1Il n’est pas facile de résumer un siècle de changements démographiques, d’autant plus lorsque peu d’efforts de bilans et de synthèses ont été faits dans le passé. Certes, plusieurs ouvrages ont traité de l’évolution de la population québécoise et certains autres se sont attachés à l’étude d’un phénomène démographique donné. À titre d’exemple, Desrosiers, Gregory et Piché (1978) ont dressé un premier bilan des études sur la migration au Québec, Dufour et Péron (1979) ont brossé un portrait de la mortalité au milieu du siècle, tandis qu’Henripin et al. (1981) étudiaient la chute de la fécondité au Québec et tentaient d’en cerner les principaux déterminants. D’autres ouvrages, tels celui de Charbonneau (1973) — La population du Québec : études rétrospectives —, celui d’Henripin et Martin (1991) — La population du Québec d’hier à demain —, ou encore les bilans démographiques publiés annuellement par l’Institut de la statistique du Québec (isq), ont abordé l’évolution démographique du Québec ainsi que ses diverses composantes. Le premier couvre de façon succincte une vaste période qui s’étale grosso modo du début au xviii^e siècle au milieu du xx^e ; le second, qui regroupe des textes écrits au moment où le Québec se trouvait confronté au « choc démographique » (Mathews, 1984) de la dénatalité, adopte un angle d’approche plus politique, tandis que les bilans détaillés de L’isq, auxquels puisent plusieurs des chapitres qui suivront, demeurent avant tout descriptifs. En ce sens, aucun de ces ouvrages ne constitue une véritable synthèse analytique des transformations démographiques majeures que le Québec a traversées au cours du siècle qui vient de se terminer. C’est pour combler cette lacune que le présent livre a été entrepris.

2Le xx^e siècle aura vu le Québec vivre de façon irrégulière mais incontestable de formidables changements démographiques. Ces changements, complexes et aux contours parfois difficiles à cerner, comportent une série de ruptures dans les comportements à la base de la reproduction démographique et sociale. Toute société, pour se reproduire, ne peut faire appel qu’à un nombre restreint de mécanismes : ajouter de nouveaux membres, soit par les naissances (fécondité), soit par « recrutement » (immigration), tout en limitant les sorties causées par les décès (mortalité) et les départs de certains membres (émigration). La famille d’abord, l’État ensuite, représentent les institutions où s’effectue la reproduction démographique. Les modalités concrètes par lesquelles une société se reproduit (ou non) constituent ce qu’il est convenu d’appeler le « régime démographique » (Piché, 1993).

3Clairement, le régime démographique qui caractérise le Québec à la fin du xx^e siècle diffère à maints égards de celui qui était en place 100 ans plus tôt. Durant cette période, le Québec, à l’instar de la majorité des sociétés occidentales, a complété sa « transition démographique », en ce qu’il est passé d’un modèle de fécondité et de mortalité élevées à un modèle de fécondité et de mortalité faibles (Mertens, 1995). Là ne s’arrêtent cependant pas les bouleversements démographiques que le Québec a connus, comme le prédisait au départ la « théorie de la transition démographique » qui voyait dans l’atteinte d’une population stationnaire, c’est-à-dire d’un équilibre entre mortalité et fécondité, l’aboutissement de l’évolution démographique. La baisse marquée de la mortalité et de la fécondité a entraîné de profondes modifications de la répartition par l’âge de la population. Les déplacements successifs dans la domination de certains groupes d’âges ou de générations sur d’autres constituent en soi un puissant moteur de changements ; que l’on pense, par exemple, au vieillissement accéléré de la population que l’on observe aujourd’hui (Pool, 2000).

La révolution démographique québécoise en cinq actes

4La théorie de la transition démographique a donc besoin d’être élargie pour tenir compte des changements structurels dans la composition de la population qui, à leur tour, sont susceptibles d’influencer l’évolution des autres phénomènes démographiques. Pour Mertens (1995), la transition démographique au sens large comporte elle-même cinq transitions étroitement interreliées les unes aux autres (figure ci-dessous). Aux transitions de base de la fécondité et de la mortalité qui modifient la structure par âge de la population, provoquant ainsi une « transition de la structure par âge », doivent être ajoutées deux autres transitions : la « transition de la population active » et la « transition migratoire » (Mertens, 1995 : 498). La première concerne les modifications profondes observées dans la structure du marché du travail et la composition de la main-d’œuvre, la seconde, le passage d’une société rurale à une société urbaine, marquée par des mouvements migratoires. Le Québec a connu ces cinq transitions, comme d’ailleurs l’ensemble des pays industrialisés. C’est ainsi que la démographie québécoise telle qu'elle apparaît au début du xx^e siècle appartient véritablement à un autre monde et a peu à voir avec ce qui se passera à la fin du siècle.

Trois transitions fondamentales

Première transition : transition de la mortalité et transition épidémiologique

5Dans le premier chapitre, Bourbeau et Smuga brossent le portrait de la transition de la mortalité que le Québec a connue au cours du xx^e siècle. Les auteurs documentent d’abord le recul de la mortalité et, de façon corollaire, l’allongement de l’espérance de vie qui est passée de 45 à 75 ans chez les hommes et de 48 à 81 ans chez les femmes. En gros, la réduction de la mortalité observée dans la première moitié du siècle a davantage touché les nouveaux-nés et les jeunes enfants ; elle est liée au recul des maladies infectieuses et parasitaires obtenu grâce à l’amélioration des conditions sanitaires et au développement des vaccins et des antibiotiques. À partir des années 1970, les gains enregistrés touchent progressivement les groupes d’âges plus élevés et sont associés aux campagnes de prévention visant à réduire la mortalité accidentelle et aux percées dans les thérapies cardiovasculaires. Ces évolutions amènent les auteurs à conclure : 1) que le Québec a complété sa transition de mortalité, en ce qu’il est passé d’un régime de mortalité élevé à un régime de mortalité faible et 2) qu’il a aussi complété sa transition épidémiologique, étant donné les changements notés dans la structure des causes de décès ainsi que la « compression » ou concentration de la mortalité aux âges élevés et la « rectangularisation » de la courbe de survie qui en découle et qui signifie qu’un pourcentage de plus en plus élevé d’individus atteignent des âges avancés.

6Ce constat posé, bon nombre de questions restent en suspens en ce début du xxi^e siècle et plusieurs enjeux se profilent à l’horizon. D’une part, les gains enregistrés en regard de la mortalité et de la morbidité n’ont pas touché également les diverses couches de la population et donc de nombreuses inégalités persistent. Au premier chef, la surmortalité des hommes, bien qu'elle ait diminué au cours des deux dernières décennies, continue de soulever bien des interrogations et les inégalités socioéconomiques devant la mort restent préoccupantes. D’autre part, la recrudescence de maladies infectieuses que l’on croyait éradiquées inquiète, et l’allongement et le maintien de la vie aux grands âges, grâce aux avancées dans le domaine des technologies médicales, soulèvent des questions éthiques en regard de la qualité de la vie humaine et de la finalité des investissements publics.

Deuxième transition : transition de la fécondité, transition familiale et transition dans les rôles des femmes et des hommes

7Dans le schéma proposé par Mertens (1995 : 498), la transition de la fécondité est à la fois « la cause et la conséquence de changements importants dans la structure de la famille et le rôle des femmes ». D’une part, elle est étroitement associée aux transformations observées dans les comportements conjugaux des individus qui, comme le montrent Lapierre-Adamcyk et Lussier dans le chapitre 3, tantôt contribuent à réduire la fécondité, tantôt contribuent à l’accroître ; d’autre part, la baisse séculaire de la fécondité a aussi eu pour effet de modifier la structure des familles et de permettre l’épanouissement professionnel des femmes.

8De tous les changements démographiques qui ont marqué le xx^e siècle, ceux liés à la fécondité, à la conjugalité et à la vie familiale ont été sans conteste les plus marquants et les plus inattendus. En dépit des indices du moment qui laissaient présager le phénomène, les démographes ont été lents à reconnaître que la fécondité pouvait tomber et demeurer à des niveaux nettement en deçà du seuil de 2,1 enfants par femme, seuil nécessaire au renouvellement de la population (Mathews, 1984) et que la constitution des familles pouvait s’effectuer en dehors du mariage. Le modèle de la transition démographique, tel que formalisé dans la théorie sociologique de la modernisation, les avait amenés à voir la famille nucléaire intacte (papa, maman et leurs deux enfants) comme « la forme achevée d’organisation devant assurer la reproduction individuelle et collective de la population » en régime de faibles mortalité et fécondité (Cordell et al, 1993 : 2).

9Van de Kaa (1987) qualifie de « deuxième transition démographique » les bouleversements dans les modes de constitution des familles observés en Europe à partir de 1965. Ces bouleversements s’inscrivent sur une toile de fond marquée par de profonds changements dans les normes et attitudes. La montée d’un point de vue progressiste, mettant l’accent sur l’égalité des chances et la liberté de choix dans les comportements, aurait en quelque sorte constitué la prémisse à la réalisation de la deuxième transition démographique. Selon Van de Kaa, cette transition comporte elle-même une séquence de quatre passages ou transitions : 1) le passage du mariage à la cohabitation, 2) le déplacement du centre de la famille des enfants vers le couple, 3) le changement de finalité dans l’utilisation de la contraception (de la prévention des naissances à leur planification réglée) et 4) la diversification des différents types de ménages et de familles. Le moment à partir duquel ces transitions s’enclenchent varierait d’un pays à l’autre, de même que la rapidité des transformations, mais l’ordre des étapes serait le même, chaque étape constituant le préalable de la suivante.

10Les chapitres 2 à 4, à tour de rôle, étudient divers aspects de cette deuxième transition démographique. Le chapitre 2 analyse l’évolution de la fécondité qui débouche sur l’installation d’un régime de sous-fécondité. Le chapitre 3 examine le recul inexorable du mariage dans la deuxième moitié du siècle et la très nette progression de l’union libre. Enfin, le chapitre 4 s’attarde à analyser un aspect, jusque-là peu exploré, des transitions familiales, qui constitue en quelque sorte le pendant ou le corollaire des transformations observées dans le rôle des femmes : les changements dans le rôle des hommes en regard de la vie familiale. On verra que, si le Québec a été lent à entreprendre sa deuxième révolution démographique, il représente aujourd’hui un des pays les plus avancés dans les transitions décrites par Van de Kaa.

11La transition de la fécondité. Lapierre-Adamcyk et Lussier présentent une synthèse originale de l’évolution de la fécondité qu’a connue le Québec. S’inscrivant dans un mouvement de baisse amorcée bien avant le début du xx^e siècle (Henripin et Piéron, 1973), la fécondité a poursuivi sa chute tout au long du siècle, et le nombre moyen d’enfants par femme est passé de plus de 5 à environ 1,6 quelque 100 ans plus tard. Les auteures identifient trois périodes qui correspondent à trois régimes distincts de fécondité. La première, la plus longue des trois, couvre à peu près la première moitié du siècle. Cette période, qui marque la disparition graduelle des grandes familles (passage d’un nombre moyen de 5 à 3 enfants par femme), constitue en quelque sorte la phase initiale de la première transition démographique. Comme dans les autres pays industrialisés, cette transition est étroitement liée au processus d’urbanisation et d’industrialisation alors en cours, et donc au passage d’une économie familiale à une économie de marché qui pose la question de l’utilité économique des enfants. Au départ, la proportion élevée de célibataires et l’âge tardif au mariage sont responsables de la baisse de fécondité observée, alors qu’en fin de période elle est plutôt attribuable à la volonté des couples d’espacer les naissances à partir des connaissances rudimentaires de la contraception dont ils disposent, et ce en dépit de l’opposition de l’Église.

12La deuxième période, qui s’étend de 1950 au milieu des années 1970, correspond à l’achèvement de la première transition démographique, soit l’atteinte d’un nombre moyen de 2 enfants par femme permettant d’assurer le renouvellement de la population. Curieusement, ce passage a été enclenché par les générations arrivées à l’âge de la reproduction en plein baby-boom, soit au moment où la fécondité connaît une remontée. Mais, comme l’expliquent Lapierre-Adamcyk et Lussier, ces générations sont les premières à avoir réduit substantiellement leur probabilité d’avoir un troisième enfant, et la remontée de la fécondité du moment tient davantage à une augmentation de la nuptialité et à une baisse de l’âge au moment du mariage qu’à une augmentation de la descendance dans les générations. Pour expliquer ces comportements, les auteures invoquent le développement d’une pensée « économiste », la montée du mouvement féministe ainsi que la disponibilité de méthodes contraceptives efficaces et faciles d’emploi que les femmes utilisent de plus en plus librement dans le contexte de sécularisation que connaît la société québécoise.

13La dernière période correspond à la phase de sous-fécondité que connaît le Québec depuis un quart de siècle et au passage à la deuxième transition démographique. Cette période est caractérisée, comme le précise Van de Kaa (1987), par un renversement de tendance dans le recours à la contraception : les couples doivent maintenant décider quand arrêter la contraception pour avoir un enfant, alors qu’auparavant ils devaient planifier quoi faire pour ne pas en avoir. On assiste au relâchement des institutions et à la montée des aspirations personnelles, au remplacement de la stabilité par l’instabilité et la précarité et ce, tant du côté de la vie familiale que de la vie professionnelle. Comment, dans un tel contexte, « prendre la décision d’avoir des enfants » ? C’est la question par laquelle les auteures concluent leur analyse, une question qui ouvre la porte à un avenir incertain.

14La transition de la nuptialité. Du début du xx^e siècle à la fin des années 1960, soit la période pendant laquelle le Québec complète sa première transition démographique, le mariage est obligatoire et constitue l’institution clé grâce à laquelle s’effectue la reproduction. Comme l’écrit Péron, « le mariage était toujours religieux et le divorce, presque impossible ; l’union libre était peu tolérée et l’enfant naturel, privé de droits familiaux » (chap. 3). Certes, l’ampleur de la nuptialité a varié au fil des saisons et du contexte socioéconomique. Ainsi, les guerres et les périodes de récession ont eu pour effet de faire baisser les taux de nuptialité en retardant des mariages qui, parfois, n’ont pas pu se concrétiser ; par conséquent, une proportion non négligeable de femmes nées dans le premier quart du siècle sont restées célibataires.

15Au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, les mariages deviennent nettement plus nombreux et plus précoces, ce qui amène Péron à conclure qu’un nouveau régime de nuptialité s’est installé. C’est l’apogée du mariage qui survient, on l’a vu, au moment même où les couples cherchent à réduire leur descendance, et qui s’étendra jusqu’au début des années 1970. On se marie alors pour fonder « sa » famille, une famille autonome centrée sur les enfants, caractérisée par une très nette division des rôles, le mari exerçant un emploi salarié et la femme prenant soin de la maison et des enfants. Ce n’est qu’à partir des années 1960 que cette division des tâches sera progressivement remise en question et que les femmes acquerront pleine capacité juridique.

16De profonds questionnements surviennent durant ces années et donneront lieu à de nombreuses réformes législatives qui s’échelonnent jusqu’en 1980 : institution du divorce, libre accès à la contraception, levée partielle de l’interdit sur l’avortement, reconnaissance des droits de l’enfant naturel, etc. C’est au cours de ces années, qui marquent la rupture avec le modèle précédent et consacrent l’entrée de plain-pied dans la deuxième transition démographique, que s’enclenchent l’effondrement de la nuptialité, la montée de la divortialité et l’adoption de l’union libre, d’abord comme préalable de la vie conjugale, puis comme cadre de formation des familles. À la fin du xx^e siècle, les indices du moment montrent qu’à peine le tiers des individus se marient, que près d’un mariage sur deux se solde par un divorce et que plus de la moitié des enfants naissent dorénavant de parents cohabitants sans être mariés, signe éloquent de la montée de l’union libre et de la dissociation très nette entre mariage et fécondité. Comme le mentionne Péron, « dépouillé de cette fonction, le mariage a cessé d’être le fondement de la famille et a ainsi perdu une grande partie de sa raison d’être en tant qu’institution civile » (chap. 3), il correspond de moins en moins à la réalité de la diversité des modèles familiaux et serait peut-être ainsi appelé à disparaître en tant qu’institution distincte.

17La transition du rôle paternel. Aux bouleversements notés du côté de la fécondité et de la conjugalité sont associés des changements majeurs dans les rôles des hommes et des femmes eu égard à leur vie familiale et professionnelle. Comme le notent Marcil-Gratton, Le Bourdais et Juby, si les transformations dans les rôles féminins ont été en grande partie portées par les femmes elles-mêmes, les hommes sont aujourd’hui confrontés à de sérieux défis dans l’exercice de leur rôle parental, dans un contexte où justement les notions de couple et de parents sont floues et constamment remises en question.

18C’est à partir de la fin des années 1960, au moment de l’entrée dans la deuxième transition démographique, que le modèle de la famille basé sur la division des rôles, auquel se référait Péron, se met progressivement à battre de l’aile. La notion de « bon père de famille » qui, jusque-là, se résumait à l’exercice de l’autorité parentale et à la prise en charge du bien-être économique de la famille vacille sous les assauts successifs du contrôle quasi parfait qu’ont désormais les femmes de leur fécondité, de la scolarisation accrue des filles, de l’attachement croissant des mères à leur emploi — qui ont dû apprendre à concilier famille et travail —, de la montée de l’instabilité conjugale, de la complexification des trajectoires conjugales et familiales des femmes et des hommes, et enfin de la hausse du nombre de familles monoparentales et recomposées qui accompagne ces phénomènes.

19Même s’il n’a pas crû proportionnellement au nombre d’heures que les mères passent sur le marché du travail, le temps que les pères passent en compagnie de leurs enfants a augmenté au fil des dernières décennies. La montée de l’instabilité conjugale fait cependant en sorte que nombre de pères perdent contact au quotidien avec leurs enfants qui continuent, le plus souvent encore, d’habiter avec leur mère au lendemain d’une séparation. Au moment de la formation d’un nouveau couple avec une nouvelle conjointe, ces hommes sont souvent appelés à exercer le rôle de beau-père auprès des enfants de leur conjointe, avec laquelle ils auront peut-être d’autres enfants. Comment alors gérer et concilier temps et ressources affectives et matérielles entre tous ces enfants issus d’unions différentes ou, comme d’aucuns la nomment, pour exercer « une paternité en série », compte tenu du fait que leurs droits et responsabilités face à ces enfants sont flous, voire contradictoires. Comme le soulignent les auteures, l’avenir s’annonce incertain. Plusieurs questions restent ouvertes, en regard notamment des liens de filiation, de la paternité tant sociale que biologique, de l’exercice des responsabilités parentales qui ne seront peut-être plus partagées uniquement entre le père et la mère, mais entre plusieurs parents et beaux-parents ; questions qui renvoient toutes à l’avenir même de la « famille moderne », comme l’observe Dagenais (2000).

Troisième transition : transition de la structure par âge

20Les transitions de la mortalité et de la fécondité ont entraîné des modifications profondes de la pyramide des âges. Comme le montre le chapitre de Légaré sur le vieillissement, dans un premier temps, la baisse de la mortalité dont ont d’abord bénéficié les jeunes enfants a conduit à un rajeunissement de la population, puisqu’elle a permis à de jeunes enfants de survivre au moins jusqu’à l’adolescence et de venir ainsi grossir les effectifs des moins de 15 ans. Dans un deuxième temps, la réduction de la fécondité a conduit à un rétrécissement par le bas de la pyramide des âges, en réduisant la taille des générations plus jeunes, et elle a par le fait même enclenché un processus de vieillissement de la population qui ne s’est pas encore arrêté. Plus récemment, les gains remportés sur la mortalité aux âges adultes et avancés font en sorte que le vieillissement s’accélère, en permettant à une plus grande fraction de générations nombreuses au départ d’atteindre des âges avancés. Par conséquent, le pourcentage des personnes âgées de 65 ans et plus, qui se situait autour de 5 % dans le premier tiers du xx^e siècle, a grimpé à 13 % en 2001 et devrait plus que doubler au cours des 50 prochaines années pour atteindre 30 % en 2051.

21Le chapitre 5 constitue un exemple patent de la façon dont des changements dans la mortalité et la fécondité peuvent entraîner des modifications profondes de la structure par âge — une véritable transition de celle-ci —, qui elles-mêmes sont porteuses d’une dynamique nouvelle. Il montre également l’impact variable sur la structure par âge qu’auraient eu ces composantes démographiques si elles avaient évolué différemment. Prenant acte du poids important que les générations du baby-boom ont eu en contribuant, d’abord, à rajeunir la population québécoise et, maintenant, à son vieillissement accéléré, Légaré examine quelle aurait été l’évolution de la population québécoise sans cet « accident historique », c’est-à-dire si la fécondité avait poursuivi sa chute séculaire. À terme, soit autour de 2026, la part relative des 65 ans et plus aurait été sensiblement la même en l’absence ou non du baby-boom. En fait, celui-ci a surtout modifié le rythme du vieillissement en le retardant d’abord et, à partir de maintenant, en contribuant à l’accélérer grandement. Cela n’est évidemment pas allé sans créer des besoins et des pressions qui ont changé à mesure que les cohortes du baby-boom vieillissaient. Au départ, on demandait des écoles et des logements ; aujourd’hui, on a davantage besoin de services de santé et du financement des régimes de pension. Ici encore, l’avenir s’annonce incertain, et les choix qui s’offrent à la société québécoise sont encore loin de faire l’unanimité.

Quatrième transition : transition de la population active

22La quatrième transition dans le modèle de Mertens (1995) se réfère aux changements séculaires qui ont touché le monde du travail. Dans le chapitre 6, Laplante et Godin s’affairent, dans un premier temps, à étudier les changements qui ont touché la population employée au Québec durant le xx^e siècle en regard de sa composition par sexe et sa distribution par secteur d’activité. Au début du siècle, la part des femmes au sein de la population employée est marginale et se concentre principalement dans les jeunes groupes d’âges. Cela tient en grande partie au fait que les femmes quittent le marché du travail au moment du mariage et se consacrent par la suite au soin des enfants et du ménage. À l’inverse, les hommes entrent passablement tôt sur le marché du travail et s’y maintiennent de façon continue jusque vers l’âge de 60 ans. Les emplois se répartissent à peu près uniformément entre les secteurs primaires, secondaires et tertiaires, cependant les femmes sont déjà davantage concentrées dans les emplois du secteur tertiaire.

23Les principaux changements observés au cours du xx^e siècle peuvent se résumer ainsi : féminisation de la population sur le marché du travail et tertiarisation de l’économie. De 1911 à 1996, on assiste au déclin du secteur primaire, dont l’importance relative passe d’environ 35 % à moins de 5 % ; cette diminution s’effectue au profit du secteur tertiaire qui voit son importance croître de 35 à 70 %. Parallèlement, la part des femmes au sein de la population sur le marché du travail passe de moins de 5 % à plus de 40 %. C’est surtout à partir des années 1960 que la progression des femmes en emploi s’accentue. La vie professionnelle des femmes devient moins étroitement réglée par leur vie familiale : les femmes n’arrêtent plus automatiquement de travailler lorsqu’elles se marient, et si elles se retirent encore du monde du travail au moment de l’arrivée d’un enfant, elles le font pour une durée de plus en plus courte. Comme le notent Laplante et Godin, l’accroissement de la participation des femmes au monde du travail rémunéré s’est produit en même temps que la part relative des emplois, sinon traditionnellement féminins, du moins plus susceptibles d’accueillir les femmes, augmentait.

24Dans quelle mesure la tertiarisation de l’économie a-t-elle entraîné la hausse de la présence des femmes sur le marché du travail ? Il est difficile de répondre à cette question, mais une chose est certaine : la transition de la population active est étroitement liée à la transition de la fécondité, au sens large du terme, que le Québec a connue. La baisse de la fécondité, a en quelque sorte rendu possible et encouragé la participation soutenue des mères à l’emploi. En conclusion, les auteurs abordent les problèmes contemporains que l’évolution de l’organisation du travail et le rapport des individus au travail entretiennent avec la dynamique de la formation et de l’évolution des couples et, plus généralement, de la famille. En particulier, la précarisation des emplois, d’un côté, et l’instabilité croissante des unions, de l’autre, renvoient à une individualisation croissante des risques auxquels les hommes et les femmes se trouvent aujourd’hui confrontés. Les stratégies futures, tant familiales que professionnelles, des hommes et des femmes en ce tournant de siècle risquent donc de différer passablement de ce qu’elles étaient 100 ans auparavant, alors que les rôles des uns et des autres étaient clairement définis. Là encore, on le voit, l’avenir apparaît incertain.

Cinquième transition : transition migratoire

25Le Québec du xx^e siècle a été caractérisé par de nombreux mouvements de population. Comme l’ensemble des pays industrialisés, le Québec a connu un processus d’urbanisation qui a transformé progressivement « une population très majoritairement rurale en population à prédominance urbaine » (Mertens, 1995 : 498). La proportion de la population vivant en milieu urbain est ainsi passée de 39,8 % en 1901 à 80,4 % en 2001. Cette période a aussi été marquée par une diversification de l’immigration qui a entraîné une modification de la composition ethnique et linguistique de la population québécoise, laquelle a suscité et suscite encore de vifs débats publics.

26La transition ethnique. Dans le chapitre 7, Piché dresse le portrait d’un siècle d’immigration au Québec. Il distingue deux grands régimes d’immigration qui se définissent par des niveaux et des critères de sélection différents. Le premier, qui couvre toute la première moitié du xx^e siècle, peut être découpé en trois sous-périodes distinctes, auxquelles sont associés des besoins en maind’oeuvre variables, mais qui s’appuient toutes sur une même politique de sélection basée sur des critères de préférences ethniques. Les deux premières décennies constituent une période de forte immigration (plus de 30 000 immigrants par an en moyenne, dans la deuxième décennie) au cours de laquelle le Québec enregistre ses plus hauts taux d’immigration du xx^e siècle, immigration qui répond aux besoins de l’industrialisation et des grands projets de développement. Cette période est aussi caractérisée par un vaste mouvement d’émigration vers les États-Unis, qui résulte en un solde migratoire négatif, amenant Piché à conclure que le Québec, à l’image du Canada, est une « terre de transit ». Dans la décennie suivante, l’immigration diminue sous l’influence du ralentissement économique et de la montée d’un mouvement anti-immigration au lendemain de la Première Guerre mondiale ; l’émigration reste forte et le solde migratoire demeure négatif, malgré le retour au Québec d’un nombre important de « Canadiens de naissance » ayant émigré aux États-Unis. Dans la troisième période, qui s’étend de 1931 à 1950, l’immigration cesse plus ou moins. La crise économique ainsi que la montée sur la scène internationale du racisme associé à la Deuxième Guerre mondiale jouent un rôle prépondérant. Pour Piché, ces années constituent la « période noire » de l’immigration au Canada et au Québec, compte tenu des pratiques discriminatoires dont les Juifs et les Japonais font directement l’objet. C’est la période où culmine le mouvement de ressac face à la diversification ethnique amorcée durant le premier quart de siècle. C’est aussi la période durant laquelle se développe au Québec un sentiment de méfiance, envers une « politique d’immigration canadienne favorisant les Britanniques et perçue comme une stratégie de minorisation des Canadiens français » (chap. 7).

27Le deuxième régime d’immigration couvre la deuxième moitié du siècle. Cette période est marquée par la reprise de l’immigration, reprise qui se traduit par un solde positif de la migration nette entre 1950 et 1975. Suit une phase de récession qui entraîne une baisse des niveaux d’immigration entre 1975 et 1985, lesquels remontent et demeurent passablement élevés à partir du milieu des années 1980. Comme dans la première moitié du siècle, l’immigration est étroitement liée aux besoins en main-d’œuvre. Ce qui change, ce sont les mécanismes permettant de combler ces besoins, et les critères de qualifications professionnelles prennent ainsi le pas sur les critères de préférences ethniques. Durant cette période, le Canada ouvre également ses portes aux personnes déplacées et réfugiées. Par ailleurs, une politique explicite d’intégration se met progressivement en place et succède à la politique de laisser-faire qui avait cours jusque-là. Au cours de ces années, le Québec affirme sa volonté d’intervention en regard de la sélection des immigrants et de leur intégration à la communauté francophone, par la création du ministère de l’Immigration en 1968, la fixation des niveaux d’immigration à partir de 1983 et l’adoption de l’Énoncé de politique d’immigration et d’intégration en 1992, ouvert sur le monde et partisan du pluralisme ethnique.

28Le régime d’immigration en place a mené à une augmentation de la diversité ethnique au Québec. Le quart de la population québécoise se déclare aujourd’hui d’origine ethnique autre que britannique ou française, la part de la population née à l’étranger est passée de 6,6 à 9,4 %, et 6,2 % de la population déclare appartenir à une minorité visible. Est-ce beaucoup ? Comme le souligne Piché, le nombre n’est pas toujours garant de l’importance sociologique ou politique que peuvent avoir les groupes minoritaires à l’intérieur d’une société donnée. Une chose est sûre cependant : la diversification ethnique induite par l’immigration a profondément modifié la dynamique des rapports sociaux opposant francophones et anglophones et suscité de nombreux débats en matière d’appartenance linguistique.

29La transition linguistique. Dans le chapitre 8, Termote analyse plus finement les composantes de la dynamique démolinguistique au Québec à partir de 1971. Son analyse vise plus précisément à disséquer l’évolution passée de la composition linguistique de la population québécoise en fonction des comportements démographiques (décès, naissances, migrations) adoptés par les différents groupes linguistiques et à tenter de dégager les tendances de l’évolution future. Trois groupes linguistiques sont retenus : le groupe francophone, dont la langue d’usage à la maison est le français, le groupe anglophone et le groupe allophone, dont la langue d’usage n’est ni le français ni l’anglais.

30Entre 1971 et 1996, la part du français comme langue d’usage a augmenté légèrement, passant de 80,8 à 82,8 %, tandis que la part de l’anglais reculait de façon notable, glissant de 14,7 à 10,8 %, au profit surtout des langues d’usage « autres ». Le contraste est évidemment plus marqué sur l’île-de-Montréal où se concentrent majoritairement les immigrants : de 1971 à 1996, la part du français a glissé de 61,2 à 55,6 %, alors que la part des langues autres augmentait de 11,4 à 18,8 %. Les moteurs démographiques à la source de l’évolution observée diffèrent cependant de manière radicale d’un groupe à l’autre. Le recul noté chez les anglophones tient au régime de sous-fécondité que connaît ce groupe depuis plusieurs décennies et aux mouvements d’émigration vers les autres provinces canadiennes. L’effet de l’émigration interprovinciale est d’autant plus aigu qu'elle touche des jeunes hautement scolarisés, privant ainsi le groupe anglophone québécois d’un apport démographique (naissances) et économique (années de vie active) majeur. Pendant longtemps, le groupe francophone a pu compter sur une fécondité relativement élevée pour contrebalancer les effets des autres phénomènes démographiques jouant en sa défaveur : mortalité élevée, forte émigration et faible attraction du français. Or, au cours des dernières décennies, ce groupe a connu le déclin le plus marqué de la fécondité. Ce faisant, il a non seulement perdu le seul avantage qu’il détenait sur les autres groupes, mais aussi son unique source de croissance, ce qui l’entraîne à son tour dans une dynamique de déclin. Seul le groupe allophone se retrouve en position de croissance avec des indices démographiques qui lui sont tous favorables. Selon Termote, l’effet global des transferts linguistiques (passages d’une langue maternelle donnée à une langue d’usage autre) sur la composition linguistique de la population reste marginal et, à ce jour, il aurait joué principalement à l’avantage de l’anglais, même si au niveau des comportements individuels on observe une nette préférence parmi les immigrants récents à opter pour le français au moment d’un transfert.

31Quelle sera la composition linguistique de la population québécoise dans 20 ou 40 ans ? Sur la base des tendances observées, à l’exception d’hypothèses un peu plus favorables concernant l’immigration internationale et l’attrait du français dans les transferts linguistiques, Termote présente le scénario qu’il juge le plus vraisemblable, selon lequel la population totale du Québec continuera de croître jusqu’en 2021 ; en dehors de la région métropolitaine de Montréal, l’effectif de la population commencera à diminuer à partir de 2016, et seule l’île de Montréal connaîtra une croissance jusqu’en 2041 grâce à l’apport de l’immigration internationale. Cette croissance se fera au profit du groupe allophone, dont la part atteindrait 30 % en 2021, alors que le groupe francophone passerait sous le cap des 50 % en 2016. La grande banlieue de la région métropolitaine de Montréal parviendra à maintenir sa croissance pendant encore 20 ans et la structure linguistique demeurera plus ou moins stable, la part des francophones se situant autour de 85 % avant de commencer à diminuer significativement à la suite de l’essoufflement de l’étalement urbain. Dans le reste du Québec, la composition linguistique sera très peu modifiée, mais le déclin démographique s’amorcera plus tôt.

32Comme le souligne Piché dans le chapitre 7, le Québec devra tôt ou tard faire face à l’épineuse question des « allophones » dont l’importance démographique s’est accrue et continuera d’augmenter dans l’avenir. Les nombreux débats linguistiques font apparaître des visions fort différentes quant au modèle d’intégration à privilégier, qui varient selon le projet nationaliste envisagé. Quelle option prendra le Québec : celle d’un modèle assimilationniste, à tout le moins sur le plan linguistique, ou d’un modèle multinational assorti de conceptions plurielles de l’identité culturelle ? La question est posée mais la réponse est loin d’être claire.

33Au total, c’est une véritable révolution, faite non pas d’une mais de plusieurs transitions, que le Québec a connue au plan démographique au cours du xx^e siècle. Comme le montrent tour à tour les chapitres qui suivent, ces diverses transitions, dont certaines ont été plus marquantes, ont profondément transformé les diverses facettes de la société, et le Québec d’aujourd’hui se trouve confronté à un ensemble d’enjeux ou de défis que bien peu d’analystes auraient pu prévoir 100 ans plus tôt. En guise de conclusion à ce bilan d’un siècle de démographie, le dernier chapitre s’interroge sur certains des phénomènes majeurs qui risquent encore une fois de révolutionner le régime démographique du Québec au cours du xxi^e siècle.