1Avant d’être sociologue et professeur au Département de sociologie de l’Université de Montréal (de 1961 à 1986), Marcel Rioux a été anthropologue. Il s’amusait d’ailleurs de sa double identité professionnelle : « Aux sociologues, je dis que je suis un anthropologue et aux anthropologues, je dis que je suis un sociologue ! » Il aurait pu aussi être un philosophe, car il avait étudié chez les Dominicains à Ottawa. Mais des études à Paris après la guerre, un emploi au Musée de l’Homme à Ottawa et la rencontre de Marius Barbeau, qui deviendra son beau-père, ont orienté le « petit gars » d’Amqui vers l’anthropologie.

2Marcel Rioux a d’abord été un « homme de terrain ». Ses Anecdotes saugrenues1 sont tirées des premières études qu’il a menées soit auprès des tribus iroquoises du Canada et du nord des États-Unis, soit auprès des communautés francophones de l’Acadie et du Bas-du-Fleuve. Ses monographies, Description de la culture de l’Île-Verte (1954)2 et Belle-Anse (1957)3 sont d’admirables analyses de collectivités aux prises avec la modernisation. Du Québec rural, Rioux refusait de parler comme d’une société traditionnelle ou « folk » ; il préférait utiliser le qualificatif de « paysanne4 ». Ce fils de marchand d’une petite communauté rurale était lui-même un conteur extraordinaire et, une fois exilé en ville, il avait conservé une certaine nostalgie du mode de vie « à la campagne » : sociabilité, entraide, sens de la communauté et de la fête. Son essai Les Québécois5, qui a connu un grand succès à l’étranger, constitue l’un des meilleurs portraits que l’on ait esquissé de la culture québécoise, avec ses forces et ses faiblesses.

3Lorsqu’il a quitté le Musée de l’Homme, Marcel Rioux a d’abord enseigné à l’Université Carleton et par la suite, à partir de 1961, à l’Université de Montréal. Pour plusieurs générations, il a été un « maître à penser ». Et cela un peu malgré lui, car il n’a cherché ni à faire école ni à avoir des disciples. Tout au plus a-t-il voulu être un guide et un « compagnon de route » : il suggérait des lectures, il soulevait des questions, il acceptait les divergences. Bref, il était un excellent pédagogue, tout le contraire d’un doctrinaire. Pour toute une génération d’étudiants, la Société canadienne-française6, dont la première édition est parue en anglais sous le titre French Canadian Society (1964), a été le meilleur ouvrage d’introduction à la sociologie du Québec.

Un intellectuel de gauche

4Mieux que tout autre, Marcel Rioux a incarné l’intellectuel critique, à la manière de Jean-Paul Sartre ; il n’a pas hésité à critiquer les institutions, les élites traditionnelles et à remettre en question l’ordre établi. Sa vie intellectuelle et politique fut, pour reprendre le titre de son ouvrage théorique le plus important, un « essai de sociologie critique7 ». Ce fut d’abord dans les années 1950, autour de Cité libre, la lutte contre le duplessisme et la « grande noirceur » et, au sein du Mouvement laïque de langue française, la lutte contre le cléricalisme. Ce fut ensuite l’engagement dans les mouvements socialiste et nationaliste : création, avec son collègue Jacques Dofny et quelques militants syndicalistes, de la revue Socialisme (1964) et fondation du Parti socialiste du Québec.

5Lorsque, dans une étude devenue classique8, Rioux a décrit l’évolution des idéologies au Québec, il a aussi tracé son itinéraire politique : d’abord conservation, ensuite rattrapage et finalement dépassement. Et par dépassement, il entendait l’élargissement des possibles. D’où le titre de la revue Possibles qu’il a fondée en 1974 avec Gérald Godin, Gaston Miron, Roland Giguère, Gilles Hénault et quelques collègues du Département de sociologie de l’Université de Montréal. Les « possibles », c’était naturellement pour Rioux, qui avait publié La question du Québec9, l’indépendance du Québec ; c’était aussi l’édification progressive d’une société autogestionnaire. En d’autres termes, un projet global de société qui rende possible, pour les collectivités et les groupes à l’intérieur du Québec, la « prise en charge d’eux-mêmes et de leur vie ».

Rien d’orthodoxe

6Il n’y avait rien d’orthodoxe chez cet intellectuel engagé qui fut le premier à enseigner Marx dans ses cours. Rioux est devenu marxiste, mais le Marx qui a été le sien a été le « jeune Marx », celui de l’aliénation. Tout ne se réduisait pas, chez Rioux, à la seule lutte des classes : il y avait les conflits de générations, il y avait aussi les conflits ethniques. Au grand agacement de plusieurs, Rioux a parlé des jeunes comme d’une classe10, il a introduit la notion de « classe ethnique11 » et a dénoncé l’impérialisme culturel.

7Face au pragmatisme des politiciens et des fonctionnaires, Marcel Rioux n’a jamais hésité à se présenter comme un utopiste, mais en gardant toute sa raison : il aimait, pour reprendre le titre de l’un de ses essais, se situer entre « le besoin et le désir12 ». Avec un parti pris pour les petites gens, pour les « gens d’en bas » (dont évidemment, les gens du Bas-du-Fleuve). Et une confiance dans le pouvoir d’imagination et d’innovation des individus et des collectivités. L’une de ses contributions significatives est sans doute le rapport Rioux13, qui fut malheureusement remis sur les tablettes. Marcel Rioux s’était laissé porter par ses rêves : rêve d’un « mieux-être », d’un « monde meilleur ». Il a été déçu : échec du référendum en 1981, américanisation poussée du Québec, engouement des Québécois pour l’économie. Son dernier livre, Un peuple dans le siècle14, exprimait un pessimisme profond.

8L’œuvre que laisse Marcel Rioux est multiple, diverse et riche : quelques grandes enquêtes empiriques15, de nombreux essais, des plaidoyers, des chroniques, etc. Au total, plus d’une vingtaine de livres, près de cent cinquante articles. L’ouvrage Sociologie critique, création artistique et société contemporaine, publié par les Éditions Saint-Martin pour lui rendre hommage, témoigne de l’importance qu’il a eue dans l’histoire intellectuelle et politique du Québec. Pour ceux qui l’ont connu, qui ont été ses étudiants, Marcel Rioux restera un modèle, le modèle de l’intellectuel qui, contre tous les pouvoirs, religieux, politique et universitaire, a su préserver son intégrité et sa liberté de pensée. Il aura été l’un de nos grands intellectuels.