1Accepter de collaborer à une action commune suppose, d’entrée de jeu, que l’on reconnaisse qu’il existe entre les participants suffisamment d’orientations partagées pour que cette action ait quelque chance de réussir ; espérer que d’autres personnes acceptent de prendre part à cette action, à divers titres, suppose que l’on essaie de leur faire partager ces points de vue. C’est le défique pose la publication d’une nouvelle revue et c’est à titre de membre du comité de rédaction de la revue Possibles que je voudrais m’expliquer brièvement là-dessus. Publier une revue, écrire pour une revue et même s’y abonner n’ont jamais été des actes gratuits ; ils le sont encore moins dans le Québec de 1976. À cette époque de polarisation politique et idéologique, tout engagement se révèle, de proche en proche, comme une adhésion à l’une ou l’autre des grandes options qui divisent notre société, et comme prise de conscience située et datée. Ce qui implique que l’on fasse de ce temps et de ce lieu une certaine lecture et non une autre, c’est-à-dire que l’on ait du Québec et du monde contemporains une vision commune et cohérente.

2On pourrait se contenter d’exprimer en termes très généraux les options fondamentales de ceux que réunit cette revue : indépendance du Québec et édification progressive d’une société socialiste que plusieurs nomment aujourd’hui autogestionnaire. C’est là un projet global de société dont les deux axes sont intimement liés. Dans cette optique, l’indépendance nationale constitue le moyen indispensable et la seule décision politique qui rende possible, pour les collectivités et les groupes à l’intérieur du Québec, la prise en charge d’eux-mêmes et de leur vie. Pour nous, l’autogestion n’est pas une théorie que les ouvriers et les autres groupes de citoyens n’auraient qu’à appliquer pour accomplir l’histoire, mais plutôt une expérimentation constante où les pratiques émancipatoires prennent le pas sur la théorie, que ce soit à Tricofil, au JAL5 ou ailleurs. Chaque groupe doit inventer, imaginer et créer des actions qu’aucun manuel n’a cataloguées à son intention. Or dans le Québec de 1976, le nombre de ceux qui partagent ces options générales augmente sans cesse et il est loin d’y avoir accord sur les moyens de réaliser ces objectifs. Ce qui oblige à plus de précision de la part de quiconque veut cheminer avec ceux qui partagent le même idéal de société. Dire cela veut aussi dire que cette revue ne doit pas chercher à s’opposer à ceux qui tendent vers cet objectif global en partant d’analyses différentes et en privilégiant des moyens d’action différents. Il n’est rien tant qu’aiment les tenants du système dominant que de voir leurs adversaires s’engager, tous arguments et crocs dehors, dans des débats sur la contradiction principale de la société capitaliste ou du Québec contemporain. Cela dit, il me semble que deux notions sont au cœur des prises de position de ceux qui publient cette revue : celles de transition et de possible, et ce, tant en ce qui a trait au Québec qu’aux sociétés industrielles avancées. Il faut donc expliciter brièvement en quoi ces idées fondent les objectifs de cette revue et aussi en quoi elles sous-tendent une option cohérente, mais limitée aussi, à l’intérieur d’un projet global de société. La revue Possibles se propose d’accomplir certaines tâches qu’elle juge indispensables, mais ne prétend pas occuper tout le champ des recherches que suppose l’édification d’une société libre et socialiste.

3Dans la plupart des écrits politiques, la notion de transition a surtout été employée pour désigner la période qui s’écoule entre deux états de société, entre celui de la colonisation et celui de l’indépendance, ou, comme en Russie, entre deux modes de production. Dans cette acception, la période de transition est consécutive à un changement révolutionnaire qui, lui, s’appuie sur une théorie et sur une idéologie, sur des partis politiques et, ultimement, sur la prise du pouvoir qui doit mener la société d’un état à un autre. Si l’on introduit tout de suite la notion de possible et qu’on la lie à celle de transition ainsi définie, il faut surtout faire appel à celles de conscience possible et de maximum de conscience possible. Cette problématique fut au centre des interrogations et des réflexions de Lucien Goldmann. C’est un exemple que nous citons ici parce qu’il est caractéristique d’une certaine conception des relations entre théorie et pratique et montre subséquemment en quoi la nôtre est différente. Goldmann, analysant certains aspects de la Révolution russe, se demande quelles furent, dans la période de transition, les relations entre Lénine et les classes et groupes révolutionnaires de son pays. Lénine, devenu la conscience pratique de cette révolution, à partir de ses analyses de la société russe et de l’œuvre de Marx, qui lui servait de théorie de la société, possédait selon Goldmann le maximum de conscience qu’il était possible d’avoir à propos des tâches à accomplir. D’autre part, pour être en mesure de mener à bien son projet de transformation de la société russe, il lui fallait connaître et évaluer les seuils de résistance que manifestaient les différents groupes et classes, c’està-dire leur conscience possible de la situation, à des moments donnés et selon leur insertion dans la société ; la connaissance que Lénine avait de ces possibles lui servait à orienter son action et celle de son parti. Dans cet exemple, transition et possible s’appuient sur une théorie et une idéologie, puis finalement sur l’exercice du pouvoir ; on s’intéresse surtout aux pratiques et à la conscience des classes et des groupes sociaux pour être mieux en mesure de les orienter et de les transformer.

4Il m’apparaît que la revue Possibles, qui reconnaît comme pivot de sa propre démarche les notions de transition et de possible, les utilise différemment, non pas de façon antagoniste, mais en complémentarité avec celles dont il vient d’être question. Si nous parlons de transition entre deux états de la société québécoise, de transition entre deux types de société, tant au Québec que dans les sociétés industrielles avancées, c’est surtout qu’il nous apparaît que des groupes et des individus, sous l’effet des contradictions économiques et culturelles engendrées par l’état de dépendance et le système capitaliste, sont engagés dans des pratiques de déconstruction d’un certain ordre établi et de reconstruction d’une autre société : c’est donc dire que la transition dont il est question ici est visible dans les pratiques collectives et individuelles des citoyens ; il s’agit moins de transition consécutive aux luttes politiques pour transformer les structures globales de la société – bien qu’il y ait des relations certaines entre les deux types de transition – que de ruptures et de mutations observables dans les pratiques concrètes de plusieurs groupes d’agents sociaux. Les possibles, dans cette autre acception de transition, sont les phénomènes qui se manifestent dans ces pratiques. « Est par contre réellement possible, écrit Ernst Bloch, tout ce dont les conditions ne se trouvent pas encore réunies au complet dans la sphère de l’objet lui-même ; soit qu’elles aient encore à mûrir, soit surtout que des conditions nouvelles – mais médiatisées par les conditions existantes – nécessaires à la naissance d’un réel nouveau, viennent à éclore6. » Si nous continuions à nous définir par rapport au marxisme, nous nous reconnaîtrions davantage dans ce que Bloch appelle le courant chaud du marxisme ; le courant froid démasque et critique l’existant, la société capitaliste, alors que le courant chaud s’intéresse aux possibles que recèlent les pratiques novatrices. Notre démarche, sans écarter la description et la critique de la société contemporaine ni les options idéologiques, s’axera donc davantage sur l’étude des praxis collectives et individuelles, non en ce qu’elles ont d’institutionnalisé et de répétitif, mais en ce qu’elles manifestent des dépassements, des désirs et des possibles. Nous nous tournerons donc davantage vers les pratiques des Québécois – ouvriers, enseignants, jeunes, créateurs, et tous ceux qui luttent pour changer la vie – pour déceler et mettre au jour les possibles de changement qu’elles manifestent. Notre parti pris pour la recherche des possibles implique que ce sont moins les contradictions au niveau des structures globales qui requièrent notre attention que celles qui se manifestent au niveau de leur internalisation dans les idées, les valeurs, les attitudes et les conduites des collectivités et des individus et qui se traduisent par des pratiques non attendues par le système dominant et qui, à la longue, le détraquent. En d’autres termes, la recherche des possibles passe par l’étude des pratiques novatrices et de celles qui contribuent à déstructurer la société capitaliste et particulièrement celle du Québec dominé. Certaines pratiques des individus et des groupes passent par des phases de déstructuration et de reconstruction de ce qui se donne comme la réalité, et de reconstruction à partir d’autres désirs des hommes. Le possible, comme le désir, est négatif et positif ; c’est parce que l’homme détruit aussi bien qu’il crée que les deux sont liés. La plupart de ceux qui veulent changer la société s’attaquent aux structures globales de la société faisant consciemment ou inconsciemment le pari que de nouvelles structures vont changer la vie quotidienne. Mais si l’on se contente de changer les structures sans que les pratiques changent, subissent des ruptures et des mutations, il n’est pas sûr que grand-chose change. De toute façon, quand le désir de changement et les conditions objectives aboutissent à des révolutions qui, vraiment, changent certaines des structures de la société, c’est que des pratiques avaient déjà changé, à tout le moins dans certaines couches de la société. Placés après des événements qui ont transformé une société – Révolution française ou russe –, les observateurs voient surtout les changements institutionnels, le remplacement de classes ou de fractions de classe par d’autres et ont tendance à supputer les changements à venir en évaluant le rapport de forces entre différents groupes de la société. Saint-Simon, plus près des événements que Marx, parle de mutations et de ruptures dans les pratiques à plusieurs niveaux de l’activité humaine, pratiques novatrices ou en rupture avec les normes établies et qui, ultimement, déclenchent des bouleversements profonds dans la société. Placés avant l’événement, c’est-à-dire dans la période de transition qui pointe vers une transformation profonde de la société industrielle, il faut essayer de repérer dans les pratiques des collectivités et des individus celles qui recèlent des contradictions pour les analyser, les aviver, en dévoiler les possibles et en orienter le cours. Cette démarche est moins rassurante que celle de la science positive qui inventorie le réel, à partir surtout de l’institué ; elle est aussi moins mécaniste que la démarche idéologique qui interprète la réalité selon une grille plus ou moins rigoureuse. Cette démarche critique qui explore les possibles se rapproche de celle des créateurs de possibles que sont les artistes. Que font-ils sinon produire des symboles qui, contrairement aux signes qui ressortissent à la logique de l’équivalence – celle de l’économie qui a envahi toute la vie –, ressortissent à la logique de l’ambivalence, c’est-à-dire qui créent un surplus de sens, générateur de possibles. Le poète combat sans cesse l’aplatissement de la vie en signes, en équivalents qui se modèlent sur la valeur d’échange de l’économie politique. La recherche de possibles – dans toutes les activités humaines – manifeste un effort pour sortir de cette économie politique qui domine la vie de part en part. Si nous entendons culture au sens de dépassement, d’appropriation par l’homme de sa propre nature dans des pratiques où création et contrôle ne sont plus dissociés – le contrôle étant aujourd’hui exercé par la société, par les classes sociales dominantes en dernière analyse – alors la culturepraxis devient l’antithèse de l’aliénation, de l’exploitation et de l’autorité qui, après analyse des sociétés industrielles, se révèlent être les trois concepts qui en expliquent la nature. La recherche des possibles veut contribuer à libérer la praxis humaine de l’exploitation de l’homme par l’homme, de l’aliénation généralisée et de l’autorité que des hommes s’arrogent sur d’autres.