1De tous les champs de la science politique, les relations internationales sont à la fois l’un des plus jeunes et des plus vastes. Dernier-né d’une discipline qui se targue d’élucider le politique, ce champ a tout d’abord cherché à se définir, à se distinguer des autres branches de la discipline, telles la théorie politique, la politique comparée ou encore l’analyse des politiques publiques. Mais cet effort de différenciation a vite buté contre les écueils d’une réalité complexe. C’est à la mondialisation, entendue comme l’extension et l’intensification des flux internationaux, que les relations internationales doivent leur ouverture sur l’interdisciplinarité. Une mondialisation qui, sans être un phénomène nouveau, prend toutefois une ampleur particulière depuis la deuxième moitié du XX^e siècle, et qui oblige les relations internationales à se rendre à l’évidence de la relation ambiguë et inextricable entre sécurité et économie, politique interne et politique étrangère. À partir de ce moment, on assiste à une explosion du champ de plus en plus sollicité par de nouvelles problématiques – environnement, santé publique, armes chimiques et biologiques, etc. – qui le forcent à s’ouvrir à de nouvelles perspectives et à aborder de nouveaux horizons. Portrait d’une discipline en pleine mutation.

« Plus jamais » : la genèse des relations internationales

2Née de l’indignation suscitée par les séquelles humaines et matérielles de la Première Guerre mondiale, la discipline moderne des relations internationales a un objet historiquement bien défini : comprendre les relations interétatiques dans le but d’éviter une autre guerre aussi dévastatrice que celle de 1914-1918. En effet, c’est en 1919 que la « chaire Woodrow Wilson » est établie à l’Université du Pays de Galles à Aberystwyth. Elle a pour mandat, entre autres, « d’approfondir le travail de la Société des Nations » (Smouts, Battistella et Vennesson 2003, 434), cette organisation internationale établie en 1919 par le traité de Versailles afin de maintenir la paix. Aux États-Unis, ce sont les mouvements et sociétés pacifistes qui donnent l’impulsion à l’établissement de la discipline. Ces mouvements privilégient l’étude scientifique des causes de la guerre pour développer des politiques visant à y mettre fin (Smouts, Battistella et Vennesson 2003). Cet intérêt, certains diront cette obsession, pour la guerre se précise avec l’éclatement du deuxième conflit mondial en 1939.

3Pour répondre à la question – pourquoi la guerre et comment l’endiguer ? –, les premiers « internationalistes » puisent aux sources de l’histoire et du droit international. Le champ peut donc se targuer d’une genèse bidisciplinaire. Les précurseurs de l’école réaliste se tournent vers l’histoire diplomatique pour constater l’omniprésence de la violence au cours de la longue marche de l’humanité. Parmi les ouvrages fondateurs de cette tradition, on compte The Twenty Years’ Crisis du Britannique E. H. Carr (1939) et Politics Among Nations de l’Américain Hans Morgenthau (1948). Selon ces ouvrages, la guerre est une constante de l’histoire humaine, les États sont mus par un désir de puissance, et le conflit est le moteur principal des relations interétatiques. Pour leur part, les libéraux puisent au droit international pour réfléchir aux modalités légales pouvant contrôler, voire éradiquer, la violence entre États. Nul n’illustre mieux ce courant que Charles Quincy Wright, professeur de droit international à l’Université de Chicago. Auteur de l’ouvrage A Study of War, Quincy Wright est membre de la World Citizens Association1. Il est également membre de la Commission d’étude de l’organisation de la paix, une commission dont l’objectif était de réfléchir aux modalités de l’établissement d’un gouvernement mondial pour éradiquer la guerre, et dont l’impact sur la création de l’Organisation des Nations Unies a été amplement documenté2.

4Le champ des relations internationales définit son objet de manière plutôt étriquée. Seules feront initialement partie de ses compétences les relations diplomatiques et stratégiques entre États. Les relations internationales se penchent donc sur les questions dites de « haute politique » ; elles se concentrent sur l’État comme acteur principal, certains diront unique, du champ. Il ne s’agit pas d’ignorer d’autres acteurs ou thématiques, bien au contraire, mais de délimiter un champ de compétence particulier. Les relations économiques et sociétales sont donc reléguées au deuxième rang, qualifiées de questions de « basse politique » en comparaison avec les « véritables » questions d’État et n’apparaissant dans le discours et l’analyse que dans la mesure où un rapport peut être établi entre elles, d’une part, et, de l’autre, la puissance et la sécurité de l’État.

Bref retour sur l’évolution de la discipline

La définition d’un champ « autonome » d’analyse et de savoir

5Si la bidisciplinarité est aux sources des relations internationales, la définition d’un champ autonome d’analyse et de savoir cherche à marquer la différence, à cerner la particularité des relations internationales par rapport aux autres domaines de la science politique. Cette particularité est exprimée par deux oppositions. La première contraste deux logiques : celle de la politique interne et celle de la politique étrangère. La deuxième, corollaire de la première, associe la politique interne avec l’ordre alors que les relations internationales seraient du domaine de l’anarchie. Ensemble, elles consommeront la rupture entre les relations internationales, l’histoire et le droit international.

6Exprimée pour la première fois par le philosophe anglais Thomas Hobbes, la première opposition souligne la différence dans l’organisation du champ politique national et international. Tout champ politique national est hiérarchisé, organisé par les relations d’autorité qui structurent celui-ci de manière pyramidale avec les dirigeants au sommet et les populations à la base ; pour leur part, les relations internationales, relations entre États souverains, seraient des relations d’égal à égal, car la souveraineté est une caractéristique primordiale et inaliénable qui définit l’État et structure ses relations avec ses semblables.

7Le contrôle exercé par le souverain sur l’ensemble de son territoire amène ordre et stabilité dans les rapports politiques internes. L’anarchie, concept traduisant l’absence de souverain à l’échelle mondiale, est porteuse d’un potentiel d’instabilité et de désordre dans les relations internationales. Cette deuxième opposition est reprise par l’une des grandes écoles d’analyse des relations internationales, le réalisme. Longtemps, elle servira à justifier le développement en vase clos des relations internationales et leur séparation de la politique comparée qui s’attelle à analyser les dynamiques internes de la politique étatique.

8L’autonomisation des relations internationales se traduit, dans les faits, par la prépondérance du paradigme réaliste, porte-étendard des deux oppositions sous-jacentes à la discipline. Cette prépondérance s’affirme tant sur le plan théorique qu’empirique. L’invasion allemande de la Pologne, le 1^er septembre 1939, signale le début de la Deuxième Guerre mondiale. L’éclatement d’un deuxième conflit international de grande échelle, à 20 ans d’intervalle du premier, semble donner raison aux réalistes. La guerre serait donc une constante de l’histoire humaine. À la suite de l’échec de la Société des Nations et à l’éclatement de la Deuxième Guerre mondiale, le droit international est fustigé pour n’avoir pas su saisir les mécanismes significatifs des relations internationales. L’École libérale est clouée au pilori, accusée de ne pas étudier la politique mondiale telle qu’elle est, mais de réfléchir plutôt à celle-ci telle qu’elle devrait être. Les libéraux sont donc affublés du label « idéalistes » et leur vision des relations internationales tombe en désuétude. Sur le plan analytique, la publication des ouvrages d’E. H. Carr en 1939 et de Hans Morgenthau en 1948 contribue à asseoir les deux prémisses de base du programme de recherche réaliste, et à discréditer les fondements de la pensée libérale jugée presque exclusivement normative, et donc inepte à servir de base à un champ disciplinaire à vocation analytique. Les internationalistes ne sont guère plus tendres avec l’histoire diplomatique. Assimilée au récit journalistique, celle-ci est délaissée en faveur de la théorisation et des méthodes de preuve en vigueur dans les sciences exactes. Les relations internationales deviennent essentiellement le domaine des politistes s’intéressant aux relations interétatiques dans un contexte d’anarchie.

Le domaine de la guerre

9Les relations internationales s’approprient également l’étude de la guerre. Partant du constat de l’absence d’un gouvernement central à l’échelle internationale qui arbitrerait les différends entre États, la notion d’anarchie exprime à la fois l’absence d’ordre à l’échelle internationale et son corollaire, la constante menace de guerre. Selon Morgenthau : « Toute l’histoire montre que les nations actives dans la politique internationale sont continuellement en train de se préparer à, de s’engager activement dans, ou de se remettre de la violence organisée sous la forme de la guerre » (Morgenthau 1948, 50). Raymond Aron renchérit : « [L]’ombre de la guerre plane sur les décisions des gouvernants » (Aron 1984, 567). Les relations internationales ont donc un intérêt marqué pour les questions de sécurité et d’intérêt national3. Elles se penchent particulièrement sur les modalités de gestion de la violence sur le plan international et privilégient un instrument, la force militaire, pour protéger les États. Il s’ensuit un corpus volumineux sur les causes de la guerre4, les mécanismes et stratégies de protection disponibles aux États souverains5, les mécanismes de stabilisation du système international6, la course aux armements, ainsi que la maîtrise de ceux-ci7.

Disciplinarité et discipline : les aléas de l’entreprise disciplinaire

10La définition d’un objet et d’un champ de compétences suscite plusieurs critiques qui se dressent contre l’appauvrissement de l’analyse. En effet, les années 1950 et 1960 voient surtout des débats méthodologiques. Alors que le mouvement behavioriste gagne les sciences sociales, plusieurs s’interrogent sur le meilleur moyen de comprendre le phénomène de la guerre. Faut-il s’appuyer sur l’interprétation ou l’intuition, ou encore faut-il chercher à faire des relations internationales une science exacte ? Faut-il s’attarder à l’analyse de cas particuliers ou rechercher la détection de tendances ? Le behaviorisme privilégie l’emprunt aux méthodes des sciences exactes. Il préfère la méthode inductive, basée sur la recherche empirique et l’observation des faits, à une méthode plus déductive. Le virulent débat oppose les tenants d’une démarche théorique dérivée de la philosophie, de l’histoire et du droit, aux tenants de l’opérationnalisation des données, de leur quantification et de leur analyse statistique8. Les behavioristes estiment leur méthode plus efficace pour déceler des tendances, découvrir des récurrences et corréler plusieurs variables dans le but non seulement d’expliquer les faits, d’éventuellement les prévoir, voire les prédire, mais surtout afin de servir de guide aux décideurs. Comme le résume J. David Singer (1969), il ne s’agit pas seulement d’avoir des théories, mais des preuves à l’appui.

11Dans la lignée behavioriste, plusieurs chercheurs nord-américains s’attellent à la construction de banques de données quantitatives sur les conflits dans le monde. Le projet Correlates of War de l’University of Michigan9 et l’International Crisis Behaviour Dataset de l’University of Maryland10 en sont des exemples patents. Ceux-ci permettent le développement de modèles explicatifs et prédictifs. Il est important de souligner l’apport d’autres disciplines à ce stade-ci. Car si les relations internationales délaissent l’histoire et le droit international, la révolution behavioriste « favorise l’afflux dans la discipline de nombreux non-internationalistes » (Smouts et al. 2003). Économistes (Kenneth Boulding et Thomas Schelling), biologistes (Anatol Rapoport) et mathématiciens (Albert Wholstetter), ils auront tous recours à leur formation antérieure pour contribuer à la production de « théories scientifiques » qui valident l’entreprise disciplinaire.

12Mais alors même que la discipline s’impose en tant que telle, elle subit, selon certains, un appauvrissement sur le plan conceptuel. En effet, la focalisation sur la guerre relègue certaines catégories d’acteurs et de phénomènes à la périphérie des relations internationales. Si le cœur battant des relations internationales tourne autour d’un noyau de grandes puissances mondiales et régionales dont les arsenaux militaires peuvent défier l’équilibre précaire des puissances sur la scène internationale, les questions dites de basse politique et les acteurs plus « marginaux », tels les pays faibles (notamment les nouveaux pays indépendants du Sud) et les organisations internationales, se retrouvent en marge des grands débats. Ce sont tant les thèmes que les pays dits périphériques qui influeront sur la prochaine étape du développement des relations internationales.

La revanche des laissés-pour-compte

13Si la « haute politique » occupe les devants de la scène internationale, celle-ci voit plusieurs challengers lui disputer la palme. La crise monétaire de 1971 et la crise du pétrole de 1973 catapultent les relations économiques au plus haut de l’échelle des priorités internationales. Ce faisant, elles ouvrent une brèche dans la vision épurée du champ telle qu’elle est véhiculée par l’école réaliste. Le retour en force de l’économie oblige les internationalistes à repenser les prémisses de leur discipline. Comment, en effet, affirmer l’étanchéité de la politique interne et de la politique internationale alors même que des décisions internes, la décision de Washington de ne plus permettre l’utilisation du dollar américain comme étalon des devises à l’appui, peuvent déclencher des bouleversements internationaux ? Comment, par ailleurs, associer anarchie et conflits alors même que la décennie 1970 voit le foisonnement des initiatives de coopération internationale dans tous les domaines, y compris celui du contrôle des armements ? Enfin, comment justifier la focalisation excessive sur les grandes puissances alors que certains des développements les plus significatifs sur la scène internationale, dont la crise du pétrole, sont le fait d’États faibles ?

14« Maître mot de la décennie 1970, l’interdépendance décrit la nature des relations entre pays dont les économies s’intègrent entre elles, réagissent aux perturbations de leurs partenaires et évoluent en phase » (Smouts et al. 2003). Réfléchissant à cet état de fait, Robert Keohane et Joseph Nye estiment que le paradigme réaliste ne fournit pas une base adéquate pour étudier la politique mondiale en transformation. Leurs critiques à l’égard du paradigme dominant : trop étatique, il est incapable de décrire les configurations complexes de coalitions entre acteurs de type différent ; trop axé sur la force érigée en instrument de choix des relations internationales, il ne reconnaît pas que celle-ci est un instrument coûteux, incertain, mal adapté, auquel les États préfèrent souvent les processus politiques (négociations et marchandages) ; trop centré sur la sécurité nationale, il ne considère pas la difficulté pour tout État d’établir des priorités entre sécurité, d’une part, prospérité, et bien-être, d’autre part (Keohane et Nye 1977). C’est l’analyse des relations économiques politiques qui, la première, remettra en question le paradigme réaliste et l’étanchéité entre politique comparée et relations internationales. Fini le fameux modèle des « boules de billard11 » selon lequel tous les États, indépendamment de leurs caractéristiques internes, agiraient de la même manière à l’international. En ouvrant la boîte noire de l’État, les tenants de l’École libérale des relations internationales, qui s’intéressent pour la plupart aux relations économiques et prônent la rationalité des acteurs et la possibilité de coopération, ouvrent une première brèche dans le mur qui sépare ces deux champs de l’analyse politique.

15Dans cette brèche, s’engouffrent également leurs collègues plus structuralistes et souvent marxistes qui travaillent sur l’asymétrie des rapports Nord-Sud et qui, à leur tour, font valoir que les différences entre États comptent lorsqu’il s’agit de comprendre les agissements de ceux-ci sur la scène internationale. C’est en 1964 que la première Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement (CNUCED) donne jour à l’expression Nord-Sud. Créée pour faire concurrence au GATT, trop axé sur les intérêts des pays riches, la CNUCED devait permettre la création du Nouvel ordre économique international (NOEI) orienté vers le développement. Sensible à un principe d’inégalité compensatrice, elle a activement combattu en faveur de l’octroi d’un traitement préférentiel aux pays du Sud pour refléter le fait que les institutions financières internationales et les règles du commerce international avaient été établies par et pour les pays du Nord. Si cette unité des plus démunis ne s’est pas concrétisée en pratique, elle a néanmoins contribué à l’élargissement du champ des relations internationales tant dans l’analyse de la sécurité que dans celle des rapports économiques. Elle a notamment donné naissance à l’École de la dépendance, un programme de recherche et un cadre analytique qui part du contraste entre la souveraineté politique des États latino-américains et le sous-développement économique, dont ceux-ci n’arrivent pas à se sortir un siècle et demi après avoir accédé à l’indépendance. Selon Raul Prebisch, économiste argentin et directeur de la Commission économique des Nations Unies pour l’Amérique latine, cet état de fait est le résultat d’une dépendance structurelle de la périphérie (Sud) par rapport au centre (Nord)12.

16L’apport des pays du Sud à l’analyse des thématiques de sécurité remet tout autant sinon plus en question les préceptes du réalisme. Car la sécurité au Sud a une tout autre connotation. Les menaces à la sécurité nationale sont plus souvent internes, liées à des conflits entourant la légitimité de l’État. Elles sont souvent non traditionnelles, n’émanant pas du domaine politico-militaire, mais de l’économie (impact de la crise de la dette), de la société (mouvements contestataires révolutionnaires, coups d’État, guerres civiles) et des défis posés par l’environnement. Si les analyses de toutes ces thématiques se rejoignent autour du concept de la faiblesse de l’État, elles soulignent à leur tour la nécessité de différencier les États, de ne pas développer de théories générales insensibles à ces importantes différenciations et, ce faisant, contribuent à obliger les internationalistes à mieux comprendre la politique interne et son impact sur les capacités et l’éventail des choix qui s’offrent aux États dans la conduite de leurs relations internationales13.

17S’il est vrai que les années 1970 et 1980 ouvrent une brèche entre relations internationales et politique comparée, nombreux sont les analystes qui cherchent à la colmater. C’est le cas des tenants de la théorie des régimes. D’après ces analystes, qui s’inscrivent pour la plupart dans le champ de l’économie politique internationale14, les régimes constituent un ensemble de principes, de normes, de règles et de procédures de décision, implicites ou explicites, autour desquels les attentes des acteurs convergent dans un domaine spécifique. Les régimes sont conçus comme des variables explicatives intermédiaires qui permettent de mieux comprendre la coopération dans un monde anarchique. Indépendamment de l’impact que lui attribuent les analystes15, la notion de régime ne remet pas en question les prémisses du réalisme. L’anarchie demeure une force contraignante, les États sont les acteurs les plus importants du système, et la force demeure un instrument susceptible de fragiliser, voire réduire à néant, toute tentative de coopération internationale.

La fin de la guerre froide : l’international sous toutes ses formes

18C’est avec la fin de la guerre froide que les changements les plus significatifs dans l’analyse des relations internationales ont lieu. Ces changements reflètent la complexité du monde dans lequel nous vivons. Ils amorcent un virage qualitatif dans la réflexion sur l’objet de la discipline et sur les modalités de son analyse. Aujourd’hui plus que jamais, les problématiques des relations internationales exigent une réflexion et une ouverture sur l’interdisciplinarité.

19Le 3 août 1990, le secrétaire d’État américain, James Baker, et le ministre des Affaires étrangères soviétique, Édouard Chevardnadze, lisaient une déclaration commune condamnant l’invasion du Koweït par l’Irak et décrétant un embargo économique contre l’agresseur. Ce tournant historique a marqué la fin de la guerre froide (Zahar 2003, 237).

20La fin de la rivalité bipolaire pose un défi de taille aux relations internationales. Le domaine par excellence de l’étude de la guerre n’a pas prévu cette fin pacifique du conflit entre les deux superpuissances. Qui plus est, les différentes écoles des relations internationales proposent des interprétations différentes de l’issue de la rivalité entre les États-Unis et l’Union soviétique16. Cet événement devient une jonction tant historique que théorique, une opportunité de repenser la manière dont la discipline aborde l’international.

Une scène mondiale, un objet multidisciplinaire

21La fin de la guerre froide ne signifie pas uniquement la chute du mur de Berlin. Au-delà de l’effondrement de l’Union soviétique et de la fin de la confrontation bipolaire qui structurait la scène internationale depuis 1945, le tournant de 1989 signifie avant toute chose une intensification de la mondialisation17. Libérés du carcan de la logique des blocs, les flux internationaux s’amplifient et s’étendent aux recoins les plus éloignés de la planète. « Renforcement des interdépendances et peut-être des solidarités, désenclavement des États et des régions, uniformisation des pratiques et des modèles sociaux à l’échelle de la planète » (Smouts et al. 2003, 326), ce phénomène bénéficie, entre autres, de l’assistance de développements technologiques tels que les chaînes d’information continue et l’Internet qui tissent une toile internationale de plus en plus dense et ample.

22Cet état de choses amplifie les questionnements des internationalistes quant à la validité de la distinction entre politique interne et politique étrangère. En effet, la mondialisation souligne la porosité grandissante des frontières étatiques. L’information filtre désormais de tous les recoins du monde, et ce, malgré les efforts des gouvernements nationaux. Si la Chine et l’Indonésie préfèrent soustraire leurs problèmes internes au regard des médias, elles ne peuvent pourtant pas garder des situations comme celle de Tienanmen ou du Timor sous silence. Pas plus que les États-Unis ne peuvent soustraire les prisons de Guantanamo à l’attention de l’opinion mondiale. La mondialisation remet donc en question la capacité des États, même les plus puissants, de forger des politiques internes ou étrangères autonomes, purement basées sur des considérations d’intérêt national. Elle met à mal les fondements étatiques des relations internationales qui, dans la réalité, deviennent de plus en plus transnationales. Selon James Rosenau (1990), le monde des relations internationales est bifurqué : d’une part, le monde statocentré de la discipline et, d’autre part, un monde multicentré dans lequel les acteurs privés et les flux traversant les frontières échappent de plus en plus au contrôle des États.

23La porosité des frontières, c’est aussi l’émergence de nouveaux défis de nature globale. Dans les deux domaines-clés des relations internationales, la sécurité et l’économie, on assiste à l’explosion de thématiques qui soulignent l’interdépendance accrue du monde dans lequel nous vivons. Le terrorisme international, par exemple, remet sur le tapis la conceptualisation de la sécurité. Peut-on vraiment parler de sécurité nationale dans le monde de l’après-11 septembre 2001 ? Ou devons-nous, avec le premier ministre britannique Tony Blair, faire le constat que la sécurité de l’Occident dépend étroitement de celle d’autres coins du monde, dont le Moyen-Orient et l’Afghanistan ?

24Cette interdépendance dépasse désormais les problématiques traditionnelles des relations internationales. De nouveaux défis viennent maintenant s’ajouter à la liste des thématiques de la discipline. Ainsi, les questions environnementales, telle la lutte contre l’effet de serre, ou les problématiques de santé, telle une potentielle épidémie de grippe aviaire, font aujourd’hui partie intégrante de l’objet d’étude des relations internationales. Et pour cause, ces problèmes ne sont plus contenus à l’intérieur des frontières étatiques. Les transformations du monde en font désormais des sujets d’intérêt international dont la gestion ne peut plus se faire en vase clos, mais exige une coopération et une coordination accrues.

Des outils d’analyse complexes

25À problèmes complexes, approches analytiques complexes. C’est, sinon le tournant, tout au moins l’orientation que prend l’analyse des relations internationales. La gestion de la complexité croissante du phénomène international nécessite le développement de nouveaux outils d’analyse de plus en plus sophistiqués ainsi que des emprunts à de plus en plus de disciplines.

26Comment réfléchir à la complexité des relations internationales contemporaines ? Deux concepts émergent actuellement, importés d’autres théories et disciplines : il s’agit de la gouvernance et des réseaux. Ces concepts ont ceci de particulier qu’ils reflètent la nature des transformations mondiales. Tant la gouvernance que les réseaux impliquent un transnationalisme qui fait fi des frontières étatiques et une interdépendance qui élargit la réflexion sur les modalités de gestion des défis contemporains.

27Empruntée à la politique comparée18, la gouvernance se définit comme un mécanisme de gestion de problèmes complexes impliquant une multitude d’acteurs hétérogènes. Le terme entre dans le langage de la science politique par le biais de la Banque mondiale qui puise dans l’analyse des politiques publiques et associe gouvernance et bonne administration. Dans ce contexte, la bonne gouvernance implique la présence d’un État de droit, une administration juste et équitable, ainsi que la transparence et l’imputabilité des dirigeants (Smouts et al. 2003, 237). Mais en dehors de ce cadre normatif, la gouvernance est surtout un outil analytique utilisé pour étudier des situations dans lesquelles les autorités décisionnelles sont multiples et mouvantes19. Dans son rapport de 1995, la Commission sur la gouvernance globale, créée en 1992 à l’impulsion de l’ex-chancelier ouest-allemand Willy Brandt, définit le terme comme :

La somme des différentes façons dont les individus et les institutions, publics et privés, gèrent leurs affaires communes. C’est un processus continu de coopération et d’accommodement entre des intérêts divers et conflictuels. Elle inclut les institutions officielles et les régimes dotés de pouvoirs exécutoires tout aussi bien que les arrangements informels sur lesquels les peuples et les institutions sont tombés d’accord ou qu’ils perçoivent être de leur intérêt. (Commission on Global Governance 1995)

28Visant à ordonner les relations internationales dans un domaine donné, la notion de gouvernance se distingue des traditionnels instruments de politique étrangère par sa malléabilité : évolutive, elle ne dépend pas de la volonté d’un acteur en particulier, mais émerge des interactions entre divers acteurs impliqués dans une sphère d’activité internationale. Mue en partie par le besoin de gestion de problèmes communs, elle tend à privilégier la coopération. L’utilité du concept transparaît clairement lorsque l’on pense à l’hétérogénéité des acteurs impliqués dans la gestion des nouvelles problématiques internationales telles que l’environnement, la santé ou la sécurité humaine.

29Quant à l’analyse des réseaux, empruntée à la sociologie, elle s’impose aujourd’hui comme un instrument incontournable pour saisir la nature des nouveaux acteurs en relations internationales. En effet, le statocentrisme de l’analyse politique en général, et des relations internationales en particulier, se trouve dépourvu de moyens pour réfléchir à l’émergence et aux modalités de fonctionnement d’acteurs transnationaux, souvent non hiérarchisés, tels que les nébuleuses terroristes ou le mouvement altermondialiste, acteurs qui s’imposent désormais comme des incontournables de la scène internationale. En effet, « les réseaux constituent la nouvelle morphologie sociale de nos sociétés et la diffusion de la logique de mise en réseaux détermine largement les processus de production, d’expérience, de pouvoir et de culture » (Castells 2001, 575). Selon Granovetter (1973), l’un des sociologues dont les travaux sont repris par les relations internationales, l’intensité des liens d’un réseau peut être classée selon quatre critères : la durée de la relation, l’intensité émotionnelle, l’intimité et les services réciproques que se rendent les membres du réseau. La force ou la faiblesse de ces liens offre un point d’entrée à toute réflexion sur la nature des réseaux et sur l’opportunité de les soumettre à de quelconques régulations étatiques ou internationales20.

Aller au-delà des emprunts : l’incontournable nécessité d’une approche interdisciplinaire

30S’il est un constat qui émerge de l’évolution du champ des relations internationales, c’est l’incontournable virage vers l’interdisciplinarité. Entrepris par la nécessité, ce virage est le résultat de l’élargissement du champ international. En effet, comment analyser ou débattre intelligemment la notion d’un bouclier antimissile sans saisir la physique qui sous-tend le déploiement et le fonctionnement d’un tel système de défense ? Ou alors, comment débattre de la coopération dans le domaine de l’environnement sans comprendre l’impact des changements climatiques qui affectent la Terre ? Peut-on vraiment développer une analyse des menaces qu’une pandémie de grippe aviaire pourrait susciter sans comprendre les fondements épidémiologiques de la chose ?

31Pour pouvoir contribuer à la réflexion sur ces phénomènes internationaux, la discipline des relations internationales est de plus en plus interpellée par la collaboration avec d’autres disciplines et champs du savoir. D’abord au sein même de la science politique, où les cloisonnements entre sous-champs sont mis à mal par certaines problématiques. Comment, en effet, réfléchir aux changements dans la notion même de souveraineté étatique sans aborder le domaine des idées politiques, la politique publique et la politique comparée ? En minant le concept de base des relations internationales, la mondialisation oblige la discipline à s’ouvrir sur le reste de la science politique. Mais cette ouverture va au-delà du champ pour englober des domaines aussi divers que le droit international (pour tout ce qui relève des problématiques de sécurité humaine), la climatologie et la médecine épidémiologique.

Les défis de l’interdisciplinarité

32Si l’ouverture des relations internationales sur d’autres disciplines est à la fois nécessaire et souhaitable, il faut néanmoins souligner le danger qu’elle comporte. Ce danger est double : une généralisation à outrance et une spécialisation très pointue. Pour demeurer pertinente, la discipline devra, dans les années à venir, naviguer entre ces deux écueils.

33L’objet des relations internationales est de plus en plus éclaté. Dans sa formulation initiale, la discipline se définissait comme l’étude des relations diplomatiques et stratégiques des États concernant les questions de guerre et de paix. Or, nous sommes bien loin de cette définition restrictive. En effet, les nombreux changements survenus depuis 1945, en particulier le développement des relations interétatiques, l’augmentation du nombre des États souverains, la mise en place d’un vaste réseau d’organisations internationales, multinationales et transnationales, l’essor rapide et sans précédent des moyens de transport et de communication, le développement des échanges commerciaux et financiers, et l’augmentation des flux migratoires ont obligé la discipline à modifier et à élargir sa conception des relations internationales. L’émergence de nouvelles problématiques globales dans des domaines aussi divers que l’environnement et la santé peut nous mener à croire qu’aujourd’hui, tout est international. Dans une telle optique, comment penser à l’élargissement du champ de compétence des relations internationales de manière à ce que la discipline continue à couvrir les enjeux importants des rapports internationaux sans toutefois se diluer à l’extrême ? Une option, mise de l’avant par certains internationalistes, notamment ceux travaillant sur les problématiques de sécurité humaine21, serait de rappeler que les relations internationales sont, avant toute chose, le domaine des questions internationales qui touchent à la sécurité et à l’intérêt national des États. S’il s’agit effectivement d’une piste de réflexion, il n’en demeure pas moins que les concepts de sécurité et d’intérêt national sont difficiles à cerner objectivement et à définir a priori.

34L’autre danger qui guette la discipline des relations internationales, c’est la spécialisation à outrance. En effet, la multiplication des préoccupations internationales tisse des liens de plus en plus étroits entre le champ des relations internationales et d’autres disciplines. La nature de ces problématiques pousse les chercheurs à promouvoir l’interdisciplinarité, soit un véritable dialogue entre les multiples perspectives disciplinaires concernées par une même question. Toutefois, la véritable interdisciplinarité n’est pas sans coûts. En effet, une compréhension approfondie des différents aspects d’un enjeu exige plus qu’un dialogue superficiel entre chercheurs, elle exige un minimum de familiarité avec les fondements des disciplines concernées. Par exemple, pour vraiment comprendre le débat sur le bouclier antimissile, l’internationaliste Ted Postel, professeur au Massachussets Institute of Technology, a dû se familiariser avec la physique. Pour pouvoir discourir savamment sur les questions environnementales, il faut de plus en plus comprendre les fondements climatologiques du débat. En d’autres termes, tout engagement sérieux avec les sujets complexes qui font désormais partie intégrante de la discipline exige un supplément de spécialisation. Le danger ici présent est celui de la fragmentation des relations internationales en une multiplicité de champs pointus du savoir. Afin de pouvoir intervenir dans un débat, l’internationaliste pourrait se retrouver face au choix de bien comprendre son sujet au détriment d’un engagement plus large avec l’ensemble de la discipline. Entre généralistes et spécialistes, le fossé serait tellement grand que la conversation risquerait d’être rompue. Une telle fragmentation, si elle venait à devenir la norme, contredirait l’essence même de l’entreprise disciplinaire, soit la création d’un savoir cumulatif.

35Pour conclure, il semblerait que la discipline des relations internationales, comme le domaine qu’elle se targue d’analyser et de comprendre, est en profonde mutation. Mais, comme le monde de l’après-guerre froide, aux contours incertains, la voie de la discipline est loin d’être toute tracée.