il est divisé en fractions : demi manses, quartiers et même demi-quartiers.

27La coutume du manse entier est lourde. L’abbaye a également d’autres sources de revenus : terrages payés par des paysans, terres de l’autel, peut-être données à cens temporaire, chevage. Malgré la fragmentation du manse en quartiers – plutôt un indice de « vieillissement » du régime domanial d’après Perrin – on a affaire ici au contraire à un domaine en voie de colonisation : à côtés des manses vêtus, il y a encore une majorité de manses nus qui ne rapportent rien, dans l’attente du nouveau tenancier héréditaire qui les mettra en exploitation. Chaque manse entier vêtu devait conduire deux muids de froment ou 50 cercles et 100 bardeaux au monastère et fournir un char avec son attelage complet de quatre bœufs pour le conduit du vin. Si le manse entier a été autre chose à Bairon qu’une unité de compte, cela signifie que le village était divisé au début du xi^e siècle entre des fermes de quartier comptant un seul bovin de travail et des grandes exploitations de laboureur avec un train de labeur complet de quatre bœufs64. La mention d’un conduit du vin à Bairon, dans une zone où l’on peut exclure absolument l’hypothèse de la culture locale de la vigne, montre également que l’area di strada mise en place autour de Reims par les services de transport domaniaux avait également une fonction de redistribution. Les charrois étaient utilisés pour amener dans cette partie des Ardennes les vins de la Montagne de Reims et de la Rivière de Marne. Cette politique de gestion a été imitée aux xii^e-xiii^e siècles par les sires ardennais qui font du conduit du vin vers leur hôtel (pour leur consommation personnelle et pour mettre à profit leur privilège de banvin), l’une des clauses les plus répandues des règlements d’avouerie et des concessions de franchise65.

28La seigneurie rurale de Saint-Remi au début du xi^e siècle contient donc à côté d’éléments caractéristiques du paradigme domanial (division du sol en manses, importance des corvées attelées pour le labour et les charrois), des formes d’exploitation qui n’impliquent plus la participation des tenures à la mise en valeur de la réserve (transformation des anciens lots corvées en censives, apparition de terrages). Le chevage devient une source importante de recettes assise sur les hommes de la seigneurie. La monnaie occupe une place croissante dans les redevances payées par les paysans dépendants. Mais l’orientation du censier de Saint-Remi vers l’enregistrement des ressources matérielles et leur organisation dans le temps (par l’inscription systématique du terme des recettes) et dans l’espace (par l’accent mis sur les services de transport) explique sans doute l’absence ou le caractère lacunaire des informations sur d’autres secteurs du domaine : rareté des moulins ; allusions fugitives à d’autres formes de revenus caractéristiques de la seigneurie « politique » comme la redevance par feu levée à Bazancourt66. Tout ceci nous conduira à parler plutôt de surimposition que de succession des formes d’exploitation du monde paysan vers l’An Mil. Une partie « utile » du modèle domanial a conservé sa vigueur (les charrois, les travaux spécialisés) alors qu’une autre, devenue « inutile », s’effaçait de la coutume (la multiplicité des produits et les fabrications artisanales, le travail manuel). Les premières listes de consuetudines champenoises, contemporaines de la rédaction du censier de Saint-Remi contiennent également pêle-mêle des droits de nature et d’origine diverses, parmi lesquels les redevances domaniales côtoient des corvées de toutes sortes et des redevances banales (droits de pêche, charruées, rouage, forage, droits de glandée et pasnage, fenagium, brenage et pastus des chiens)67. Ce désordre apparent plaide lui aussi pour une évolution progressive du modèle domanial classique vers la seigneurie du II^e millénaire dans les grandes seigneuries ecclésiastiques.

29Les « deux seigneuries », foncière et banale, exigent dans la plupart des cas des prestations et des charges fort proches, mais qui diffèrent presque toujours par leur assiette. Depuis le viii^e siècle, le manse avait servi de cadre essentiel à la levée de charges domaniales ou fiscales. La plupart des prestations étaient levées per mansum, à l’exception de rares essais d’introduction de redevances par feu dès le ix^e siècle et du chevage qui s’appliquait précisément à ceux qui ne résidaient pas dans la pars colonica. Pas plus que ses devanciers carolingiens, le censier rémois du xi^e siècle n’avait pour objet de recenser les revenus tirés par les seigneurs du droit de commander, de juger et de protéger. Sous ce point de vue, la nouveauté de certains droits ou revenus comme les redevances militaires, la garde ou les cadeaux apportés aux assemblées judiciaires est sans doute en partie au moins un artifice documentaire. Tout simplement, la confusion entre les droits sur les hommes et les droits sur la terre ne se faisaient pas encore dans l’esprit des clercs chargés de dresser un état de leur seigneurie du ix^e au xii^e siècle.

SEIGNEURIE ET IMMUNITÉ

30L’importance des immunités (concédées ou usurpées) dans le développement de la seigneurie « politique »68 a déjà été soulignée maintes fois. Les églises, et particulièrement les monastères, ont accaparé par le biais de l’immunité un pouvoir de commandement qui leur a permis de s’approprier la seigneurie banale à l’intérieur de leur temporel69. L’étude du patrimoine de Saint-Remi de Reims montre en effet que malgré les pertes sévères du ix^e et du début du x^e siècle, la seigneurie foncière a bien résisté, dans les territoires où l’abbaye est parvenue à affirmer la plénitude de ses pouvoirs de seigneur foncier et justicier. Dans les trois cinquièmes des domaines cités dans les diplômes de confirmation et d’immunité de Hugues Capet (vers 992) et de Philippe I^er (1090), les droits de justice étaient encore entre les mains de Saint-Remi au xvi^e siècle. D’après la documentation rémoise, après l’établissement d’un abbé régulier en 945, les moines réformés de Saint-Remi ne se satisfirent plus du privilège d’immunité générale dont disposait l’Église de Reims. En 953, Louis IV confirme à Saint-Remi de Reims le bénéfice de l’immunité, précisée tout d’abord dans l’espace sacré que constitue le castrum, où repose saint Remi, « afin que personne n’ose exercer une quelconque domination judiciaire contre leur volonté », étendue ensuite à toutes leurs possessions et nommément à leurs nouvelles acquisitions, « ab omni exactione et teloneo necnon et viatico universaque quaestoria ratione »70. Ancrée dans le territoire, l’immunité s’inscrit dans les limites du girum castelli, du bourg abbatial de Reims qui a pris un aspect urbain depuis le milieu du x^e siècle, et dans celles des villae. Faut-il en déduire qu’à l’intérieur de ces espaces, droits tirés de la terre et du ban se sont surimposés pour constituer une nouvelle forme de seigneurie ? La réponse est certainement positive. En 953, Louis IV a soin d’étendre le bénéfice de l’immunité à des nouvelles possessions de l’abbaye. Dans l’une d’entre elles, Bazancourt, le compte des revenus inclus dans le censier du xi^e siècle cite exceptionnellement une redevance par feu qui « sent » sa nouvelle coutume : « de unaquaque domo, .I. minam auenae et .I. denarium et .I. pullum »71. En 954, Louis IV restitue le fisc de Corbeny72 qu’il tenait à cens du monastère73. L’année suivante, Lothaire confirme cette restitution74 et, le même jour, renouvelle le diplôme d’immunité de son prédécesseur en l’étendant à Corbeny et à un manse et demi à Villare75. L’immunité locale complète désormais la reprise en main ou la donation de biens fonciers à l’abbaye.

31L’autorité du diplôme de confirmation de Hugues Capet pour Saint-Remi vers 992 n’est pas absolument reconnue, mais ces différents éléments sont appuyés par d’autres documents76. Le patrimoine du monastère est désormais défini comme tout ce qui appartient directement au droit de saint Remi, pour le défendre de « toute potestas extérieure : archevêque, évêque, comte et vicomte »77. Le diplôme de Philippe 1^er de 1090 s’adapte aux nouvelles réalités du xi^e siècle en ajoutant à cette liste « d’un quelconque comte ou d’un usurpateur »78. Tout indique donc que dans leurs territoires les plus cohérents, les abbayes rémoises sont parvenues à assurer ce passage de l’immunité à la seigneurie79. Sur les domaines appartenant aux abbayes rémoises depuis le x^e siècle, l’abbé a généralement la plénitude du droit de justice. Toutes proportions gardées, l’abbaye de Saint-Nicaise, entrée sur la scène bien après l’An Mil (elle fut restaurée par l’archevêque Gervais du Château-de-Loir en 1066), est pourvue de droits de justice bien moins étendus que les autres monastères80. Dans ce contexte, il est intéressant de constater que les Bénédictins ne négligèrent pas les autres ressources qu’ils tiraient de leurs domaines et de leurs tenanciers. Les abbés du xi^e siècle accrurent le patrimoine, fortifièrent les droits de Saint-Remi et rassemblèrent les moyens nécessaires pour entreprendre la reconstruction de leur abbatiale81.

CONCLUSION : « COUTUMES » CAROLINGIENNES ET SEIGNEURIE DU DEUXIÈME MILLÉNAIRE

32À la lumière du polyptyque de Saint-Remi de Reims, il paraît malaisé de traiter l’histoire des rapports entre seigneurs et paysans de part et d’autre de l’An Mil en termes de dégénérescence du modèle domanial. Une partie conséquente des corvées domaniales de labour et de charroi attelé est bien vivace après l’An Mil. Le maillage des manses demeure l’assiette principale de perception des redevances et, dans les espaces mis en valeur au début du xi^e siècle, comme les terres humides de la vallée de la Bar, le manse dessine les contours d’un plan de colonisation où l’emprise familiale est associée à la division du sol en quartier. Les autres formes de prélèvement seigneurial, comme les droits de justice, de gîte ou les services imposés au nom du pouvoir de commander, apparaissent de manière fugace dans les sources. Mais le recensement domanial, sous la forme du polyptyque carolingien ou du censier, se prête mal à leur relevé. L’hypothèse, qu’il importerait à présent de confronter à d’autres sources pour pouvoir la généraliser, nous a conduit à l’image d’une seigneurie ecclésiastique « surimposée », dans laquelle le glissement de l’immunité à la seigneurie « politique » a plutôt renforcé le cœur du vieux système domanial : la communauté des tenanciers héréditaires installés sur les manses et leur association à la mise en valeur du domaine par les services attelés.