… les deux conquêtes […] celle d’autrefois et celle de tous les jours d’aujourd’hui, lente et sournoise mais plus cruelle encore, étouffant tout un petit peuple d’agriculteurs et d’ouvriers sous son emprise économique…
Trente arpents,
Ringuet (cité par Stanley Ryerson,
Le capitalisme et la Confédération)

Les débuts d’un temps nouveau…

1André d’Allemagne, retraçant la naissance du mouvement d’indépendance nationale de ces dernières années qui, renouant avec celui des Patriotes de 1837, achemine le Québec vers sa libération, choisit d’étudier ce mouvement comme groupe de pression. Il n’est pas sûr que l’auteur ne soit pas trop modeste. Ne s’agit-il pas plutôt d’un mouvement social qui exprime et vise un phénomène social total ? Quoi qu’il en soit, le choix de ses outils théoriques n’entame aucunement la qualité de son information, ni celle de son analyse. Il fallait que ces événements, encore si près de nous et que déjà l’aujourd’hui estompe, fussent consignés par le témoin privilégié qu’est André d’Allemagne.

2Depuis 1960, date de la fondation du RIN, l’idée d’indépendance nationale a fait du chemin. Près de 900 000 Québécois viennent de voter pour le Parti québécois qui la prône et s’engage à la réaliser. Plusieurs observateurs étrangers sont d’avis que l’avènement d’un Québec libre est inéluctable. Ceux qui vivent cette histoire en marche auront peut-être tendance à oublier qu’il n’y a que quelques années encore, l’idée d’indépendance pour le Québec faisait sourire tous les bien-pensants et que sa réalisation prochaine faisait se tordre de rire tous les réalistes, tous les fédéraux, tous les tenants de la stabilité et de la sécurité, en bref, tous ceux qui ont les deux pieds sur terre. C’était l’époque – ô combien révolue ! – où le premier ministre du Canada écrivait : « Je me rase quand j’entends notre engeance nationaliste se donner pour révolutionnaire […] adoncques je me rase quand j’entends notre engeance nationaliste se donner pour révolutionnaire. » Le rasage n’a qu’un temps. Celui de l’Armée et des Mesures de guerre n’était pas loin !

3Que s’est-il passé pour qu’une idée que l’on croyait morte et enterrée depuis plus de cent vingt ans resurgisse avec tant de force au tournant des années 1960 et soit, aujourd’hui, en voie de réalisation ? Il fallait que disparussent les conditions sociales qui ont rendu possible l’occultation de l’état de dépendance et de colonisation du Québec ; il fallait que les classes dominantes depuis la seconde moitié du XIX^e siècle cèdent leur place, en 1960, aux libéraux de M. Lesage et de Cité libre, pour que d’autres groupes et d’autres idéologies apparaissent en démasquant l’exploitation coloniale et capitaliste dont les élites traditionnelles s’étaient accommodées depuis au-delà d’un siècle.

4Devant la menace d’assimilation et d’anéantissement que faisaient peser sur le pays le rapport Durham, l’Acte d’Union de 1841, la Confédération des territoires britanniques de l’Amérique du Nord, les classes sociales dominantes de l’époque avec le clergé en tête suivi des hommes politiques et des brasseurs d’affaires ont tout simplement abandonné l’idée d’indépendance nationale et ont choisi de collaborer avec les anglophones en retour de certaines parcelles de pouvoir. Le clergé obtenait la part du lion : hégémonie sur les indigènes francophones dans les domaines spirituel et intellectuel ; les politiques obtiennent une mobilité qui conduit quelques-uns aux premières loges, comme Lafontaine, Cartier, Laurier, Saint-Laurent, Trudeau ; d’autres administrent certains secteurs mineurs de la colonie intérieure, dont Gouin, Taschereau, Duplessis, Bourassa. Des hommes d’affaires québécois ont le droit d’extorquer une partie des profits dérivés du travail des ouvriers. On croyait ou l’on feignait de croire – on l’enseignait partout – que l’important, c’était de conserver sa religion, sa langue et ses traditions. On prônait et pratiquait quand c’était possible une espèce de souveraineté culturelle pour porteurs d’eau et scieurs de bois. Le reste, c’est-à-dire le pouvoir politique, la puissance économique, le développement technologique, n’avait pas grande importance et pouvait continuer d’appartenir aux matérialistes anglophones, qu’on était d’ailleurs assuré de ne pas revoir au ciel. L’important, c’était de mourir en français, muni des derniers sacrements. Dieu s’occupait du reste. Ces arrangements qui convenaient à tout le monde, excepté à l’ensemble du peuple québécois, durèrent un siècle et plus. Il y eut bien quelques accidents de parcours – comme le jour où les fédéraux pendirent Riel et où ils déclarèrent des guerres aux côtés de l’Angleterre –, mais dans l’ensemble, le Québec continua d’être un peuple heureux, « en possession tranquille de la vérité », comme l’affirmait M. Lesage en 1961. Chaque année d’ailleurs, le 24 juin, on promenait un mouton dans les rues, pour bien marquer notre docilité et notre bon-garçonisme. Le reste du temps, les Québécois, faute de faire l’histoire, se racontaient des histoires de curés et d’Anglais. Personne ne songeait plus à faire l’indépendance ; les plus militaristes s’engageaient dans les zouaves pontificaux.

5Mais « les plus belles choses ont le pire destin ». Le Québec traditionnel devait attraper son coup de mort de 1939 à 1945. Non pas sur les champs de bataille de la Deuxième Guerre mondiale, mais suite aux transformations économiques, industrielles et démographiques que la participation canadienne à cette guerre provoqua au Québec.

6De nouvelles tractions de classe surgirent, qui devaient, aussitôt la guerre terminée, contester l’hégémonie des classes traditionnelles comme le clergé, la petite bourgeoisie, les professions libérales et leur idéologie de conservation. Ces nouveaux techniciens, technocrates, syndicalistes et intellectuels, ne mettent pas en cause la colonisation politique et économique du Québec ni l’exploitation capitaliste qui y règne, mais le retard culturel que cette formation sociale a accumulé pendant le siècle qui s’achève. C’est contre le roi nègre, Duplessis, contre les institutions et les mentalités préindustrielles que ces réformateurs vont s’élever. Le Québec doit se moderniser s’il veut jouer efficacement son rôle de colonie intérieure ; les porteurs d’eau modernes doivent être plus instruits, moins cléricalisés, plus détachés de leurs institutions communautaires et vendre une force de travail plus adaptée aux exigences de la technologie moderne. La Révolution tranquille que mèneront les libéraux à partir du 22 juin 1960 n’est pas autre chose que l’adaptation du Québec aux nouvelles conditions imposées par le développement des forces productives que les USA génèrent dans leur immédiate périphérie. Tout se passe comme si devait être accomplie cette première phase de modernisation, le passage effectif de la société communautaire à la société industrielle et contractuelle, pour que reparussent des idéologies de dépassement, c’est-à-dire qu’il fallait que fussent mises au rancart les classes et les idéologies qui avaient non seulement contribué à masquer la colonisation de la nation québécoise et l’exploitation de ses classes salariées, mais aussi combattu l’industrialisation et l’urbanisation du Québec, avec l’arrière-pensée qu’un Québec rural et agricole, vivant à l’âge de la paroisse, leur assurait un contrôle éternel. En d’autres termes, il fallait, dans un premier temps, que fussent abolies les conditions ayant rendu possible la domination des classes qui avaient imposé l’idéologie de conservation pour que fussent ensuite dévoilées la domination politique et économique du pays québécois par des puissances extérieures et l’exploitation de classe à l’intérieur du Québec. Le plus clair des effets de la Révolution tranquille déclenchée par les libéraux aura été d’amener à des contestations plus fondamentales et d’ouvrir la voie, au plan national, au Parti québécois et, au plan social, à la radicalisation des centrales ouvrières et à l’apparition de mouvements idéologiques centrés sur la prise du pouvoir politique par les masses ouvrières.

7André d’Allemagne, en retraçant la naissance du RIN et son développement comme mouvement social jusqu’à sa transformation en parti politique en 1963, montre que les deux problématiques sociale et nationale sont liées, et ce, dès 1960. L’indépendance politique du Québec, certes, mais non sans « la planification économique, l’intervention généralisée de l’État, la laïcisation de la société, la nationalisation des ressources naturelles et de certains secteurs économiques ». Au Québec de 1963, écrit d’Allemagne, il n’en faut pas plus pour présenter un visage de « gauche ». L’activité parallèle des mouvements révolutionnaires clandestins (FLQ, ALD, ARQ), auxquels les vieux partis ne manqueront pas d’associer le RIN, n’aidera certes pas le nouveau parti à acquérir la « respectabilité, indispensable à tout succès électoral ».

8Ce n’est pas du jour au lendemain qu’un peuple qu’on a soigneusement conditionné à la peur et à la dépendance, qui s’est constitué une image de lui-même dont l’Autre lui fournit les principaux éléments, arrive à se penser différemment et à agir en hommes nouveaux et libres qui assument leur propre destin. Mais le temps presse. Il en va des peuples comme des individus : un temps vient où malgré tous les efforts thérapeutiques, l’agonie apparaît. C’est la stabilité et la sécurité suprêmes qu’elle annonce.

9Il faut savoir gré à André d’Allemagne d’avoir retracé les commencements d’un mouvement qui, si nous le voulons, nous débarrassera à jamais des pleutres qui nous obligent à calculer, à une décimale près, le prix de l’indépendance et de la liberté collectives.