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    Plan détaillé Texte intégral L’étude des situations L’étude de l’environnement en criminologie Les méthodologies innovantes Bibliographie Auteurs

    Délinquance et innovation

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    Table des matières

    10. Les explications situationnelles du phénomène criminel

    Kyle Treiber et Geneviève Parent

    p. 177-188

    Texte intégral L’étude des situations La perspective de l’émergence La théorie de l’action situationnelle L’étude de l’environnement en criminologie Désorganisation sociale et efficacité collective La théorie des activités routinières Les mesures d’utilisation du temps Les méthodologies innovantes L’enquête communautaire à petite échelle Le budget spatiotemporel Des appuis empiriques Bibliographie Auteurs

    Texte intégral

    1L’un des principaux obstacles à l’avancement des connaissances sur les causes du crime est l’absence de théories adéquates pour expliquer le rôle de l’environnement et son interaction avec les caractéristiques des personnes, ainsi qu’une méthodologie satisfaisante pour évaluer ces différents aspects. Les théories criminologiques ont tendance à s’orienter soit vers la personne (en se concentrant sur les caractéristiques criminogènes, comme une faible capacité à exercer sa maîtrise de soi), soit vers l’environnement (en mettant l’accent sur les caractéristiques criminogènes, comme une faible efficacité collective). Par conséquent, elles ont tendance à privilégier les raisons pour lesquelles certains types de personnes commettent des crimes ou pour lesquelles les crimes se produisent dans certains types de lieux. Ces deux éléments ne sont toutefois que rarement combinés dans un cadre théorique unifié, alors qu’ils sont tous deux indispensables pour expliquer le phénomène criminel.

    2Les deux approches semblent a priori difficiles à intégrer, mais leur combinaison pourrait être bénéfique pour expliquer le crime. En effet, Weisburd et Piquero (2008) ont examiné les articles empiriques publiés dans le prestigieux périodique Criminology entre 1968 et 2005 pour déterminer la proportion de la variance de la délinquance qui peut être expliquée par les grandes théories criminologiques. Leurs résultats font croire que la proportion globale de variance expliquée est plutôt modeste, avec souvent 80 % ou 90 % de variance inexpliquée, et qu’il n’y a eu aucune amélioration avec les années. Pour dépasser les limites des explications du phénomène criminel, nous nous joignons à d’autres chercheurs, comme Sullivan (2012), Wikström (2012a) et leurs collaborateurs, en adoptant une approche situationnelle. Les approches de cette nature se concentrent sur l’explication du passage à l’acte criminel en portant une attention particulière à la manière dont les interactions entre les personnes et les environnements favorisent celui-ci.

    3L’utilisation d’une approche situationnelle suppose une triple démarche, à savoir : 1) développer des connaissances sur la propension à la délinquance et sur l’exposition criminogène, 2) intégrer ces deux éléments au sein de théories, et 3) concevoir ou améliorer des méthodes pour mieux tester les hypothèses concernant le rôle de leur interaction dans l’explication du phénomène criminel. Il y a là un vaste champ d’innovation pour la théorisation et la mesure de l’interaction personne-environnement.

    L’étude des situations

    4Il existe une certaine confusion entre les concepts de situation et d’environnement immédiat (ou contexte). La plupart des théories dites situationnelles ignorent le rôle des différences individuelles dans le passage à l’acte et se concentrent uniquement sur l’influence de l’environnement immédiat. Au cœur d’une véritable analyse situationnelle se trouve toutefois l’interaction entre les types de personnes et les types de contextes, ainsi que les mécanismes causaux qui relient ceux-ci au passage à l’acte. Une analyse situationnelle du passage à l’acte exige donc une définition claire et une spécification des relations entre les concepts clés tels que la personne, le contexte, la situation et l’action (passage à l’acte).

    La perspective de l’émergence

    5L’objectif premier de la perspective de l’émergence est, comme le propose Holland (1998), de cerner les règles d’interaction qui existent entre différents éléments et qui pourront générer un phénomène d’ordre supérieur. Par exemple, le jeu d’échecs est un jeu (phénomène d’ordre supérieur) qui émerge de l’interaction entre ses différentes règles et les caractéristiques des pièces. Appliquée à la criminologie, cette perspective porte à utiliser des mécanismes sous-jacents pour articuler des liens entre des éléments causaux afin de déterminer dans quelles circonstances un crime (phénomène d’ordre supérieur) se produit et dans lesquelles il ne se produit pas, comme l’ont souligné Sullivan et coll. (2012). Ainsi s’explique un phénomène, qui est différent des éléments qui le constituent (ou qui permettent sa création) et qui représente plus que la somme de ces éléments. Le jeu d’échecs est plus que la somme de ses règles et des caractéristiques des pièces, tout comme un crime est plus qu’une personne ou un contexte. Selon cette perspective, il s’agit, dans la sphère criminologique, de cerner les éléments clés qui sont nécessaires à la perpétration d’un crime et d’illustrer la façon dont ces éléments interagissent pour donner naissance à ce crime.

    6Dans cette optique, la perspective de l’émergence fournit un cadre de référence en quatre points : le risque individuel (comme le faible contrôle de soi), le risque contextuel (comme la présence de codélinquants), l’interaction entre ces deux types de risque (comment cette interaction entraîne l’émergence d’un crime en particulier et des modèles de délinquance plus globalement) et la rétroaction (comment le crime a un effet sur le risque individuel et contextuel). Sullivan et coll. (2012) soulignent que la situation (de laquelle découle l’acte criminel) est un élément nouveau d’ordre supérieur qui émerge de l’interaction entre le risque individuel (la personne et ses caractéristiques) et le risque contextuel (le contexte et ses caractéristiques). Par conséquent, la situation n’est pas uniquement formée du risque individuel ou du risque contextuel, mais de quelque chose de plus grand qui émerge de leur combinaison.

    7Pour mettre l’accent sur les processus et sur les interactions, il faut donc d’abord mettre en relief le risque individuel et le risque contextuel, mais aussi la façon dont les deux se conjuguent. Il ne s’agit pas de simplement mentionner que les deux sont importants. Il faut également proposer des explications quant à la manière dont ces éléments sont liés et dont leur combinaison fait émerger un crime. La théorie de l’action situationnelle est un excellent exemple de l’application de cette perspective.

    La théorie de l’action situationnelle

    8La théorie de l’action situationnelle intègre des concepts clés de la criminologie sur le rôle des caractéristiques personnelles et contextuelles pour expliquer les actions morales (guidées par des règles) telles que les actes criminels. Elle est née au début des années 2000 et a été développée et affinée depuis (voir Wikström, 2012 ; Wikström et coll., 2012a).

    9La théorie de l’action situationnelle propose que les êtres humains soient essentiellement guidés par des règles. Sa pierre angulaire est que les personnes sont la source de leurs actions, mais que les déclencheurs de ces actions sont d’ordre situationnel. En effet, ce sont des combinaisons particulières de personnes et de contextes (ces éléments présentant tous les deux des caractéristiques particulières) qui génèrent des motivations et qui entraînent la perception de choix d’action, la prise de décision et l’action. La proposition centrale de la théorie de l’action situationnelle peut donc se résumer comme suit : P × C → A. L’action finale (A) est le résultat d’un processus de perception et de choix (→) consécutif à une motivation qui résulte de l’interaction (×) entre la personne et ses caractéristiques (P) et un contexte et ses caractéristiques (C).

    10La théorie de l’action situationnelle définit une situation comme l’interaction entre une personne et un contexte (P × C). Cette interaction donne naissance à une motivation (tentation ou provocation) qui est ressentie par la personne et à la perception de choix d’action en réponse à celle-ci (→). Certaines caractéristiques du contexte activent certaines caractéristiques personnelles, et certaines caractéristiques personnelles font en sorte que certaines caractéristiques du contexte deviennent pertinentes. Le processus de perception et de choix (→) est le mécanisme situationnel clé qui relie les personnes et les contextes aux actions (A). Les facteurs qui influencent le processus de perception et de choix sont donc ceux qui, selon la théorie de l’action situationnelle, ont une pertinence causale dans l’explication de l’action (ou du passage à l’acte).

    11Les personnes choisissent leurs actions (A) sur la base de leurs motivations et de la perception des choix d’action possibles. Si elles perçoivent un seul choix d’action, elles agiront par automatisme. Les habitudes sont une forme commune et efficace de choix automatique reposant sur l’expérience acquise dans un contexte donné (par exemple, la consommation de drogues lors d’une fête d’amis). Si les personnes perçoivent plus d’un choix d’action possible, elles délibéreront pour déterminer quel est celui moralement acceptable et souhaité. Bien que plus raisonnés que les habitudes, ces choix délibérés sont guidés par des règles au lieu d’être purement rationnels, c’est-à-dire fondés sur la seule prise en compte des coûts et des avantages. C’est seulement lors de ces choix délibérés que le contrôle de soi et la dissuasion (les seules sources de contrôle selon la théorie de l’action situationnelle) joueront un rôle déterminant dans l’option que la personne choisira. En effet, lors de choix automatisés (ou d’habitudes), les sources de contrôle n’entrent pas en ligne de compte, car il n’y a pas de délibération.

    12En résumé, selon la théorie de l’action situationnelle, l’acte criminel (A) se produit parce que la personne le perçoit (→) comme acceptable en réponse à sa motivation issue de la situation, celle-ci étant elle-même le résultat de l’interaction entre la personne et le contexte (P × C). Cette théorie soutient que les changements dans la délinquance d’une personne résultent de changements dans sa propension à la délinquance (particulièrement la moralité et la capacité à exercer sa maîtrise de soi), dans l’exposition à des contextes criminogènes (particulièrement la moralité de ceux-ci et la dissuasion) ou les deux.

    L’étude de l’environnement en criminologie

    13Bien que la majorité des théories se concentrent sur les caractéristiques criminogènes des personnes, quelques-unes se sont intéressées à l’effet de l’environnement sur le phénomène criminel. Elles présentent toutefois certaines limites pour l’étude de l’interaction entre la personne et le contexte, à savoir : 1) le problème de l’unité d’analyse (mesurer la portion de l’environnement qui influence l’action), 2) le problème de l’écométrie (mesurer avec fiabilité les caractéristiques pertinentes de cette portion d’environnement), et 3) le problème de l’exposition (mesurer tous les environnements dans lesquels une personne pose des actions et pas seulement ceux où elle vit). De plus, les études qui se sont employées à mesurer le rôle de l’environnement immédiat (ou du contexte) pour expliquer le crime utilisent généralement des mesures simplistes et de portée limitée.

    Désorganisation sociale et efficacité collective

    14La notion de désorganisation sociale provient des nombreux travaux de l’école de Chicago. Elle est apparue dans le but d’expliquer les causes de la ségrégation entre les quartiers et son influence sur la composition de la population et sur les facteurs sociaux connexes tels que l’accord entre les résidents et l’efficacité des institutions sociales pour réglementer les comportements considérés comme déviants. Une vague d’intérêt s’est alors portée vers les caractéristiques structurelles (comme l’hétérogénéité de la population, l’instabilité et les désavantages sociaux) et vers les processus sociaux par lesquels ces caractéristiques influencent le développement de la délinquance. C’est la cohésion sociale et le contrôle social informel qui déterminent ensemble l’efficacité collective d’un quartier, c’est-à-dire la volonté des habitants de faire respecter les normes sociales partagées. Le travail accompli en rapport avec la désorganisation sociale et l’efficacité collective a considérablement fait avancer les théories et les méthodes dans l’étude du rôle causal de l’environnement sur le phénomène criminel.

    15Selon Wikström et Sampson (2003), un travail considérable reste toutefois à faire pour différencier les contextes propices au passage à l’acte des contextes propices au développement de caractéristiques individuelles criminogènes ainsi que de leurs rôles directs et indirects dans le développement de la délinquance. De plus, les criminologues ont besoin de préciser plus adéquatement les principaux mécanismes qui relient directement les (caractéristiques des) environnements sociaux au passage à l’acte criminel. Cela comprend les mécanismes sociaux qui attirent certaines personnes dans certains environnements, ainsi que les mécanismes situationnels par lesquels les personnes, en fonction de leurs caractéristiques personnelles, répondent aux caractéristiques de l’environnement qui les entoure. Détailler ces mécanismes impose de passer d’un niveau d’agrégation globale (comme les quartiers) à ce qui peut être perçu par les sens d’une personne et qui enclenche la perception des choix d’action et le processus de choix.

    16L’un des défis méthodologiques importants dans l’étude de l’environnement social consiste à améliorer la mesure des quartiers. Il est difficile de délimiter socialement ou géographiquement un quartier, et de nombreuses études utilisent de grandes unités d’analyse comme des zones abritant des milliers d’habitants. Ces zones sont souvent très hétérogènes sous l’angle des caractéristiques sociales et physiques. Elles sont également de mauvais indicateurs de l’environnement qui influence une personne lors du passage à l’acte. L’influence se limite en effet à la partie de l’environnement à laquelle la personne peut accéder avec ses sens : l’environnement immédiat ou le contexte. C’est donc cet environnement immédiat qui devrait être mesuré dans le cadre des études sur le rôle de l’environnement au moment du passage à l’acte.

    17Considérant que les personnes se déplacent dans un espace, pour comprendre l’effet de l’environnement auquel elles sont exposées, nous avons également besoin de connaître la gamme complète des contextes auxquels elles sont exposées et pas seulement les caractéristiques de leur quartier d’origine. Mesurer les caractéristiques pertinentes et l’ensemble des contextes auxquels une personne est exposée (ses zones d’activité) présente un certain nombre de difficultés. Considérer les zones d’activité plutôt que les quartiers met en évidence le fait que les résidents ne sont pas les seules personnes qui utilisent un contexte et qui façonnent l’environnement ; ce dernier est également modelé par les activités des non-résidents. Les activités, et les types de personnes engagées dans celles-ci, peuvent varier dans le temps et avoir un effet significatif sur l’environnement. Cela est particulièrement vrai dans les centres-villes et les centres locaux qui connaissent un trafic commercial important pendant la journée et un trafic récréatif important le soir venu.

    La théorie des activités routinières

    18La théorie des activités routinières de Cohen et Felson (1979) est encore très populaire en criminologie et occupe une place importante dans la plupart des discussions axées sur l’analyse spatiale de la criminalité. Elle a apporté une contribution significative à la pensée criminologique en soulignant l’importance de la convergence des personnes et des lieux, de la dynamique et des différences dans les modèles (patterns) d’activité des gens et de la détermination des lieux et des moments où les crimes ont une plus (ou moins) grande probabilité de se produire.

    19La théorie des activités routinières ne détaille malheureusement pas suffisamment comment la convergence de certains types de personnes et de lieux amène les personnes à commettre des actes criminels. En effet, cette théorie ne repose qu’implicitement sur la notion de choix rationnel pour relier les personnes et les lieux à l’action. Comme l’ont souligné Wikström et Treiber (2015), ce mécanisme causal manque d’élaboration, tout comme les principales hypothèses d’évaluation critique. De plus, en se concentrant uniquement sur les « délinquants motivés » qui envisagent d’emblée le crime comme une option, la théorie des activités routinières ne tient pas (intentionnellement) compte des différences individuelles. Elle met également l’accent davantage sur la variation spatiotemporelle des modèles (patterns) d’activité des personnes que sur les caractéristiques du contexte où se produit l’action. Ces problèmes limitent sa capacité à présenter une perspective véritablement interactive (personne-environnement).

    Les mesures d’utilisation du temps

    20En se fondant sur les propositions formulées dans la théorie des activités routières, Osgood et coll. (1996) se sont intéressés à la quantité de temps qu’une personne investit dans certaines activités afin de cerner les habitudes de vie criminogènes (et, d’une certaine façon, les contextes auxquels la personne est exposée). Ils ont divisé différentes activités en trois catégories, selon le niveau de structure et les personnes présentes : 1) les activités non structurées en présence d’amis et en l’absence d’autorité (comme les fêtes entre amis), 2) les activités menées à l’extérieur de la maison qui demandent une certaine structure (comme le cinéma), et 3) les activités plus susceptibles de se passer à la maison avec la présence d’un parent et en l’absence des amis (comme les travaux domestiques). Les résultats soulignent que les jeunes participant davantage à des activités non structurées en présence d’amis et en l’absence de gardien ont davantage de comportements déviants, dont des crimes. Ces résultats ont été reproduits par plusieurs, laissant peu de doutes sur le caractère criminogène de ce type d’activité.

    21Dans les travaux, ce type d’activité est fréquemment mesuré par une seule question visant à évaluer la fréquence des sorties ou des activités entre amis au centre-ville. Il convient toutefois de noter que cette mesure présente certaines limites : elle est peu nuancée et en dit peu sur les contextes que la personne rencontre au cours de la journée. Les activités à l’extérieur de la maison sont susceptibles d’inclure des activités qui ont des niveaux variés de structure et de supervision, comme la fréquentation des clubs sportifs, le cinéma et la socialisation avec les pairs. De plus, bien que la fréquence des crimes soit positivement associée à la fréquence de ce type d’activité chez une personne, les mesures actuelles d’utilisation du temps ne permettent pas de conclure que les crimes se produisent réellement durant ces activités.

    Les méthodologies innovantes

    22Pour résoudre les trois problèmes associés à l’étude de l’environnement (les problèmes de l’unité d’analyse, de l’écométrie et de l’exposition), Wikström et coll. (2012) ont élaboré deux méthodologies innovantes : l’enquête communautaire à petite échelle et le budget spatiotemporel.

    L’enquête communautaire à petite échelle

    23Afin de résoudre le problème de l’unité d’analyse, Wikström et coll. ont mis en place une enquête communautaire à petite échelle. Contrairement aux enquêtes communautaires à grande échelle, plus courantes, cette méthode utilise la plus petite unité géographique qui puisse être liée à des données officielles. Au Royaume-Uni, c’est l’output area, qui comprend en moyenne 125 ménages. On peut comparer les output areas aux aires de diffusion du recensement canadien qui contiennent entre 400 et 700 personnes, soit les plus petites unités géographiques pour lesquelles Statistique Canada fournit des données provenant du recensement. Ces unités sont plus petites que les zones géographiques actuellement utilisées dans les enquêtes communautaires, comme les zones de recensement (census blocks) aux États-Unis, qui englobent des milliers de ménages. Les output areas sont plus homogènes dans leurs caractéristiques physiques et sociales et reflètent plus étroitement la portion de l’environnement à laquelle une personne peut accéder avec ses sens à un moment donné dans le temps. Bien que de nombreux contextes puissent être plus petits qu’une output area (comme une salle de classe, un parc ou un coin de rue), la collecte de données à ce faible niveau d’agrégation permet de colliger davantage d’information par unité géographique (ce qui est important pour la fiabilité) et de lier les données de l’enquête aux données officielles.

    24Mesurer efficacement les caractéristiques environnementales pertinentes (problème de l’écométrie) exige une compréhension claire de la nature de ces caractéristiques et des méthodes fiables pour les évaluer. La théorie de l’action situationnelle postule que les principales caractéristiques environnementales présentant un intérêt pour expliquer le passage à l’acte criminel sont un contexte moral faible (caractérisé par des normes sociales favorisant la violation des lois) et un faible niveau de dissuasion (caractérisé par un manque de contrôle social). Pour mesurer ces caractéristiques, Wikström et coll. se sont fondés sur le concept de l’efficacité collective, qui avait été utilisé dans les enquêtes communautaires antérieures. Par souci de précision dans cette mesure, les résidents interrogés par courrier postal (une portion des résidents des output areas) sont invités à se référer à une zone située à une courte distance de marche (environ quelques minutes) de leur résidence. Il s’agit ainsi d’évaluer une zone qui est susceptible de leur être très familière et pour laquelle ils peuvent donc être des observateurs fiables. Les réponses sont ensuite agrégées au niveau de l’output area, et leur fiabilité est évaluée.

    Le budget spatiotemporel

    25Bien que l’enquête communautaire à petite échelle soit une partie importante de la méthode de Wikström et coll., elle n’est pas aussi innovante que le budget spatiotemporel. Ce dernier se fonde sur les méthodes de journal de bord pour étudier les sphères d’activité complètes des personnes (couvrant le temps qu’elles passent tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de leur quartier de résidence) et, surtout, les passages à l’acte différenciés qui résultent de l’interaction entre certains types de personnes et certains types de contextes. Cette dernière application du budget spatiotemporel est unique, car elle permet la véritable étude des situations (interaction personne-environnement).

    26Le budget spatiotemporel permet de recueillir des données, heure par heure, sur les quatre jours précédant l’entrevue : les deux derniers jours de la semaine, le dernier vendredi et le dernier samedi. Pour chaque heure, le participant indique où il était, y compris la fonction du lieu (par exemple, maison, école, parc, restaurant), la zone géographique (output area), les personnes avec qui il était (par exemple, pairs, parents), l’activité principale (par exemple, lire, manger, socialiser) et les incidents pertinents tels que la consommation de drogues, les actes criminels et la victimisation. Les lieux, les personnes présentes et les activités sont enregistrés au moyen d’un système de codage extrêmement détaillé, fournissant une information très précise sur le contexte et sur les circonstances de chaque heure. Vu la géocodification de chaque heure à une output area, les données recueillies dans le cadre de l’enquête communautaire peuvent également être jointes au budget spatiotemporel. Les données du budget spatiotemporel fournissent ainsi une information complète et détaillée sur les différentes sphères d’activité d’une personne. Cette information peut être utilisée comme une mesure précise de l’exposition de cette personne à certains types de contextes. Dans une conception longitudinale, cela permet également d’étudier les changements dans les sphères d’activité au fil du temps et les influences de l’exposition différentielle sur le développement de la délinquance ainsi que sur le passage à l’acte criminel.

    27L’aspect unique et le plus important pour procéder à une véritable analyse situationnelle est la possibilité de combiner le budget spatiotemporel avec des données sur les caractéristiques personnelles des participants. Cela permet de créer des données relatives à la situation, c’est-à-dire aux interactions personne-environnement. Chaque « personne-heure » (une heure passée par un type particulier de personne dans un type particulier de contexte) peut donc être utilisée pour représenter une situation, et les incidents supplémentaires, tels que les actes criminels, peuvent être utilisés pour étudier le type de situation dans lequel le crime se produit. En évaluant le passage à l’acte des personnes quand elles sont dans des contextes spécifiques, le budget spatiotemporel est en mesure de relier les personnes, les lieux et les actions spatiotemporellement, ce que les méthodes de collecte et d’analyse de données traditionnelles ne permettent pas de faire actuellement.

    Des appuis empiriques

    28Wikström et coll. ont été en mesure d’analyser dans le détail la vie sociale d’un échantillon d’adolescents, depuis leurs activités familiales et scolaires jusqu’au temps discrétionnaire qu’ils passent avec leurs pairs. Ils ont constaté que les jeunes passaient une grande partie de leur temps éveillé en dehors de leur quartier, bien que la portée géographique de leurs sphères d’activité se limite dans une large mesure à des endroits clés comme leur école, les maisons de leurs meilleurs amis et le centre local le plus proche. Ils ont également pu montrer que le taux de crime était le plus élevé lorsque les jeunes étaient sans surveillance avec leurs pairs lors d’activités non structurées dans les centres locaux et urbains ou dans les zones résidentielles ayant une faible efficacité collective.

    29Les résultats les plus novateurs du budget spatiotemporel se rapportent toutefois aux aspects situationnels. Comme Wikström et coll. ont pu le souligner pour la première fois, les crimes ne se produisent que lorsque les personnes ayant une forte propension à la délinquance passent du temps dans des contextes criminogènes. Les jeunes ayant une propension élevée à la délinquance ne commettent pas de crimes dans d’autres types de contextes, tout comme les jeunes ayant une faible propension à la délinquance ne commettent pas de crimes, et ce, même dans les contextes les plus criminogènes. Les chercheurs ont pu ensuite conclure que les points chauds de criminalité (crime hotspots) n’apparaissent que dans les milieux criminogènes fréquentés par des personnes ayant une propension élevée à la délinquance. Enfin, même lorsque les personnes ayant une propension élevée à la délinquance passent du temps dans des contextes criminogènes, le crime reste un comportement rare.

    ***

    30La compréhension du rôle des caractéristiques personnelles et contextuelles dans le développement de la délinquance impose de prendre en compte l’interaction personne-environnement. La perspective de l’émergence et plus particulièrement la théorie de l’action situationnelle constituent des pas dans cette direction. L’approche situationnelle du phénomène criminel a nécessité l’élaboration de nouvelles méthodes pour étudier les environnements sociaux et l’exposition à ces environnements, comme la combinaison du budget spatiotemporel et de l’enquête communautaire à petite échelle. Ces méthodes uniques et novatrices permettent l’étude directe des situations (interactions entre les personnes et les contextes) dans lesquelles le crime se produit. Elles présentent un potentiel inexploité pour étudier la vie des personnes à des âges différents, à des époques différentes et dans des contextes culturels différents dans le monde entier. Plusieurs groupes de chercheurs se sont orientés dans cette voie ces dernières années et utilisent désormais ces méthodes ; leurs travaux s’inscrivent dans le cadre de diverses études dont la Study of Peers, Activities and Neighborhoods de La Haye (Pays-Bas), la Malmö Individual and Neighborhood Development Study (Suède), la Madrid Study (Espagne), la Slovenian Study of Parental Monitoring and Adolescent Delinquency à Ljubljana (Slovénie) et l’Étude des situations criminogènes à Montréal (Canada), pour ne nommer que ceux-là.

    Bibliographie

    Cohen, L. E. et Felson, M., « Social Change and Crime Rate Trends : A Routine Activity Approach », American Sociological Review, vol. 44, no 4, 1979, p. 588-608.

    Holland, J. H., Emergence : From Chaos to Order, Oxford University Press, 1998.

    Osgood, W. D., Wilson, J. K., O’Malley, P. M., Bachman, J. G. et Johnston, L. D., « Routine Activities and Individual Deviant Behavior », American Sociological Review, vol. 61, no 4, 1996, p. 635-655.

    Sullivan, C. J., McGloin, J.-M. et Kennedy, L. W., « Moving Past the Person or the Context : Thinking About Crime as an Emergent Phenomenon », dans Mcgloin, J.-M., Sullivan, C. J., et Kennedy, L. W. (dir.), When Crime Appears : The Role of Emergence, Routledge, New York, 2012, p. 3-16.

    Weisburg, D. et Piquero, A. R., « How Well Do Criminologists Explain Crime ? Statistical Modeling in Published Studies », Crime and Justice, vol. 37, no 1, 2008, p. 453-502.

    Wikström, P.-O. H. « Does Everything Matter ? Addressing Problems of Causation and Explanation in the Study of Crime », dans Mcgloin, J.-M., Sullivan, C. J., Kennedy, L. W. (dir.), When Crime Appears : The Role of Emergence, Routledge, New York, 2012, p. 53-72.

    Wikström, P. -O. H. et Oberwittler, D., Treiber, K. et Hardie, B., Breaking Rules : The Social and Situational Dynamics of Young People’s Urban Crime, Oxford University Press, 2012a.

    Wikström, P.-O. H. et Sampson, R. J., « Social Mechanisms of Com munity Influences on Crime and Pathways in Criminality », dans Lahey, B. B., Moffitt, T. E. et Caspi, A. (dir.), Causes of Conduct Disorder and Juvenile Delinquency, The Guilford Press, New York, 2003, p. 118-148.

    Wikström, P.-O. H. et Treiber, K., « Situational Theory : The Importance of Interactions and Action Mechanisms in the Explanation of Crime », dans Piquero, A. R. (dir.), The Handbook of Criminological Theory, W. Blackwell, Chichester, 2015, p. 415-444.

    Wikström, P. -O. H., Treiber, K. et Hardie, B., « Examining the Role of the Environment in Crime Causation : Small-area Community Surveys and Space-time Budgets », dans Gadd, D., Karstedt, S. et Messner, S. F. (dir.), The SAGE Handbook of Criminological Research Methods, Sage Publications Ltd, Londres, 2012b, p. 111-127.

    Auteurs

    • Kyle Treiber

      Ph. D., directrice adjointe du Peterborough Adolescent of Young Adult Development Study (PADS+) ; directrice du programme M. Phil., Institut de criminologie, Université de Cambridge.

    • Geneviève Parent

      Ph. D., professeure, Département de psychoéducation et de psychologie, Université du Québec en Outaouais ; professeure associée, École de criminologie, Université de Montréal ; chercheure régulière, Institut universitaire Jeunes en difficulté, CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal.

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    6. Peut-on prédire la récidive ?

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    Treiber, K., & Parent, G. (2018). 10. Les explications situationnelles du phénomène criminel. In . D. Décary-Hétu & M. Bérubé (éds.), Délinquance et innovation (1‑). Presses de l’Université de Montréal. https://books.openedition.org/pum/32786
    Treiber, Kyle, et Geneviève Parent. « 10. Les explications situationnelles du phénomène criminel ». In Délinquance et innovation, édité par David Décary-Hétu et Maxime Bérubé. Montréal: Presses de l’Université de Montréal, 2018. https://books.openedition.org/pum/32786.
    Treiber, Kyle, et Geneviève Parent. « 10. Les explications situationnelles du phénomène criminel ». Délinquance et innovation, édité par David Décary-Hétu et Maxime Bérubé, Presses de l’Université de Montréal, 2018, https://books.openedition.org/pum/32786.

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    Décary-Hétu, . D., & Bérubé, M. (éds.). (2018). Délinquance et innovation (1‑). Presses de l’Université de Montréal. https://books.openedition.org/pum/32821
    Décary-Hétu, David, et Maxime Bérubé, éd. Délinquance et innovation. Montréal: Presses de l’Université de Montréal, 2018. https://books.openedition.org/pum/32821.
    Décary-Hétu, David, et Maxime Bérubé, éditeurs. Délinquance et innovation. Presses de l’Université de Montréal, 2018, https://books.openedition.org/pum/32821.
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