1Edgar Morin, l’éminent sociologue français, auteur d’importants ouvrages, dont Le paradigme perdu : la nature humaine, a eu l’occasion de s’entretenir, en exclusivité pour Forces, avec son ami Marcel Rioux, l’un de nos sociologues nord-américains les plus avertis des problèmes de notre temps.

2Edgar Morin, qui vient de publier La vie de la vie, second tome d’un travail de réflexion intitulé La méthode, s’est attaché en de nombreuses circonstances à analyser les problèmes d’évolution des sociétés, en particulier les problèmes ayant trait à la nouvelle culture, telle qu’elle s’est révélée en Amérique ou en Europe.

3Edgar Morin et Marcel Rioux s’interrogent sur les répercussions et les prolongements visibles ou secrets de ce phénomène de la nouvelle culture dans notre vie quotidienne et dans la civilisation, aujourd’hui et demain.

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4Marcel Rioux : Edgar Morin, nous sommes réunis pour discuter de la nouvelle culture. Vous vous y êtes intéressé, moi aussi. Dans les années 1960, vous avez écrit là-dessus dans votre Journal de Californie ; j’ai écrit aussi des choses là-dessus. Vous et moi, nous considérions, à ce moment-là, que la nouvelle culture était un phénomène extrêmement important et que, peut-être, cela annonçait une espèce d’évolution dans la société industrielle avancée. Avons-nous pris nos désirs pour des réalités ou la nouvelle culture, la contre-culture, ou la culture des jeunes, a-t-elle des prolongements maintenant ?

« Un type de conscience nouvelle »

5Edgar morin : Dans le Journal de Californie, en 1969-70, je faisais trois hypothèses sur le futur. La première hypothèse, c’était la clochardisation, c’est-à-dire que le mouvement s’autodégrade de lui-même et retombe dans des formes anciennes de marginalité parasitaire ; la deuxième, c’était la diffusion et, par là même, plus ou moins l’intégration, c’est-à-dire une large diffusion mais entraînant peut-être un peu l’affadissement, l’édulcoration et, pour employer le jargon très mauvais que je n’emploie pas d’habitude, la récupération. La troisième hypothèse, c’était la continuation des mouvements dans leur radicalité. Je disais aussi que sans doute ces trois courants coexisteraient.

6Que dire aujourd’hui ? Aujourd’hui, beaucoup de gens croient que c’est fini, que cela a été comme une sorte de fête, d’explosion, dont il ne reste rien. C’est un peu, du reste, ce qu’en France, on dit de Mai 68. Et on peut dire de cette nouvelle culture ce qu’on peut dire aussi de Mai 68 : c’est que, dans un sens, il ne s’est rien passé et que, dans un autre sens, tout a changé. Sans doute, on ne se rend pas compte de ce changement dans la mesure où beaucoup de choses font désormais partie des tissus de la vie quotidienne. On ne se rend pas compte du changement énorme de psychologie. Je ne dis pas que la vie est changée, la vie n’est pas devenue meilleure, mais la psychologie est changée. Énormément. Tout d’abord, il y a eu une génération de gens qui ont vécu dans leurs vingt ans ces événements mémorables et qui, aujourd’hui, sont de la génération des trentenaires. Ce sont des gens, effectivement, qui ne vivent plus cette expérience dans le sens communautaire qu’ils ont voulu vivre.

7Je prenais, il y a un moment, les Français en exemple. J’ai l’impression (je dis que j’ai l’impression, parce que malheureusement j’ai vécu assez renfermé pendant toutes ces dernières années…) que ces gens-là ont apporté quelque chose de nouveau dans leur attitude, dans leur psychologie, dans leur façon d’être, dans leur philosophie de la vie. Autrement dit, ces gens-là, c’est fini, ils ne retomberont plus dans l’ancien way of thinking, le way of life de la génération d’auparavant, cette sorte d’installation dans l’idée que tout est normal dans la société, qu’il faut faire carrière, etc. Il y a quelque chose d’autre ; il y a un frémissement nouveau ; il y a un type de conscience nouvelle. L’expérience radicale, c’est une expérience qui a eu des aventures, des avatars ; je dirais qu’elle continue.

8Prenons le mouvement communautaire. Bon, les communautés, c’est un phénomène typique d’expérimentation sociale volontaire qui chemine par tâtonnements. C’est-à-dire que les erreurs sont utiles au mouvement. Tous ceux qui ont vécu même l’échec des communautés en sortent changés. Il y a une sorte de diaspora, de pollinisation d’une expérience vécue. Mais les communautés continuent. Il y en a qui sont enracinées, il y a certaines formes qui ont émergé, et en dépit de cette formidable régression économique !... Parce que le phénomène est né dans une société prospère et pouvait, en quelque sorte, se nourrir grassement dans les poubelles de la société américaine. Maintenant, les poubelles sont de plus en plus vides, on restreint même l’allocation de chômage. Mais je pense que cette volonté de changement continue. Ici, je ne parle pas des États-Unis, je parle de la France.

9Marcel Rioux : Je pense que cela pose un problème théorique et un problème de lecture de l’évolution des sociétés industrielles avancées. Vous avez été membre du Parti communiste et vous vous en êtes retiré en faisant votre autocritique. J’ai enseigné le marxisme pendant quinze ans, de façon assez orthodoxe. Dans ce contexte marxiste, on peut se demander si la contradiction principale des sociétés industrielles avancées n’est pas l’aliénation plutôt que l’exploitation. Et dans la mesure où l’on croit que c’est l’aliénation, c’est-à-dire l’émiettement, la séparation des consciences, de la culture et de la société, moi, je faisais l’hypothèse globale que la nouvelle culture était un effort de retotalisation des pouvoirs de l’homme, de sa sensualité, de sa sensibilité, de son intellectualité. Alors on se dit : la société industrielle avancée n’a pas corrigé ces problèmes-là ; au contraire, elle est restée divisée, aliénée. Est-ce que la nouvelle culture n’est pas une réaction contre cette atomisation de l’homme et de ses pouvoirs ? On peut se demander : la société est demeurée ce qu’elle est, ce qu’elle était, comment cette nouvelle culture, dont d’aucuns croient qu’elle a disparu, se serait-elle évanouie, alors que ce qui l’avait fait naître est demeuré ? La nouvelle culture, je crois, n’était pas un mouvement volontariste ou organisé comme peuvent l’être les syndicats, les marxistes ou les partis politiques. C’était plutôt un mouvement spontané, qui d’ailleurs est né dans des classes différentes, c’est-à-dire chez des petits-bourgeois, des bourgeois, des étudiants… La question que j’en viens à me poser est la suivante : si la cause qui a amené ces réactions contre la société de consommation et contre l’émiettement de l’homme et de ses pouvoirs n’a pas disparu, comment se fait-il que ces contestations spectaculaires aient disparu ? Moi, je n’en crois rien. Je pense que cette culture se manifeste ailleurs, mais je voudrais savoir ce que vous pensez de cette hypothèse qui fait de l’aliénation la contradiction principale du capitalisme. Même Daniel Bell, qui n’est pas de nos amis, parle des contradictions culturelles du capitalisme. Ces contradictions-là n’ont pas disparu. Et comment expliquer que la contestation de cette société, qui pendant les années 1960 était très virulente, comment expliquer qu’elle semble avoir disparu ?

« La dignité a été redonnée à ce qui était minorisé dans la société »

10Edgar Morin : Tout d’abord, moi j’ai été marxien et je reste marxien, c’est-à-dire que marxiste je ne le suis plus, mais je n’ai pas tellement évolué. Ce que je n’ai plus, c’est cette idée : si être marxiste, c’est prétendre avoir la vérité et réduire tout à certains schémas, je ne suis plus marxiste. Je pense qu’il y a quelque prétention à se dire non marxiste, alors qu’il y a quelque chose dans Marx qui continue à être fécond pour moi. Et quand vous parlez de contradictions, cela reste absolument vrai.

11Maintenant, quand vous dites que nous nous rendons compte aujourd’hui que le problème clé ne se pose pas d’abord en termes d’aliénation, j’adhère à cette idée, encore que les deux termes existent, mais ce qu’on a mis sous le mot d’aliénation peut être différent. Je dirais aussi que, de même qu’on ne peut pas vivre sans une aliénation, pour être d’une certaine façon hors de soi-même, on ne peut pas non plus se réapproprier complètement. Mais, enfin, je vois très bien dans quel sens vous dites cela. En effet, cette nouvelle culture, c’est une revendication fondamentale, non seulement contre la société de consommation, mais contre une société où l’on montre que tous ces avantages et ces biens matériels, au lieu d’apporter une plénitude, apportent un vide. C’est un manque fondamental sur le plan de la personnalité, et l’aspiration était effectivement à la fois libertaire et communautaire, une liberté qui permettait plus d’expression de soi-même et plus de communauté, plus de fraternité. C’est effectivement quelque chose de très profond. C’est le visage positif du négatif de la société. Ils ont révélé ce qui manquait à la société d’une façon tout à fait bouleversante. Alors comment se fait-il que si, comme nous le pensons, c’est quelque chose de fondamental, cela apparaisse aujourd’hui comme un épiphénomène ?

12D’une part, je crois que la période qui a été vécue aux États-Unis, grosso modo en 1966-70, et en France, en 1968-70, est une période de jaillissement, où jaillissaient justement en plein jour les thèmes culturels nouveaux. En même temps, la dignité a été redonnée à ce qui était minorisé dans la société. Autrement dit, il y a eu comme la destruction du modèle. Au sommet de la pyramide, il y avait l’homme, le mâle, blanc, occidental, technicien, anglo-saxon de préférence, et qui dominait la femme, le jeune, l’enfant, le noir, le chicano, etc. Il est évident que ce mythe triomphant a été contesté. Il se désagrège parce qu’aujourd’hui, en effet, sont sortis le mouvement des femmes, le mouvement des homosexuels, etc., et on a dit minority is beautiful. On s’est rendu compte que la beauté n’était pas du côté des valeurs dominantes. Ce qui s’est passé, je crois, c’est que, même si les périodes de créativité sociale sont très rares, ce fut une période de créativité ; les thèmes ont été lancés, mais on ne pouvait pas s’attendre à avoir la fête permanente. Et moi, quand j’étais en Californie, je voyais que cela tournait au vinaigre, c’était quelque chose de sombre. J’ai assisté aux derniers grands park-in. Mais il y avait déjà de la tristesse, c’était la croisade des enfants qui se rendaient compte que la terre promise n’était pas là. Alors il y avait quand même dans ces mouvements une espérance infinie qui ne s’est pas réalisée, il y a eu un désabusement et un désenchantement.

13D’autre part, ce mouvement, à l’époque, aux États-Unis comme en France, était riche de potentialités, mais il n’a pas trouvé vraiment son expression, parce qu’une partie s’est coulée dans les modèles politiques traditionnels, au détriment des groupements révolutionnaires classiques, ce qui, aux États-Unis, a été favorisé par la guerre du Vietnam. Donc, les uns, des militants classiques, sont revenus dans les anciennes formes de vision du monde, et une autre partie est rentrée dans l’expérience individuelle de la vie privée. Et ce sont des phénomènes qui, dès qu’ils redeviennent individuels, redeviennent sociologiquement microscopiques, c’est-à-dire invisibles à l’œil nu.

« Un combat très douteux… »

14Il y a eu cette sorte de déchirement d’un mouvement qui était à la fois existentiel, culturel, et qui avait une volonté de politisation, pas dans le sens traditionnel de refaire un nouveau parti, mais d’imbiber, de transformer, en somme, toutes les conditions de la vie politique. Ce mouvement, dit-on, n’a pas trouvé son unité, une unité d’un type nouveau qui ne pouvait pas être d’homogénéisation. De même, le drame, c’est de voir que toutes ces forces émancipatrices séparées que sont le mouvement des femmes, le mouvement des jeunes, le mouvement écologique, le mouvement d’autogestion, ont suivi chacune sa voie propre en se fermant aux autres. Il y a eu une régression… Le mouvement a certes prolongé ses pseudopodes, mais qui se sont isolés les uns des autres. Nous sommes une société en travail, en travail souterrain, c’est-à-dire que des choses se passent dont on peut faire le bilan sur le plan des finalités, avec des régressions qui sont du reste le signe du progrès accompli. Il s’est passé quelque chose de tellement important, je ne dis pas dans la vie, mais dans la conscience féminine à tous les niveaux, à tous les degrés, qu’à un moment donné certaines femmes ont dit : « Ça suffit, retournons au foyer, etc. ».

15Il y a des choses qui frappent les observateurs : c’est justement des marches arrière du mouvement d’un certain côté, c’est-à-dire que la majorité tranquille reprend le dessus sur tel et tel plan, ce qui montre à quel point le mouvement s’était avancé. Aussi, je crois que nous avons affaire aujourd’hui à des forces séparées, aux tronçons d’un ver qui a été coupé en morceaux et dont chaque morceau continue à remuer. C’est une sorte de diaspora, une pollinisation, qui a aussi comme effet la dispersion. Il n’y a plus de force de choc, il y a trop d’isolement… Et nous sommes dans un combat très douteux, d’autant plus que la crise économique qui se greffe est absolument ambivalente, car il est évident que la crise économique tend à étouffer la crise culturelle, parce qu’on a des anciennes préoccupations en jeu qui sont normales, comme le mâle, etc.

16Marcel Rioux : Justement, Marx n’a-t-il pas dit que les hommes ne se posent que des problèmes qu’ils croient pouvoir résoudre ? Dans les années 1960, c’était un peu l’euphorie économique et technologique, et le problème culturel s’est posé. Il me semble que la crise du pétrole, de l’énergie, et les crises économiques qui les accompagnent, ont éliminé ou en tout cas ont masqué cette crise culturelle.

« Le nouveau mouvement de la pensée n’a pas trouvé son outil »

17Edgar Morin : Sur certains plans peut-être, mais sur d’autres plans, ce problème de l’énergie redonne une vitalité au mouvement à travers les luttes écologiques. Aujourd’hui, quels sont ceux qui ont apporté des solutions ?

18À ce propos, je voudrais parler d’expériences qui ont lieu dans les Cévennes, une région du sud de la France. Il y a environ 1 000 néo-Cévenols, c’est-à-dire, en réalité, 1 000 jeunes urbains qui, en famille, seuls ou en communauté, sont venus s’implanter sur cette terre pour y vivre. Ils essaient de vivre autrement, pour échapper, justement, à cette aliénation. Ce n’est quand même pas mal ! Ils sont en rapport entre eux, ils ont même voulu faire une radio libre qu’ils appelaient « Radio vers à soie », parce que c’était dans la région où l’on faisait l’élevage des vers à soie auparavant. Ils ont à résoudre des problèmes fondamentaux. Ils sont des expérimentateurs sociaux : ils expérimentent ce fameux « compost broussailles ». C’est une forme de procédé pour composter des broussailles qui servent de fertilisants. On accélère le broyage et les processus de fermentation, de façon à créer un engrais et, dans certaines régions, c’est un fertilisant extraordinaire pour les terres pauvres. Bref, ils font de l’expérimentation, et je dirais même que ce sont des pionniers qui nous préparent à l’éventuelle ère de grande pénurie ; ils sont déjà prêts à affronter les temps difficiles. Je ne dis pas que leurs recettes vont être universelles, mais j’ai l’impression que c’est sous des formes nouvelles et surprenantes que tous ceux-là continuent.

19Mais il est évident qu’il manque l’essentiel : la foi collective, la liaison entre ces mouvements, la pensée nouvelle. Bien sûr, il y a une recherche d’une pensée globale, synthétique, qui a été vaguement religieuse, vaguement cosmique, vaguement romantique, vaguement yogiste, vaguement bouddhiste, vaguement hindouiste, vaguement systémiste, vaguement vague… Il y a eu tout ça, mais effectivement, le mouvement révolutionnaire du XIX^e siècle, pour le pire comme pour le meilleur, avait trouvé finalement son outil de pensée avec la pensée de Marx et Engels, mais le nouveau mouvement de la pensée n’a pas trouvé son outil de pensée. Bon, il ne faut pas forcer les choses, on ne peut pas apporter un système, une méthode, en disant : « Voici la vérité »… Mais je crois qu’il a manqué au mouvement ce qu’il fallait pour faire le saut. Au moment de la décadence de l’Empire romain, des processus d’urbanisation ne pouvaient pas tenir ; il n’y avait plus de main-d’œuvre, puisqu’il n’y avait plus de guerre…

20Autrement dit, l’Empire romain n’a pas pu trouver la ressource nouvelle, c’est-à-dire la technologie qui aurait permis de faire le saut. Nous, ce n’est pas une technologie qu’il nous manque ; il nous manque peut-être, je dirais, une façon de penser, une façon de vivre et d’agir qui nous permettraient de faire le saut. Alors, il est très possible en effet que tout cela échoue misérablement.

« Nous sentons une société nouvelle en gestation… »

21Marcel Rioux : Moi, je reste optimiste. C’est-à-dire que nous qui favorisons et épaulons les comportements émancipatoires et ce qui veut naître dans la société – vous vous souvenez de Gramsci qui disait : « II y a ce qui meurt et il y a ce qui veut naître, ce qui veut naître n’arrive pas à naître » – nous sentons qu’il y a une société nouvelle en gestation…

22Edgar Morin : Oui, où le mort n’est pas mort et où le vivant n’arrive pas à vivre. C’est ça le drame !

23Marcel Rioux : Je lisais, avant de vous rencontrer, une entrevue de Habermas. Il parle surtout de l’Allemagne. Et de la crise énergétique et économique qui, dit-il, a provoqué des retours vers des formes plus traditionnelles et peut-être vers encore plus d’autoritarisme. Alors, on peut dégager deux choses ; il y a une nouvelle société qui est en gestation, qui veut naître, mais la crise énergétique et la crise économique, à l’heure actuelle, masquent ces désirs pour des formes nouvelles de société. Aux États-Unis et ici au Québec, on sent que les années permissives de 1960 et du début des années 1970 se sont bien passées, et on dit, là comme ici, « Back to fundamentals », « Back to basics »… « Finies les folies », comme disait naguère le premier ministre du Canada, monsieur Trudeau. Est-ce que vous ne sentez pas une espèce de « backlash » ? En Angleterre, on a élu un gouvernement conservateur et, pour quelques mois, au Canada aussi. Et même le Parti québécois, qui se veut libérateur national et social-démocrate, s’est posé des questions, justement, sur les mérites de l’ancienne société. Est-ce que votre optimisme n’est pas mitigé face à ces mouvements politiques ? En France, il me semble aussi discerner des mouvements vers plus d’ordre, avec, bien sûr, le rejet des partis politiques. Donc, ce qui veut naître peut être empêché de naître, justement, par les dominants économiques qui rétablissent des régimes de Law and order.

24Edgar Morin : Ce n’est pas seulement cela. D’abord, je ne suis pas pessimiste, je vois la possibilité d’échec, mais je crois qu’historiquement, toute grande force profonde finit par triompher. Dans la mesure où ceci n’était qu’un signe annonciateur, un prodrome et un élément de quelque chose, sans doute, de beaucoup plus ample et beaucoup plus profond qui concerne peut-être l’être de la société, pour ne pas dire l’être de l’humanité, dans la mesure où il s’agissait de quelque chose de très, très profond. Une grande révolution humaine, d’abord elle se déploie dans un temps assez long, et puis il se peut qu’elle n’aboutisse pas ! Voilà ce que je veux dire : c’est une entreprise qui ne se réalisera que beaucoup plus tard, mais le risque de l’échec est permanent.

25D’autre part, nous sommes victimes de l’inégalité des processus historiques, c’est-à-dire qu’effectivement, certains problèmes qui ont pu se poser dans la conscience d’une société riche, repue et même crevant sur son bien-être, apparaissent absolument dérisoires quand on regarde le reste du monde. Beaucoup de gens de notre société l’ont senti. Et même au colloque de Critère, auquel j’avais assisté au Québec, quelqu’un avait cité un exemple que j’aime beaucoup rappeler et qui est l’exemple des Bochimans Dobe dont parle Marshall Sahlins, qui, vivant dans un désert avec une technologie très archaïque, ne travaillent que trois heures par jour pour se nourrir (ce sont des chasseurs et des ramasseurs extraordinaires) ; le reste du temps, ils discutent, ils s’amusent, ils jouent avec les enfants, ils parlent philosophie…

26Marcel Rioux : Et ils font la guerre…

27Edgar Morin : Une petite guerre gentille : c’est du sport pour eux. Marshall Sahlins en avait même fait la première société d’abondance. C’est eux la vraie société d’abondance… Il y a là un exemple ! Mais là-dessus un Togolais avait rétorqué : « Vous rigolez ! Nous, on a besoin de médecins, on a besoin d’agriculture ; vous allez nous dire qu’il faut rester comme ces Bochimans ? »… Ils avaient raison l’un et l’autre, mais leurs discours, au lieu de se conjuguer, ont créé un mur d’incompréhension. Or, le drame, c’est ça : les problèmes n’ont pas évolué. Et j’ajouterais que pour moi, l’élection d’un gouvernement conservateur en Angleterre n’a été qu’une pure péripétie. Pour moi, le vrai problème est que la gauche, je parle pour la France, est tellement sclérosée qu’elle est incapable d’intégrer la nouveauté. Ils n’arrivent même pas à caser des femmes dans le Parti socialiste. Absolument ridicule ! C’est-à-dire qu’actuellement, les formes traditionnelles de la politique de gauche sont absolument décevantes, par rapport à l’intégration. Et j’ajoute que l’avant-garde dite révolutionnaire, c’est-à-dire ces groupuscules trotskystes ou ex-maoïstes, etc., c’est effrayant, ce sont des formes de crétinisation qui finalement dirigent la prise de conscience en une anticonscience.

28Marcel Rioux : Je crois qu’on est bien d’accord. Pour le long terme et le moyen terme, on peut être optimiste, n’est-ce pas, parce que les contradictions économiques et culturelles, et peut-être davantage culturelles, de la société industrielle avancée sont telles que le système, et cela a déjà commencé, va finir par péter. Mais, pour le court terme et même le moyen terme, on peut être pessimiste. Keynes disait : « Dans le long terme, nous serons tous morts. » Nous avons un chansonnier québécois, Raymond Lévesque, qui a dit : « Quand les hommes vivront d’amour, mes frères, nous serons morts. » Est-ce que vous entrevoyez l’avenir de nos sociétés d’une façon optimiste ou ne croyez-vous pas que les dominants ne vont pas se rebiffer et que pour maintenir la domination capitaliste et impérialiste, ils vont se décider à faire ce qu’il faut ? Quand quelqu’un, un Américain, va en Arabie Saoudite et dit : « Nous sommes prêts à défendre l’Arabie Saoudite » et l’autre lui dit : « Mais contre qui allez-vous défendre l’Arabie Saoudite ? Vous allez la défendre contre la Russie ou contre nous-mêmes ? Si c’est contre nous-même, ça nous inquiète énormément… » Les ressources devenant de plus en plus difficiles et de moins en moins disponibles, est-ce qu’on ne s’en va pas vers des guerres pour ces énergies non renouvelables ? Le reste de notre âge, est-ce que vous l’envisagez d’une façon pessimiste ou optimiste ?

« La partie la plus ardente de l’humanité travaille à ses propres chaînes… »

29Edgar Morin : Tout d’abord, je l’envisage d’une façon absolument incertaine, parce que la situation mondiale dans son ensemble présente tellement d’incertitudes et tellement de fragilité que je crois que la prédiction n’est possible qu’à un prophète. Si on prenait même d’une façon endogène le devenir de la société française, il n’a pas seulement ses incertitudes propres, mais il fait partie d’un complexe européen qui est dépendant, entre autres, de l’énergie, du robinet à pétrole… Aussi bien les USA que l’URSS ont chacun leur fragilité et leur force, qui ne sont pas les mêmes. Je suis incertain. Mais ce qui me semble très grave, c’est que les facteurs catastrophiques sont très puissants, et je dirais que les forces de mort et de destruction progressent. Pour reprendre l’exemple absolument classique de la bombe atomique qui est entièrement intégrée et à laquelle on est habitués…, ce qui est certain, c’est que la diffusion de cette arme, jusqu’à une échelle où un groupe peut l’utiliser, fait que ça accroît quand même les probabilités de son utilisation. Nous n’avons pas résolu le problème démographique mondial, le problème de la faim mondiale ! Il y a tous ces problèmes absolument énormes. Mais, ce qui me semble grave, c’est que ce n’est pas seulement, par exemple, le poids, le rôle du capitalisme, de l’impérialisme américain, puisque l’impérialisme américain, dans la situation actuelle, il est dans une période de débilité, il a lâché le Vietnam, il n’a rien fait en Iran. Ce qui me semble grave, c’est qu’une bonne partie de l’humanité, sous le juste besoin de libération, sous la bannière de l’idéologie de la libération, travaille à ses propres chaînes. Ce que je trouve dramatique, c’est que le communisme, la juste idéologie de la libération humaine, mais en tant qu’illogisme, sert à installer un nouveau pouvoir, une nouvelle oppression, une nouvelle exploitation. Autrement dit, toute une partie, la partie la plus ardente de l’humanité qui veut se libérer, travaille à ses propres chaînes, sans le savoir évidemment, comme souvent dans l’histoire.

30Alors, je dirais que les probabilités sont négatives. Mais d’abord je me dis que le propre de l’évolution historique, c’est l’improbable. L’improbable, c’est l’événement qui, évidemment, apparaît le moins probable du point de vue du calcul que l’on fait de l’avenir. C’est celui qui va briser, à un moment donné, une courbe. Alors, dans le fond, les grands événements heureux ont toujours été improbables, comme la révolution culturelle californienne. Je dirais même que 1956-57, l’Octobre polonais, ou la révolution hongroise que j’ai vécue, c’était absolument improbable, tout comme le rapport Krouchtchev. Ces événements qui m’ont comblé de bonheur, ils ont chuté après, mais c’était des moments, des extases de l’histoire. L’important, c’est que l’improbable peut arriver. Et moi je crois à l’improbable, et je me prépare à intervenir pour l’improbable. Voilà mon espoir. Donc, si vous voulez, je suis un optimiste tragique ou un pessimiste confiant. Je pense que la partie n’est pas jouée. On ne sait pas où elle se joue. Souvent on a l’impression qu’elle pourra se jouer. Enfin, elle se joue en plusieurs points à la fois, mais peut-être qu’on peut toujours intervenir, qu’on peut toujours espérer. Et moi, je vis cette incertitude de la situation. Au lieu de me décourager, je me mets dans la tête une très grande attention et tension.

« Le Québec… c’est l’arriéré qui est l’avancé… »

31Marcel Rioux : Edgar Morin, vous venez au Québec depuis maintenant près de vingt ans. Vous êtes un observateur attentif et sympathique de notre situation au Québec. Qu’est-ce que vous pensez de la situation ? Parce que notre cas est aussi assez tragique. Dans un sens, on est des Astérix, plus ou moins, dans cette Amérique du Nord qui prône stabilité politique, conservatisme, maintien du statu quo. Nous, petit peuple de 6 000 000 d’habitants, voulons sortir de ce statu quo. Il y a un gouvernement social-démocrate, un gouvernement qui, aussi, veut faire cette libération dite nationale… Vos observations sur le Québec pendant cette période d’à peu près vingt ans vous amènent à dire quoi ?

32Edgar Morin : C’est que j’ai vu des phases tellement différentes ! Pour moi, le Québec, ce fut vivre, par espèce de procuration, la Révolution tranquille, c’est-à-dire la floraison merveilleuse, le printemps d’une culture, le printemps d’un peuple, une inspiration infinie. Et puis, j’ai vu comment ce mouvement national a eu des aspects nationalistes qui pouvaient sembler se durcir, comment il n’est peut-être pas assez ouvert sur l’Autre, sur l’étranger, je ne parle pas de l’anglophone, je parle de l’Indien, le minoritaire, l’Autre. Et puis, dans le fond, ce qui m’avait frappé, c’était toujours cette sorte de double identité, de double conscience… D’un côté, cette volonté farouche de garder, de sauvegarder cette identité québécoise-française et, de l’autre, la peur de l’aventure et le lien de cette identité, je dirais, globalement nord-américaine. Il y a la conjonction d’un besoin de vivre sa vie avec brusquement la peur de casser les amarres, qui signifie vivre sa vie et dominer sa peur… Alors, c’est une lutte interne, au fond. Ce que je trouve de passionnant, c’est que le vrai débat n’est pas seulement entre le Québec et le reste du Canada (et pas seulement le reste du Canada puisque le reste du Canada lui-même a sa dualité profonde entre l’Ouest et le pseudo-jacobinisme « Trudeau-ontarien »), mais il y a un combat qui se mène, je crois, à l’intérieur, je ne dis pas de chaque Québécois, parce qu’il y a ceux, aux extrêmes, qui ont clairement choisi leur camp et ceux qui ont décidé de ne pas courir l’aventure, mais beaucoup de gens sont partagés ; à un moment donné, ils sont indépendantistes, et à un autre moment, ils ne le sont plus, par peur.

33Marcel Rioux : Je suis aussi frappé par ces tergiversations. Si je reste optimiste par rapport au Québec, je m’inspire d’un livre de George Lodge. Cet auteur voit émerger aujourd’hui aux États-Unis d’autres postulats culturels, un autre paradigme naître qui est le contraire de celui de Locke (1632-1704), qui sous-tendait, depuis la révolution industrielle, le développement de la technologie et la croissance économique sauvage. Lodge discerne un retour au communautarisme, à la participation, au « holisme », c’est-à-dire à des vues globales. Et si on se dit, nous, Québécois, que les Américains s’en vont vers cette forme de société (et Bell va jusqu’à dire que les anciens postulats de la société libérale n’ont aujourd’hui d’actualisation que dans la sphère proprement économique), que les Américains d’ores et déjà ont commencé de vivre leur vie quotidienne dans des actions de participation, dans des communautés, dans la préservation des traditions culturelles, si tout cela est vrai, ce qui me rend optimiste, c’est que dans cette nouvelle situation, les Québécois ont quelques longueurs d’avance sur les Américains. C’est-à-dire que la société québécoise n’est pas aussi érodée, n’est pas aussi émiettée que la société américaine. Et je crois que le tragique serait de vouloir rejoindre, rattraper la société américaine qui est déjà en route pour ailleurs. L’économiste américain Kenneth Boulding disait récemment aux Québécois : « Vous êtes des gens extrêmement sympathiques, mais vous serez toujours un peu retardataires… » Retardataires par rapport à New York, où tout est émietté et où tout va finir par péter, parce que le tissu social, le tissu humain est érodé. Et moi, si je veux que le Québec devienne une société à part entière, souveraine, ce n’est pas pour des raisons du passé, pour redresser des torts qui nous auraient été faits, mais parce que l’évolution même de la société américaine va dans le sens où nous, nous sommes déjà en route.

34Edgar Morin : C’est très possible, mais je manque là, maintenant, d’information et d’expérience. Je ne suis pas retourné aux États-Unis depuis quelques années, mais ce type de prédictions de Lodge, a priori, ne m’étonnerait pas. Et je pense, en effet, qu’il y a quelque chose, pas seulement de singulier à sauvegarder dans le Québec, mais peut-être y a-t-il quelque avenir dans cette singularité, c’est-à-dire que finalement, une fois de plus dans l’histoire, c’est l’arriéré qui est l’avancé.

35Marcel Rioux : Comme dans cette parole évangélique : « Les derniers seront les premiers… »