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Conclusion
p. 175-190
Texte intégral
1Étant composée de trois variables (une variable indépendante : la perte de contrôle ; une variable intermédiaire : la commutation possible de l’influence acquise et une variable dépendante : l’avènement du point de bascule), la CMIA brille par l’économie des éléments d’analyse qu’elle observe. À nos yeux, elle demeure sans conteste l’élément central du calcul décisionnel, même si cela suppose de faire fi de plusieurs aspects internes de l’analyse traditionnelle de la politique étrangère américaine comme le sont les rapports de force sur le plan bureaucratique, la pensée groupale sur le plan organisationnel, la psychologie des acteurs décisionnels en poste à Washington, la pression des lobbys ethniques ou encore la variation possible de l’opinion publique américaine à l’égard d’un dictateur ami de la Maison-Blanche. Or, en tablant sur la pérennité de la froideur de la raison d’État que les décideurs politiques cultivent dans leur politique étrangère et sur le postulat de l’école du réalisme défensif voulant que les États puissants cherchent avant tout à conserver leurs acquis, la CMIA apparaît dès lors comme une réponse valable pour expliquer la décision de la Maison-Blanche de poursuivre ou de rompre une relation d’amitié avec un dictateur en péril.
L’analyse des résultats
2Dans la grande majorité des principaux cas observés, le comportement des administrations présidentielles cadre en tous points avec l’une de nos trois hypothèses. D’une part, Washington n’abandonna pas Mobutu au début des années 1990, pas plus qu’elle ne lâcha Aliyev en 2005, puisque ceux-ci, à ce stade, avaient encore le contrôle de leur régime malgré un soulèvement interne. Dans ces deux cas, le statu quo restait possible (scénario de type AR/ARP). D’autre part, dans le cas des relations de Washington avec Batista à l’arrivée de Castro en 1959, avec le shah d’Iran à l’arrivée de Bakhtiar en janvier 1979, avec Suharto à l’arrivée d’Habibie en 1998 et avec Moubarak à l’arrivée de Tantaoui en 2011, notre hypothèse – selon laquelle la Maison-Blanche abandonne un dictateur ami (1) si elle perçoit que celui-ci a perdu le contrôle de son régime et (2) si elle pense être en mesure de permuter son influence avec son ou ses remplaçants au pouvoir – s’est également accordée avec les faits empiriques.
3Cela étant dit, l’hypothèse voulant que les États-Unis optent pour un appui diplomatique jusqu’au-boutiste lorsqu’un dictateur ami a perdu le contrôle de son régime et que la Maison-Blanche n’a pas la possibilité de commuter son influence avec le ou les nouveaux dirigeants n’a pas trouvé d’assise empirique dans l’étude de nos cas principaux. Le sursis du point de bascule dont bénéficia Pahlavi subséquemment ne concorde pas avec cette hypothèse, puisque la Maison-Blanche l’avait déjà abandonné quelques mois auparavant. Toutefois, notre dernière hypothèse trouve tout son sens avec l’analyse du cas secondaire que représente le premier exil du shah d’Iran en 1953 où, après s’être enfui en Italie pendant quelques jours, Pahlavi, aidé par la Maison-Blanche, put reprendre le pouvoir malgré cette courte chute.
4Enfin, en marge du retour du shah d’Iran en 1953, notre théorie a été validée dans sept autres cas secondaires de notre recherche. Les points de bascule à l’égard de Kasa-Vubu à l’arrivée de Mobutu en 1965, de Sukarno à l’arrivée de Suharto en 1966, d’Eltchibeï à l’arrivée d’Heydar Aliyev en 1993 et de Mobutu à l’arrivée de Kabila en 1997 sont tous des décisions qui s’expliquent par la logique d’acquisition ou de conservation d’influence suivie par Washington. Qui plus est, en ce qui concerne une transformation possible des dictatures en démocraties par la tenue d’élections vraiment démocratiques, l’accueil positif dont a fait preuve la Maison-Blanche à l’égard de Wahid après l’intérim assuré par Habibie de même que celui qu’elle a offert à Morsi après la mise en tutelle de Tantaoui coïncident aussi avec notre argument théorique puisque Washington pensait pouvoir commuter son influence acquise à Jakarta en 1999 et au Caire en 2012. Enfin, le transfert du soutien américain à Ilham Aliyev après la mort de son père Heydar en 2003 montre bien, par cette passation héréditaire du pouvoir à Bakou, que la Maison-Blanche pouvait tabler sur la commutation favorable de son influence et jouir d’un scénario NR/ARP. Les tableaux C. 1 et C. 2 présentent les résultats de la confrontation entre nos prédictions théoriques et les faits empiriques pour tous les cas étudiés.
tableau c.1 Le bilan des six cas principaux
| Dictateur observé / Année de la crise interne | État concerné | Perte de contrôle avérée (oui ou non) / statu quo (possible ou impossible) | Commutation de l’influence acquise possible | Réaction américaine (point de bascule avéré : oui ou non) | Le ou les scénarios finaux | Validation empirique de la théorie du point de bascule |
| Fulgencio Batista / 1959 | Cuba | Oui en 1959 / statu quo impossible. | Oui avec l’arrivée de Fidel Castro, et ce, sans qu’elle ait été assurée après le départ de Batista. | Oui | NR/NRP qui se trans- forma après quelques mois en NR/NRN après le rapproche- ment entre Castro et l’URSS. | Oui, par contre Washington a abandonné Batista sans être convaincu que Castro allait permettre la CMIA. |
| Mohammad Reza Pahlavi / 1979 | Iran | Oui en 1979 / statu quo impossible. | Oui avec l’arrivée de Shapour Bakhtiar, et non après l’arrivée de Rouhollah Khomeini à peine un mois plus tard. | Oui / Non / Oui | NR/ARP avec Bakhtiar qui se transforma en un autre scénario de type NR/NRN avec l’arrivée du tandem Khomeini/Bazargan au pouvoir. | Oui pour l’abandon initial. Non pour le sursis du point de bascule avec l’accueil de Pahlavi en sol américain. Non pour le second point de bascule alors que le shah fut expulsé du territoire américain. |
| Mobutu Sese Seko / 1990-1991 | Zaïre | Non en 1990 / statu quo possible jusqu’en 1997. | Inutile jusqu’en 1997. | Non | AR/ARP jusqu’à ce que Mobutu perde le pouvoir aux mains de Laurent-Désiré Kabila en mai 1997. | Oui |
| Suharto / 1998 | Indonésie | Oui en 1998 / statu quo impossible. | Oui en 1998 avec l’arrivée de Bacharuddin Jusuf Habibie. | Oui | NR/ARP avec l’arrivée de Habibie. | Oui |
| Ilham Aliyev / 2005 | Azerbaïdjan | Non en 2005 / statu quo possible jusqu’à aujourd’hui. | Inutile jusqu’à présent. | Non | AR/ARP puisque Aliyev est encore au pouvoir. | Oui |
| Hosni Moubarak / 2011 | Égypte | Oui en 2011 / statu quo impossible. | Oui avec l’arrivée de Omar Souleiman. | Oui | NR/NRP avec l’arrivée de Souleiman. | Oui |

tableau c.2. Le bilan des sept cas secondaires internes
| Dictateur observé / Année de la crise interne | État concerné | Perte de contrôle avérée (oui ou non) / statu quo (possible ou impossible) | Commutation de l’influence acquise possible | Réaction américaine (point de bascule avéré : oui ou non) | Le ou les scénarios finaux | Validation de la théorie du point de bascule |
| Mohammad Reza Pahlavi / 1953 | Iran | Oui. En 1953 Pahlavi doit s’exiler en Italie après que des factions pro- Mossadegh l’y eurent forcé / Statu quo impossible. | Non, puisque Muhammad Mossadegh voulait se rapprocher de l’URSS. | Non. Les États-Unis n’ont pas abandonné Pahlavi. Après quelques jours d’exil en Italie, Pahlavi fut réinstallé sur le trône par le général Fazlollah Zahedi, la CIA et le MI6. | AR/ARP avec le retour de Pahlavi. | Oui |
| Joseph Kasa-Vubu / 1965 | République démocratique du Congo | Oui en 1965 / Statu quo impossible. | Oui avec l’arrivée de Mobutu Sese Seko. | Oui. Les États-Unis ont préféré Mobutu à l’instabilité régnant sous Kasa-Vubu. | NR/ARP avec l’arrivée de Mobutu. | Oui |
| Sukarno / 1966 | Indonésie | Oui en 1966 / Statu quo impossible. | Oui avec l’arrivée de Suharto. | Oui. Le rapprochement entre Sukarno et la Chine inquiète Washington. Les États-Unis ont soutenu l’arrivée de Suharto en raison de son anticommunisme. | NR/NRP avec l’arrivée de Suharto. | Oui |
| Aboulfaz Eltchibeï / 1993 | Azerbaïdjan | Oui en 1993 / Statu quo impossible. | Oui avec l’arrivée d’Heydar Aliyev, le père d’Ilham. | Oui. Eltchibeï était plus proche de la Turquie. Les États-Unis ont accueilli positivement ce changement de garde à Bakou. | NR/NRP avec l’arrivée d’Aliyev. | Oui |
| Mobutu Sese Seko / 1997 | Zaïre | Oui en 1997 / Statu quo impossible. | Oui avec l’arrivée de Laurent-Désiré Kabila. | Oui. L’administration Clinton attendait la chute de Mobutu depuis 1992 sans pour autant l’abandonner comme tel. Ce fut chose faite avec l’arrivée de Laurent-Désiré Kabila au pouvoir. | NR/NRP avec l’arrivée de Kabila. | Oui |
| Bacharuddin Jusuf Habibie / 1999 | Indonésie | Non. Habibie assura l’intérim après le départ de Suharto et il accorda la tenue d’élections démocratiques. / Statu quo impossible à long terme. | Oui avec l’élection de Abdurrahman Wahid. | Oui. Sans pour autant couper les ponts avec l’armée indonésienne, les États-Unis ont salué l’élection de Wahid. | NR/NRP avec l’arrivée de Wahid. | Oui |
| Ilham Aliyev / 2003 | Azerbaïdjan | Non. Aliyev hérita du pouvoir de son père et une manifestation jalonna les élections fantoches du 15 octobre. / Statu quo possible. | Inutile. | Non. Après avoir tissé des liens avec le père, les États-Unis pouvaient poursuivre la bonne entente avec le fils. | NR/ARP avec l’arrivée d’Aliyev. | Oui |
| Hussein Tantaoui / 2012 | Égypte | Non. Tantaoui assura l’intérim après le départ de Moubarak. Tantaoui accorda la tenue d’élections démocratiques. / Statu quo impossible à long terme. | Oui avec l’élection de Mohamed Morsi – au départ du moins. | Oui. Sans couper les ponts avec l’armée égyptienne, les États- Unis ont fait pression sur Tantaoui pour qu’il abandonne la présidence après les élections démocratiques de 2012. | NR/NRP avec l’élection de Morsi, et ce, bien que la bonne entente fût de courte durée. Malgré des critiques initiales, Obama put compter sur un scénario de NR/NRP avec l’arrivée d’al-Sissi. | Oui (bien que ce cas sorte des limites historiques de notre étude.) Non au départ. Oui par la suite. |

5Malgré tout, la théorie avancée a néanmoins rencontré trois légers contretemps. En premier lieu, dans le cas de Batista, on notera un certain décalage entre nos prédictions théoriques et la chute de celui-ci. L’administration Eisenhower abandonna ce dernier sans avoir toutefois la conviction que l’arrivée de Castro allait permettre la commutation de l’influence acquise. Cependant, malgré cette légère discordance, la décision de reconnaître le nouveau régime castriste quelques jours après le départ de Batista accrédite notre argument théorique. N’oublions pas qu’à ce stade, l’accueil positif réservé à Castro représentait un pis-aller alors qu’e celui-ci était davantage vu comme un nationaliste charismatique qu’un révolutionnaire socialiste. Une telle perception permettait de présager une commutation de l’influence américaine et l’avènement d’un scénario NR/NRP. Or, puisque le suspense ne dura que quelques heures entre l’abandon de Batista et l’accueil positif réservé à Castro – à son arrivée au pouvoir du moins –, cette prise de risque d’Eisenhower ne constituait donc pas une cassure profonde entre nos prédictions et le comportement de la Maison-Blanche durant cette passation du pouvoir. En deuxième lieu, la CMIA achoppe, en vertu des témoignages disponibles, à expliquer la décision du président Carter d’accepter le shah d’Iran en sol américain quelques mois après l’avoir pourtant abandonné en 1979. Bien que la conservation de l’influence acquise eût pu expliquer l’octroi d’un visa d’entrée à Pahlavi, dans la mesure où l’arrivée au pouvoir de Khomeini paraphait la fin de la bonne entente entre Washington et Téhéran, notre théorie semble être validée par des raisons qu’elle considère comme accessoires du fait que cette décision – selon les témoignages recueillis – résultait davantage de considérations d’ordre humanitaire (vu que Pahlavi était gravement malade). Elle serait validée puisque après l’arrivée au pouvoir de Khomeini, la décision de tendre une perche à Pahlavi était la seule option possible pour Washington en vertu d’une réinstallation éventuelle de la monarchie en Iran, comme cela s’était produit en 1953. Or, l’argument de la CMIA ne peut être invoqué pour expliquer l’accueil du shah aux États-Unis s’il est le fruit d’un ultime sursaut de sollicitude de la part de Carter à son égard. Rappelons que notre théorie est fondée sur un paradoxe voulant que l’amitié entre deux dirigeants politiques soit exempte d’affection ou de sentimentalité, mais plutôt qu’elle se cristallise à partir des bénéfices mutuels que chacun peut en retirer. La CMIA ne semble donc pas expliquer les deux dernières volte-face de l’administration Carter à l’égard du shah après sa chute. En dernier lieu, la brève condamnation, par Obama, de la prise de pouvoir de Morsi ne cadre pas non plus avec la CMIA. Rappelons qu’un retour de l’armée au pouvoir en Égypte permettait la restauration de relations harmonieuses entre Le Caire et Washington qui s’étaient dégradées durant l’année de règne de Morsi. Du point de vue de la CMIA, Obama aurait dû accueillir positivement ce retournement de situation au Caire. Or, pour rester cohérent avec son plan de démocratisation post-Moubarak, démocratisation qu’il avait ardemment sollicitée, le 44e président exprima une réticence de façade. Cela dit, la relation harmonieuse entre l’armée égyptienne et la Maison-Blanche fut rapidement restaurée, ce qui permit le rétablissement de l’amitié trentenaire entre Washington et Le Caire.
Les apports théoriques de la CMIA
6Notre conceptualisation de l’influence acquise jette un nouvel éclairage sur le réalisme défensif en en précisant son rôle et son importance pour expliquer la volonté de conserver des acquis de la politique étrangère de la Maison-Blanche. Plusieurs situations comprenaient trois facteurs de disparités qu’elle a su dépasser : le lieu (aspect géographique, position géostratégique et richesse des ressources naturelles de l’État considéré), le moment ou la période historique (à laquelle correspond une conjoncture internationale bipolaire, unipolaire ou multipolaire) et les relations (entre un dictateur ami et une administration en poste à la Maison-Blanche). Sur le plan géographique, la CMIA s’est bien adaptée à des cas provenant des quatre coins du globe, de même qu’à leurs disparités matérielles alors que l’intérêt national américain était tantôt lié au pétrole de Pahlavi et d’Aliyev, aux diamants, au cuivre et au cobalt de Mobutu, au sucre de Batista ou encore au rôle d’agent de stabilisation régionale joué par Moubarak et Suharto. De la même façon, sur le plan historique, nous avons montré la valeur explicative du critère de la CMIA dans toutes sortes de conjonctures. En effet, peu importe la structure internationale – qu’elle soit bipolaire, unipolaire ou multipolaire –, c’est la volonté de stabilité qui guide la politique étrangère des États-Unis dans ce type de crise depuis le début de la guerre froide. Enfin, sur le plan des instances décisionnelles, la CMIA est arrivée dans l’ensemble à aplanir les différences idéologiques, organisationnelles ou bureaucratiques entre les différentes équipes en poste à la Maison-Blanche, tout en faisant ressortir la pérennité non partisane du pragmatisme derrière la décision d’abandonner ou non certains dictateurs amis de Washington.
7Mentionnons aussi que l’argument de la CMIA possède une souplesse sur le plan temporel qui n’existait pas avec les angles d’études choisis auparavant. En effet, en incluant un phénomène de retournement possible lorsqu’une crise s’aggrave à court, à moyen ou à long terme, la théorie peut expliquer tant la décision d’abandonner Moubarak après seulement dix-huit jours de révolte au Caire que les atermoiements entourant le lâchage de Mobutu après sept ans d’instabilité au Zaïre. L’élasticité temporelle d’une possible perte de contrôle (rapide ou lente, selon le cas) est donc prise en compte par la théorie, ce qui lui permet de préfigurer le moment précis où l’abandon sera prononcé, et ce, même s’il prend des jours, des mois, voire des années avant de se concrétiser. L’analyse des études de cas a clairement indiqué que, pour Washington, la longévité du règne d’un dictateur et la profondeur de leur relation importent moins que la capacité du dictateur à conserver le contrôle de son régime durant une crise interne. En définitive, lorsqu’il est confronté à une crise interne, un dictateur proche de Washington ne peut le demeurer que s’il arrive à brider la révolte ou si, après sa chute, son ou ses remplaçants récusent l’influence de la Maison-Blanche à leur arrivée en poste.
Les apports méthodologiques de la recherche
8Pour mener à bien cet ouvrage, nous avons construit deux outils méthodologiques : la typologie des scénarios (AR/ARP, AR/NRN, NR/NRN, NR/NRP et NR/ARP) d’après-crise et le recensement de la population de référence – rassemblant 45 cas empiriques pour lesquels, de 1948 à 2012, la Maison-Blanche dut se prononcer sur l’abandon ou la prolongation de son soutien à un dictateur ami dont le règne était en péril. En nous focalisant sur l’aspect de la conservation de l’influence, nous voulons revitaliser le concept d’influence en général dans l’étude des relations internationales. Quels que soient les caractères particuliers de « l’utilité » – au sens où Chomsky l’entendait – d’une décision politique ou d’une autre, la CMIA arrive à prendre en compte tous les aspects liés à l’intérêt national tant sur le plan économique et militaire que géostratégique.
L’utilité future de la CMIA
9La capacité de la théorie à expliquer la grande majorité des cas empiriques montre qu’elle sera utile pour expliquer le comportement des administrations qui occuperont le Bureau ovale lorsque ce type de crise externe surviendra à nouveau. Déjà, certaines décisions de l’administration Trump touchant à deux démocraties illibérales sud-américaines vont dans le sens de nos prédictions. Au Vénézuéla, le 11 janvier 2019, une vague massive de manifestations débuta après la réélection hautement contestée de Nicolàs Maduro. Alors que ce dernier refusait d’abdiquer, c’est le leader de l’opposition, Juan Guaido, qui fut désigné par l’Assemblée nationale cinq jours plus tard, ce à quoi la Maison-Blanche répondit avec entrain en reconnaissant immédiatement la légitimité de son gouvernement de transition1. Cet accueil positif cadre ainsi avec les prédictions théoriques de la CMIA. Rappelons que depuis l’élection de Hugo Chàvez en 2002, et l’arrivée de son émule Nicolàs Maduro à la présidence en 2013, le Vénézuéla s’était montré des plus hostiles envers les États-Unis tout en lorgnant du côté de la Russie. Dans un scénario très semblable en Bolivie en novembre 2019, à la suite du départ d’Evo Morales, leader socialiste proche de Vladimir Poutine et ouvertement critique de la Maison-Blanche durant ses treize années de règne, l’administration Trump a officiellement « applaudi2 » la désignation à la présidence par intérim de Jeanine Añez, l’ancienne vice-présidente de la Chambre des sénateurs, qui s’était déjà prononcée favorablement au rétablissement de la bonne entente avec Washington. Ainsi, après avoir vu son influence disparaître dans ces deux régimes d’Amérique latine, la Maison-Blanche a compris que la contestation des élections de 2019 au Vénézuéla et en Bolivie lui permettait de profiter d’une situation de type NR/NRP. Dès lors, les décisions de l’administration Trump d’accueillir positivement une éventuelle prise de pouvoir de Guaido et d’Añez – ou, à tout le moins un changement de garde – ne sont pas étrangères à l’argument de la CMIA puisqu’elles permettraient à la Maison-Blanche de retrouver l’influence perdue dans ces deux pays depuis près d’une quinzaine d’années au profit de la Russie.
10En guise d’exemple où un dictateur ami conserve le soutien de Washington parce qu’il est en mesure d’étouffer une révolte, il y a la crise au Honduras qui commence à la fin novembre 2017 avec la réélection illégitime du président Juan Orlando Hernandez. Ami proche de l’administration Trump, c’est sans grande surprise que sa réélection fut reconnue promptement par Washington. Et même si les manifestations se poursuivirent, malgré un contrôle hermétique du régime en place, Washington tentait encore à la fin décembre 2018 de calmer le jeu : « Nous demandons à tous les Honduriens de s’abstenir de toute violence. Nous exhortons tous les partis politiques et les dirigeants à insister auprès de leurs partisans sur la nécessité de résoudre leurs différends de manière pacifique3. » Six mois plus tard, alors que l’armée tirait sur des manifestants pacifiques à Tégucigalpa, Hernandez recevait encore l’appui de la Maison-Blanche. Enfin, relevons aussi l’exemple du soutien indéfectible de l’administration Trump au président égyptien al-Sissi durant les manifestations populaires du Caire à la fin septembre 2019. Probablement pour éviter les écueils rencontrés par Obama à la chute de Moubarak, la Maison-Blanche préféra soutenir le pouvoir en place, qui eut tôt fait de réprimer la vindicte populaire en arrêtant arbitrairement 4300 dissidents. En plein coeur d’une crise qui fut vite matée par la police et l’armée égyptienne, Trump réitéra son appui à al-Sissi : « C’est un honneur d’être avec mon ami, le président de l’Égypte qui est un vrai leader. Il a fait des choses absolument extraordinaires en peu de temps. Quand il a pris ses fonctions il n’y a pas si longtemps, tout était dans la tourmente [en Égypte]. Et ce n’est plus la tourmente maintenant.4 » Comme le montre la CMIA pour une possible situation de type AR/ARP, il n’est pas dans l’intérêt de Maison-Blanche de lâcher un dictateur ami qui arrive à contenir une révolte. Dès lors, le comportement de l’administration Trump envers le Vénézuéla et la Bolivie ou encore envers l’Égypte était prévisible, puisque la validité explicative de la théorie transcende le cadre temporel initialement analysé. Cela dit, l’aspect systémique de la CMIA lui confère aussi une validité qui peut donc aussi décrypter le comportement d’autres États puissants.
La validité externe de la CMIA
11Par sa dimension systémique, la théorie ne s’appliquerait pas seulement à la politique étrangère américaine, mais aussi à celle d’autres acteurs concurrents des États-Unis. Bien qu’elles soient constantes et négligeables en temps normal, les pressions exercées par d’autres États puissants pour acquérir de l’influence sur une dictature confrontée à une crise externe deviennent plus inquiétantes. Du fait que, dans le système international, tous les États dominants sont soumis aux mêmes pressions systémiques dans ce type de crise, nous avançons que leur comportement sera lui aussi analogue. Par conséquent, la théorie de la CMIA pourrait aussi expliquer la conduite de la politique étrangère d’autres grandes puissances comme la Russie, la Chine, le Royaume-Uni, la France, etc.
12Sans devoir remonter trop loin dans le temps, certains exemples attestent la validité externe de la théorie de la CMIA. Ainsi, la formulation de la politique étrangère de Pékin, lors du changement de garde à Harare au Zimbabwe en novembre 2017, pointe dans le sens de nos prédictions théoriques. Rappelons qu’une relation d’amitié existe entre le Zimbabwe et la Chine depuis que cette dernière aida le dictateur Robert Mugabe à prendre le pouvoir en 1980, après la guerre du Bush de la Rhodésie du Sud. Or, malgré l’apparente solidité des liens amicaux entre l’empire du Milieu et Mugabe durant ses trente-sept années au pouvoir, Pékin abandonna son ami âgé de 93 ans alors que celui-ci semblait avoir perdu le contrôle de son régime à la suite d’une crise qui mijotait depuis 2014. Ce lâchage diplomatique s’explique par le fait que Pékin put transférer son influence acquise avec l’arrivée, soutenue par l’armée, du nouveau président Emmerson Mnangagwa, lui-même pétri de culture chinoise. Il reçut en effet une formation militaire à Beijing et à Nanjing dans les années 1960. Pour l’administration de Xi Jinping, la présidence de Mnangagwa représentait une situation appréciable de type AR/NRP.
13Ensuite, la stratégie de résilience de la politique étrangère du Kremlin face à la révolution soudanaise, qui renversa son ami Omar Hassan el-Béchir en 2019, n’est pas incompatible avec la CMIA. Ce dictateur, qui avait auparavant convaincu Vladimir Poutine qu’il était « la clé de l’Afrique » pour la Russie, allait se faire éjecter du pouvoir après un règne de vingt-neuf ans. El-Béchir fut renversé par un coup d’État militaire le 11 avril 2019 après avoir été confronté à une vague de manifestations sans précédent ayant débuté en décembre 2018. Comme la théorie le prescrit, le Kremlin aida el-Béchir au début de la crise interne au Soudan. Toutefois, devant la déroute manifeste de el-Béchir après quelques mois, l’administration Poutine dut réévaluer la situation. Bien qu’il demeurât prudent après le coup d’État en exhortant les militaires soudanais à agir « avec une extrême précaution pour stabiliser la situation le plus rapidement possible et ne permettre aucune escalade5 », le Kremlin se rendit à l’évidence et effectua un virage à 180 degrés. Il accepta la main tendue du Conseil de transition militaire (CTM) – lequel venait de ravir le pouvoir à leur proche collaborateur – après que son dirigeant, Abdel Fattha al-Burhan, se fut montré ouvert à maintenir la bonne entente qui régnait jusqu’alors entre Khartoum et Moscou. Quelques mois plus tard, alors que al-Burhan rencontrait Poutine à Sotchi en octobre 2019, el-Béchir, l’ancien ami de Moscou, croupissait en prison à Khartoum et il y a fort à parier que sa libération ne fut pas au centre des discussions ce jour-là.
14La réaction de la France au départ forcé de son ami Abelaziz Bouteflika, le dictateur de l’Algérie depuis 1999, correspond elle aussi aux prévisions de notre théorie. Tout commença en février 2019, lorsque l’annonce du président Bouteflika de « briguer » un cinquième mandat déclencha une vague de manifestations organisées tous les vendredis dans les grandes villes du pays. À ce stade, sachant très bien que Bouteflika serait réélu au terme d’une élection factice prévue pour avril, l’Élysée a d’abord affirmé : « Nous avons pris note de la candidature du président Bouteflika. Nous souhaitons que l’élection présidentielle se déroule dans de bonnes conditions. C’est au peuple algérien qu’il appartient de choisir ses dirigeants et de décider de son avenir.6 » Pour calmer la rue, Bouteflika consentit à ne pas se représenter aux élections, une décision que le président Macron salua en disant qu’il souhaitait « une transition d’une durée raisonnable7 ». Cela dit, l’Élysée fit preuve d’une grande prudence et choisit de ne pas condamner l’octogénaire algérien qui refusait d’annoncer la date de son abdication. Or, devant l’ampleur de la crise et la persévérance du peuple, le ministre français de l’Europe et des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, affirma le 29 mars 2019 qu’un processus de transition « maintenant s’imposait8 » en Algérie. Confortée par la position de la France, l’armée algérienne asséna le coup de grâce à Bouteflika le 2 avril suivant en exigeant sa démission effective immédiate, ce que le dirigeant fit le jour même. Bien que ce soit Abdelkader Bensalah, le numéro deux du régime précédent, qui devint président par intérim, c’est le général Ahmed Gaïd Salah qui tirait désormais les ficelles à Alger. Pour la France, cette situation n’était pas un scénario catastrophe dans la mesure où le gouvernement Bensalah, chapeauté par l’armée que dirigeait Gaïd Salah, s’établissait en continuité du gouvernement Bouteflika.
15Après cette transition, la stratégie de l’Élysée fut la suivante : continuer à soutenir le gouvernement en place ainsi que la tenue d’élections démocratiques le 12 décembre 2019. Celadit, ces élections n’étaient pas trop inquiétantes pour la France puisque, d’une part, Gaïd Salah allait rester l’homme fort à Alger quel que soit le résultat aux urnes et que, d’autre part, sur les cinq candidats à la présidence algérienne, quatre avaient été ministres dans l’ancien gouvernement et le cinquième soutenait Bouteflika lorsqu’il dirigeait une organisation étudiante. Dès lors, Paris avait beau jeu de soutenir une transition démocratique alors que cette dernière n’en avait que le nom. Tandis que les manifestations du vendredi se poursuivirent jusqu’à la veille du suffrage, le peuple algérien critiqua avec véhémence la tenue des élections et dénonça l’évidence d’une continuité déguisée en changement avec l’arrivée au pouvoir d’un « nouveau » gouvernement assurément dirigé par un ancien apparatchik de Bouteflika. Malgré un taux de participation inférieur à 40 % aux élections du 12 décembre, Macron ne perdit pas de temps pour offrir ses félicitations au nouveau président algérien Abdelmadjid Tebboune cinq jours plus tard, après l’annonce officielle de sa victoire. L’Élysée publia le compte rendu suivant de la discussion :
Le Président de la République s’est entretenu aujourd’hui par téléphone avec le Président élu de la République algérienne démocratique et populaire, M. Abdelmadjid Tebboune, pour lui présenter ses vœux sincères de succès dans l’exercice de ses hautes responsabilités et l’assurer que la France se tient aux côtés de l’Algérie dans ce moment important de son histoire. Les deux chefs d’État sont convenus de travailler ensemble au développement des relations d’amitié, de respect et de confiance entre la France et l’Algérie et à la coopération sur les crises régionales9.
16En tout état de cause, la confiance et la circonspection de l’Élysée pour la suite des choses allaient de pair avec la certitude qu’elle avait que, Gaïd aux commandes en Algérie, peu importe le résultat aux urnes, le statu quo de la bonne entente avec Alger serait maintenu dans une situation de type NR/ARP. Cela dit, bien que le chef d’état-major Gaïd Salah succomba à une crise cardiaque le 23 décembre suivant, la nomination du général Saïd Chengriha, qui était déjà pressenti pour le remplacer advenant sa retraite, n’avait rien pour inquiéter le Quai d’Orsay puisque, bien qu’elle fit peau neuve, c’était du pareil au même pour la direction de l’armée algérienne. Pour Paris, cet état de fait permettait une solution de rechange pour rétablir l’ordre sans remettre en question la collaboration entre les deux pays.
17Là encore, notre théorie semble expliquer le comportement diplomatique de la France à l’égard de la transition post-Bouteflika en Algérie. Bref, dans les trois cas d’abandon de Mugabe par la Chine, d’el-Béchir par la Russie et de Bouteflika par la France, on observe que la commutation de l’influence acquise était possible avec l’arrivée de nouveaux dirigeants sympathiques à leur cause. Par conséquent, l’analyse sommaire de ces trois cas de figure sous l’angle de la CMIA explique le comportement d’États concurrents de Washington.
18Ce constat ouvre la voie à d’autres recherches sur le sujet. Tout bien pesé, dans le jeu à somme nulle de l’acquisition, de la conservation ou de la perte d’influence, la seule règle pour les États capables d’en exercer est qu’il n’y a pas de règles. Talleyrand, l’ancien proche collaborateur de Louis XVI, de Napoléon et de Louis XVIII, avait raison de rappeler à ce dernier qu’en politique, la trahison n’est qu’une question de date10. Que ce soit en vertu de la raison d’État ou plus largement de la nature humaine, il est clair que le monde de demain abritera des États puissants qui cultiveront encore des relations amicales avec des dictatures parfois contestées. Autrement dit, si, d’une part, il est peu probable que l’avidité des grandes puissances pour l’influence s’atténue et si, d’autre part, on constate que plus du quart de la population mondiale vit dans un régime autoritaire alors que le degré de démocratisation périclite sur la planète depuis plus de dix ans11, l’utilité et la pertinence de la théorie conçue dans ce livre devraient perdurer bien après ces dernières lignes.
Notes de bas de page
1Ted Galen Carpenter, « Washington’s Incoherent Policy Towards Dictators », CATO Institute, 30 janvier 2019, https://www.cato.org/publications/commentary/washingtons-incoherent-policy-towards-dictators.
2« After nearly 14 years and his recent attempt to override the Bolivian constitution and the will of the people, Morales’s departure preserves democracy and paves the way for the Bolivian people to have their voices heard. The United States applauds the Bolivian people for demanding freedom and the Bolivian military for abiding by its oath to protect not just a single person, but Bolivia’s constitution. These events send a strong signal to the illegitimate regimes in Venezuela and Nicaragua that democracy and the will of the people will always prevail. We are now one step closer to a completely democratic, prosperous, and free Western Hemisphere. » Voir The White House, « Statement from President Donald J. Trump Regarding the Resignation of Bolivian President Evo Morales », Statements and Releases, 11 novembre 2019, https://www.whitehouse.gov/briefings-statements/statement-president-donald-j-trump-regardingresignation-bolivian-president-evo-morales/.
3« We call for all Hondurans to refrain from violence. We urge all political parties and leaders to stress to their supporters the need to resolve their differences peacefully. » Voir U. S. Embassy in Honduras, « Statement by Heather Nauert, Spokesperson, on the Post-Election Situation in Honduras », News and Events, 18 décembre 2017, https://hn.usembassy.gov/statement-heather-nauert-spokesperson-post-election-situationhonduras/.
4« It’s an honor to be with my friend, the President of Egypt. And he is a real leader. He’s done some things that are absolutely amazing in a short period of time. When he took over not so long ago, it was in turmoil. And it’s not in turmoil now. » Voir U.S. Embassy in Egypt, « Remarks by President Trump and President El-Sisi of Egypt Before Bilateral Meeting », News and Events, 23 septembre 2019, https://eg.usembassy.gov/remarks-by-president-trump-and-president-el-sisi-of-egypt-before-bilateral-meetingnew-york-ny/.
5« [act] extremely responsibly in the aim of stabilizing the situation as soon as possible and not allowing any further escalation. » Voir Simon Shuster, « It’s Business as Usual for Russians in Sudan, Despite Bashir’s Fall », Time, 12 avril 2019, https://time.com/5569355/sudan-bashir-russia-mining/.
6Reuters, « La France réaffirme sa ligne sur la présidentielle en Algérie », À la une, 4 mars 2019, https://fr.reuters.com/article/topNews/idFRKCN1QL18H-OFRTP.
7Le Nouvel Observateur, « Macron “salue” la décision de Bouteflika et appelle à “une transition d’une durée raisonnable” », L’Obs Monde, 12 mars 2019, https://www.nouvelobs.com/monde/20190312.OBS1581/macron-salue-la-decision-de-bouteflika-etappelle-a-une-transition-d-une-duree-raisonnable.html.
8Europe 1, « La France salue le “civisme remarquable” du peuple algérien », International, 29 mars 2019, https://www.europe1.fr/international/la-france-saluele-civisme-remarquable-du-peuple-algerien-3882920.
9L’Élysée, « Entretien téléphonique avec Abdelmadjid Tebboune, président de la République algérienne démocratique et populaire », Actualités, 17 décembre 2019, https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2019/12/17/entretien-telephonique-avec-abdelmadjidtebboune-president-de-la-republique-algerienne-democratique-et-populaire.
10En fait, les mots exacts de Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord étaient : « […] l’Empereur voulait désigner la Saxe en disant : Ceux qui ont trahi l’Europe [sic]. À quoi j’ai été dans le cas de répondre : Sire c’est là une question de date [sic] […]. » Voir M. Q. Pallain, Correspondance inédite du Prince de Talleyrand et du Roi Louis XVIII pendant le Congrès de Vienne, Plon, Paris, 1881, p. 51-52, http://www.le-prince-detalleyrand.fr/talleyrandlouisXVIII.pdf.
11Freedom House, Freedom in the World 2019, février 2019, Washington, D.C., https://freedomhouse.org/sites/default/files/Feb2019_FH_FITW_2019_Report_ForWebcompressed.pdf.
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La Maison-Blanche face à des dictatures amies en péril
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