1Ce chapitre porte sur l’évolution de la population active du Québec au xx^e siècle. On y trouvera essentiellement deux choses : un aperçu des changements de quantité, de nature et de structure qui ont affecté cette population pendant ce siècle, puis quelques idées qui, nous l’espérons, peuvent servir à penser les rapports entre l’évolution du travail et celle de la famille.

2Nous débuterons en survolant quelques problèmes de définition et quelques considérations générales sur l’évolution de la population active du Québec au xx^e siècle dans ses rapports avec la natalité et l’émigration. Nous examinerons ensuite l’évolution de la taille et de la composition de la population employée par sexe et par cohortes, ce qui nous permettra de faire apparaître la féminisation de cette population, qui est certainement le processus le plus important qui l’ait marquée tout au long de ce siècle. Nous nous pencherons sur les caractéristiques de la population employée, ce qui nous permettra de faire apparaître à la fois l’évolution de la structure de l’économie elle-même, et l’évolution de la répartition des hommes et des femmes dans les trois grands secteurs qui ont servi à décrire l’économie au xx^e siècle. Finalement, nous aborderons les problèmes contemporains que l’évolution de l’organisation du travail et le rapport des individus au travail entretiennent avec la dynamique de la formation et de l’évolution des couples et, plus généralement, de la famille.

3Au cours du siècle, la statistique officielle a changé au moins autant que la société et l’économie qu'elle entend mesurer. On trouvera en annexe un résumé des problèmes de définition que ces changements posent à tout chercheur effectuant une étude rétrospective sur une longue période, ainsi qu’un bref exposé des choix que les auteurs ont faits pour les résoudre.

Définitions et considérations générales

4Les rapports entre les phénomènes démographiques et la composition de la population active sont nombreux et complexes.

5L’examen de ces rapports commence par quelques truismes. La population active est la fraction de la population en âge de travailler qui est employée ou qui est à la recherche d’emploi. Ne peuvent faire partie de la population active que les individus qui naissent et survivent jusqu’au moment de travailler, ce qui rend la taille de la population active tout d’abord tributaire de la natalité et de la mortalité infantile. Elle est aussi tributaire de l’espérance de vie, puisqu’on ne peut plus travailler une fois mort. La taille de la population active est également liée à l’émigration et à l’immigration, la première réduisant la population en âge de travailler et la seconde l’augmentant.

6Au cours du xx^e siècle, la diminution de la mortalité infantile et plus généralement l’augmentation de l’espérance de vie ont contribué à accroître la population en âge de travailler. Entre 1871 et 1931, la migration des Québécois vers le nord-est des États-Unis, où ils étaient attirés par les emplois manufacturiers, a contribué à réduire la population en âge de travailler et la population active du Québec. L’immigration, notamment à partir des années qui ont suivi la Deuxième Guerre mondiale a, au contraire, contribué à les augmenter toutes deux. L’émigration du début du siècle s’est faite en réaction au surplus de main-d’œuvre causé en partie par l’accroissement de la population résultant de la natalité élevée et de la réduction de la mortalité infantile, et en partie par la difficulté de perpétuer l’effort de colonisation : les terres arables facilement cultivables du sud du Québec étaient déjà occupées et les terres du nord ne pouvaient supporter très longtemps un mode de vie qui associait une agriculture essentiellement vivrière et un accroissement rapide de la population agricole. Le choix de la destination, l’est des États-Unis, était attribuable à sa proximité et au fait que l’industrialisation y créait un important besoin de main-d’œuvre.

7L’émigration du début du siècle a été un mouvement spontané et le seul moment de leur histoire où les Canadiens français du Québec ont participé massivement au mouvement de migration visant à améliorer le bien-être par la recherche d’un meilleur emploi dans un autre État ou une autre province. L’immigration de l’après-guerre, au contraire, est le résultat d’une politique d’accroissement de la population active, que les gouvernements viendront à justifier par la baisse de la natalité qui réduit l’accroissement naturel de la population et donc de la main-d’œuvre. Du point de vue de l’accroissement de la population active, les politiques d’immigration semblent avoir eu plus de succès que les politiques de natalité.

8L’augmentation de l’espérance de vie a contribué à accroître la population en âge de travailler et la population active, mais la mortalité n’a pas diminué de manière constante tout au long du siècle. Certains processus, comme les progrès médicaux — notamment dans le traitement des maladies infectieuses — ou des changements dans l’hygiène ou l’alimentation, ont contribué de manière durable à augmenter l’espérance de vie, mais des événements historiques qui ont eu lieu à un instant précis ou durant une période définie ont eu un effet direct sur la taille de la population en âge de travailler. Les conflits armés auxquels le Canada a participé, même s’ils ne se sont pas déroulés sur son territoire — les deux Guerres mondiales et la guerre de Corée —, ont fait des victimes en nombre appréciable chez les jeunes hommes et ont donc contribué à réduire la taille de la population en âge de travailler au cours des décennies subséquentes. La baisse de la fécondité et le baby-boom ont eu sur la population en âge de travailler des effets analogues à ceux qu’ils ont eus sur la population : vieillissement de la structure de la population active dans le premier cas, « déformation ». de la pyramide des âges en fonction de l’importance relative de cette génération dans les classes d’âge auxquelles elle a successivement appartenu.

9Cela dit, la taille et la composition par âge de la population active ne dépendent pas que de la taille et de la composition de la population en âge de travailler. La population active ne comprend pas tous les individus en âge de travailler : le rapport entre les deux notions se mesure par le taux d’activité, c’est-à-dire la proportion de la population en âge de travailler qui est effectivement au travail ou à la recherche d’emploi. Ce taux varie généralement selon l’âge et il est également différent pour les hommes et les femmes ; il a, de plus, varié tout au long du siècle. Finalement, la population active est elle-même formée des personnes employées et des personnes au chômage, dans la mesure où celles-ci sont à la recherche d’un emploi ou, tout au moins, souhaitent travailler.

10Une fois posées ces définitions, il reste à décider des questions à traiter dans le cadre de ce chapitre. Le choix n’est pas facile parce que les possibilités sont nombreuses et les traiter toutes nécessiterait un ouvrage plutôt qu’un chapitre. Certains éléments sont incontournables. On ne saurait prétendre aborder une question du point de vue démographique sans la regarder de manière proprement longitudinale et pas simplement historique. Pour la même raison, il est bien difficile de ne pas s’intéresser à la structure de la population par âge et par sexe ; cet aspect est d’autant moins évitable que, comme on le verra plus loin, les rapports entre l’âge, le sexe et l’emploi se sont profondément transformés au fil des générations qui ont traversé le siècle.

11Cela dit, il reste encore à faire certains choix. On peut s’intéresser à l’évolution de la population active proprement dite, à celle du chômage ou à celle de la population employée. Se concentrer sur la première permet de se tenir au plus près du concept le plus central dans le domaine et d’étudier l’évolution de la capacité totale de travail de la population. Examiner le chômage permet plutôt de faire apparaître le décalage entre la capacité de travail et le besoin d’emploi d’une part, et le véritable progrès de l’économie d’autre part. Si notre étude se limitait aux premières décennies du siècle, il serait vraisemblablement préférable de se concentrer sur l’évolution de l’écart entre l’offre et la demande de travail, puisque cette période, qui précède et suit la Dépression des années 1930, a été la dernière époque de chômage massif en Occident. Notre perspective est cependant un peu différente puisqu’elle embrasse tout le siècle et que notre travail se fait à un moment où le problème le plus central du travail dans notre société ne semble plus être l’incapacité de trouver de l’emploi, mais tient plutôt à la fois du décalage qualitatif plutôt que quantitatif entre l’offre et la demande de travail, et du désir de réduire la durée de la vie consacrée principalement au travail. À ceci se greffe une autre préoccupation : étudier la population active ne permet pas d’étudier sa répartition dans l’économie puisque, par définition, les chômeurs ne sont pas employés. Or, il serait à tout le moins frustrant d’examiner un siècle d’évolution de la population dans son rapport au travail sans examiner au moins un peu l’évolution de sa répartition dans l’économie. Pour toutes ces raisons, il nous a paru plus riche d’enseignement de nous intéresser à la population employée plutôt qu’à la population active stricto sensu.

L’évolution de la taille et de la composition de la population employée

12On imagine sans peine qu’au cours du xx^e siècle, l’évolution de la taille de la population totale et celle de la population employée ont été des phénomènes assez différents et que l’évolution de la première ne suffit absolument pas à expliquer celle de la seconde.

13L’évolution de la population totale suit une courbe où la croissance est plutôt faible au début, s’accélère au milieu du siècle, puis fléchit à nouveau par la suite. On sait par ailleurs que le fléchissement de la croissance sera suivi d’une véritable décroissance au cours du xxi^e siècle. Cela dit, la forme de la courbe est la même pour les hommes et les femmes, ces dernières ayant tendance à être légèrement plus nombreuses que les hommes, ce qui est généralement attribué à la plus grande longévité des femmes.

14Comme le montre la figure 6.1, l’évolution de la taille de la population employée est assez différente. La population employée a crû de manière à peu près exponentielle jusque vers 1981, avant de voir son rythme de croissance diminuer. L’examen de l’évolution de la composition de la population employée selon le sexe montre que la courbe totale résulte de la somme de deux courbes très différentes. La population employée masculine a crû de manière à peu près linéaire tout au long du siècle, alors que la population employée féminine a crû de manière à peu près exponentielle. En termes plus simples, la taille de la population employée masculine a suivi à peu près l’évolution de la taille de la population masculine, alors que la taille de la population employée féminine s’est accrue bien au-delà de ce qu’une simple projection linéaire de sa taille au début du siècle aurait permis de prévoir. Dit encore autrement, le phénomène le plus important du xx^e siècle, sous ce rapport, est la féminisation de la population employée qui dépend essentiellement, comme on le verra, de l’accroissement du taux d’emploi des femmes.

FIGURE 6.1. Population employée totale, masculine et féminine âgée de 15 ans ou plus (1911-1991) selon l’année de recensement

15Les figures 6.2 et 6.3 présentent la composition de la population employée, respectivement masculine et féminine, par classes d’âge selon l’année de recensement, de 1941 à 1996. Ces courbes permettent de faire apparaître comment la composition (ou la structure par âge et par sexe) de la population employée s’est modifiée au cours des deux derniers tiers du siècle. La manière la plus simple de percevoir les changements est probablement d’examiner en premier lieu les courbes qui représentent la composition de la population employée masculine lors des recensements de 1941 à 1971. Au cours de cette période, le groupe des 25 à 34 ans formait la classe modale de la population employée masculine. Les hommes plus jeunes y étaient un peu moins nombreux, alors que les effectifs des autres groupes diminuaient en fonction de l’âge. Une telle structure s’explique facilement : la plupart des hommes commençaient à travailler avant 24 ans, alors qu’un petit nombre, vraisemblablement ceux qui étudiaient plus longtemps, commençaient à travailler entre 25 et 34 ans. Les effectifs des classes d’âge de 35 ans ou plus décroissaient en partie à cause de la mortalité, en partie à cause des invalidités liées ou non au travail, en partie, vraisemblablement, à cause de la difficulté à trouver à nouveau du travail après un épisode de chômage prolongé. Les courbes sont approximativement parallèles et ne se rejoignent qu’à 65 ans : la structure de la population employée demeure essentiellement la même, bien que sa taille augmente d’un recensement à l’autre.

FIGURE 6.2. Composition de la population employée masculine âgée de 15 ans ou plus par groupe d’âges, selon l’année de recensement

FIGURE 6.3. Composition de la population employée féminine âgée de 15 ans ou plus par groupe d’âges, selon l’année de recensement

16Les choses changent radicalement à partir de 1981. Cette année-là, l’écart relatif entre les 15 à 24 ans et les 25 à 34 ans s’accroît de manière importante. L’examen de l’évolution de la structure de la population totale par classes d’âge tout au cours du siècle, à la figure 6.4, montre que ce changement est en bonne partie attribuable à la diminution de la proportion des 15 à 24 ans dans la population totale. On ne peut toutefois ignorer qu’il est probablement attribuable aussi, en partie, à la prolongation des études, qui retarde l’entrée dans la vie active, ainsi que, peut-être, au fait que le nombre des emplois accessibles aux jeunes de moins de 24 ans a pu être insuffisant pour occuper tous ceux qui auraient voulu travailler : l’écart relatif entre les classes d’âge de 15 à 24 ans et de 25 à 34 ans est en effet beaucoup plus important dans la population employée que dans la population totale. Quoi qu’il en soit, cet écart relatif est plus grand en 1991 et 1996.

17Un autre grand changement ne devient absolument évident qu’en 1996 : la classe modale de la population employée n’est plus le groupe des 25 à 34 ans, mais bien celui des 35 à 44 ans. Ce phénomène se retrouve dans la population masculine totale et renvoie à deux faits démographiques bien connus : le baby-boom et la diminution de la fécondité qui l’a suivi. La composition de la population employée en 1996 est l’image la plus claire que l’on puisse donner du vieillissement de la population employée.

18La composition de la population employée féminine subit des changements qui sont également très importants. De 1941 à 1971, la structure de la population employée féminine reprend, à peu de choses près, la structure de la population féminine totale. Dans les deux cas, la classe la plus nombreuse est celle des 15 à 24 ans. La décroissance des effectifs en fonction de l’âge, plus rapide dans la population employée que dans la population totale, tient probablement à ce que les femmes qui travaillaient avant 25 ans cessaient de le faire au moment du mariage et de la naissance de leur premier enfant et que ce comportement était reproduit d’une génération à l’autre. Les choses changent radicalement au recensement de 1981 : les effectifs de la classe des 25 à 34 ans sont à peine plus faibles que ceux de la classe des 15 à 24 ans, ce qui donne à penser que les femmes qui travaillent avant 25 ans cessent de travailler plus tard ou pas du tout. À tout le moins, la règle qui gouvernait le retrait du monde du travail après 25 ans a changé. En 1991 et 1996, le changement est encore plus radical. La courbe qui décrit la composition de la population employée féminine a la forme de celle qui décrit la composition de la population employée masculine : la classe modale de la population employée féminine est maintenant formée par le groupe des 35 à 44 ans. À la fin du xx^e siècle, les différences de structure entre les populations employées masculine et féminine ont, pour l’essentiel, disparu.

19Les figures que nous avons examinées jusqu’à maintenant permettaient surtout d’apercevoir l’influence de l’évolution de la structure et de la taille de la population de chacun des deux sexes sur la taille des populations actives respectives. Les figures 6.4 et 6.5 permettent plutôt d’entrevoir l’effet de l’évolution des taux d’emploi des hommes et des femmes sur la taille et la structure de la population employée. Ces figures représentent, la première pour les hommes et la seconde pour les femmes, l’évolution du taux d’emploi, tout au long de leur vie, des neuf cohortes que l’on obtient en regroupant en classes d’année de naissance de 10 ans, les personnes nées entre 1886 et 1975. Les membres de la cohorte la plus ancienne, nés entre 1886 et 1895, ne sont observés qu’à partir du moment où ils ont entre 55 et 64 ans ; les membres de la cohorte la plus jeune, nés entre 1966 et 1975, ne sont observés qu’à partir du moment où ils ont entre 25 et 34 ans.

20La manière la plus simple de suivre cette évolution commence vraisemblablement en examinant les taux d’emploi des hommes nés entre 1886 et 1895. Près de 90 % de ces hommes étaient encore actifs entre 55 et 64 ans ; près de 40 % d’entre eux l’étaient encore après 65 ans, encore que ce fort pourcentage puisse être un artéfact attribuable au fait que ce groupe était vraisemblablement plus concentré à sa borne inférieure que ne le seront les groupes équivalents dans les générations subséquentes. Cela dit, le taux d’emploi des hommes nés entre 1896 et 1905 demeure, entre 55 et 64 ans, à peu près égal à celui des hommes de la génération précédente ; 10 ans plus tôt, ces hommes faisaient presque tous partie de la population employée. Les choses changent dès les deux générations suivantes, nées entre 1906 et 1915 et entre 1916 et 1925 : le taux d’emploi dépasse 90 % chez les hommes âgés de 25 à 34 ans et se maintient encore au-dessus de 90 % dix ans plus tard, mais il chute entre 55 et 64 ans : il est à peine supérieur à 80 % chez les hommes nés entre 1916 et 1925. Ce taux baissera jusqu’à 60 % chez les hommes de 55 à 64 ans nés entre 1936 et 1945. En résumé, au cours du xx^e siècle, le taux d’emploi des hommes âgés de 45 ans ou plus a baissé de manière constante.

FIGURE 6.4. Taux d’emploi des hommes selon l’âge par génération

21Dans la mesure où nous pouvons le reconstituer, le début de la vie active a lui aussi changé tout au long du xx^e siècle : le taux d’emploi des hommes nés entre 1936 et 1945 atteignait près de 80 % entre 15 et 24 ans, et nettement plus de 90 % 10 ans plus tard, alors que les taux correspondants sont respectivement 60 % et à peine plus de 90 % chez les hommes nés entre 1966 et 1975. On notera que le taux d’emploi des hommes nés entre 1946 et 1955 est anormalement faible entre 25 et 34 ans de même que celui des hommes nés entre 1936 et 1945 entre 35 et 44 ans : on observe vraisemblablement là une conséquence de l’importante récession qui a suivi l’explosion du coût du pétrole décrétée par l’Organisation des pays exportateurs de pétrole en 1973. Mis à part cet effet de conjoncture, on résumera l’évolution du taux d’emploi des hommes au cours du xx^e siècle en disant que la courbure de la parabole inversée qui décrit l’évolution de ce taux tout au long du cycle de vie a augmenté, alors que le sommet de cette parabole diminuait. Dit autrement, au fil des générations, les hommes se sont mis à devenir actifs plus tard et à cesser d’être actifs plus tôt, alors que la proportion de ceux qui étaient actifs à l’âge qui correspond au sommet de la vie active diminuait.

FICURE 6.5. Taux d’emploi des femmes selon l’âge par génération

22L’évolution du taux d’emploi des femmes au cours de la même période est une toute autre histoire. Entre 55 et 64 ans, à peine plus de 10 % des femmes nées entre 1886 et 1905 faisaient partie de la population employée, et moins de 10 % étaient encore actives après 65 ans. Le taux d’emploi des femmes est déjà plus élevé parmi celles qui sont nées entre 1906 et 1915 : près de 20 % d’entre elles étaient sur le marché du travail entre 45 et 54 ans et encore entre 55 et 64 ans. Dans la génération des femmes nées entre 1916 et 1925, on voit apparaître une forme qui caractérisera le cycle de vie des femmes du xx^e siècle : le taux d’emploi est relativement élevé entre 25 et 34 ans, il baisse entre 35 et 44 ans et s’élève à nouveau par la suite ; le taux d’emploi des femmes retrouve entre 45 et 54 ans le niveau qu’il avait atteint lorsque les femmes de la même génération avaient entre 15 et 24 ans. On aura compris que l’on voit là la transposition, dans les données agrégées, du retrait de la vie active pendant les années où l’on élève les enfants. On retrouve une courbe semblable pour les femmes nées entre 1926 et 1935 et entre 1936 et 1945, à ceci près que la chute du taux d’emploi se manifeste plutôt entre 25 et 34 ans. Les choses changent pour la génération des femmes nées entre 1946 et 1955 : le taux d’emploi baisse toujours entre 25 et 34 ans, mais relativement moins que dans les générations précédentes et, surtout, il dépasse le taux qu’avaient ces dernières lorsqu’elles étaient âgées de 15 à 24 ans et il atteint un nouveau sommet lorsque les femmes ont entre 45 et 54 ans. Un nouveau changement se manifeste dans la génération des femmes nées entre 1956 et 1965 et se retrouve apparemment également chez les femmes nées entre 1966 et 1975 : le taux d’emploi ne baisse plus après 25 ans, il augmente de manière linéaire et on ne voit pas à quel âge il va atteindre son sommet. En résumé, au xx^e siècle, les femmes ont tout d’abord adopté un régime de travail qui les faisait travailler avant le mariage et la naissance des enfants, les faisait se retirer de la population employée pendant les années où elles élevaient leurs enfants, et les faisait revenir sur le marché du travail par la suite. C’est là la trajectoire discontinue typique étudiée par Kempeneers (1992) chez les femmes âgées de 15 à 30 ans entre 1950 et 1984. À la fin du xx^e siècle, il semble bien que ce régime soit remplacé par un nouveau régime, où le taux d’emploi des femmes augmente de manière linéaire avec l’âge et pour lequel on ne voit pas encore à quel âge il atteindra son sommet. Dans ce régime, il ne reste plus trace d’un retrait pendant les années de fécondité.

23En plus de ce phénomène, on remarque, d’une génération à l’autre, une augmentation importante du taux d’emploi à tous les âges. À la fin du xx^e siècle, le taux d’emploi des femmes n’a pas encore rattrapé celui des hommes, mais il s’en approche. En résumé, au cours du xx^e siècle, l’évolution du taux d’emploi des femmes s’est constamment approchée de l’évolution de celui des hommes en passant, apparemment, par une période où les femmes se retiraient néanmoins du marché du travail pendant leurs années de fécondité. Ce régime pourrait bien n’avoir été que transitoire et caractéristique du xx^e siècle. Finalement, pendant que le taux d’emploi des femmes augmentait et adoptait progressivement une courbe qui le rapprochait de celui des hommes, le taux d’emploi des hommes baissait et adoptait une courbe qui réduisait globalement la période de la vie pendant laquelle il se maintenait à un niveau élevé.

Caractéristiques de la population employée

24Du point de vue démographique, la population employée est à la fois une cause et un effet. Dans les sociétés contemporaines, et le Québec du xx^e siècle appartient à cette catégorie, l’emploi est, directement ou indirectement, la principale ou la seule source de revenu de la plupart des familles au cours de leurs années fécondes. Le fait d’avoir ou de ne pas avoir un emploi, la stabilité de l’emploi que l’on a, le temps que l’on y consacre, le revenu que l’on en tire et les avantages sociaux qui en découlent sont les principaux déterminants du niveau et des conditions de vie des individus et de leur famille. La démographie s’intéresse donc tout autant aux effets de l’emploi et de ses caractéristiques sur les comportements démographiques — notamment la nuptialité et la fécondité — qu’à l’évolution de la population en âge de travailler et de son taux d’emploi.

25Jusqu’ici, nous nous sommes limités à décrire l’évolution de la taille et de la structure de la population employée selon le sexe et la classe d’âge ou la génération. Il va sans dire que cette description pourrait, au moins en principe, être poussée plus loin.

26Les personnes employées occupent un emploi salarié ou un emploi indépendant ; dans le langage courant, on nomme « travailleur indépendant » ou « travailleur autonome » une personne qui occupe un emploi indépendant. Tout emploi peut être exercé à temps plein ou à temps partiel ; au Canada, aux fins de la statistique officielle, un emploi à temps partiel est un emploi qui occupe moins de 30 heures par semaine.

27On peut classer les personnes employées selon l’industrie dans laquelle elles travaillent ou encore selon l’occupation qu’elles exercent. Certaines occupations sont typiques de certaines industries — les charpentiers et les maçons travaillent généralement dans l’industrie de la construction —, d’autres non — on trouve des comptables et des secrétaires dans toutes les industries. On travaille à son emploi un certain nombre d’heures chaque semaine et on en tire un salaire ou une autre forme de revenu d’emploi. L’emploi que l’on occupe peut être ou non syndiqué et il offre, ou non, un certain nombre d’avantages sociaux, comme un régime de pension agréé et une assurance-maladie complémentaire. Règle générale, l’emploi salarié donne droit à l’assurance-chômage — récemment rebaptisée « assurance-emploi » au Canada — alors que l’emploi indépendant n’y donne pas droit.

28Les définitions opératoires exactes de chacune de toutes ces notions peuvent être assez complexes et il est essentiel, lorsqu’on utilise ce genre de statistiques officielles, de s’assurer que l’on comprend bien ce qu’elles mesurent et dans quelle partie de la population elles sont mesurées. Pour la suite de cet exposé, on se contentera de ces définitions très générales. Cela dit, on aura compris que plusieurs des notions que nous venons de décrire sont d’apparition récente et certaines des définitions le sont encore plus. Elles ne valent que pour les enquêtes et recensements où elles ont été utilisées.

29Une étude complète de l’évolution de la population employée au xx^e siècle exigerait que l’on poursuive la description de son évolution selon le sexe et la classe d’âge, pour chacune des caractéristiques que nous venons de définir. Nous avons expliqué plus haut que, à partir des données publiées, la chose ne peut être accomplie avec une relative certitude, et encore, que pour l’évolution de la répartition des personnes employées par secteur économique selon le sexe et certaines années de recensement. Malgré leur caractère sommaire, nos graphiques permettent de faire quelques constatations.

30La figure 6.6 donne la répartition des personnes employées dans les secteurs primaire, secondaire et tertiaire en 1911, 1921, 1951, 1961, 1971 et 1996. On remarquera immédiatement trois choses. La première, qui ne surprend guère, est que la proportion des personnes employées dans le secteur primaire décroît tout au long du siècle pour devenir presque marginale à sa fin. La deuxième, également attendue, est que la proportion des personnes employées dans le secteur tertiaire croît tout au long du siècle au point de représenter un peu plus de 70 % à la fin. La troisième, moins attendue, est que la proportion des personnes employées dans le secteur secondaire ne dépasse jamais 37 %. Il y a là, bien sûr, trace du fait que l'économie du Québec a longtemps compté un important secteur d’extraction des ressources naturelles et que ce simple fait exerçait un ralentissement de l’importance de la taille relative du secteur de la transformation. Il est également possible que cette proportion ait atteint son maximum à un moment du siècle où les données ne nous permettaient pas de faire la comparaison. On doit cependant bien comprendre que cette figure représente la ventilation des personnes employées selon les industries et non pas l’importance relative de chacun des secteurs dans l’économie : les salaires et la productivité étant souvent plus élevés dans le secteur secondaire que dans les deux autres, l’importance relative du secteur secondaire a pu être plus élevée dans le produit intérieur brut, dont nous ne nous préoccupons pas ici, que dans la ventilation des personnes employées.

FIGURE 6.6. Proportion des personnes occupées selon le secteur économique et l’année de recensement

31Cela dit, le résultat le plus intéressant s’observe en comparant les figures 6.7 et 6.8. La proportion des hommes employés dans le secteur secondaire a relativement peu varié tout au long du siècle : l’accroissement important de la proportion des hommes dans le secteur tertiaire est accompagné d’une diminution tout aussi importante de la proportion des hommes employés dans le secteur primaire. L’évolution a été toute différente chez les femmes : la proportion des femmes occupées dans le secteur primaire a peu varié au cours du siècle, alors que l’accroissement important de leur proportion dans le secteur tertiaire s’est accompagné de la diminution de leur proportion dans le secteur secondaire. Il semble bien que l’augmentation de la participation des femmes au monde du travail rémunéré se soit produite en même temps qu’une transformation de la structure de l’économie qui a favorisé l’augmentation relative des emplois, sinon traditionnellement féminins, du moins plus susceptibles d’accueillir les femmes. On pourrait donc se trouver devant un paradoxe : l’amoindrissement de la différence entre les hommes et les femmes dans leur participation au monde du travail rémunéré pourrait être attribuable, au moins en partie, au remplacement d’emplois traditionnellement masculins par des emplois dont les caractéristiques sont moins masculines ou plus féminines. En plus de toutes les autres causes qui ont pu pousser les femmes à s’intégrer de manière plus solide et continue au monde du travail rémunéré, ce changement de la structure des emplois pourrait avoir eu un effet d’appel dont l’importance reste à étudier.

FIGURE 6.7. Proportion des hommes occupés selon le secteur économique et l’année de recensement

32Les données disponibles ne permettent pas de pousser plus loin la description de l’évolution des caractéristiques de la population employée québécoise selon le sexe et l’âge, sinon que de manière très sommaire et pour les deux ou trois dernières décennies du siècle. L’étude de l’évolution du revenu des familles par génération de 1975 à 1994 a été faite ailleurs (voir Jean, 1997).

FIGURE 6.8. Proportion des femmes occupées selon le secteur économique et l’année de recensement

Problèmes et perspectives

33Dans une étude sur l’évolution de la population employée pendant tout un siècle et au début d’un nouveau, il pourrait être tentant de prévoir l’évolution future de cette population et de faire des projections. Tentant sûrement, mais périlleux. Il est possible de projeter l’évolution de la population totale. Avec un petit nombre d’hypothèses sur l’évolution du taux de fécondité et de l’espérance de vie, on peut en effet obtenir des résultats d’une grande vraisemblance. La chose n’est malheureusement pas aussi simple pour l’évolution de la population active ou celle de la population employée. Pour faire de telles projections, il faut en effet non seulement disposer de bonnes projections de la population totale, mais également faire des hypothèses à long terme sur l’évolution de l’économie et des comportements économiques des individus : c’est là une toute autre histoire.

34Plutôt que de se lancer dans un exercice de futurologie quantitative assez risqué, on essaiera plutôt de tenter de cerner les problèmes ou les questions qui pourraient être les plus utiles pour comprendre le contexte dans lequel se déroulera l’évolution de ces deux populations au cours du xxi^e siècle et aussi pour tenter de construire le rapport entre les comportements liés à la participation au marché du travail et les comportements démographiques proprement dits. Nous avons évoqué ces questions en filigrane dans notre commentaire. Nous les aborderons ici de manière explicite à partir d’une idée toute simple, celle de l’individualisation du risque. Le rapport entre cette notion et les questions que nous traitons peut ne pas paraître évident a priori, mais il devrait devenir clair assez rapidement.

35Au début du xx^e siècle, le chômage pouvait être compris assez simplement comme un écart de quantité entre l’offre et la demande de travail : il y avait du chômage lorsqu’il y avait plus de demandeurs d’emploi que d’emplois à combler chez les employeurs. Au début du xx^e siècle, la situation est un peu plus compliquée. L’économie est plus diversifiée, les emplois sont également plus diversifiés et une part importante d’entre eux demandent des compétences importantes et souvent spécifiques. On se trouve donc dans une situation où le problème du chômage n’est plus tant une question de quantité que d’adéquation. Autrement dit, s’il existe du chômage, on ne peut pas le réduire en créant simplement de l’emploi comme s’il s’agissait d’un bien indifférencié ; il faut au contraire soit créer des emplois adaptés aux compétences que possèdent déjà les chômeurs, soit donner aux chômeurs les compétences nécessaires pour occuper les emplois nouveaux. On comprendra sans peine que dans une économie qui se transforme constamment, la seconde solution est plus raisonnable que la première. Cette constatation toute simple a cependant quelques conséquences importantes. La première est que tout individu aura vraisemblablement à passer une partie importante de sa vie adulte à apprendre des choses qu’il ne connaît pas. Ceci peut sembler un truisme, mais il suffit d’avoir un peu d’expérience des milieux de travail pour savoir que la résistance ou la simple difficulté à l’apprentissage est une chose bien réelle. Même dans les circonstances les meilleures, apprendre est, pour beaucoup un pénible traumatisme. Il n’est donc pas rare que des personnes employées deviennent chômeuses de longue durée non pas simplement parce que leur employeur n’a plus d’emploi, mais plutôt parce qu’elles sont incapables d’acquérir les connaissances qui leur auraient permis de conserver leur emploi ou d’en trouver un nouveau. À la fin du xx^e siècle, ce problème était typique des personnes de 50 ans ou plus. Il explique, en partie, la baisse du taux d’emploi dans cette classe d’âge. Dans la mesure où l’économie continue de se transformer, on peut se demander dans quelle mesure, au xxi^e siècle, ce problème ne touchera que les personnes relativement âgées ou s’il ne se répandra pas à toutes les classes d’âge. En clair, on peut se demander dans quelle mesure posséder des compétences rares et posséder la capacité d’en acquérir de nouvelles ne deviendra pas le principal déterminant du fait d’avoir un emploi tout au long de la vie, plus que la formation, l’expérience ou l’état de l’économie. Dans un tel contexte, le chômage devient donc moins le problème d’une société qui pourrait chercher à le résoudre par une politique générale de création d’emplois indifférenciés, mais plutôt un problème dont l’individu doit non seulement assumer les conséquences, mais auquel il est responsable de trouver la solution, l’action collective ou étatique se limitant à l’aider à acquérir de nouvelles connaissances. Il est donc vraisemblable qu’au cours du xxi^e siècle, la différence entre la population en âge de travailler et la population employée tiendra beaucoup plus qu’auparavant aux comportements des individus.

36Dans ce qui précède, la population active est surtout comprise à la lumière d’une conception des rapports entre économie et démographie où la seconde sert d’explicans à la première. On peut évidemment inverser la proposition et s’intéresser aux rapports entre démographie et travail en cherchant à comprendre l’évolution de certains faits démographiques à partir de l’évolution de l’économie et du travail. La féminisation de la population active apparaît alors dans une perspective un peu différente.

37Au début du xx^e siècle, la vie de la plupart des familles était régie par l’un ou l’autre de deux modèles. Les familles d’agriculteurs vivaient des fruits de leur terre et de leur travail domestique qui comprenait un large éventail d’activités productrices. Les échanges sur le marché de ces familles étaient relativement faibles. Les familles d’ouvriers consommaient en partie ce qui était acheté sur le marché grâce au produit du travail de l’époux et en partie ce qui était produit à l’intérieur de la famille elle-même, principalement par le travail domestique de l’épouse dont l’importance, en coût d’opportunité, était considérablement plus grande qu’aujourd’hui.

38La situation contemporaine est tout à fait différente. Les deux époux ont des emplois rémunérés et la production domestique est insignifiante : à peu près plus personne ne coud ses vêtements ou ses rideaux, la part des repas pris ou préparés à l’extérieur augmente sans cesse, même la garde des enfants en bas âge est confiée à des personnes rémunérées pour le faire. Toute autre considération mise à part, à moins de devenir apôtre de la simplicité volontaire, le travail des deux époux est difficile à éviter, que l’on ait ou non des enfants. Ce changement est radical et évidemment non sans conséquence sur les comportements démographiques, la fécondité bien sûr, mais la nuptialité aussi. Avoir un enfant draine de plus en plus de ressources qui s’acquièrent principalement par le travail rémunéré. On ne prévoit pas de renversement de cette tendance dans l’avenir et on ne voit pas comment ces effets pourraient s’amoindrir.

39La question, en fait, renvoie à un problème assez complexe qui relie les comportements démographiques à la participation au marché du travail dans une trame de changements qui dépasse les deux questions et les englobe au sein d’un réseau de changements très vaste dont on n’est pas toujours conscient. Pour bien faire comprendre les relations entre l’activité, l’emploi, ses caractéristiques et les comportements démographiques, il peut être utile d’aborder la question à partir des notions d’allocation, de contrainte et de risque.

40Le temps est une ressource limitée. Toute personne doit décider de sa manière de l’utiliser et, en particulier, de la part de son temps qu'elle consacre au travail. La personne doit également décider de l’emploi quelle occupera si, bien sûr, elle a la liberté de choisir entre plusieurs emplois. Les économistes ont produit une très vaste littérature sur ce sujet. La démographie s’intéresse à une partie de ce problème : le rôle que jouent la formation du couple et la conception et le soin des enfants dans ce choix.

41Former un couple et, a fortiori, mettre au monde un enfant créent des contraintes. L’individu seul peut accepter un emploi peu payant qui lui laisse beaucoup de temps libre ou qui lui procure un sentiment de satisfaction. Certaines activités qui peuvent être rémunérées sont même parfois exercées par des bénévoles strictement pour la satisfaction qu’ils tirent de l’activité. Ne pas travailler ou travailler sans rémunération n’est possible que si on peut subvenir à ses besoins sans revenu de travail. C’est le cas des rentiers et des personnes qui peuvent vivre à la charge d’une autre. Un des grands changements apportés par le xx^e siècle est la réduction de la part des conjoints à charge. Les couples se forment sur la base de la capacité de chacun à contribuer au revenu du ménage, et le retrait prolongé du marché du travail d’un conjoint, s’il existe toujours pendant les études prolongées ou pour prendre soin des enfants d’âge préscolaire, est devenu beaucoup plus rare.

42Les caractéristiques de l’emploi déterminent en grande partie le niveau de vie des individus et des familles, mais également les risques auxquels ils sont soumis. Un emploi stable réduit le risque de baisse de revenu due au chômage, la présence d’un syndicat réduit généralement le risque de perte subite d’un emploi, bénéficier d’un régime de pension agréé réduit les risques inhérents à l’épargne-retraite individuelle, etc.

43Les relations entre les avantages et les risques d’un emploi sont parfois assez complexes. En théorie, les occupations spécifiques à une industrie peuvent offrir une rémunération relativement élevée parce que, toujours en théorie, les personnes qui possèdent les compétences pour les exercer sont relativement rares. Elles sont cependant celles qui offrent le moins de possibilités de trouver un nouvel emploi lorsque la conjoncture de l’industrie change : les comptables et les secrétaires qui travaillent pour une mine de fer peuvent se trouver du travail dans une entreprise d’un autre secteur si la mine ferme, au pire en migrant dans une autre région ou dans une autre province ; les mineurs, eux, devront généralement changer de métier s’ils veulent travailler à nouveau.

44Une bonne partie des luttes ouvrières du xx^e siècle ont eu pour but de réduire les risques de perte soudaine d’emploi et de baisse soudaine de revenu en transférant ces risques soit à l’employeur, soit à des collectifs qui jouaient le rôle d’assureurs (Castel, 1995). Une bonne partie des transformations du monde du travail depuis le premier choc pétrolier de 1973 a eu pour effet, au contraire, d’accroître la part de ces risques directement assumée par les individus et les familles.

45Former un couple et mettre au monde un enfant créent des contraintes qui amènent à rechercher un emploi qui procure un revenu élevé et offre des mécanismes de réduction du risque de perte de revenu ou une forme de protection contre les pertes de revenu. En conséquence, et au moins en théorie, ce qui augmente le revenu réel des emplois devrait favoriser la formation des couples et la naissance des enfants ; ce qui réduit les risques de perte d’emploi et de perte de revenu devrait également favoriser la fécondité. Le modèle proposé par G. S. Becker (1976) pouvait avoir une certaine valeur heuristique dans un monde où les rôles sexuels étaient assez fortement différenciés et où la contraception était rare et servait à peu près uniquement à retarder légèrement la première naissance, espacer les naissances subséquentes ou limiter le nombre des enfants.

46Dans une société où les rôles sexuels sont moins différents et où la contraception peut être utilisée pour ne pas avoir d’enfant du tout, le rapport entre le travail et les comportements démographiques se pose dans des termes assez différents. Le cadre de la vie affective, sexuelle et reproductive des adultes se distend. Bien que rien ne permette de croire que la proportion des individus qui ont une vie sexuelle active décroît, la proportion des jeunes adultes qui vivent en couple diminue, alors que parmi ceux qui vivent en couple, la proportion de ceux qui sont mariés décroît. On peut donc présumer, bien que la chose soit difficile à vérifier dans les statistiques, qu’un nombre appréciable de jeunes adultes vivant seuls ont néanmoins une vie sexuelle et une vie affective plus ou moins suivie avec un partenaire, sans habiter avec celui-ci. Ce type de relation à distance peut être vu comme un second niveau d’éloignement du mariage, une forme de vie non solitaire encore plus souple et libre que l’union libre. Ce type de relation, qui impose moins de contraintes que la vie de couple tout en fournissant un certain nombre de ses satisfactions, pourrait convenir à des personnes confrontées à l’incertitude de la vie professionnelle et voulant éviter aussi bien les conséquences des aléas de la vie professionnelle que la dépendance vers laquelle l’incertitude de leur propre situation pourrait les conduire. Il pourrait également être imposé par les circonstances : un conjoint divorcé bénéficiant d’une pension alimentaire peut perdre celle-ci lorsqu’il a un nouveau conjoint, de même qu’un bénéficiaire de l’aide sociale peut perdre tout ou partie de ses prestations lorsqu’il ne vit plus seul. Cette forme de vie à distance peut également être liée directement au travail. Deux individus qui forment un couple ou désirent en former un peuvent choisir de ne plus vivre ensemble, sans se séparer, pour permettre aux deux d’accepter ou de conserver des emplois situés dans des lieux éloignés l’un de l’autre.

47Les rôles sexuels sont moins différenciés et les attentes des partenaires éventuels d’un couple ont changé : les hommes s’attendent à ce que les femmes travaillent et contribuent au revenu de la famille, alors que les femmes souhaitent que les hommes prennent en charge une part importante de ce qui reste du travail domestique et que le père partage les fonctions traditionnellement maternelles. La dynamique typique des nouveaux couples contemporains semble devoir se fonder sur l’identité des fonctions des partenaires plutôt que sur leur différence. On a vu les traces de cette tendance apparaître dans le rétrécissement de l’écart entre les taux d’emploi des hommes et des femmes tout au long du xx^e siècle. Cette tendance peut certainement être interprétée comme un changement dans la culture, les normes et les valeurs. Il est cependant important de ne pas perdre de vue qu’il s’est largement accompli et se poursuit au cours d’une époque où le salaire réel de la plus grande partie des travailleurs a diminué et où le pouvoir d’achat de la plus grande partie des ménages n’a pu se maintenir et parfois progresser que par l’ajout d’un deuxième salaire.

48Le mariage, en tant que relation contractuelle qui organise la vie affective, sexuelle et reproductive en l’assortissant d’une union économique, convient à une situation où les partenaires ont des rôles différents, où le revenu et le patrimoine proviennent du travail du seul conjoint actif sur le marché du travail et où l’autre conjoint est entièrement dépendant du premier pour assurer sa subsistance. On retrouve ce postulat aussi bien dans les écrits de Parsons qu’au centre de la théorie du mariage de Becker. Il décrit très bien la structure et la dynamique des ménages d’agriculteurs et d’ouvriers que nous évoquions plus haut. Il est moins évident qu’il convienne à une situation où les deux partenaires travaillent et peuvent contribuer à l’accroissement du patrimoine même si certains, comme Oppenheimer (1994, 1997), croient que le mariage peut s’adapter aux nouvelles circonstances. Ceci dit, les garanties offertes par le mariage sont elles-mêmes devenues précaires : depuis 30 ans maintenant, le divorce est plus facile. S’il est vrai que le divorce s’accompagne généralement du partage du patrimoine et du paiement d’une pension alimentaire au moins pour subvenir aux besoins des enfants, il est clair que dans la plupart des cas, et malgré quelques avantages fiscaux, la situation financière des conjoints ne s’améliore pas par un divorce. De nos jours, se marier permet d’améliorer sa situation financière dans la mesure où plusieurs dépenses peuvent être partagées, mais cet avantage se paie du risque très réel de la séparation et des pertes qui l’accompagnent.

49On peut relier l’assouplissement de l’organisation des relations entre les adultes à l’évolution du monde du travail. Les gains de productivité ne sont plus transférés au travail. La productivité s’accroît, ce qui devrait permettre de mieux rémunérer le travail. Différents facteurs font néanmoins que le travail n’est pas une denrée rare, ce qui permet de ne pas avoir à augmenter sa rémunération. Parmi les facteurs qui expliquent probablement ce paradoxe, on mentionnera que l’accroissement de la productivité réduit la demande de travail — qui ne peut augmenter que si le travail est mieux rémunéré et accroît lui-même la demande de biens et services, ce qui n’est pas le cas à l’heure actuelle —, que la population active continue à s’accroître même si le nombre des jeunes diminue simplement parce que le taux d’activité des femmes augmente, et qu’une partie importante des activités des entreprises peut être délocalisée vers des pays où la main-d’œuvre coûte moins cher que dans les pays développés, même en tenant compte des différences de productivité liées à l’éducation.

50Le surplus de travail permet aux entreprises d’adopter un mode de gestion contemporain dans lequel elles transfèrent sur le marché du travail les incertitudes du marché des biens et services (ou convertissent le travail en service, ce qui revient au même). En pratique, ceci signifie que le lien d’emploi s’affaiblit ou disparaît. L’individu travailleur doit donc assumer le risque et l’incertitude, fonction qui relevait traditionnellement du capital plutôt que du travail. En pratique, l’individu contemporain évolue donc dans un environnement où il doit transiger régulièrement sur le marché du travail et où les conditions de son travail sont moins déterminées par des règles générales (comme celles des conventions collectives), mais plus par sa capacité personnelle de négocier. Son revenu et ses conditions de travail sont moins stables et surtout moins prévisibles.

51La formation des ménages se déroule donc dans un univers assez différent de celui qui existait il y a quelques décennies. Les individus doivent tous travailler parce que deux revenus sont nécessaires pour assurer un niveau de vie décent ; ils doivent également tous partager les tâches domestiques. Obtenir un emploi est difficile et en avoir un ne garantit pas qu’on le conservera. Parallèlement, la vie de couple peut aussi bien être vue comme une assurance qui réduit les risques en les diversifiant que comme un risque supplémentaire : risque de devoir subvenir aux besoins de l’autre, risque de devenir soi-même dépendant de l’autre, risque de voir l’autre fuir lorsqu’on aura besoin de lui sans recours efficace.

52L’individu confronté à l’incertitude sur le marché du travail peut être conduit à rechercher une forme souple d’organisation de sa vie affective, sexuelle et reproductive. La flexibilité lui permet alors d’éviter aussi bien les obligations que les aléas de la vie professionnelle du partenaire pourraient lui créer que la dépendance vers laquelle l’incertitude de sa propre situation pourrait le conduire.

53On peut certes imaginer que le mariage, avec son obligation de secours mutuel, pourrait au contraire offrir une assurance contre les incertitudes de la vie professionnelle, mais dans la mesure où le divorce peut être obtenu facilement et ou il entraîne le partage des biens acquis en commun sans égard à la situation des partenaires, les conjoints potentiels se retrouvent dans une posture analogue à celle du dilemme du prisonnier : il faut que chacun ait une foi inébranlable en son partenaire pour que l'action concertée du couple offre une plus grande protection contre l’incertitude économique que l’action individuelle. Ce qui vaut pour le mariage le vaut encore plus pour l’union libre. La stratégie de contrôle de l’incertitude par la diversification du risque (les risques que deux individus se retrouvent tous les deux sans revenu au même moment sont plus faibles que le risque qu’un individu seul a de se retrouver dans la même situation) ne vaut la peine d’être tentée que lorsqu’on juge le risque de voir le partenaire fuir au moment où on a besoin de lui plus faible que celui de se retrouver seul sans ressources.

54On peut donc supposer que les couples contemporains sont formés de gens qui ont jugé le risque que leur partenaire les abandonne au moment où ils en ont besoin plus faible que le risque de se retrouver sans ressources. Les gens qui n’ont pas trouvé de partenaires assez fiables à leurs yeux évitent vraisemblablement de former un couple.

55On le voit, à l’orée du xxi^e siècle, la relation entre l’évolution de la population active et de la population employée d’une part, et les phénomènes démographiques stricto sensu d’autre part, est maintenant un système complexe où la décision de participer au marché du travail joue vraisemblablement un rôle plus important que l’offre d’emploi. Dans un tel contexte, prévoir l’évolution de la population active et de la population employée requiert vraiment des hypothèses sur la nature et la répartition des comportements qui semblent bien difficiles à établir. Nous l’annoncions plus haut, on le comprend peut-être mieux maintenant : il n’est pas du tout certain que ce genre de projection soit faisable.