4. Être père au XXIe siècle : vers une redéfinition du rôle des hommes auprès des enfants
p. 144-175
Texte intégral
1Dans la vie comme au cinéma, les rôles bien campés semblent souvent les mieux réussis. Un peu comme si de savoir exactement qui l’on est ou qui l’on prétend être rend plus facile la tâche qui nous est dévolue ou plus claire l’image qu’on en donne. Nos esprits contemporains un peu fatigués ne méritent pas d’être montrés du doigt quand ils versent un tant soit peu dans la nostalgie des scénarios bien définis : vive l’époque où les bons étaient les bons, où les héros se distinguaient des traîtres. Vive l’époque où les femmes se voulaient femmes et les hommes savaient être des hommes !
2Mais dans la vie, malgré ce que prétend le cinéma, les frontières entre les rôles des uns et des autres sont souvent moins définitives ; elles sont surtout liées aux époques qui les ont dessinées, ce qui explique en bonne partie qu’il soit toujours plus aisé à l’humain qui analyse ses propres comportements de décrire d’où il vient plutôt que de prédire où il s’en va. Il en est ainsi de la division des rôles selon les sexes, laquelle a subi au cours du dernier demi-siècle des changements d’autant plus significatifs qu’ils ont affecté différemment la vie des femmes et celle des hommes, particulièrement en ce qui concerne la nature des liens que ces derniers entretiennent avec leurs enfants. Nous vivons à une époque où, malgré des modifications très importantes de leurs divers rôles, les femmes continuent, non sans difficultés il va sans dire, d’être mères, alors que les hommes cherchent comment exercer leur fonction de père.
3Dans ce chapitre, nous avons choisi de mettre l’accent sur les pères : il nous semble que de toutes les modifications importantes qui touchent la vie familiale du point de vue des enfants, des femmes et des hommes, ce sont ces derniers qui ont à faire face sinon aux défis les plus spectaculaires, peut-être aux défis les plus exigeants. Si les femmes ont dû apprendre à concilier leur rôle de mère avec les responsabilités professionnelles et économiques autrefois réservées aux hommes, si les enfants doivent accueillir le changement comme partie intégrale de leur environnement familial, les hommes ont à réapprendre l’art d’être père, dans un contexte où les points de repère sont devenus flous et mouvants.
4Nous l’avons dit, cette remise en question de la façon d’être père s’inscrit dans un cadre plus large du questionnement du rôle des hommes et des femmes. La figure 4.1 (a et b), à laquelle nous nous référerons en filigrane dans ce texte, illustre au plus haut point les évolutions qui ont transformé la vie des femmes, et par ricochet celle des hommes, dans la seconde moitié du xxe siècle : chute de la fécondité, recul du mariage, croissance du divorce et augmentation des taux d’activité des femmes. Ce qui distingue la situation pour les hommes, c’est le caractère exogène des facteurs qui ont initié le mouvement : les changements ne sont pas venus des hommes, d’attitudes ou de comportements nouveaux qu’ils auraient sciemment adoptés, même si, aujourd’hui, la majorité d’entre eux y adhèrent. Les changements sont venus d’ailleurs, d’attitudes et de comportements portés par la société, véhiculés principalement par les femmes, mais aussi par les institutions, lesquelles se sont aussi vu fortement bousculer au cours du dernier quart de siècle. Dans ce chapitre, nous essaierons de retracer les différents jalons de cette évolution, en insistant sur les facteurs qui nous semblent les plus pertinents parce que porteurs d’un poids démographique certain.
L’apogée du pater familias (1945-1970)
5Ce n’est pas d’hier que la définition du « bon père de famille » se résume pour un homme à l’exercice de l’autorité parentale, d’une part, et à la prise en charge, d’autre part, du bien-être économique de la famille. La Seconde Guerre mondiale et ses impératifs politiques ont imposé un écart par rapport au modèle : l’absence des pères a forcé le transfert de l’autorité paternelle aux femmes, en encourageant leur participation à l’effort de guerre à la fois sur le front de l’emploi, jadis dévolu aux hommes, comme sur celui de la prise en charge des responsabilités familiales. Cela ne pouvait durer que ce que durent les écarts. Les 30 années qui ont suivi ont mérité le titre de « glorieuses » pour d’autres raisons, mais elles se caractérisent aussi par le retour de l’autorité paternelle à ses titulaires traditionnels, les droits et devoirs de chacun dans la famille étant à nouveau clairement définis.
6De 1945 au début des années 1970, on a vu réaffirmé, voire consacré, le modèle de la famille dite « traditionnelle », basé sur la complémentarité des rôles. Dans tous les pays où la paix régnait désormais, les hommes ont réintégré le foyer, les femmes aussi. Ils l’ont fait dans l’enthousiasme et la sérénité, puisque, après avoir côtoyé l’insécurité sous toutes ses formes, ils voyaient s’ouvrir devant eux une période caractérisée par la stabilité politique, économique et sociale.
7Au plan démographique, cela s’est traduit par une nuptialité « délirante » et une fécondité « galopante » (figures 4.1a et 4.1b) : jusqu’au début des années 1970, l’indice synthétique de nuptialité dépasse les 90 % au Canada, laissant supposer que plus de 9 femmes sur 10 se marieraient au moins une fois au cours de leur vie ; l’indice de fécondité, poussé par le baby-boom, se situe encore à 4 enfants par femme en 1960, situation dont on continue aujourd’hui et on continuera pour encore longtemps à sentir les effets. L’optimisme est alors à son sommet, à l’égard de la vie familiale comme au plan des horizons économiques. Les hommes et les femmes s’engagent résolument pour la vie dans le mariage, le meilleur les amenant à vieillir ensemble après avoir complété le cycle de la vie familiale, le pire les conduisant à la fin prématurée et accidentelle de leur projet de vie à deux. La surmortalité masculine est encore la première responsable de la monoparentalité : parmi les familles monoparentales avec enfants âgés de moins de 25 ans, 71 % au Québec en 1961 sont des familles dirigées par un parent veuf, quatre fois sur cinq une veuve, contre seulement 9 % en 1996 (Bureau fédéral de la statistique, 1963 ; Statistique Canada, 1996).
8Toutefois, on commence déjà à observer des brèches dans la conjugalité conduisant sinon au divorce, d’accès encore très difficile au Canada jusqu’à la loi de 1968, tout au moins à une séparation très souvent légalisée. Comme le mentionnent Dumas et Péron, « la séparation légale et l’annulation du mariage ont longtemps été les seules solutions accessibles » (1992 : 57) aux couples voulant légaliser leur séparation (les tribunaux provinciaux ont été habilités à prononcer des divorces à partir de 1930 en Ontario, mais seulement à partir de 1968 au Québec). Par conséquent, jusqu’à l’adoption de la Loi sur le divorce, le taux de divortialité reste faible (moins de 2 divorces pour 1000 mariages existants). L’universalité du modèle du père pourvoyeur et de la mère dispensatrice des soins et du bien-être affectif aux membres de la famille domine la scène, même au sein des foyers où les mères rognent les prérogatives du chef, par nécessité chez les moins fortunées, par besoin de réalisation personnelle chez les plus instruites.
9Le lien biologique, établi sur la foi du lien conjugal dans le cadre du mariage, est alors quasiment le seul en vertu duquel un homme peut se faire reconnaître comme étant père. Unique et obligatoire, puisque le seul fait d’être marié à une femme fera de l’homme le père légal de tous les enfants de cette femme et donc porteur des responsabilités qui y sont attachées. L’adoption est alors considérée comme une façon de remédier aux accrocs de la nature pour un couple infertile : mais la primauté du lien biologique comme « vraie » façon d’accéder à la paternité, comme à la maternité, explique le secret social dans lequel l’adoption est à l’époque encore maintenue (Ouellette, 1999). Les beaux-pères et les belles-mères, qui feront partie plus tard du paysage familier de beaucoup d’enfants, sont encore peu présents ; ce sont d’ailleurs plus souvent des belles-mères, promues à ce titre à la suite du décès de la mère biologique et classées un peu rapidement parmi les marâtres que l’on préfère reléguer aux contes de fées.
10Par ailleurs, la participation des femmes, au surplus celle des mères, au marché du travail demeure faible et le taux d’activité des femmes canadiennes âgées de 25 à 44 ans, qui grimpera à 78 % en 1996, n’est encore que de 30 % en 1961 (figure 4.1b) : avec 42 % des familles où on compte alors trois enfants ou plus, il est facile de comprendre le peu de contestation qui se fasse entendre à l’égard du modèle traditionnel.
11Il n’est guère surprenant que, issues d’un contexte où être mère et être père relèvent de définitions aussi strictes, les évolutions sociales des 30 dernières années aient à ce point bouleversé les repères de la vie familiale des 30 précédentes. Nous verrons en quoi cela semble avoir laissé en plan les pères, mais aussi les autres hommes qui, sans avoir engendré, sont aujourd’hui amenés à jouer le rôle jadis réservé au pater familias.
La transformation des rôles masculins et féminins (1970 à 2000)
12Plusieurs facteurs environnementaux ont contribué, surtout à partir des années 1970, à ce remue-ménage des identités au sein des familles. Il est difficile de les classer par ordre d’ancienneté, voire par ordre d’importance, puisque les transformations de la vie familiale semblent avoir été tributaires d’évolutions suivant tantôt des voies parallèles, tantôt se chevauchant, et que très souvent la famille n’était pas la cible première des changements recherchés. À titre d’exemple, le féminisme et son corollaire obligé, la lutte pour l’accès à l’égalité en emploi pour les femmes : les aspirations des mères à une autonomie économique égale à celle des hommes relèvent davantage d’une attitude des femmes à l’égard d’elles-mêmes que d’un désir de voir les pères perdre leur rôle au sein de la famille, mais cela n’a pas été sans conséquence sur la redéfinition des rôles.
13Nous examinerons donc la portée de ces différents facteurs, soit selon la chronologie des événements, soit selon le degré d’influence qu’ils nous semblent avoir eue sur le devenir de la vie familiale et sur le rôle qu’y jouent les individus, les hommes en particulier.
La maîtrise de la fécondité
14Le concept de complémentarité des rôles des pères et des mères au sein de la cellule familiale a conservé toute son utilité tant et aussi longtemps que les techniques de contraception disponibles n’ont pas permis un contrôle efficace de la reproduction. Avoir une progéniture nombreuse dont le rythme d’arrivée repose presque entièrement sur le bon vouloir de la nature, qu’on y voit la main de Dieu ou celle du hasard, ne peut que conforter l’idée d’un partage strict des tâches entre les mères et les pères. Ce fut le cas de la plupart des sociétés occidentales de l’après-guerre, avec un accent particulier au Québec où l’intervention en matière de planification des naissances fut particulièrement absente des mœurs, et le renversement de comportement le plus marqué (Marcil-Gratton et Lapierre-Adamcyk, 1989). Comme on peut le voir à la figure 4.2, 85 % des Québécoises qui se sont mariées entre 1960 et 1965 se sont abstenues d’avoir recours à une quelconque méthode de contraception avant la venue de leur premier enfant ; à l’opposé, 87 % de celles qui se sont mariées 15 ans plus tard l’ont fait et de manière efficace, avec 75 % ayant eu recours aux anovulants ou au stérilet.
15Les progrès fulgurants dans les techniques de contraception se sont concrétisés par l’apparition de la pilule au début des années 1960, suivie dans les années 1970 par la popularisation non moins étonnante du recours à la stérilisation volontaire, devenue facile et disponible. Ces progrès ont pavé la voie à la chute spectaculaire de la fécondité, laquelle, à quelques soubresauts près, ne s’est pas encore démentie. En soi, ces techniques nouvelles ne peuvent peut-être pas à elles seules rendre compte de l’affaissement de la fécondité, mais elles ont permis à d’autres facteurs, dont la participation croissante des femmes à l’activité professionnelle, d’influencer à la baisse le désir d’avoir des enfants. La disponibilité de méthodes efficaces de contraception a permis aux couples de décider du nombre d’enfants qu’ils auraient, et la majorité d’entre eux ont choisi de réduire leur fécondité, que la femme soit ou non en emploi. Cela leur a également permis de retarder la venue des enfants, retard qui à terme fera en sorte qu’une fraction d’entre eux ne pourront avoir le nombre d’enfants souhaité.
16Ce dont on a moins entendu parler, ce sont les conséquences sur le pouvoir des hommes en matière familiale, du transfert ainsi consacré du contrôle de la fécondité aux femmes. En effet, voilà qu’enfin la nature est maîtrisée et que les couples peuvent décider du nombre d’enfants qu’ils auront et du moment où ils choisiront de les avoir. Or, en continuité avec les comportements des siècles précédents, ce sont encore les femmes qui détiennent la clé du pouvoir de reproduction, puisque aujourd’hui comme hier, elles donnent toujours naissance aux enfants, et que les méthodes destinées à réguler la fécondité demeurent essentiellement féminines, même si on observe une progression continue de la fraction des hommes qui ont recours à la vasectomie pour contrôler leur capacité de reproduction. La différence, c’est que ce pouvoir de choisir est devenu réel, et qu’il constituera une porte d’entrée essentielle pour les femmes qui voudront adopter des comportements jusque là considérés comme masculins et participer davantage au système de pouvoir dominé par les hommes.
Du travail des mères aux mères au travail
17La question de la participation des femmes au marché du travail a débordé la sphère des revendications féministes pour pénétrer la sphère dite privée de l’organisation de la vie familiale, à partir du moment où les femmes ont continué d’être travailleuses même quand elles devenaient mères. Cela s’est produit progressivement à partir des années 1970 (figure 4.1b), alors que viennent au monde les premières générations d’enfants élevés par des mères qui sont demeurées actives une fois mariées. Au Québec, du milieu des années 1970 au milieu des années 1990, la progression du taux d’activité féminine est essentiellement le fait des mères : en 20 ans, le taux d’activité des mères, dont le plus jeune enfant est âgé de moins de 6 ans, a plus que doublé, passant de 30 à près de 65 %, alors que celui des femmes sans enfant augmentait seulement de 76 à 85 % (figure 4.3). Travailler n’est alors plus seulement une activité qui occupe les filles en attendant qu’elles se trouvent un mari et deviennent mères. C’est la plaque tournante, le point de non-retour au-delà duquel les hommes doivent remettre en question l’exclusivité de leur rôle de pourvoyeur et à partir duquel les femmes leur demanderont d’accroître leur présence auprès des enfants dans les soins de la vie quotidienne. La majorité des enfants nés au cours de la dernière décennie du xxe siècle sont nés d’une mère qui n’a quitté que temporairement son emploi au moment de la naissance de son premier enfant, le temps d’un congé de maternité inférieur à un an.
18Les femmes ont alors « gagné » une part des prérogatives des hommes, sans abandonner un iota de leurs droits de mères. De leur côté, les hommes ont dû céder une partie de la place exclusive qu’en tant que pères pourvoyeurs ils occupaient sur le marché du travail : en retour des droits cédés aux femmes, on leur a alors reconnu une part accrue des devoirs autrefois réservés aux mères, soit la prise en charge des soins aux enfants qu’on leur indiquait désormais comme faisant partie de leurs attributs. Échanger des droits contre des devoirs ne peut se faire sans heurts, nous semble-t-il. D’autant plus que les droits en question apportaient aux femmes une compensation financière, plus tangible et immédiate que les gratifications à long terme que les pères pouvaient espérer tirer d’une progéniture, à laquelle ils devaient soudainement consacrer des efforts quotidiens pour lesquels la vie ne les avait pas préparés. Dans les années 1970, nous étions encore loin de l’époque où les hommes revendiqueraient leur place auprès des enfants comme faisant partie de leurs droits.
19À mesure que les mères ont investi en tant que femmes une part croissante du marché de l’emploi, les pères n’ont pas compensé de façon réciproque le vide créé dans la prise en charge des jeunes enfants. Certes, au fil de leur progression sur le marché du travail, les mères ont été contraintes de comprimer le temps quelles consacraient autrefois aux tâches domestiques et aux soins des enfants alors que les pères ont dû accroître le leur, mais les études sur le sujet concordent pour montrer que la participation des pères tient souvent de l’appoint, quand les charges familiales sont maximales, et quelle retombe rapidement à un niveau plus faible, une fois l'orage passé et à mesure que les enfants grandissent (Goldscheider et Waite, 1991 ; Le Bourdais et Sauriol, 1998). En fait, la réorganisation de la vie familiale s’est accompagnée d’abord et avant tout d’un transfert des responsabilités quotidiennes auprès des enfants à des agents extérieurs au couple, en majorité des femmes, mères, gardiennes, voisines ou autres. Si dès le début, les familles, essentiellement par la voix des mères impliquées, ont réclamé le développement de services de garde adéquats, nous en sommes tout juste, 30 ans plus tard au Québec, à mettre sur pied un tel réseau universel de garderies à prix abordable, réseau qui ne parvient pas à répondre à la demande. Par conséquent, l’on continue de débattre à la fois de la nature des services que l’on doit offrir, et de l’imputation — à l’État, aux employeurs ou aux parents — de l’organisation et du financement de ces services.
20Bien que les pères affirment leur volonté de s’impliquer auprès de leurs enfants, ils sont encore très rares à avoir carrément pris la relève des femmes auprès des enfants. Ce sont encore des mères dont on parle quand on fait référence à la « double tâche » et à la difficile conciliation famille-travail. Outre le fait que les mères sont plus nombreuses à « choisir » de travailler à temps partiel pour combiner travail et famille, cette situation est peut-être également liée à l’ambivalence des attentes quelles entretiennent par rapport à leurs conjoints : elles souhaitent que les pères accroissent leur participation dans la prise en charge des enfants, mais en même temps elles craignent que cette participation réduise leur pouvoir de décision quant à la façon d’éduquer les enfants (Goldscheider et Kaufman, 1996).
21Aujourd’hui, la participation simultanée des mères et des pères à l’emploi relève davantage de la nécessité du double revenu que d’une logique d’équité entre les sexes. Au Québec, 68 % des familles avec des enfants en bas de 12 ans voient les deux parents occuper un emploi ; cela permet à une minorité d’atteindre un niveau de revenu aisé, mais, dans la majorité des cas, simplement suffisant pour répondre aux besoins de la famille. Par exemple, parmi les familles québécoises avec des enfants en bas de 12 ans dont le revenu est égal ou supérieur à 80 000 $, 76 % atteignent ce niveau d’aisance grâce au fait que les deux parents occupent un emploi à plein temps (figure 4.4) ; à l’inverse, plus de la moitié des familles dont le revenu se situe entre 20 000 $ et 30 000 $ ont un parent qui ne travaille pas à l’extérieur du foyer.
22Pour ajouter à la complexité du puzzle, les parents ne sont le plus souvent pas libres de choisir un emploi dont les horaires facilitent la conciliation de leurs responsabilités familiales et professionnelles. Le marché semble plutôt dicter les conditions de l’emploi, et la tertiarisation, malgré une souplesse qu’on pourrait à première vue penser bénéfique du point de vue des familles, entraîne avec elle deux caractéristiques négatives du point de vue des parents : la précarisation des emplois et le développement des horaires atypiques. Cinquante-deux pour cent des familles québécoises avec des enfants âgés de moins de 12 ans comptent au moins un parent qui travaille le soir, la nuit ou les fins de semaine (Lapierre-Adamcyk et al., 2001). Les familles qui comptent sur deux revenus pour satisfaire leurs besoins sont de plus en plus nombreuses à faire face à l’insécurité en emploi et à la réduction du temps dont elles disposent pour être tout bonnement ensemble. Phénomène récent : ces emplois incertains avec horaires atypiques ne sont plus le seul lot des femmes qui tentent de réintégrer la vie active après s’être retirées du marché du travail et s’être consacrées à la tâche d’élever les enfants. Dans une économie en changement, les pères aussi voient leur rôle de pourvoyeurs reposer de moins en moins fréquemment sur un emploi sûr et permanent. Cette tendance risque de prendre racine, avec l’évolution parallèle de l’égalité d’accès à l’éducation pour les hommes et pour les femmes.
L’accès à l’éducation supérieure : pour les deux sexes
23Le débat toujours d’actualité entourant la question de l’inégalité de la représentation des femmes dans les échelons supérieurs de l’emploi occulte souvent un changement majeur déjà instauré : l’accès à l’éducation supérieure pour les femmes, qui rend désormais difficile tout retour à une ségrégation des rôles telle qu'elle existait lors de la période de l’après-guerre. À cet égard, la figure 4.5, qui illustre la progression au cours des 25 dernières années des taux d’obtention d’un baccalauréat universitaire selon le sexe des récipiendaires, est on ne peut plus éloquente. Ces taux, qui indiquent la proportion d’individus qui obtiendraient un baccalauréat universitaire si les comportements observés une année donnée se maintenaient, ont plus que doublé chez les femmes, passant de moins de 15 % en 1976 à plus de 30 % vers le milieu des années 1990 ; par comparaison, le taux d’obtention d’un baccalauréat progressait seulement de 17 % à 23 % du côté masculin.
24À partir du moment où les femmes ne se sont plus vues confinées à des ghettos de formation dits féminins (enseignement, secrétariat, soins aux malades), elles ont lentement mais sûrement investi les sphères de formation supérieure réservées auparavant aux garçons, dépassant même de façon imprévue les objectifs d’égalité fixés par la mentalité nouvelle. Comme on le souhaitait, les femmes ont posé leurs candidatures en droit, en médecine, en administration et, plus timidement, en génie. Mais, à l’encontre de ce qui avait été prévu, elles y ont rapidement été admises en plus grand nombre que les garçons, les critères d’admission de ces domaines de plus en plus contingentés reposant essentiellement sur la performance académique au niveau préuniversitaire. Le caractère plus studieux des adolescentes leur a permis de prendre les devants dans une course qu’elles envisageaient comme un défi personnel, mais qui a rapidement pris l’allure d’une concurrence inattendue pour les adolescents ainsi nouvellement confrontés. Aujourd’hui, c’est d’action positive envers les garçons que discutent ouvertement les facultés — de médecine, entre autres — qui désirent remettre à une heure plus équitable le pendule des admissions selon le sexe dans les programmes les plus exigeants (par exemple, voir La Presse, « La médecine veut garder ses garçons », 7 mars 2001 :1).
25Ce renversement des choses aura des répercussions bien au-delà de la longueur des cheveux et la présence de maquillage dans les salles de cours. La place exclusive des hommes au sommet des échelles de décision est remise en question. Plus encore, la façon d’exercer le pouvoir est en voie de redéfinition, puisque les filles devenues femmes et mères semblent déterminées à ne renoncer ni à leurs prérogatives parentales, ni à leurs responsabilités professionnelles : cela ne peut se faire sans redéfinir la place de l’exercice d’une profession, si exigeante ait-elle pu sembler du point de vue du temps demandé, lorsque les hommes étaient seuls à l’exercer. C’est toute l’organisation sociale du travail qui est ainsi questionnée à l’aube du xxie siècle.
Vivre à deux : remise en question
26Dernier facteur, mais non le moindre, la vie de couple a subi au cours de cette même période des mutations importantes. La société canadienne reconnaît, avec la Loi sur le divorce de 1968, le fait que pour plusieurs couples l’engagement « pour la vie » puisse être un échec et doive pouvoir être rompu : l’offre répond à une demande bien présente, puisque dès le milieu des années 1970, l’indice synthétique de divortialité atteint les 30 divorces pour 100 mariages (figure 4.1a). Par ailleurs, l’institution qui encadrait de façon universelle la vie de couple est remise en question. Le mariage, qui reposait essentiellement jusqu’alors sur la complémentarité des trajectoires de l’homme et de la femme, perd son caractère exclusif comme mode de formation des couples : à partir du début des années 1970, l’indice synthétique de nuptialité, qui était encore de plus de 90 %, entreprend une descente qui n’est toujours pas terminée quelque 25 ans plus tard, alors qu’à peine un peu plus d’une femme sur deux se mariera si les tendances du moment persistent (figure 4.1a).
27On observe d’abord vers la fin des années 1970 une fraction croissante des jeunes qui choisissent de cohabiter avant de se marier, afin de tester leur compatibilité (Dumas et Bélanger, 1997), mais le mariage demeure l’institution privilégiée, par laquelle les jeunes couples affirment leur intention de former une alliance durable et au sein de laquelle ils fondent une famille et ont des enfants. Ainsi, au Québec aussi bien qu’ailleurs au Canada, plus de 90 % des femmes ayant formé une famille « intacte » au cours des années 1970 ont donné naissance à leur premier enfant au sein d’un mariage, rarement précédé d’une phase de cohabitation (tableau 4.1).
28Les années 1980 voient se concrétiser l’abandon du mariage, avec une fraction de plus en plus grande des couples qui choisissent de ne pas se marier, au moins tant qu’ils ne formulent pas le projet d’avoir des enfants. Mais déjà, au Québec, plus de 20 % des femmes ayant leur premier enfant en famille intacte le feront dans le cadre d’une union libre (tableau 4.1).
29Au début des années 1990, la cohabitation gagne du terrain, avec une fraction de plus en plus importante des couples qui ont des enfants « hors mariage ». Cela ne concerne encore qu’environ un couple sur sept dans le reste du Canada, mais rejoint désormais une fraction importante des familles intactes au Québec, où environ le tiers de ces familles sont formées au sein d’une union libre (tableau 4.1). Lorsqu’on adopte le point de vue des enfants, la proportion est nettement plus élevée : selon les données de l’Étude longitudinale sur le développement des enfants du Québec (ÉLDEQ), 53 % des enfants dont les parents vivaient ensemble à leur naissance en 1997-1998 sont nés dans le cadre d’une union libre (Marcil-Gratton et Juby, 2000). Au tournant du siècle, c’est donc la majorité des enfants québécois qui naissent au sein d’une union libre.
30Cette popularité croissante de la cohabitation a des répercussions à la fois sur la durée des unions et sur l’exercice de la paternité. Les cohabitations sont plus mobiles que les mariages (Le Bourdais et Marcil-Gratton, 1996) et cela reste vrai même lorsqu’on s’intéresse seulement aux unions fécondes, c’est-à-dire à celles ayant donné lieu à la naissance d’un enfant. Parmi les femmes canadiennes ayant eu leur premier enfant au sein d’une union libre durant les années 1970, plus de 40 % avaient vu leur famille éclater 10 ans après la naissance de cet enfant, soit une proportion quatre fois plus élevée que celles ayant fondé leur famille dans le cadre d’un mariage direct (figure 4.6). Quelque 10 ans plus tard, l’instabilité des familles formées par mariage était nettement à la hausse, avec près de 20 % des mères ayant vu leur couple se rompre 10 ans après l’arrivée de leur premier enfant, mais ce pourcentage demeurait nettement inférieur au chiffre de 50 % enregistré parmi les couples cohabitants. Fait nouveau cependant, les parents cohabitants ayant légalisé leur union avant la naissance de leur premier enfant ne se distinguaient plus guère de ceux mariés directement, alors que dans les années 1970 ils ressemblaient davantage aux couples toujours en union libre au moment de l’arrivée de l’enfant (Le Bourdais et al., 2000).
31Ceci étant, le caractère éphémère de ces nouvelles unions a permis l’éclosion du phénomène des recompositions familiales, dont la fréquence est remarquable : des calculs faits à partir de données de l’Enquête longitudinale nationale sur les enfants et les jeunes (elnej), réalisée par Statistique Canada et Développement des ressources humaines, ont montré que cinq ans après la séparation de leurs parents, plus de la moitié des enfants avaient vu leur mère, leur père ou les deux se remettre en union ; après 10 ans, la proportion grimpe à 85 %, un pourcentage élevé qui tient cependant en partie au fait que les enfants étaient très jeunes (moins de 2 ans) lorsque leurs parents se sont séparés (Juby et al., 2001). La cohabitation est aussi devenue le mode d’union privilégié par ces couples qui recréent une nouvelle cellule familiale à partir du démembrement d’unités familiales antérieures. Et là aussi, le choix de la cohabitation n’est pas étranger au risque plus grand que courent les membres de ces familles recomposées de vivre une nouvelle rupture : les familles recomposées par union libre ont environ trois fois plus de chances d’éclater que celles unies par les liens du mariage (Desrosiers et al., 1995). Par ailleurs, une étude récente que nous avons menée a montré que le risque de connaître la séparation parentale est quatre à cinq fois plus élevé pour les enfants nés en famille recomposée autour d’un couple cohabitant que pour ceux issus d’une famille recomposée par mariage direct, sans cohabitation préalable (Juby et al., 2001).
32Ces nouvelles configurations de la vie conjugale et familiale ont des répercussions importantes sur l’exercice de la paternité, comme nous le verrons maintenant.
La paternité redéfinie
33L’accent est souvent mis sur les conséquences néfastes de la nouvelle mobilité conjugale pour les femmes et les enfants, liées entre autres à la pauvreté dans laquelle la rupture du couple plonge encore trop fréquemment les familles monoparentales à chef féminin. N’oublie-t-on pas trop vite, dans les analyses des processus liés aux nouveaux comportements conjugaux, les effets sans doute moins visibles, mais tout aussi dramatiques, sur la vie des hommes, lesquels sont touchés dans les fondements mêmes de leur paternité ? En toute justice, il nous semble que ce sont les hommes qui demeurent aujourd’hui les plus confrontés par le flou et la complexité des trajectoires familiales. Le profil du « père de famille », sans doute autrefois trop rigide mais certes bien défini, a maintenant acquis une telle fluidité que les hommes semblent à peine s’y retrouver, encore moins s’y ajuster. Les femmes n’ont pas eu, pour gagner leur autonomie à l’égard des hommes, à négocier la présomption de leur maternité ou leur présence auprès de leurs enfants. Ce sont des défis auxquels un nombre grandissant de pères doivent aujourd’hui se mesurer.
La paternité à l’ère de L’ADN
34Si dans le cadre du mariage légal, l’homme se voit encore aujourd’hui — à moins de contestation — automatiquement attribuer la paternité des enfants qui y naissent, ce n’est pas le cas pour les pères dont l’union avec la mère n’a pas été sanctionnée par la loi. Qu’en est-il alors de l’autorité parentale ? Autrefois prérogative de l’homme marié, puis devenue partagée entre les deux conjoints légaux avec la Loi modifiant le code civil de 1977 (Joyal, 1999), l’autorité parentale comme la paternité ne sont dévolues à l’homme dans le cadre d’une union libre que s’il a déclaré être le père de l’enfant sur le certificat de naissance (depuis mai 2002, au Québec, l’homme a 30 jours pour déclarer sa paternité ; passé ce délai, les procédures sont beaucoup plus longues et compliquées). Faute de quoi, l’enfant est déclaré être né de père inconnu, ce dernier perdant automatiquement toute prétention à l’autorité parentale. Fort heureusement, il semble que la plupart des pères reconnaissent la paternité de leurs enfants nés hors mariage, puisque, au Québec pour le moins, la fraction des naissances dites de pères inconnus est restée plutôt stable (autour de 5 %) malgré la croissance remarquable des naissances chez des couples cohabitants. Ce constat tient également pour les parents qui n’habitaient pas ensemble au moment de la naissance de leur enfant, puisque trois fois sur cinq le nom du père figurait sur le certificat de naissance (Marcil-Gratton et Juby, 2000).
35Qui sont donc les pères d’aujourd’hui ? D’une part, la tendance veut qu’on oblige les hommes à remplir leurs devoirs à l’égard des enfants qu’ils ont conçus : la reconnaissance automatique de la paternité au conjoint légal en témoigne, même si cette hypothèse peut, sans doute plus souvent qu’on pense, être questionnée. La flambée des test d’ADN visant à prouver la paternité ou la non-paternité en témoigne : aux États-Unis, 280 000 tests de paternité ont été faits en 1999, soit 3 fois plus que 10 ans auparavant (par exemple, on pouvait lire en première page du New York Times, le 11 mars 2001 : « In Genetic Testing for Paternity, Law Often Lags Behind Science »). La loi, qui stagne ici face aux nouveaux comportements, a longtemps justifié son refus d’accepter les résultats de ces tests en cour par la notion d’exclusivité sur laquelle se fonde en principe le mariage : elle éviterait ainsi aux individus et à la société de laisser libre cours aux effets pervers de l’infidélité conjugale. Cependant, depuis 1999, les tribunaux québécois ont commencé à rendre des ordonnances imposant obligatoirement les tests d’ADN. Cette fois, on invoque l’intérêt de l’enfant — dans ce cas-ci, son droit à connaître ses origines biologiques — et la bénignité de l’atteinte pour le père pour justifier cette décision (Joyal, 2002).
36On ne doit pas cependant sous-estimer les liens qui peuvent unir certains pères à leurs enfants, même si la déclaration de naissance ne comporte aucune mention du « père ». Les données de I’ELNEJ ont permis de mettre au jour une réalité peu connue : les enfants qui naissent de mères « seules », naissent toutefois en majorité d’une mère qui aura vécu en couple avec le père de l’enfant (55 %), soit avant (24 %), soit après (26 %), ou soit avant et après (5 %) sa naissance (Marcil-Gratton, 1998). Qui sont ces pères et dans quelle mesure ont-ils renoncé à exercer toute forme de paternité ? La recherche doit encore trouver des réponses à ces questions, mais une étude récente que nous avons menée montre qu’une fraction non négligeable de pères « non déclarés » avaient tendance à voir leur nouveau-né régulièrement, et que cette proportion est plus élevée parmi les pères ayant une relation suivie avec la mère (Marcil-Gratton et Juby, 2000).
37D’autre part, les hommes sont de plus en plus souvent appelés à jouer le rôle de père auprès d’un enfant qu’ils n’ont pas conçu, mais avec lequel ils partagent la vie quotidienne, ayant conclu une union avec sa mère biologique : près de 20 % des hommes nés au cours des années 1940 (et qui étaient âgés de 40-49 ans lorsqu’ils ont été rejoints par l’Enquête sociale générale de 1990) avaient connu la vie en famille recomposée, contre trois fois moins (6,7 %) de leurs homologues nés quelque 20 ans plus tôt (Desrosiers et al, 1997). Les familles recomposées sont principalement le fait de familles où les hommes sont des beaux-pères, du fait qu’après la rupture d’un couple, les enfants restent en très grande majorité avec leur mère : 76 % des familles recomposées dans I’ESG de 1990 comprenaient un beau-père, et 8 % étaient formées d’un beau-père et d’une belle-mère (Juby et al, 2001) ; les deux conjoints ayant apporté avec eux des enfants d’une union antérieure. Fait remarquable, ces beaux-pères, qui suppléent sans doute à plusieurs des carences (financières, éducatives ou affectives) redevables à l’absence du père biologique, ne se voient reconnaître aucun droit à l’égard des enfants dont ils s’occupent quotidiennement, même quand leur père d’origine a déserté sa famille et abandonné ses enfants.
Le temps paternel en famille intacte
38La progression marquée des taux d’activité des mères à partir du milieu des années 1970 n’a pas, on l’a vu, été accompagnée d’un accroissement équivalent de la présence des pères auprès de leurs enfants. Alors qu’on aurait pu prévoir, dans un premier temps, que l’augmentation de la participation des femmes au marché du travail conduise à une réduction du temps que les enfants passent avec leurs parents, des études américaines récentes ont plutôt montré que le temps parental — maternel et paternel — aurait même augmenté dans les familles : les enfants passeraient ainsi plus de temps en moyenne en 1997 avec leurs parents qu’ils ne le faisaient en 1981 (Sanberg et Hofferth, 2001). Le temps hebdomadaire moyen que les enfants américains âgés de 3 à 12 ans passent avec leur mère aurait ainsi crû de près de 6 heures par semaine entre 1981 et 1997 (passant à près de 31 heures) et le temps qu’ils passent avec leur père aurait augmenté de 4 heures en moyenne (à près de 23 heures). Cette évolution tient, entre autres, au fait que les changements notés dans les comportements des parents face à leurs enfants ont plus que compensé l’effet induit par la progression du travail féminin et l’augmentation du nombre de familles monoparentales.
39Mais si le nombre d’heures passées avec les enfants augmente pour les pères comme pour les mères, l’utilisation de ce temps supplémentaire demeure fort différent, les pères se « spécialisant » davantage dans les activités ludiques et les jours de congé, alors que les mères consacrent plus de temps aux soins des enfants et aux tâches ménagères (Yeung et al., 2001 ; pour le Canada, voir Rapoport et Le Bourdais, 2001).
40Fait à noter, le temps que les pères passent avec leurs enfants durant les jours de semaine diminue à mesure que le nombre d’heures de travail augmente, alors que ce n’est pas le cas pour les mères ; cela explique sans doute pourquoi les femmes se plaignent plus souvent que les hommes de la « double tâche » ou d’un manque chronique de temps (time squeeze). Par contre, le nombre d’heures que les hommes consacrent à l’emploi n’affecte pas de façon significative le temps passé avec leurs enfants durant les fins de semaine.
41En 1997, le temps que les pères ont consacré à interagir directement avec leurs enfants en semaine représentait 67 % du temps que leurs conjointes y ont consacré. Durant les fins de semaine, le partage entre conjoints du temps passé avec les enfants apparaît plus égalitaire, puisque cette fraction grimpe à 87 %, soit le double des pourcentages observés dans les années 1970 et 1980. Il semble bien qu’on soit en train d’assister aujourd’hui à l’émergence d’un nouveau modèle de père, basé sur une implication croissante auprès des enfants, et ce plus particulièrement les fins de semaine (Yeung et al., 2001). Certains y verront l’effet de l’avènement de la « société des loisirs », ces derniers s’exerçant désormais plus souvent à deux parents et un ou deux enfants. On peut se demander si cette division plus égalitaire de la prise en charge des enfants les jours de congé va s’étendre à l’ensemble des jours, travaillés ou non. Cela nécessiterait sans doute que les pères accroissent leur participation aux activités régulières de semaine (repas, courses), desquelles ils ont été jusqu’ici passablement absents.
42Le temps que les enfants passent avec leurs parents a crû de façon notable au cours des 15 ou 20 dernières années dans les familles biparentales, mais pas pour ceux vivant en famille monoparentale. Cela tient évidemment au fait que si le père ou la mère peut prendre le relais auprès des enfants lorsque son conjoint exerce un emploi, le parent à la tête d’une famille monoparentale ne peut à lui seul compenser l’absence de l’autre parent ; il s’agit là d’une situation que l’on observe de plus en plus fréquemment étant donné la montée de l’instabilité conjugale (Sanberg et Hofferth, 2001).
La paternité à distance
43La croissance de l’instabilité conjugale entraîne pour un nombre grandissant de familles la rupture de la coexistence quotidienne entre les parents non gardiens et leurs enfants. Or, ce sont les hommes qui là aussi ont à faire face aux ajustements les plus grands. En effet, encore aujourd’hui, les enfants restent en très large majorité (86 %) avec leur mère, une fois la séparation des parents consommée (Marcil-Gratton et Le Bourdais, 1999) ; une minorité demeurent exclusivement avec le père (7 %) ou partagent leur résidence entre celle de leur mère et celle de leur père (7 %). Le père doit donc apprendre à exercer à distance ses droits et devoirs à l’égard de ses enfants.
44Il n’est pas difficile d’imaginer les embûches, outre celles issues d’un parcours matrimonial agité, que connaissent ces pères et ces enfants privés soudainement de contacts quotidiens et non réglementés, alors que dans les univers familiaux dits « intacts », on peut déjà constater que ces rapports quotidiens sont limités et s’organisent fréquemment en présence et par l’entremise de la mère (Rapport et Le Bourdais, 2001). Dans certains cas, il se peut que la relation avec l’enfant ne survive pas à la rupture conjugale des parents. Comme le rapporte Quéniart dans une étude sur le désengagement paternel, « ce que le père aimait en l’enfant, (c’était bien souvent) la vie familiale et l’ancrage social qu’il lui procurait » (2002 : 7) ; une fois ce cadre familial disparu, il n’arrive plus à recréer un lien satisfaisant avec l’enfant, ce qui l’amènera progressivement à s’en désintéresser.
45Lorsque la cellule familiale est rompue, on conçoit que le père se retrouve démuni face aux exigences d’une garde d’enfant, fût-elle « partagée ». Même si certains de ces pères réagissent en s’impliquant davantage auprès de leurs enfants, il n’est pas surprenant de voir la plupart n’entretenir que des relations de « fins de semaine » ou même sporadiques avec leur progéniture, d’autant plus que ces relations se voient subitement soumises au caractère plutôt inflexible des « droits de visite », et ont fait l’objet d’« ententes entérinées par la cour ». Le temps joue contre la qualité de ces relations, et les contacts entre beaucoup de pères et leurs enfants se réduisent avec les années.
46Les premières analyses des données de l’Enquête longitudinale nationale sur les enfants et les jeunes (elnej) ont montré sans équivoque que si des facteurs comme l’âge de l’enfant au moment de la séparation ou le type d’union des parents interviennent très nettement dans la propension des pères à maintenir des contacts étroits avec leurs enfants, cette propension est aussi intimement liée au temps écoulé depuis la rupture (Marcil-Gratton et Le Bourdais, 1999) : à moins de deux ans depuis la séparation, les trois quarts des enfants (74 %) maintenaient des contacts réguliers avec leur père (y compris ceux qui vivaient avec lui au moins une partie du temps), 16 % ne le voyaient que de façon sporadique et 10 % ne le voyaient jamais ; cinq ans ou plus après la rupture, les proportions étaient plutôt à 44 %, 32 % et 24 %. Qu’un enfant sur quatre ait ainsi perdu tout contact physique avec son père en dit déjà long sur l’exercice de la paternité dans un contexte où l’instabilité conjugale ne montre pas de signe d’essoufflement. D’autant plus que la complexité nouvelle des trajectoires conjugales impose aujourd’hui à une fraction grandissante des hommes, au-delà de l’exercice de la paternité à distance, l’implication auprès d’enfants issus de diverses unions, ce que d’aucuns ont qualifié de « paternité en série ».
La paternité en série
47Nous l’avons souligné plus haut, la recomposition familiale s’organise le plus souvent autour d’une mère et de ses enfants, les hommes étant donc plus souvent que les femmes confrontés aux exigences simultanées d’être « pères à distance » pour leurs enfants biologiques et « pères suppléants » dans la vie quotidienne des enfants de leur nouvelle conjointe. La roue, semble-t-il, ne s’arrête pas là. Ces secondes unions s’avèrent plus fragiles encore que les premières, et celles où les hommes sont appelés à jouer le rôle de beau-père le sont encore plus ; même dans les familles où le couple aura un enfant commun, le risque de séparation demeure plus grand quand l’homme est le beau-père des enfants du ménage (Juby et al., 2001). Après une deuxième rupture, ce sont donc les hommes plus souvent que les femmes qui ont à maintenir ou à interrompre les liens qui les unissent à cette deuxième « progéniture ». Sans pouvoir encore avancer de données chiffrées à cet égard, on peut faire l’hypothèse que la complexité de l’exercice de ces diverses paternités ne favorise guère l’implication des hommes auprès des enfants, particulièrement lorsqu’ils sont d’origines diverses.
La paternité démissionnaire ?
48Est-ce à dire que les pères d’aujourd’hui, s’étant vu déposséder de leurs prérogatives traditionnelles au sein de la famille, n’ont pas su se tailler la place qui leur revient auprès des enfants en créant les liens nouveaux qu’exigent les parcours incertains de la vie familiale contemporaine ? Faisons-nous face à un phénomène où les pères démissionnent devant les difficultés nouvelles d’être père ? Ou, comme l’affirment un grand nombre des intéressés, les pères sont-ils exclus du paysage familial, se voyant à la fois blâmés de ne pas suffire aux besoins financiers de leurs enfants, tout en se voyant restreindre leurs droits d’accès à ces mêmes enfants ? Les deux réalités se côtoient sans doute dans la liste des explications de l’absence des pères auprès de leurs enfants après la rupture du couple.
49Des pères démissionnaires, pour reprendre les termes de Quéniart (2002) ? Il en existe certes et leur fréquence peut être liée à certains facteurs que nous permettent d’identifier les données d’enquête comme celles de l’elnej (Marcil-Gratton et Le Bourdais, 1999). Ce sont plus souvent des pères qui n’ont pas ressenti, à l’instar de leur conjointe d’ailleurs, le besoin de formaliser leur engagement conjugal par les liens du mariage ; des pères qui ont dû faire ratifier en cour les arrangements de garde des enfants, faute de s’être entendus privément avec leur ex-conjointe ; des pères qui ont vécu des tensions avec leur ex-conjointe au sujet de la garde et des droits de visite, tensions qui sont sans doute partiellement responsables de l’abandon des contacts avec leurs enfants ; des pères qui ont eu de la difficulté à respecter leurs engagements face au soutien financier, promis lors d’une entente privée entre les ex-conjoints ou indiqué par une ordonnance de la cour ; des pères, enfin, pour lesquels l’exercice de la paternité n’a pas su résister à l’usure du temps écoulé depuis la rupture et la coupure du partage de la vie quotidienne de leurs enfants. Des ordres de grandeur : 21 % des enfants canadiens dont les parents ont rompu une union libre ne voyaient plus leur père après la séparation contre 11 % de ceux dont les parents étaient mariés ; c’était aussi le cas de 18 % des enfants âgés de moins de 3 ans contre 8 % des enfants âgés de 6 à 11 ans ; et 24 % des enfants ne visitaient plus leur père 5 ans ou plus après la séparation contre 10 % quand la rupture datait de moins de 2 ans.
La paternité exclue
50Des pères exclus ? La démonstration est plus difficile à faire, d’autant plus que les données sur le rôle des pères après la séparation proviennent essentiellement de ce qu’en disent les mères dans les enquêtes où elles demeurent les répondantes privilégiées. Pour le Canada, l’Enquête sociale générale (esg), qui comporte un échantillon d’hommes distinct de celui des femmes et dont le thème portait en 1995 sur les trajectoires familiales, a permis certaines exploitations novatrices du point de vue des hommes sur la question des arrangements concernant les enfants après la rupture du couple. Cette enquête comporte des limitations importantes attribuables au fait que l’échantillon rejoint sous-estime les pères qui sont les moins impliqués auprès de leurs enfants et qui ne déclarent pas la progéniture avec laquelle ils n’ont plus ou n’ont jamais eu de contact. Les auteures ont toutefois su contourner ce biais, et offrent un profil des pères séparés qui met en lumière l’importance de la fréquence des contacts avec leurs enfants et identifie certains facteurs qui peuvent la favoriser (Le Bourdais et al., 2001).
51Au-delà des facteurs plutôt évidents, comme la distance géographique qui éloigne les enfants de leur père ou le jeune âge de l’enfant au moment de la séparation, lequel a bien été identifié dans la littérature comme préjudiciable à des contacts fréquents, l’étude examine l’univers plus complexe, mais sans doute plus révélateur, des attitudes et perceptions des pères à l’égard de la paternité. Il en ressort clairement une association très nette entre la quantité de temps que les pères séparés passent avec leurs enfants et ces attitudes. Ainsi, les pères qui reconnaissent que le fait d’avoir eu un enfant les a rendus plus heureux dans la vie malgré l’échec de leur vie conjugale, et ceux qui se disent satisfaits des arrangements de garde et du temps qu’ils passent avec leurs enfants, sont également les pères qui passent le plus de temps auprès de ces mêmes enfants. Ce profil présente une image positive des pères qui demeurent engagés auprès de leurs enfants, image qui contraste grandement avec celle des pères « absents », souvent mise de l’avant dans les médias. Par ailleurs, il s’y dégage un plaidoyer qui souligne l’importance pour les parents d’en arriver à une entente au sujet de la garde et des droits d’accès puisque, au-delà de l’intensité et du maintien des liens père-enfant, la régularité du soutien financier apporté par les pères demeure très liée à la fréquence des contacts qu’ils ont avec leurs enfants (Marcil-Gratton et al., 2000).
52Par contre, même si l’esg 1995 ne permet pas de mesurer combien de pères sont véritablement « exclus » de la vie de leurs enfants, en particulier par diverses formes de blocage de la part des mères pour limiter l’accès du père à ses enfants, on peut y déceler des indices d’une situation souvent conflictuelle à cet égard. Ainsi, les mères ont tendance plus que les pères à rapporter que ceux-ci passent moins de temps avec leurs enfants que ce qui a été recommandé par ordonnance de la cour. Par ailleurs, c’est lorsque la fréquence des contacts pères-enfants est la plus faible que tant les mères que les pères se déclarent insatisfaits du temps que ces derniers passent avec leurs enfants. Les raisons invoquées pour justifier l’insatisfaction exprimée varient cependant selon le sexe du parent. Les pères auront davantage tendance à faire porter le blâme à la mère, qui les empêcherait de voir leurs enfants, tandis que les mères soulèveront plutôt le manque d’intérêt manifesté par le père (Le Bourdais et al., 2001). Ces résultats ne nous permettent certes pas de parler de « blocage », mais on peut y voir une confirmation des perceptions souvent, hélas, conflictuelles des conjoints qui doivent continuer d’être parents après la rupture.
Vers une redéfinition de la parentalité
53Dans la vie comme au cinéma, si les rôles bien campés peuvent sembler les mieux réussis, ce sont les rôles plus complexes avec une large part de création à combler qui donnent aux bons acteurs les défis les plus stimulants. S’ils peuvent parvenir à redéfinir leur place auprès des enfants, les pères d’aujourd’hui devront non seulement compter sur leur propre talent, mais encore auront-ils besoin d’un bon scénariste.
54Les démographes ont intérêt à faire preuve de prudence quand on leur demande d’extrapoler pour un futur plus ou moins lointain les conséquences des comportements humains dont ils ont pu mesurer les changements mesurables. Hier, tous et chacun savaient exactement ce qui faisait de l’homme un père et d’une femme une mère, et ce qu’on en attendait. Aujourd’hui, les mères ont grugé une partie des attributs qui faisaient de l’homme un père, que ce soit au plan légal de l’autorité parentale ou au plan de la subsistance économique de la famille grâce au travail rémunéré, et on a tenté de convaincre les hommes d’adopter le comportement réciproque en s’appropriant une partie des attributs qui faisaient de la femme une mère, soit les soins des enfants et du ménage, et la satisfaction des besoins affectifs de tous les membres de la famille. On peut parler de succès pour le moins mitigé.
55Du point de vue des hommes, le modèle traditionnel de la paternité, avec sa trop grande rigidité, n’a pas complété sa transition, de sorte que la fluidité est devenue la caractéristique dominante de la paternité contemporaine. Fluidité dans les concepts : qui est père de quels enfants ? Doit-on continuer d’accorder à la paternité biologique la primauté absolue, au-delà du lien social que d’autres « pères » des enfants auront créés dans le quotidien ? Dans le cas des paternités en série, comment établir une hiérarchie significative ? Doit-on en laisser l’initiative à la mère qui, la plupart du temps, maintiendra sans problèmes son lien maternel au-delà des circonstances de sa trajectoire conjugale ? Doit-on en confier la résolution à l’enfant qui devra « choisir » au gré des changements de son environnement familial, la figure paternelle qui lui convienne ? Doit-on laisser ces diverses figures paternelles se tailler, pacifiquement de préférence, chacune leur rôle auprès des différents enfants que la mobilité conjugale aura placés sur leur chemin ? Ce sont des questions d’autant plus critiques que les individus impliqués n’attendent pas les réponses pour modifier encore et plus leurs comportements.
56Les définitions sont reniées, les rites abattus et la rapidité avec laquelle ces changements sont introduits, sinon acceptés, semble devenue la seule mesure de leur succès. À titre d’exemple : l’abandon en 1980 du nom du père comme nom dévolu d’office aux enfants du couple, lequel a accompagné le retour aux sources des femmes auxquelles la société québécoise a imposé d’utiliser en toutes occasions leur patronyme à la naissance (lequel, soit dit en passant, a de tout temps constitué leur seul nom légal). Les effets en ont été mixtes : les femmes ont retrouvé un symbole de leur existence propre, indépendant de leur trajectoire conjugale ; la cellule familiale a perdu un rite identitaire ; la généalogie s’est vu amputer de son principal outil de travail ; quant aux enfants, ils ont été soumis au risque de devoir porter sur leurs épaules les questionnements de leurs parents, qui reportaient ainsi sur la génération prochaine la décision d’abandonner l’un ou l’autre des patronymes, rapidement devenus trop nombreux pour être utiles. Ces effets n’ont certes pas tous le même poids, mais ils illustrent l’ambiguïté de notre société face à la « famille ». Fait à souligner, malgré l’ouverture qui leur a été faite quelque 20 ans plus tôt, les parents québécois continuaient, à l’approche du xxie siècle, de donner un seul nom à leur enfant, celui du père plus de 7 fois sur 10 (Duchesne, 1996).
57Ce comportement somme toute assez traditionnel des parents québécois ne signifie pas pour autant qu’ils adhèrent à une conception « traditionnelle » des rôles familiaux, puisque ces mères et ces pères vivent majoritairement en union libre, que ces mères contribuent majoritairement par leur travail rémunéré au bien-être économique de la famille, et que rien ne laisse prévoir que ces familles feront preuve d’une plus grande stabilité. Il est difficile d’imaginer clairement ce que seront les pères de demain. Une chose est sûre cependant, c’est qu’un processus de redéfinition de la paternité — tant sociale que biologique — , de la maternité et, plus globalement, de la parentalité est en cours, processus dont il est difficile de prédire l’issue.
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Auteurs
Chercheure au Département de démographie de l’Université de Montréal et membre du Centre interuniversitaire d’études démographiques (cied). Les activités de recherche qu'elle a menées depuis le milieu des années 1970 se sont d’abord centrées sur l’évolution spectaculaire de la contraception au Québec. Dans les années 1980, elle a développé une approche novatrice de l’analyse des transformations de la vie familiale, en adoptant le point de vue des enfants dont la vie est touchée par l’instabilité des trajectoires conjugales de leurs parents. nicole.marcil-gratton@umontreal.ca
Spécialiste en démographie de la famille. professeure titulaire au centre Urbanisation, Culture et Société de l’Institut national de la recherche scientifique (inrs), directrice du Centre interuniversitaire québécois de statistiques sociales (ciqss) et membre du Centre interuniversitaire d’études démographiques (cied), dont elle a assumé la direction de 1998 à 2002. Prenant appui sur les méthodes statistiques d’analyse longitudinale, ses travaux examinent les effets des changements démographiques récents — conjugalité, fécondité, participation à l’emploi — sur les dynamiques familiales et sur les trajectoires de vie des hommes, des femmes et des enfants, ainsi que les répercussions de ces changements pour les politiques familiales. celine.lebourdais@inrs-ucs.uquebec.ca
Détentrice d’un doctorat en démographie de l’Université de Montréal, est chercheure associée à l’Institut national de la recherche scientifique (INRS) et membre du Centre interuniversitaire d’études démographiques (cied). Spécialiste de la démographie de la famille, elle s’intéresse plus particulièrement à la transformation des trajectoires familiales des mères, des pères et des enfants. Ses recherches portent surtout sur les questions liées à l’instabilité conjugale, tels les arrangements de garde et les contacts pères/enfants en cas de séparation, ainsi que la formation des familles recomposées. jubyh@magellan.umontreal.ca
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