1D’autres diront ce qu’ont d’original les manifestations artistiques et culturelles des créateurs d’une région qu’on appelait jadis « le royaume du Saguenay ». Il sied tout à fait que la série de cahiers que publie Vie des arts comprenne cette région qui a toujours eu la réputation d’être fortement individualisée, pour plusieurs raisons certes, mais, à coup sûr, à cause de son relatif isolement historique. Je voudrais, pour ma part, essayer de dégager très brièvement la signification que prennent aujourd’hui les manifestations et les mouvements régionalistes, et ce, dans plusieurs pays occidentaux. Il me semble, en effet, qu’au-delà de ce qui se passe au Saguenay – Lac-Saint-Jean et dans d’autres régions du Québec, on peut déceler un phénomène beaucoup plus général que d’aucuns ont appelé un phénomène de mutation culturelle. C’est dire d’emblée que le phénomène régionaliste, loin d’être l’expression d’une nostalgie de ce qui se meurt, se présente, au contraire, comme une manifestation d’avant-garde. Il s’agit d’une rupture, d’une cassure dans le modèle de développement des sociétés occidentales. Naguère, on s’intéressait aux régions pour les comparer aux métropoles, repérer des survivances et montrer comment elles étaient en train de rattraper le modèle des grandes capitales. Aujourd’hui, c’est pour dégager ce que peuvent avoir d’exemplaire les genres de vie et les productions culturelles des régions que l’on s’y intéresse de nouveau. À la limite, les régions font poindre une autre hypothèse de vie, l’alternative qu’exprime le beau titre du livre de René Dumont, L’utopie ou la mort, ou celle de l’hétéronomie ou l’autonomie que décrivent certains sociologues. Les artistes qui s’expriment ici ne doivent pas être considérés comme des êtres gratuits œuvrant en dehors de la réalité ; ils sont, au contraire, plongés de tout leur être dans un milieu qu’ils habitent et dévoilent au monde.

2Tout se passe aujourd’hui comme si la relation métropole-régions était en train de s’inverser. Depuis que la société industrielle a imposé à l’ensemble de la vie et de la société sa logique de centralisation et de contrôle, ses méga-machines et ses méga-agglomérations, les grandes métropoles ont étoffé l’imaginaire social ; la bonne vie, c’est là qu’elle se vivait ; les régionaux et les ruraux apparaissaient un peu comme des attardés qui tôt ou tard arriveraient en ville ; ce qui n’était pas sans se répercuter sur l’idée qu’ils se faisaient d’eux-mêmes ; ils avaient tendance à envisager leur vie comme un manque de quelque chose. Depuis quelque temps, quelque chose s’est détraqué dans cette relation. Il ne s’agit pas ici de cerner ce phénomène dans toutes ses dimensions, mais plutôt de poser certaines questions et d’évoquer certaines hypothèses au sujet de cette brisure dans le modèle de développement qui a prévalu dans nos sociétés industrielles pendant plusieurs dizaines de décennies. Ce n’est évidemment pas d’aujourd’hui que date la critique de nos sociétés mais ce qui semble nouveau, c’est l’épuisement des idéologies et des utopies communistes et tiers-mondistes. Il semble qu’aujourd’hui de plus en plus d’individus et de groupes en sont venus à croire que cet ailleurs et cette autre vie désirés, il faut les imaginer et les créer sur place et dans la vie quotidienne. On commence à se demander si la liberté, c’est exclusivement celle d’avancer, de fuir en avant, ou si elle n’est pas aussi et surtout, peut-être, celle de rester, de s’enraciner, de vivre et de percevoir, comme l’écrit Paul Virilio, « la profondeur d’un lieu, d’un temps, d’un espace2 ». Les mots et les phantasmes qui nourrissent aujourd’hui l’imagination des plus lucides sont ceux d’écologie, d’autonomie, d’autogestion et d’autorégulation. Plus près de notre propos et du bloc thématique de Vie des arts, on a tendance à associer de plus en plus écologie et région, écologisme et régionalisme. Pourquoi ? Il me semble que l’on réassocie ainsi culture et nature, que l’on se rend compte que les deux sont solidaires l’une de l’autre et qu’à détruire l’une on détruit l’autre parce que c’est la même logique qui est à l’œuvre.

3Tant que les sociétés occidentales ont vécu dans l’idée que la nature avait été donnée à l’homme pour qu’il l’exploite toujours de plus en plus efficacement, toute leur vie a été orientée vers une mobilité galopante, sous-tendue par une croissance économique et un développement technologique dont on ne voyait pas la fin. Ce n’est que récemment que l’on s’est rendu compte qu’avaient été sérieusement entamés les stocks de ressources non renouvelables, que les équilibres naturels avaient été rompus et que la pollution s’aggravait inexorablement. De là sont nés les mouvements écologiques qui visent à restaurer l’harmonie de l’homme avec la nature. On s’aperçoit vite que ce type de développement détruisait non seulement la nature, mais aussi les patrimoines traditionnels et les mémoires collectives, en un mot les cultures. Les parcellisations, spécialisations et divisions qu’engendrent ces genres de vie nécessitent des contrôles et des coordinations de la part des États et des grandes entreprises qui robotisent les individus et les groupes et les isolent de la nature, de leurs semblables et de leur passé. C’est la logique de la marchandise – celle de l’uniformité et de l’équivalence – qui s’applique à l’homme, devenu aussi interchangeable que la marchandise elle-même. Les grandes idéologies occidentales, qui ont essaimé sur toute la terre, partagent les mêmes options quant à la croissance économique et au développement technologique. Dans plusieurs pays, on se rend de plus en plus compte qu’au-delà de la critique du capitalisme à l’américaine ou du communisme à la russe, il faut résolument s’engager dans la création de nouvelles formes sociales et, par-dessus tout, d’un nouvel imaginaire social. Et c’est ici qu’entrent en ligne de compte les régions – celles sur lesquelles les grandes machines niveleuses ont laissé quelque humus – et les arts qui sont, par essence, la prospection de nouveaux possibles. Il est bien évident que ni les régions ni les arts ne recèlent d’emblée toutes les réponses à nos malaises et à nos angoisses contemporaines. Mais on peut affirmer que là où continue d’exister une certaine épaisseur culturelle – une façon harmonieuse de vivre avec la nature, ses semblables et soi-même dans la continuité des temps de l’histoire – et des créateurs qui vont au-delà de l’imaginaire social que veulent imposer les publicitaires de tout acabit, résident des possibles qui, à travers de multiples médiations, indiquent la voie vers une nouvelle vie.