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Chapitre 3. Le cadre d’analyse
p. 37-44
Texte intégral
1Pour arriver à tester notre théorie et les hypothèses (prédictions théoriques) qui en découlent, nous utiliserons la méthodologie qualitative fondée sur la « traçabilité du processus décisionnel » (process tracing)1. Cette méthode d’investigation nous servira à mettre en exergue, dans six études de cas, la chronologie des décisions menant la Maison-Blanche à abandonner ou non des dictateurs amis aux prises avec un soulèvement interne, pour ensuite les comparer avec nos prédictions théoriques. Vu la pertinence d’inclure l’analyse d’un maximum de cas de figure pour renforcer la validité d’une théorie en sciences humaines, nous nous pencherons sur un spectre temporel élargi, soit sur trois conjonctures successives de 1948 à 2012 (la guerre froide, le nouvel ordre mondial et l’ère post-11 septembre jusqu’aux lendemains du Printemps arabe).
2Pour cette analyse qualitative de la politique étrangère américaine, nous utiliserons des données tirées d’articles scientifiques, d’entrevues, de discours et de communiqués officiels, de câbles diplomatiques classifiés provenant du département d’État, du département de la Défense, du Digital National Security Archive et de WikiLeaks2.
La population des cas empiriques
3Pour arriver à appliquer la théorie sur un échantillon de cas représentatifs et pertinents, la première étape était d’inventorier tous les cas potentiellement analysables. Inédit jusqu’à présent, cet inventaire recense toutes les occasions (cas empiriques) où, de 1948 à 2012, la Maison-Blanche a dû se prononcer sur l’arrêt ou la continuation de son appui à l’égard d’un dictateur ami confronté à un soulèvement interne. Le choix de répertorier cette population de cas sur un spectre historique de soixante-cinq ans tient à l’ambition qu’a la théorie d’arriver à transcender l’évolution conjoncturelle du système international, la disparité géographique des crises analysées et les possibles changements de garde au Bureau ovale.
4Il a fallu bien sûr établir certains critères d’inclusion précis. Pour intégrer notre population de cas empiriques, une dictature devait avoir été : (1) en poste plus d’une année entre 1948 et 20123, (2) proche de la Maison-Blanche et (3) confrontée à au moins une crise interne. Les résultats, une fois triés selon leur période respective, sont les suivants : 22 cas de 1947 à 1989, 10 cas de 1989 à 2001 et 13 cas de 2001 à 2012. Les tableaux 3.1, 3.2 et 3.3 présentent la population totale de cas en ordre chronologique pour chacune des trois périodes historiques observées.
Les cas analysés
5Nous confronterons notre théorie à un échantillon de six cas empiriques sélectionné pour sa représentativité par rapport à la population totale des 45 cas. Ces six cas sont : Fulgencio Batista en 1959, Mohammad Reza Pahlavi en 1979, Mobutu Sese Seko en 1990, Suharto en 1998, Ilham Aliyev en 2005 et Hosni Moubarak en 2011. Le choix d’examiner six dictatures provenant des quatre coins du globe sur une période de cinquante ans (1959-2011) est motivé par une théorie qui postule que les États-Unis se comportent de façon analogue dans des circonstances analogues, et ce, nonobstant les différences liées à : (1) la conjoncture structurelle existant au moment où une crise interne secoue le gouvernement d’un dictateur ami, (2) l’endroit géographique où elle survient ou (3) la nature du parti (républicain ou démocrate) en poste à la Maison-Blanche devant se prononcer sur l’abandon ou non de ce dictateur. Pour ce faire, nous avons sélectionné deux cas empiriques pour l’ère de la guerre froide (1947-1989), deux pour l’ère post-guerre froide (1989-2001) et deux pour l’ère post-11 septembre 2001 jusqu’aux lendemains du Printemps arabe (2001-2012). Notons ici que dans chacune de ces trois conjonctures temporelles, la recherche de l’intérêt national américain était marquée par une logique propre – l’endiguement de l’URSS durant la guerre froide, la promotion démocratique multilatérale du nouvel ordre mondial durant les années 1990 et enfin, la guerre au terrorisme après le 11 septembre 2001 – que la CMIA devra surpasser.
tableau 3.1. La population des cas - période de l’endiguement durant la guerre froide, de 1948 à 1989
| Dictateur ami de Washington | Années au pouvoir (année du début de la crise) | État | Région | Type de contestation interne | Parti en poste à la Maison-Blanche lors de la décision | |
| 1 | Luang Phibunsongkhram | 1948-1957 (1957) | Thaïlande | Asie | A subi un coup d’État. | Républicain (Eisenhower) |
| 2 | Gustavo Rojas Pinilla | 1953-1957 (1957) | Colombie | Amérique du Sud | Forcé à l’exil après une révolte. | Républicain (Eisenhower) |
| 3 | Fulgencio Batista | 1952-1959 (1959) | Cuba | Amérique du Nord (Antilles) | Forcé à l’exil après une révolte. | Républicain (Eisenhower) |
| 4 | Rhee Syngman | 1948-1960 (1960) | Corée du Sud | Asie | Forcé à l’abdication à la suite d’une vague de contestation. | Républicain (Eisenhower) |
| 5 | Ngo Dinh Diem | 1955-1963 (1963) | Vietnam | Asie | Assassiné à la suite de la révolution bouddhiste de 1963. | Démocrate (Kennedy) |
| 6 | Lee Kuan Yew | 1959-1990 (1964) | Singapour | Asie | A fait face à une révolte liée à des émeutes raciales en septembre 1964. | Démocrate (Johnson) |
| 7 | Ferdinand Marcos | 1965-1986 (1970) | Philippines | Asie | A fait face à une révolte populaire connue sous le nom de « Tempête du premier trimestre » en 1970. | Républicain (Nixon) |
| 8 | Marcelo Caetano | 1968-1974 (1974) | Portugal | Europe | A subi un coup d’État en 1974. | Républicain (Nixon) |
| 9 | Haïlé Sélassié | 1941-1974 (1974) | Éthiopie | Afrique | A subi un coup d’État en 1974. | Républicain (Nixon) |
| 10 | Oswaldo Lopez Arellano | 1972-1975 (1975) | Honduras | Amérique centrale | A subi un coup d’État en 1975. | Républicain (Ford) |
| 11 | Lon Nol | 1970-1975 (1975) | Cambodge | Asie | Forcé à l’exil en 1975 à la suite de l’arrivée des Khmers rouges. | Républicain (Ford) |
| 12 | Hugo Banzer | 1971-1978 (1977-1978) | Bolivie | Amérique du Sud | A subi un coup d’État en 1978 après qu’une grève de la faim entamée par des femmes de mineurs ébranla les bases de son pouvoir. | Démocrate (Carter) |
| 13 | Anastasio Somoza | 1967-1979 (1979) | Nicaragua | Amérique centrale | Forcé à l’exil face à la montée des sandinistes. | Démocrate (Carter) |
| 14 | Mohammad Reza Pahlavi | 1941-1979 (1979) | Iran | Asie | Forcé à l’exil à la suite de la révolution. | Démocrate (Carter) |
| 15 | Park Chung-hee | 1962-1979 (1979) | Corée du Sud | Asie | Assassiné par un dissident en 1979 à la suite de révoltes. | Démocrate (Carter) |
| 16 | Muhammadu Buhari | 1983-1985 (1985) | Nigeria | Afrique | Forcé à l’abdication en 1985. | Républicain (Reagan) |
| 17 | Siaka Probyn Stevens | 1971-1985 (1985) | Sierra Leone | Afrique | Forcé à l’abdication en 1985 après cinq ans de crise. | Républicain (Reagan) |
| 18 | Gaafar Muhammad Nimeiri | 1969-1985 (1985) | Soudan | Afrique | A perdu le pouvoir en 1985 à la suite d’une révolte. | Républicain (Reagan) |
| 19 | Ferdinand Marcos | 1965-1986 (1986) | Philippines | Asie | A été forcé à l’exil en 1986 après une révolte. | Républicain (Reagan) |
| 20 | Habib Bourguiba | 1957-1987 (1987) | Tunisie | Afrique | A été destitué par un coup d’État militaire en 1987. | Républicain (Reagan) |
| 21 | Chun Doo Hwan | 1980-1987 (1987) | Corée du Sud | Asie | A abandonné le pouvoir à la suite des révoltes de 1987. | Républicain (Reagan) |
| 22 | Alfredo Stroessner | 1954-1989 (1989) | Paraguay | Amérique du Sud | A subi un coup d’État en février 1989. | Républicain (H. W. Bush) |

tableau 3.2. La population des cas - période post-guerre froide et pré-11 septembre 2001, de 1989 à 2001
| Dictateur ami de Washington | Années au pouvoir (année du début de la crise) | État | Région | Type de contestation interne | Parti en poste à la Maison-Blanche lors de la décision | |
| 23 | Samuel Kanyon Doe | 1980-1990 (1990) | Liberia | Afrique | A subi une tentative de coup d’État en 1985. | Républicain (Reagan) |
| 24 | Hissène Habré | 1982-1990 (1990) | Tchad | Afrique | A été chassé du pouvoir en 1990 à la suite d’une vague de protestations. | Républicain (H. W. Bush) |
| 25 | Mobutu Sese Seko | 1965-1997 (1990) | Zaïre | Afrique | A fait face à de multiples émeutes à partir de 1990. | Républicain (H. W. Bush) |
| 26 | Paul Biya | 1982-auj. (1991) | Cameroun | Afrique | A fait face à une vague de manifestations à partir d’avril 1991. | Républicain (H. W. Bush) |
| 27 | Ibrahim Babangida | 1985-1993 (1993) | Nigeria | Afrique | A dû abandonner le pouvoir en raison d’une vague de contestations en 1993. | Démocrate (Clinton) |
| 28 | Sani Abacha | 1993-1998 (1993) | Nigeria | Afrique | A fait face à une révolte en 1993. | Démocrate (Clinton) |
| 29 | Denis Sassou-Nguesso | (1997-auj.) | République du Congo (Brazzaville) | Afrique | A été confronté à une menace de renversement par les partisans de Joachim Yhombi-Opango à partir de 1997. | Démocrate (Clinton) |
| 30 | Emomali Rahmon | 1992-auj. (1997) | Tadjikistan | Asie | A survécu à deux tentatives de coup d’État en 1997 et en 1998. | Démocrate (Clinton) |
| 31 | Suharto | 1967-1998 (1998) | Indonésie | Asie | A été forcé à l’exil à la suite des émeutes de Jakarta le 21 mai 1998. | Démocrate (Clinton) |
| 32 | Meles Zenawi | 1995-2012 (2000) | Éthiopie | Afrique | A fait face à une contestation interne à partir de 2000. | Démocrate (Clinton) |

tableau 3.3. La population des cas - période post-11 septembre jusqu’à la fin du Printemps arabe, de 2001 à 2012
| Dictateur ami de Washington | Années au pouvoir (année du début de la crise | État | Région | Type de contestation interne | Parti en poste à la Maison-Blanche lors de la décision | |
| 33 | Maaouiya Ould Sid’Ahmed Taya | 1992-2005 (2005) | Mauritanie | Afrique | A subi un coup d’État en 2005. | Républicain (W. Bush) |
| 34 | Ilham Aliyev | 2003-auj. (2005) | Azerbaïdjan | Asie | A fait face à des manifestations en 2005. | Républicain (W. Bush) |
| 35 | Abdullahi Yusuf Ahmed | 2004-2008 (2008) | Somalie | Afrique | A été forcé à abdiquer en 2008. | Républicain (W. Bush) |
| 36 | Kourmanbek Salievitch Bakiev | 2005-2010 (2010) | Kirghizistan | Asie | A été renversé en 2010 à la suite d’une vague de contestations populaires. | Démocrate (Obama) |
| 37 | José Eduardo dos Santos | 1979-2017 (2011) | Angola | Afrique | A fait face à de petites manifestations en 2011 lors du Printemps arabe. | Démocrate (Obama) |
| 38 | Abdallah ben Abdelaziz al-Saoud | 2005-2015 (2011) | Arabie saoudite | Moyen-Orient | A fait face à une révolte pendant le Printemps arabe en 2011. | Démocrate (Obama) |
| 39 | Hamed ben Issa al-Khalifa | 1999-auj. (2011) | Bahreïn | Moyen-Orient | A fait face à une révolte pendant le Printemps arabe en 2011. | Démocrate (Obama) |
| 40 | Ismaïl Omar Guelleh | 1999-auj. (2011) | Djibouti | Afrique | A fait face à une révolte pendant le Printemps arabe en 2011. | Démocrate (Obama) |
| 41 | Hussein II (Abdallah II) | 1999-auj. (2011) | Jordanie | Moyen-Orient | A fait face à une révolte pendant le Printemps arabe en 2011. | Démocrate (Obama) |
| 42 | Mohammed VI | 1999-auj. (2011) | Maroc | Afrique | A fait face à une révolte pendant le Printemps arabe en 2011. | Démocrate (Obama) |
| 43 | Mohamed Ould Abdel Aziz | 2009-2019 (2011) | Mauritanie | Afrique | A fait face à une révolte pendant le Printemps arabe en 2011. | Démocrate (Obama) |
| 44 | Mswati III | 1986-auj. (2011) | Swaziland | Afrique | A fait face à des protestations lors du Printemps arabe en 2011. | Démocrate (Obama) |
| 45 | Hosni Moubarak | 1981-2011 (2011) | Égypte | Afrique | A perdu le pouvoir après les protestations du Printemps arabe en 2011. | Démocrate (Obama) |

6Pour être à même de constater si la théorie arrive à résister à l’épreuve des faits, nous avons de plus choisi trois cas où le point de bascule est survenu (Batista, Suharto et Moubarak) et trois autres où il semble ne pas s’être concrétisé (Pahlavi, Mobutu et Aliyev). Ensuite, cette sélection couvre géographiquement l’Amérique latine, le Moyen-Orient, l’Océanie, l’Afrique et le Caucase. Enfin, pour vérifier l’absence, que postule notre théorie, d’une dichotomie décisionnelle entre une administration républicaine et une administration démocrate, nous avons formé l’échantillon de cas de façon à inclure trois administrations républicaines (Eisenhower en 1959, H. W. Bush en 1990 et W. Bush en 2005) et trois administrations démocrates (Carter en 1979, Clinton en 1998 et Obama en 2011). Voici un tableau qui présente sous une forme succincte les six cas que nous avons choisi d’examiner :
tableau 3.4. Les six cas principaux
| La décision américaine à l’égard du dictateur ami | ||
| Point de bascule avéré | Point de bascule absent ou reporté | |
| Guerre froide 1948-1989 | Fulgencio Batista Cuba 1959 Républicain (Eisenhower) | Mohammad Reza Pahlavi Iran 1979 Démocrate (Carter) |
| Post-guerre froide et pré-11 septembre 2001 1989-2001 | Suharto Indonésie 1998 Démocrate (Clinton) | Mobutu Sese Seko Zaïre 1990 Républicain (H.W. Bush) |
| Post-11 septembre 2001 jusqu’aux lendemains du Printemps arabe 2001-2012 | Hosni Moubarak Égypte 2011 Démocrate (Obama) | Ilham Aliyev Azerbaïdjan 2005 Républicain (W. Bush) |

Les cas internes secondaires
7Afin d’élargir la portée de cette recherche, nous avons travaillé de façon sommaire sur des cas secondaires rencontrés dans les cas principaux. Cette forme de mise en abîme analytique a été mise au point par les spécialistes de la méthodologie qualitative en sciences humaines Gary King, Robert Keohane et Sydney Verba, pour qui l’analyse des cas secondaires présents à l’intérieur des cas principaux (within-cases) permet d’augmenter la validité d’une étude qualitative comme la nôtre. Pour eux, dans une telle recherche, il faut viser à élargir son spectre d’analyse en observant un maximum de cas4. En ce qui a trait à la présente recherche, cet élargissement passe par l’analyse d’autres cas secondaires ayant précédé ou suivi les six dictatures observées. Plus concrètement, dans la mesure où un dictateur succède souvent à un autre (ami ou ennemi de Washington) et où sa chute avérée implique aussi l’arrivée d’un autre dirigeant (ami ou ennemi de Washington), nos six cas principaux – un peu comme des poupées russes – en contiennent d’autres sur lesquels nous nous arrêterons brièvement pour augmenter la validité explicative de notre théorie.
Notes de bas de page
1Henry E. Brady et David Collier, Rethinking Social Inquiry : Diverse Tools, Shared Standards (2e éd.), New York, Rowman & Littlefield Publishers, 2010, p. 343.
2Mentionnons ici que l’utilisation de WikiLeaks soulève des questions liées à l’éthique de recherche puisque les données qui y sont disponibles via Internet le sont en vertu d’un coulage d’informations non autorisé par les États, en l’occurrence les États-Unis. Les informations accessibles sur ce site Internet n’en sont pas moins vraies pour autant. Ne pas s’en servir serait alors une forme d’aveuglement volontaire, si ce n’est de malhonnêteté intellectuelle – problème pire à nos yeux que celui des enjeux éthiques soulevés par l’utilisation des données de WikiLeaks.
3Le choix d’écarter les dictatures qui ont été moins d’un an au pouvoir découle du fait que nous pensons que celles-ci n’ont pas eu assez de temps pour tisser des liens solides avec la Maison-Blanche. La relation d’amitié ne peut alors être qu’au mieux distante, ce qui les rend moins pertinentes pour notre démonstration.
4Gary King, Robert Keohane et Sidney Verba, Designing Social Inquiry : Scientific Inference in Qualitative Research, Princeton, Princeton University Press, 1994, p. 216-217.
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La Maison-Blanche face à des dictatures amies en péril
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