Mon enfant, ma sœur
Songe à la douceur
D’aller là-bas vivre ensemble
Au pays qui te ressemble.
L’invitation au voyage
Baudelaire

1Depuis que le trio de libéraux québécois, Marchand – Pelletier – Trudeau, a décidé de passer à Ottawa, on s’est demandé comment des hommes qui ont longtemps été identifiés à la gauche québécoise ont pu parcourir un tel chemin. En certains milieux, on a crié à la trahison, à l’opportunisme et au scandale. Je soumets que cet itinéraire s’explique sans qu’il faille recourir à ces gros mots ni même à la psychanalyse des personnes mises en cause. Il me semble, au contraire, que la cause profonde de leur geste se trouve dans la société québécoise elle-même. D’une certaine façon, on peut dire que ce ne sont pas eux qui ont décidé de leur plein gré de partir pour Ottawa, mais que c’est la société québécoise qui les y a obligés. Dans le cours des mutations du Québec contemporain, il arrive que les changements et les aspirations aux changements que connaît le Québec dépassent de beaucoup les réformes que les hommes de gauche des années 1950 préconisaient. Comme quoi les révolutionnaires d’hier peuvent devenir les conservateurs d’aujourd’hui. Pour mieux comprendre le geste du trio MPT, il faut suivre l’évolution du Québec depuis deux décennies.

2En 1945, au lendemain de la guerre, le Québec se retrouvait avec une économie en pleine expansion et une population de plus en plus urbanisée ; il avait acquis tous les caractères objectifs d’une société industrielle en plein essor. Sa culture traditionnelle cadrait de moins en moins avec ses nouvelles structures sociales. L’idéologie traditionnelle et le pouvoir politique sur lesquels le Québec prenait assise retardaient scandaleusement son développement. Si l’on entend par idéologie la définition qu’un groupe se donne de lui-même et les buts qu’il assigne à son action collective, il faut se rendre compte que l’idéologie dominante du Québec n’avait guère évolué depuis la deuxième moitié du XIX^e siècle. Alors que la technologie, l’économie, l’organisation sociale et le genre de vie s’étaient profondément transformés, l’idéologie clérico-petite-bourgeoise continuait de définir le Québec comme une culture traditionnelle, minoritaire, catholique et française ; les définisseurs de cette idéologie – le clergé et l’élite des professions libérales – s’étaient donné pour mission de conserver au Québec tous ces caractères. Contre la réalité qui avait grandement évolué, ils continuaient de définir ainsi le Québec et de vouloir qu’il fût ainsi. D’autre part, le personnel et la pratique politiques n’avaient guère changé non plus : Duplessis incarnait ce régime traditionnel, paternaliste et conservateur, dont les meilleures armes étaient le patronage et le cléricalisme.

3Très tôt après la guerre devaient se former des mouvements de contestation de cette idéologie et de cette politique anachroniques. La grève d’Asbestos et le Refus global de Borduas marquèrent, dès 1948, une volonté arrêtée de contestation des pouvoirs établis et de démystification. Cité libre, fondée en 1950, cristallisa une bonne partie de l’opposition à l’idéologie clérico-petite-bourgeoise et à Duplessis. Les syndicats ouvriers, la CSN en particulier, luttèrent vigoureusement sur plusieurs fronts. La Faculté des sciences sociales de Laval fit un travail soutenu de démystification et de sape de l’idéologie dominante. Dans tous ces combats, le trio MPT se trouvait à l’avant-garde : syndicats, mouvements catholiques, presse, mouvements d’opposition politique les virent à l’œuvre.

4Toutes ces critiques et ces mouvements de réforme mirent du temps à se traduire par des gains électoraux. Duplessis gagnait invariablement toutes les parties. On a donné plusieurs raisons à l’invincibilité du régime : corruption électorale, apathie des masses qui profitaient du niveau de vie qui s’améliorait, appui massif des milieux ruraux. Aujourd’hui, on se rend compte que Duplessis en liant son régime à l’autonomie du Québec touchait là une fibre permanente de l’électorat québécois. Ceux qui le combattaient n’étaient pas disposés à admettre cette autonomie qui ne faisait, à leurs yeux, que renforcer son régime et perpétuer l’idéologie traditionnelle. Comme les débats politiques avaient tendance à se polariser sur Québec et Ottawa, ceux qui contestaient l’ordre établi au Québec étaient perçus comme des centralisateurs et des suppôts des fédéraux. La logique de la situation était telle qu’effectivement ceux qui ne pouvaient plus tolérer l’état d’arriération idéologique et politique du Québec avaient tendance à lorgner vers Ottawa qui lui aussi combattait Duplessis, mais pour des raisons plus pratiquement électorales. Les quelques mouvements nationalistes ou socialistes qui dépassaient cette contradiction et sortaient de cette logique circulaire et séculaire avaient trop peu de rayonnement, à ce moment-là, pour être entendus et influer sur la situation. Les universités, vassalisées par Duplessis et l’Église, s’efforçaient de ne rien voir. Les étudiants se faisaient alors remarquer davantage par leurs canulars que par leur participation sociale. Vers la fin du régime, toutefois, les étudiants emboîtèrent le pas aux mouvements de contestation et s’engagèrent dans des actions de protestation et de revendication. Enfin, en 1960, après la mort de Duplessis, l’opposition libérale finit de peine et de misère par battre le duplessisme. Le Québec entrait dans le XX^e siècle.

5Depuis 1960, on s’est aperçu que cette entrée a été fracassante. Déjà, avant 1960, étaient apparus quelques signes précurseurs que le vent tournait et que les libéraux eux-mêmes, qui combattaient Duplessis, lui avaient emboîté le pas au sujet de l’autonomie du Québec. Depuis longtemps, les fédéraux libéraux avaient soutenu et épaulé les efforts de ceux qui voulaient renverser l’ordre établi du Québec. Quand, en 1958, Diefenbaker prit le pouvoir au Canada, les Québécois se rendirent compte qu’il ne fallait plus compter sur Ottawa et que la lutte contre Duplessis devait se livrer entièrement au Québec ; ils furent insensiblement amenés à adopter une politique plus autonomiste, qui devait les mener à leur slogan, « maîtres chez nous ». D’autre part, la grève de Radio-Canada en 1959, que Diefenbaker laissa pourrir, rapprocha du Québec bon nombre d’artistes et d’intellectuels qui se rendirent compte que le fédéralisme bonne ententiste était devenu une lourde croix à porter. De sorte que la victoire de Lesage, en 1960, s’accomplit dans un climat autonomiste ; les libéraux avaient repris l’arme favorite de Duplessis tout en combattant son régime et l’idéologie traditionnelle sur laquelle il prenait appui.

6En gros, la contestation du régime et de l’idéologie s’était faite au nom de la démocratie libérale. Ce que les intellectuels reprochaient à Duplessis, c’était de retarder sur le reste des démocraties nord-américaines et de ne pas respecter assez les libertés individuelles qui forment l’essence de cette théorie et de cette pratique politiques. Pendant les années 1950, le trio MPT s’était fait le champion de ces réformes ; il fallait le plus tôt possible mettre le Québec au pas du continent. L’article de Trudeau sur la démocratie, qui lui valut le prix du Gouverneur général du Canada, portait essentiellement sur le retard du Québec à accepter la démocratie anglo-saxonne et sur les perversions que le Québec avait infligées à cette dernière. On peut donc dire que tant au niveau des théoriciens que des praticiens du nouveau régime, on s’attendait en 1960 à voir le Québec s’installer dans le parlementarisme britannique et jouer le grand jeu avec Ottawa et les provinces. Québec allait enfin devenir une province comme les autres, tout en conservant quelques petites bizarreries héritées du passé. Il y avait bien de-ci de-là quelques minuscules mouvements indépendantistes, mais on les considérait comme l’œuvre d’écervelés sans importance. (On mesura vite l’importance du réalisme et de l’efficacité politiques ; les libéraux au pouvoir, il fallait cesser d’émettre des idées sans importance et devenir aussi sérieux que les gens importants.) N’y avait-il pas toujours eu, d’ailleurs, de tels mouvements ? La famille Breton se fit forte de prouver que ces mouvements revenaient à chaque bourrasque, comme le rhume des foins. Pour être bien sûr qu’il en allait ainsi, les journaux importants annonçaient périodiquement la mort de ces mouvements. Les efforts du trio MPT étaient donc couronnés de succès. Le Québec rentrait dans le grand jeu. Ce serait désormais une belle partie. Le trio décida de surveiller le jeu, de voir à l’application des règlements et de siffler quand on se conduirait mal. Il fallait surtout vérifier que le Québec n’empiète pas sur Ottawa et qu’Ottawa n’empiète pas sur le Québec. Il y avait là de quoi remplir une bonne vie de bon démocrate, car les règles sont si facilement violées. Pelletier s’installa à La Presse et Trudeau à Cité libre. Connaissant tous les règlements, ils allaient pouvoir faire du bon travail.

7Que s’est-il donc passé pour qu’aujourd’hui ces bons arbitres de nos libertés quittent leur poste et décident de jouer contre Québec ? Il y a longtemps qu’ils sifflaient pour arrêter le jeu, mais comme la partie continuait et que les joueurs du Québec se souciaient de moins en moins de leurs remontrances, ils ont décidé de quitter leur poste de gardiens de la conscience démocratique pour aller rejoindre ceux qui veulent empêcher le Québec de compter quelques points de plus.

8Si impartial qu’on soit, il y a des choses qu’on ne peut tolérer pendant très longtemps. Mais, enfin, que s’est-il donc passé ?

9Tout simplement que l’élection de 1960 n’était pas une élection comme les autres. Elle a déclenché ce que les sociologues appellent un phénomène social total ; elle n’a pas été comme les autres élections un événement qui n’affectait que la surface des opinions et des attitudes, mais un événement qui, se produisant à ce moment précis de l’histoire du Québec et du monde, a remis en question les fondements mêmes de notre société, en ébranlant tous les paliers de la réalité sociale. Le Québec passait brusquement de la possession tranquille de la vérité à la recherche angoissée d’une nouvelle définition de son être collectif et des buts qu’il devait se donner. C’était la remise en question d’une résignation séculaire. Et vite les rêves anciens de liberté et les fragiles espoirs de justice sociale et de croissance économique se sont mariés pour tenter de donner un nom et un visage à notre société de demain. Le Québec essaie de se donner une idéologie à la mesure de ce qu’il est devenu et de ses aspirations. Et comme cette interrogation angoissée surgit au moment même où l’histoire s’est remise en marche dans plusieurs parties du monde, la problématique traditionnelle Ottawa-Québec/Québec-Ottawa est vivement dépassée. Le bouchon sauté en 1960, le Québec sortit vite de la réserve où on l’avait parqué et qu’il s’était résigné à accepter pendant trop longtemps pour tenter de vivre à l’échelle du monde et du XX^e siècle. Au moment même où il accédait plus pleinement à la démocratie bourgeoise, il s’est rendu compte que sa bourgeoisie était trop rachitique pour occuper le pouvoir et il est passé à la recherche de la conciliation des libertés formelles et des libertés réelles ; il passe de la démocratie des notables à la démocratie de participation. Pendant ce temps-là, le trio des arbitres se rasait. « Je me rase dit Trudeau, quand j’entends notre engeance nationaliste se donner pour révolutionnaire […] adoncques je me rase quand j’entends notre engeance nationaliste se donner pour révolutionnaire. »

10Mais on ne peut se raser éternellement. On devient vite écorché. « La chair est triste, hélas, et j’ai lu tous les livres. Fuir là-bas, fuir ! » C’était la tentation du voyage. D’autant que la partie est devenue intenable pour ces rigoureux arbitres. L’écart est devenu incommensurable entre les questions que se pose le Québec et celles que permet le livre libéral des règlements. Par exemple, au lieu de se demander comme les libéraux dans quels quartiers il faut cacher les pauvres et comment les alimenter pour qu’ils ne dérangent pas trop la bonne marche de la société libérale, plusieurs Québécois se demandent s’il ne vaudrait pas mieux mettre au rancart le système à produire des pauvres (40 millions aux États-Unis). Au lieu de chercher, comme les libéraux, des trucs (unité nationale, biculturalisme, fédéralisme coopératif, bilinguisme) pour que le Québec prenne en patience son infériorité, un nombre grandissant de Québécois sont de plus en plus résolus à supprimer les causes qui engendrent cette infériorité. C’est une façon de raisonner que les libéraux ont vite qualifiée de globaliste. Il faut, de toute évidence, s’attaquer aux plus petits effets de la domination économique et politique que subit le Québec, dans l’espoir qu’en chemin on oubliera les causes réelles de tous ces maux. On pourrait, par exemple, nommer une commission royale pour enquêter sur les raisons expliquant qu’on découvre plus de scandales chez les parlementaires francophones que chez leurs vis-à-vis anglophones. Après une dizaine d’années, on passerait vite à un autre problème bien précis : pourquoi les débardeurs de Montréal gagnent-ils moins que ceux de Vancouver ? Ainsi, d’enquête en enquête, de décennie en décennie, on finirait par accumuler des dossiers qui fourniraient quelque lueur sur des problèmes plus vastes.

11Dès 1961, le trio MPT a compris que les Québécois étaient en train de jouer une drôle de partie ; ils sortaient nettement du terrain démocratique qu’on leur avait assigné depuis 1791. Depuis quatre ans le trio n’a pas cessé de siffler pour faire respecter les règlements. Il a menacé, chicané, est monté sur ses grands chevaux. Rien n’y a fait. De guerre lasse, il est passé dans l’autre camp. Des vedettes aussi chevronnées ne quittent pas la scène aussi facilement. Mieux vaut jouer pour n’importe quelle équipe que de ne pas jouer du tout. Pour eux, c’est toujours la même partie de cricket qui est en cours, avec les mêmes règlements, les mêmes participants et les mêmes « fans ». Dans ces sortes de parties, le fair-play est de mise, il faut que les équipes soient d’égale force. Le Québec étant devenu trop fort, ils courent renforcer l’autre équipe.

12Inutile de leur dire que le Québec ne joue plus au cricket. C’est un si beau jeu, selon eux, qu’ils ne croiraient pas que nous voulions nous en priver. Bonne partie quand même.

13P.-S. – Faut-il tout dire ? Ce que le programme fédéral annonce comme une innocente partie de cricket est en réalité une grosse partie de « monopole ». À ce jeu qui ne pardonne pas, le trio qui se rasait au Québec menace d’être rasé à son tour. À enfants de chœur, enfants de chœur et demi.