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Chapitre 5. Les études de sécurité (security studies) : une sous-disicipline à la croisée des chemins
p. 115-130
Texte intégral
1La pertinence de l’étude des guerres ou des questions militaires pour les relations internationales n’est pas réellement à démontrer aujourd’hui. Malgré ce qu’ont pu avancer certains experts comme Francis Fukuyama ou John Mueller au début de la dernière décennie, le monde n’est pas entré en 1990 dans une ère de paix et de démilitarisation. Le XXIe siècle, comme le précédent, semble caractérisé par la récurrence de la violence, non seulement sur les plans transnational et subétatique, mais également interétatique. Comme le démontre d’ailleurs le comportement des grandes puissances, les considérations stratégicomilitaires demeurent au centre de la politique internationale aujourd’hui.
2Le champ scientifique qui a pour objet l’étude des conflits et des phénomènes stratégiques et militaires demeure cependant caractérisé par le sous-développement de la réflexion épistémologique et la fragmentation de ces différentes composantes. C’est aussi un domaine disputé et critiqué par nombre de chercheurs, qui remettent en question les approches traditionnelles de la politique internationale en science politique.
3Le présent texte se propose d’offrir une introduction au champ des études de sécurité. Destiné à un public non spécialisé, il vise à effectuer succinctement un survol du secteur en fonction de plusieurs axes de réflexion : comment se définit le domaine des études de sécurité aujourd’hui et comment peut-on le situer dans le contexte des sciences sociales ? Comment se structure ou s’organise le champ ? Par le biais de quelles approches aborde-t-il son objet ? Comment peut-on schématiser l’évolution récente de la (sous-) discipline, et finalement quels sont les défis que les études de sécurité auront à relever dans un avenir rapproché ?
Un champ, mais de multiples étiquettes
4La première chose qui frappe l’observateur est que l’étude des guerres et des questions stratégiques n’a pas de nom précis sur lequel toute la communauté scientifique s’entend. Le domaine de ce que l’on peut appeler globalement les études de sécurité porte une série de noms disparates, par exemple en Angleterre et aux États-Unis : War/Conflict Studies (étude des guerres ou des conflits), Peace Studies (étude de la paix ou irénologie), Strategic Studies (études stratégiques). On retrouve dans le monde francophone les expressions études de défense, irénologie, polémologie, mais aussi la traduction littérale des termes anglais ou américains. Cette profusion d’étiquettes ne reflète pas seulement des traditions historiques et des cultures différentes, mais aussi des objets et des approches particulières du phénomène guerre ; nous reviendrons plus loin sur ce sujet.
5Dans ce texte, nous utiliserons l’expression « études de sécurité » pour nommer l’ensemble du champ. Nous en proposons la définition suivante : les études de sécurité (Security Studies) recouvrent l’étude des relations internationales (et transnationales) lorsqu’elles impliquent l’usage (ou la menace de l’usage) de la force armée. Elles comprennent, en particulier, l’étude des crises, des conflits et des guerres, ainsi que l’analyse des relations stratégiques et militaires entre les États.
6Par définition, les études de sécurité constituent donc une des branches naturelles des relations internationales, qui est l’un des domaines principaux de la science politique. En effet, comme l’a mentionné le politologue Raymond Aron, à l’instar du dieu romain Janus qui avait deux visages, l’un tourné vers la paix, l’autre vers la guerre, les relations internationales ont traditionnellement pris deux formes, l’action diplomatique et la voie des armes. Plus modestement, les études de sécurité peuvent être considérées comme l’un des sous-secteurs des relations internationales, ces derniers comprenant, entre autres :
- la théorie des relations internationales ;
- l’économie politique internationale ;
- les organisations internationales ;
- l’analyse des politiques étrangères ;
- les questions touchant à la paix et la guerre (Security Studies).
7Si la science politique constitue le centre de gravité des études de sécurité aujourd’hui, il faut cependant mentionner d’emblée que l’étude des guerres et des conflits a des liens nombreux et anciens avec plusieurs disciplines des sciences sociales.
8La question de la guerre fascine en effet, depuis l’Antiquité, autant les juristes que les philosophes et les théologiens. L’histoire est, par ailleurs, la dépositaire traditionnelle des données dont se nourrit l’analyse des guerres : témoignages, mémoires, relations de combat et de batailles, biographies, etc. C’est par le biais de l’histoire, des leçons du passé, qu’est née la réflexion stratégique contemporaine. Le caractère multidisciplinaire des études de sécurité est donc indubitable, dans la mesure où plusieurs disciplines ont contribué, et contribuent toujours, de façon essentielle, au développement du champ. La nature, très différente, des approches proposées par ces diverses disciplines suscite cependant des tensions dont nous reparlerons plus loin.
La structure des études de sécurité
9L’organisation du champ des études de sécurité ne suscite pas, parmi les spécialistes, plus de consensus que le nom de la sous-discipline dans son ensemble. Fort heureusement, il existe une façon assez pratique de classer les différentes approches des questions de sécurité en trois rubriques : les études stratégiques (Strategic Studies), la polémologie (Scientific Study of War ou Conflict Studies) et l’irénologie (Peace Studies, Peace Research). Chacune, en effet, est caractérisée par un certain nombre de postulats en ce qui a trait à son objet de recherche et à la façon de l’approcher. Nous les aborderons tour à tour.
Les études stratégiques : l’art du général
10La guerre, historiquement, a d’abord intéressé ceux qui la font : les soldats. La notion même de stratégie (strategoi = art du général) reflète d’ailleurs assez bien ce point de vue. L’étude des combats et de la façon de les mener est, en fait, l’approche la plus ancienne du phénomène guerre. Les postulats sous-jacents des études stratégiques sont d’ailleurs assez évidents : la guerre est une réalité incontournable des relations internationales. Les États doivent, en tout temps, être préparés à la faire (Si vis pacem para bellum). L’étude de la guerre doit être orientée vers la pratique. Il est essentiel, en particulier, de pouvoir tirer profit des leçons de l’histoire afin de ne pas répéter les erreurs. Les études stratégiques constituent, de ce point de vue, une approche normative (une « how to do it science », dans les termes du politologue Bernard Brodie).
11Au sens le plus élémentaire du terme, les penseurs de la stratégie ont donc tenté, très longtemps, de mettre en évidence les « lois de la guerre », c’est-à-dire les principes qu’il est nécessaire de suivre pour s’assurer de la victoire. La plupart de ceux que l’on considère comme étant les « maîtres de la stratégie » ont tenté, sans grand succès, de mettre ces principes en évidence. Il n’existe, bien sûr, aucune loi – au sens scientifique du terme – dans ce domaine. Comme l’ont appris, à leurs dépens, les praticiens de la stratégie, ce qu’on appelle la friction ou le brouillard de la guerre (c’est-à-dire la confusion et les erreurs de calcul que suscitent les combats sur le plan le plus élémentaire) rend l’idée d’une recette de la victoire tout à fait irréaliste.
12La question de savoir si la stratégie est un art ou une science ne se pose donc plus. Il semble beaucoup plus pertinent de se demander dans quelle mesure la science ou les sciences peuvent contribuer à éclairer les choix stratégiques et militaires. C’est là la véritable vocation des études stratégiques contemporaines. Cette mise à contribution des méthodes scientifiques pour résoudre des problèmes tactiques ou opérationnels ne date pas d’hier ; c’est en effet durant la Deuxième Guerre mondiale que va naître cette pratique. Après 1945, dans un contexte où le développement accéléré des technologies de pointe affecte constamment l’art de la guerre, ce qu’on appelle la recherche opérationnelle ou l’analyse de système est donc devenue un outil incontournable de la stratégie, et les nombreux instituts ou think tanks créés aux États-Unis, ainsi qu’en Europe, illustrent bien cette évolution.
13La réflexion stratégique ne se limite heureusement pas au domaine technicomilitaire et à l’optimisation des systèmes organisationnels et techniques. Plus fondamentalement, les études stratégiques, comme elles se sont développées dans les universités américaines et anglaises, ont pour but de construire un pont entre le politique et le militaire. Les décideurs et les concepteurs de la politique de défense de tous les États, petits ou grands, ont en effet constamment besoin de conseils pour éclairer leurs choix sur le plan militarostratégique. Le besoin d’experts, à qui sont familières à la fois les sciences militaires et l’étude des phénomènes internationaux, est donc évident pour la plupart des gouvernements, et plus d’un département de science politique aux États-Unis ou en Angleterre a structuré la formation qu’il offre à ses étudiants dans cette perspective. Dans cette perspective, l’art de la guerre et son évolution doivent être familiers au chercheur en études stratégiques. Il doit pouvoir analyser le développement des technologies militaires et leur application. Il doit également avoir une solide formation en relations internationales, particulièrement dans le domaine des relations militaires entre États.
14À l’évidence, cette façon d’aborder le phénomène guerre a des conséquences épistémologiques importantes : la valorisation de ce qui est politiquement pertinent peut porter préjudice à la recherche pure. Le « praticopratique » et l’actualité prennent également le pas sur la théorisation et le long terme. Au-delà de cela, on peut se demander si le chercheur en études stratégiques, en se définissant comme « conseiller du prince », ne perd pas pour autant l’esprit critique et la distance nécessaire à l’analyse scientifique. Les études stratégiques, conçues comme une praxéologie au service du pouvoir, ont donc été sévèrement critiquées, autant pour des motifs scientifiques qu’éthiques. L’ethnocentrisme du champ, dont les principaux thèmes de recherche gravitent autour de la politique et des intérêts des grandes puissances, a été en particulier souligné par bien des commentateurs.
15Malgré ces faiblesses, on se doit de souligner qu’au fil des années, les études stratégiques ont gagné leurs lettres de noblesse universitaires. Le champ s’est en effet institutionnalisé depuis maintenant une quarantaine d’années ; il comporte des organismes de recherche respectés (Rand, l’Institut stratégique de Londres, le CSIS de Georgetown), des revues scientifiques de haut niveau (International Security, Security Studies, Journal of Strategic Studies, Survival), des réseaux professionnels internationaux et un bassin très large de jeunes chercheurs passionnés. Un des avantages du domaine, par ailleurs, est qu’il bénéficie, dans plusieurs pays, de sources de financement diverses et encore abondantes, du fait de l’intérêt général pour le thème de la sécurité aujourd’hui.
L’irénologie ou les divers chemins de la paix
16La deuxième approche traditionnelle des problèmes de guerre et de paix trouve sa source dans la philosophie, la théologie et le droit. L’esprit humain se penche en effet, depuis les temps bibliques, sur les thèmes de l’éthique et de la régulation des conflits armés. Quand est-il juste de faire la guerre ? Quelles règles doit-on respecter durant les combats ? Comment modérer la violence des conflits ? Et, bien sûr, comment prévenir les guerres ou arrêter celles-ci lorsqu’elles ont éclaté ? Cette perspective se situe aux antipodes de celle de la stratégie, bien que nous ayons également affaire à une approche normative. L’objet de l’irénologie est de connaître la guerre, mais non pour la faire. Il s’agit de la réglementer et, ultimement, de l’empêcher, sauf en des circonstances exceptionnelles. La guerre, ici, n’est pas une réalité incontournable, mais bien une pathologie sociale dont l’évolution des sociétés humaines, à terme, devrait avoir raison. Dans cette optique, la paix — et non la guerre — est le propre de l’homme.
17Si l’histoire est bien le berceau de la réflexion stratégique, le droit est probablement celui de l’irénologie. Celui-ci va se pencher sur la théorie de la guerre juste et le jus ad bellum dès le Moyen Âge, pour ensuite se tourner vers la réglementation de la guerre elle-même ou le droit de la guerre (jus in bellum). Hugo Grotius est sans doute le premier à avoir tenté de compiler les coutumes de la guerre afin d’en réglementer les pratiques. Le XIXe siècle représente, dans cette perspective, le point culminant d’un effort visant à contrôler et modérer les conflits : c’est l’âge d’or du droit de la guerre, symbolisé par la rédaction de la première convention de Genève, l’émergence des premières organisations internationales, l’adoption des codes militaires et la mise sur pied de la Croix-Rouge. Encore aujourd’hui, le droit des conflits armés et le droit humanitaire s’inspirent de cette tradition, tout en tentant de s’adapter à un phénomène guerre en mutation constante.
18Directement inspirée du droit de la guerre, l’entreprise du désarmement constitue un autre thème majeur de l’irénologie dès la fin du XIXe siècle. Son objet, cependant, n’est pas de contrôler la guerre elle-même, mais plutôt de la prévenir en mettant un frein à une de ses manifestations modernes : la compétition technicomilitaire entre grandes puissances. C’est, en effet, à cette époque que le phénomène des « courses aux armements » va se manifester, particulièrement dans le domaine maritime. C’est aussi durant cette période que l’opinion publique internationale commence à se préoccuper du caractère cruel et inhumain de certaines armes.
19Au tournant du XXe siècle va ainsi naître la réflexion sur le désarmement. Sur un plan plus pratique, les premières grandes rencontres internationales — dont la vocation est de proposer des moyens coopératifs pour contrôler les aspects les plus préoccupants des technologies militaires — vont avoir lieu (conférences de La Haye de 1899 et 1907). Le concept de désarmement sera aussi popularisé, durant l’entre-deux-guerres, par les initiatives de la Société des Nations (protocole de Genève sur les armes chimiques de 1935), ainsi que par les négociations entreprises par certaines grandes puissances, comme les États-Unis, le Japon, l’Angleterre, la France et l’Italie (traité de Washington de 1921-1922).
20Il faudra, toutefois, le choc de la révolution nucléaire pour que l’idée du désarmement donne naissance à une théorie et à une pratique reconnues par toute la communauté internationale : la maîtrise des armements ou Arms Control.
21L’entreprise de l’Arms Control, qui naît au début des années 1960, dans le contexte d’un séminaire de l’Université Harvard, se distingue du désarmement dans la mesure où ses ambitions sont plus modestes. Le contrôle des armements poursuit ainsi deux objectifs spécifiques : limiter les risques de guerre nucléaire involontaire et réduire les coûts de la compétition stratégique par un ensemble de mesures unilatérales, bilatérales ou multilatérales (réduction des arsenaux, mesures destinées à freiner la course à l’innovation technologique et à empêcher la diffusion de l’arme nucléaire). La tâche des universitaires sera, durant toute la guerre froide, de proposer des modèles d’accords internationaux ou des mesures qui répondent à ces objectifs. Les traités SALT et START, les accords de non-prolifération (et bien d’autres) ont été, de ce point de vue, souvent étayés par les nombreuses études effectuées dans ce domaine par les universitaires et les experts du monde entier.
22L’émergence du pacifisme, en tant que mouvement social, dès le XIXe siècle, constituera une autre source d’inspiration pour l’irénologie. Nombre d’intellectuels, dès cette époque, arrivent à la conclusion que la guerre est devenue un phénomène trop destructeur pour être encore tolérée. Jan de Bloch, financier polonais très influent dans les milieux tsaristes, sera le premier à analyser l’évolution du phénomène guerre dans le contexte de l’industrialisation. Il écrit, en 1895, La guerre de l’avenir, une somme en six volumes démontrant le caractère absurde de la guerre industrielle.
23Cependant, c’est après 1945, dans le sillage des premières manifestations antinucléaires, que l’irénologie moderne ou Peace Research prendra forme, d’abord sous la direction de certains scientifiques qui, eux-mêmes, avaient travaillé à la fabrication de la première arme nucléaire (Léo Szilard, Robert Oppenheimer, Niels Bohr, Jozef Rotblat, Hans Bethe), puis dans un cadre universitaire, en Norvège et en Suède.
24Johan Galtung fonde ainsi, en 1960, à Oslo, l’International Peace Research Institute (PRIO), qui donnera naissance, en 1964, au Journal of Peace Research. À la même époque, pour commémorer 150 ans de neutralité, la Suède, sous l’impulsion d’Alva Myrdal, crée, en 1966, ce qui est encore aujourd’hui une des institutions les plus estimées concernant la recherche pour la paix : le Stockholm International Peace Research Institute ou SIPRI. Dans le même ordre d’idées, Kenneth Boulding, de l’Université du Michigan, lance, en 1957, avec Anatol Rapoport, le Journal of Conflict Resolution, une des revues les plus respectées dans le domaine des études de sécurité.
25Durant les années 1960, l’irénologie va donc entrer dans une phase militante et se concentrer sur la critique des politiques de sécurité des grandes puissances, tout particulièrement celles des États-Unis. Des dizaines de groupes ou de centres de recherche universitaires visant la promotion de la paix et le désarmement verront ainsi le jour en Europe et en Amérique du Nord, au cours des années 1970 et 1980. À l’instar du mouvement Pugwash et d’organismes comme le projet Ploughshare ou la Federation of American Scientists, ces groupes, souvent encadrés par des scientifiques de renom, donneront ainsi une indéniable crédibilité académique aux initiatives pacifistes lancées durant ces années.
26Le quatrième axe de développement de l’irénologie contemporaine renvoie à la question des conflits internes dans le Tiers-Monde. Abordée timidement durant la guerre froide par le biais des travaux sur le maintien de la paix et la résolution des conflits, cette problématique va attirer l’attention d’un nombre croissant de chercheurs après 1990, et ce, au détriment des thèmes plus classiques, tels le désarmement, le contrôle des armements et le droit de la guerre. Les guerres civiles et leur résolution sont devenues aujourd’hui le centre d’intérêt majeur de l’irénologie, à la fois sur les plans théorique et pratique. La théorie de la résolution des conflits (Conflict Resolution), lancée dans les années 1980 par des auteurs comme John Burton et Michael Banks, a repris de l’importance, mais ce sont les thèmes conjoints de la prévention des conflits, de l’imposition de la paix (Peace enforcement) et de la reconstruction des États touchés par la guerre (Peacebuilding) qui attirent le plus de chercheurs aujourd’hui. Là encore, nous constatons une institutionnalisation croissante de la recherche, et la prolifération des réseaux et des associations professionnels le souligne fort bien. Citons, en particulier, l’École d’irénologie de l’Université Bradford (Department of Peace Studies), l’International Conflict Research – INCORE à l’Université d’Ulster, l’U.S. Institute of Peace (Washington), le State Failure Project (Université du Maryland), le Département d’irénologie de l’Université d’Uppsala (Department of Peace and Conflict Research) ou encore Minorities at Risk (Université du Maryland).
27Dans l’ensemble, l’irénologie constitue aujourd’hui un des champs les plus dynamiques et les plus prometteurs de la sous-discipline, surtout pour ce qui est de la multidisciplinarité. À titre d’illustration, le thème de la résolution des guerres civiles fait appel à l’ensemble des sciences sociales et humaines, depuis la science politique en passant par l’anthropologie, la sociologie, l’économie, le droit et la psychologie. Le champ de l’irénologie sera-il capable d’accommoder cette diversité d’approches tout en gardant une cohérence suffisante sur les plans épistémologique et institutionnel ? On se plaît certainement à le souhaiter.
L’étude scientifique des conflits : la polémologie
28L’analyse scientifique des conflits est certainement la branche la plus récente des études de sécurité. Ses origines remontent en effet à l’entre-deux-guerres — en 1926, pour être précis — lorsque Quincy Wright, que l’on peut sans difficulté considérer comme le père de la polémologie, propose au Département de science politique de l’Université de Chicago une étude monumentale et multidisciplinaire sur les causes des guerres (histoire, sociologie, anthropologie, géographie, psychologie, philosophie, droit). Cet effort collectif produira 66 études, dont 45 seront acceptées comme thèses de maîtrise et de doctorat. Wright, lui-même, en a fait une synthèse de 1 500 pages, en 1942. C’est la première véritable étude empirique et pluridisciplinaire des conflits armés. Lewis Fry Richardon, un quaker du nord de l’Angleterre, sera le second grand pionnier de la polémologie. Il va, en effet, compiler, durant la même période, un catalogue des conflits depuis le début du XIXe siècle, (Statistics of Deadly Quarrels) qui est encore considéré, quarante années plus tard, comme une référence incontournable dans le domaine de l’étude des conflits.
29Qu’est-ce qui distingue ce type d’études des recherches antérieures entreprises sur les conflits ? Contrairement à la stratégie ou l’irénologie qui sont caractérisées par leur orientation normative, la polémologie se donne pour vocation de comprendre le phénomène guerre et de l’expliquer. Elle se veut donc scientifique, sinon positiviste. Sa finalité est la recherche de la connaissance. Son objectif est de mieux saisir la nature des conflits, leurs causes, leurs dynamiques et leurs impacts sur les sociétés humaines. Spécifiquement, au fil des ans, la polémologie visera à :
- accumuler le plus de données empiriques possible sur les conflits dans le monde ;
- compiler ce que toutes les disciplines des sciences sociales ont pu dire sur le thème de la guerre (depuis l’anthropologie en passant par la biologie, la psychologie, la sociologie et même la théologie) ;
- conceptualiser le phénomène guerre ;
- bâtir un corpus théorique et en déduire un ensemble d’hypothèses qui peuvent être testées de façon empirique.
30Plusieurs foyers de recherche poursuivront la tâche de Quincy Wright, aux États-Unis et en Europe. Notons, en particulier, l’École française de polémologie, qui malheureusement ne survivra guère à son fondateur : Gaston Bouthoul. C’est cependant à l’Université du Michigan que se concentreront les efforts les plus fructueux. En 1963, David Singer va y lancer le projet Correlates of War (COW), afin de se distancer de l’irénologie, jugée trop militante. Suivi en cela par de nombreux chercheurs américains (Melvin Small, Jack Levy, Jacek Kugler, A.F.R. Organski, George Modelski, Bruce Bueno de Mesquita, John Vasquez, Zeev Maoz, etc.), Singer va — dans la tradition de Wright et de Richardson — véritablement donner ses principaux outils à la polémologie empirique et quantitative. La contribution de COW aux relations internationales a été considérable, et plus de 150 articles et une dizaine de livres seront publiés par la seule équipe de Singer dans les années 1970 et 1980.
31Aujourd’hui, la polémologie est bien implantée dans le cadre d’une dizaine de programmes reconnus des deux côtés de l’Atlantique. On y retrouve des institutions anciennes, comme le Correlates of War, ainsi que le Centre d’étude des conflits de l’Université d’Uppsala, mais aussi plusieurs entités moins connues telles que l’International Crisis Project ou le KOSIMO (d’Heidelberg).
32Comment peut-on évaluer aujourd’hui l’avancement des connaissances dans le champ de la polémologie ? Sur le plan théorique, des progrès considérables ont été effectués, notamment en ce qui a trait aux racines des conflits armés. La cartographie des causes des guerres interétatiques a été en effet bien explorée durant les deux dernières décennies. La plupart des hypothèses tirées de ces théories ont été ainsi répertoriées et – souvent – testées. Plusieurs grands théoriciens, tels Greg Cashman, Kalevy Holsti, Evan Luard, Geoffrey Blainey, Stephen van Evera, Dale Copeland et Hidemi Suganami, ont aussi contribué à rafraîchir la discipline en l’empêchant de se scléroser autour du paradigme « scientifique quantitatif ».
33Sur le plan empirique, également, un survol des banques de données disponibles montre que les chercheurs ont maintenant l’usage de ressources quantitatives considérables décrivant les conflits contemporains sous tous leurs aspects. Le programme d’étude des conflits de l’Université d’Uppsala ne dénombre pas moins d’une soixantaine d’organisations qui, presque toutes, offrent leurs ressources statistiques en ligne.
34Notons, finalement, que l’intérêt renouvelé pour les conflits internes a stimulé la réflexion sur les causes et la dynamique de ce type de guerre, donnant naissance à des dizaines de programmes de recherche, comme ceux du Center for International Development and Conflict Management (CIDCM) de l’Université du Maryland, qui chapeaute plusieurs groupes de recherche intégrant harmonieusement la recherche polémologique et l’irénologie.
Les études de sécurité à la croisée des chemins
35Un des principaux handicaps auxquels les études de sécurité ont dû faire face durant les 20 dernières années est de se voir assimiler aux études stratégiques, au sens étroit du terme. La fin de la guerre froide a ainsi amené plusieurs commentateurs à proclamer la mort de la sous-discipline. Pour des chercheurs, comme Ken Booth ou David Baldwin, la résolution du conflit Est-Ouest annonçait en effet l’ouverture d’une nouvelle ère de relations internationales, caractérisée par la paix et la coopération. C’était toute la vision traditionnelle, fondée sur la compétition militaire et la crainte constante d’un holocauste nucléaire, des relations internationales qu’il fallait revoir. Selon ces auteurs, la dimension militaire des relations internationales voyait son importance diminuer de façon radicale, au point de remettre en question la pertinence des études de sécurité dans leur ensemble.
36Comme nous avons tenté de le démontrer dans les pages précédentes, cependant, les études de sécurité ne peuvent être réduites à l’analyse des questions stratégico-militaires, et la vision du champ doit être considérablement élargie. D’ailleurs, l’annonce de la mort des études stratégiques n’apparaît-elle pas, elle-même, un peu prématurée aujourd’hui ? Comme nous le mentionnions au début de ce texte, il est apparent aujourd’hui que la nature des relations internationales demeure conflictuelle, même si certaines régions du monde ont été considérablement pacifiées (l’Europe et l’Amérique latine, notamment). La question de la violence et son impact sur les États et les sociétés humaines demeure donc un objet d’étude incontournable. Cela ne signifie pas, cependant, que la période actuelle ne comporte aucun défi pour la sous-discipline, bien au contraire.
37Il est clair, par exemple, qu’au cours des 15 dernières années, les études stratégiques, au sens strict, ont vu disparaître leurs principaux repères intellectuels. La stratégie nucléaire a perdu son statut en tant que domaine d’études privilégié. Les arsenaux stratégiques américains et russes n’éveillent presque plus d’intérêt chez les chercheurs (peut-être à tort, d’ailleurs). Avec la disparition de l’affrontement entre l’OTAN et le pacte de Varsovie, les doctrines de guerre conventionnelle de l’époque de la guerre froide n’ont guère plus de pertinence. L’Europe et les rapports transatlantiques n’ont, bien sûr, plus la centralité géostratégique qu’ils ont eue pendant un demi-siècle. Finalement, les concepts et théories liés à la compétition bipolaire n’ont plus d’usage aujourd’hui. La notion d’équilibre des puissances (Balance of Power) est-elle encore utile pour éclairer la dynamique des relations internationales en 2005 ? La théorie des alliances ou celle de la stabilité hégémonique sont-elles autre chose que des souvenirs d’une époque révolue ?
38En fait, il est frappant de constater que les grands thèmes des études stratégiques demeurent d’actualité. Les armes nucléaires constituent, plus que jamais, un danger très présent dans plusieurs parties du monde. L’évolution de la technologie militaire se poursuit et continue d’affecter les équilibres internationaux. La compétition stratégique et militaire entre grandes puissances se poursuit, elle aussi, même si elle s’est régionalisée.
39La plupart des thèmes classiques des études stratégiques demeurent donc pertinents, mais la façon de les approcher diffère radicalement. Les armes nucléaires, par exemple, soulèvent, en 2005, des problèmes à la fois plus nombreux et plus complexes. Les armes chimiques et biologiques, ainsi que la menace terroriste, multiplient les défis de la défense contre les armes de destruction massive. L’instabilité des régions où se diffusent les technologies nucléaires ajoute également une dimension préoccupante au problème de la dissuasion.
40La guerre dite « conventionnelle » a pris, quant à elle, de nouvelles formes où se mélangent, paradoxalement, les combats traditionnels, la guérilla et les opérations humanitaires. L’éparpillement des zones de conflit et de tension constitue également un défi important auquel les analystes et les experts du monde entier font face. Les outils heuristiques et les concepts qui permettraient de mieux comprendre les conflits et leurs dynamiques doivent finalement être rajustés ou réinventés en fonction d’une réalité très mouvante.
41De ce point de vue, une des questions qu’ont soulevées certains commentateurs touche à la pertinence même du concept de sécurité tel qu’on l’emploie en études stratégiques. Certains critiques proposent, en effet, une relecture de cette notion, relecture visant à explorer les dimensions non militaires de la sécurité, d’où l’intérêt qu’ont suscité les concepts de sécurité humaine et de sécurité environnementale durant la dernière décennie. Compte tenu du travail d’adaptation considérable auquel font face les études stratégiques, il semble plutôt risqué d’ouvrir conceptuellement plus avant le champ de la sécurité. La préoccupation majeure des études stratégiques a toujours été la survie des États face aux menaces militaires. Est-il intellectuellement productif, dans ce sens, de définir les questions environnementales ou humanitaires comme des problèmes de sécurité nationale ou internationale ? On peut en douter.
42La question cependant demeure : est-il possible d’analyser aujourd’hui les problèmes de sécurité en dehors de la problématique de la mondialisation ou de celle du sous-développement ? Peut-on évaluer les risques d’instabilité, dans plusieurs régions du monde, sans tenir compte de la question des ressources ou de celle de la dégradation environnementale ? À nouveau, nous constatons, ici, que la multidisciplinarité est au cœur des préoccupations de la sous-discipline.
43Les études stratégiques ont été la seule branche des études de sécurité dont la pertinence a été remise en question au cours de la dernière décennie. L’irénologie et la polémologie, cependant, ont également plus d’un défi à relever pour s’adapter au contexte mouvant des relations internationales contemporaines.
44En ce qui a trait à l’irénologie, le droit des conflits armés et le droit humanitaire doivent pouvoir, par exemple, s’attaquer aux formidables problèmes que posent les guerres civiles, les situations de désordre endémique (failed states), les politicides, les génocides et les crises humanitaires qui en découlent. Les conventions de Genève doivent également être adaptées à la réalité des conflits qui se déroulent au sein de populations civiles toujours plus vulnérables. Les années 1990 ont été, de ce point de vue, un véritable banc d’essai pour les mesures les plus novatrices en ce qui a trait à l’intervention humanitaire et à la pénalisation des crimes contre l’humanité. À titre d’exemple, la sacro-sainte notion de souveraineté étatique n’est-elle pas en train d’être battue en brèche par l’idée qu’en relations internationales, la « responsabilité de protéger » prime sur le principe de non-intervention ?
45La théorie et la pratique du contrôle des armements ont également été remises en question récemment. Après tout, la nucléarisation successive de l’Inde, du Pakistan, de la Corée du Nord et de l’Iran, depuis sept ans, ne remet-elle pas en question la validité du régime de non-prolifération ? N’est-il pas également préoccupant de constater que 15 ans après la fin de la guerre froide, les arsenaux nucléaires russes et américains demeurent pléthoriques malgré les traités START et SORT ?
46Malheureusement, le mouvement pacifiste qui, pendant un demi-siècle, a beaucoup contribué à stimuler la réflexion sur les questions de désarmement, semble avoir presque disparu du paysage politique contemporain. La désaffection des États-Unis, depuis une dizaine d’années, à l’égard de la diplomatie multilatérale contribue aussi à affaiblir politiquement l’entreprise de l’Arms Control. Y a-t-il une solution à cette impasse ? On voudrait certainement le croire, dans le cadre des crises iranienne et nord-coréenne qui menacent la stabilité de l’Asie et du Moyen-Orient.
47En ce qui a trait à la polémologie, finalement, les défis théoriques et empiriques ne manquent pas non plus. La compilation des données sur les guerres montre, en effet, qu’il existe encore des problèmes majeurs en ce qui concerne la définition même de ce qu’est un conflit armé. Un rapide coup d’œil aux banques de données sur les conflits dans le monde montre ainsi que leurs chiffres divergent souvent de façon frappante, car le phénomène qu’elles tentent d’appréhender n’est pas défini de la même façon. L’impact des guerres demeure également un champ en friche, autant sur le plan des données que des théories. La nécrométrie, c’est-à-dire la « mesure des pertes humaines du fait de guerre », par exemple, est encore une science extrêmement approximative qui n’intéresse qu’une poignée de chercheurs dans le monde. La visibilité croissante des guerres civiles, par ailleurs, a mis en évidence à quel point la polémologie avait négligé la question des conflits internes par comparaison aux guerres entre États. La recherche sur les causes des guerres civiles n’a commencé à s’intensifier que durant les années 1990. À l’instar des études stratégiques et de l’irénologie, la polémologie présente donc aussi un ordre du jour extrêmement chargé.
48Plus que tout autre secteur des relations internationales, les études de sécurité ont été affectées, sinon remises en question, par les mutations de l’ordre international de la dernière décennie. Stephen Walt parlait avec optimisme de la renaissance de la sous-discipline durant les années 1980, mais un observateur, jetant un coup d’œil rétrospectif sur les 15 dernières années, offrirait peut-être un jugement plus nuancé. L’incertitude continue à caractériser les relations internationales, autant en ce qui concerne les conflits que la stabilité stratégique. Le nombre de guerres, au sens strict du terme, a constamment diminué depuis la fin des années 1980, donnant raison à ceux qui annoncent l’obsolescence des conflits interétatiques, mais un seul dérapage au Moyen-Orient ou en Asie méridionale pourrait plonger le monde dans une crise comme nous n’en avons pas connu depuis un demi-siècle. Le système international, par ailleurs, semble solidement ancré dans l’unipolarité, mais paradoxalement, les limites de la puissance américaine n’ont jamais été aussi apparentes que dans le sillage des événements du 11 septembre 2001 et de la guerre contre le terrorisme. L’actualité internationale, quant à elle, caractérisée par une fluidité déconcertante, contribue aussi à brouiller les cartes et à déjouer toutes les prédictions des experts.
49Dans un tel contexte, faut-il s’étonner que les spécialistes des études de sécurité éprouvent les mêmes anxiétés existentielles que beaucoup d’observateurs de la scène internationale ? Quels sont les thèmes de réflexion les plus prometteurs ? Quels sont les objets de recherche qu’il faut explorer en priorité ? Quelles sont les boussoles théoriques ou conceptuelles les plus utiles pour s’orienter dans les relations internationales contemporaines ? Que nous dit l’histoire ? Comment le passé éclaire-t-il notre présent et notre avenir ? Ce sont là de grandes questions, mais les réponses sont peu convaincantes. Le chercheur ou l’étudiant intéressé à la sous-discipline doit simplement se rendre à l’évidence : les études de sécurité sont un domaine du savoir en transition et vont probablement le rester durant la décennie actuelle.
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- (2017) Oxalis Clinique de la mondialité. DOI: 10.3917/dbu.lapla.2017.01.0191
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