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La culture comme refus de l’économisme

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Marcel Rioux

Une entrevue avec Herbert Marcuse1

Résumé

Cet article correspond à la retranscription de l’entrevue que Rioux, venu en Californie, réalise avec Herbert Marcuse, figure de proue de l’époque. Face à son interlocuteur, Rioux aborde divers sujets liés aux questions de l’heure et également à la pensée critique, aux États-Unis comme ailleurs. Il y est fait état de la société américaine, fer de lance de l’économie capitaliste en voie de s’imposer à l’échelle de la planète malgré ses aléas et ses contradictions. Comment l’envisager sous l’optique théorique ? Comment concevoir en théorie les forces sociales en présence ? Rioux ne se fait pas faute d’exposer à son vis-à-vis ses considérations sur les jeunes et sur l’art. Il est finalement question du Québec et du rôle que peuvent jouer les « petites nations » qui gravitent dans l’orbite de l’Empire américain que Marcuse perçoit en déclin. Marcuse, on le verra, répond à l’une et l’autre questions avec éloquence, mais parfois sur un ton agacé. Rioux avouera plus tard que l’entrevue a connu des ratés et que son interlocuteur s’est montré peu sympathique. Il aura néanmoins réussi ce tour de force d’amener Marcuse à se prononcer sur les questions de l’heure et sur l’état de la société dans laquelle il évolue tant bien que mal.

Texte intégral

  • 1 Forces, no 22, 1973, p. 46-63.

1Les deux ouvrages qui ont rendu Marcuse célèbre, dans les années 1960, Éros et civilisation et L’homme unidimensionnel, relèvent davantage de la critique sociale que de la philosophie, du moins de celle qu’on enseigne dans les universités. C’est peut-être pour cette raison que sa pensée, qui répond aux questions et aux angoisses de l’homme moderne, a connu un tel retentissement. Continuateur de Hegel et de Marx, Marcuse plaide pour l’abolition de toutes les institutions répressives, engendrées particulièrement par le mode de production capitaliste, et dresse un violent réquisitoire contre la société américaine et ses impérialismes. On se souviendra que les têtes d’affiche pendant la révolution de Mai 68, en France, se trouvaient à la lettre M : Marx, Mao, Marcuse. Les damnés de la société de consommation avaient trouvé leurs prophètes.

2Est-ce un paradoxe ? Ou est-ce poussé par le désir d’étudier de plus près la société qu’il dénonce que Marcuse vit présentement en Californie, le haut lieu de la consommation américaine ? Récemment, en plein milieu de l’hiver, allant le rencontrer, je l’ai d’abord aperçu prenant un bain de soleil sur un pliant, seul et comme un peu étranger dans ce luxuriant campus de l’Université de Californie à San Diego. Si ses idées sont plus révolutionnaires que celles de Fidel Castro lui-même, il a conservé l’allure réservée et studieuse d’un professeur de philosophie ; s’il est aussi célèbre que ses voisins, les vedettes de Hollywood, il n’a rien de la prima donna. Il semble aimer mieux réfléchir, lire et écrire que de se donner en spectacle. Ce qui lui fait projeter l’image d’un bourru bienfaisant, qui semble vouloir en finir vite avec ses visiteurs, non sans toutefois manifester beaucoup de politesse et de bonne volonté devant des questions auxquelles il a depuis longtemps trouvé réponse. La Californie est bien grande qui peut contenir à la fois Nixon et Marcuse.

3Marcel Rioux : J’aimerais entendre vos commentaires sur les faits suivants : d’une part, le mode de production capitaliste est devenu un système mondial qui a supplanté tous les autres modes de production et qui s’impose même à la Russie et à la Chine ; d’autre part, les plus avancées des sociétés capitalistes ont commencé de se désintégrer sous le poids de leurs contradictions internes. Je crois qu’il y a là une sorte de contradiction : comme système, le mode de production capitaliste est en voie de consolidation, alors que les sociétés capitalistes les plus avancées sont de plus en plus agitées.

4Herbert Marcuse : Je verrais cette contradiction de façon différente. Il s’agit d’une phase du développement que Marx avait prédite. Il pensait que le capitalisme commencerait à s’effondrer lorsqu’il atteindrait son point culminant. Il est bien possible que ce point soit atteint. Mais je crois que votre affirmation est un peu prématurée, car les pays capitalistes les plus prospères ne sont pas en train de s’effondrer. Ils connaissent de sérieuses difficultés, mais ils ne s’écroulent pas. Même au sein du système général du capitalisme, il y a, c’est le moins qu’on puisse dire, de fortes perturbations. Les États-Unis voient, pour la première fois depuis de nombreuses années, leur hégémonie sérieusement attaquée par la Communauté économique européenne et surtout l’Allemagne de l’Ouest, d’une part, et par le Japon, d’autre part. Tous ces pays connaissent des perturbations internes.

L’aggravation des contradictions du système capitaliste

5Marcel Rioux : Quelles sont, selon vous, les nouvelles contradictions qui sont apparues dans les sociétés capitalistes et que Marx n’a pas prévues ?

6Herbert Marcuse : Eh bien, la contradiction fondamentale, qui est aujourd’hui plus profonde que jamais – à savoir celle qui existe entre la grande richesse de la société, les progrès techniques et la productivité d’une part, l’utilisation destructrice et abusive que l’on en fait d’autre part – a atteint un point que Marx n’a jamais prévu. Une autre contradiction fondamentale selon Marx, celle qui existe entre le capital et les salariés, prend une nouvelle forme : elle n’est nullement résolue, mais elle s’est modifiée au contact du capitalisme monopole d’État. L’intérêt du capital n’entre plus seulement en conflit avec l’intérêt des ouvriers, mais aussi avec celui de toute la population qui, directement ou indirectement, dépend du capital. La classe ouvrière comprend des secteurs de plus en plus importants des classes moyennes et de l’intelligentsia. En d’autres termes, cette phase du développement du capitalisme connaît une transformation dans la composition de la classe ouvrière et de ses prolongements dans la classe moyenne. Dès lors, il y a, d’une part, une concentration accélérée du pouvoir capitaliste dirigeant et, d’autre part, la grande majorité de la population dépendante qui comprend les classes moyennes, les salariés et les ouvriers, donc une classe ouvrière fortement élargie. Il ne s’agit pas d’une nouvelle classe ouvrière, mais plutôt d’une transformation et d’une expansion de l’ancienne.

7Marcel Rioux : Vous êtes donc d’opinion que les contradictions principales des sociétés capitalistes d’aujourd’hui sont les mêmes ou une extension de celles que Marx a prévues… Donc, si nous suivons Marx, nous dirons que la contradiction principale est celle qui existe entre les forces de production et les rapports de production ; cette contradiction est localisée dans l’instance économique. Là où je voulais en venir dans ma deuxième question, c’était qu’il y a d’autres contradictions, particulièrement dans l’instance culturelle, que Marx n’a pas repérées… Le fait que Marx considérait la valeur d’usage comme extérieure… comme différente de la valeur d’échange, tout en la définissant en termes purement économiques…

8Herbert Marcuse :… En rien extérieure, car il ne peut y avoir de valeur d’échange sans valeur d’usage.

9Marcel Rioux : N’est-ce pas parce que Marx a défini la valeur d’usage exclusivement en termes d’utilité ? Et que, par conséquent, il l’a intégrée à l’instance économique ?

10Herbert Marcuse : En d’autres termes, l’utilité capitaliste et l’utilité réelle ne coïncident pas ; au contraire, elles sont en conflit.

11Marcel Rioux : Oui. Par conséquent, ne serait-ce pas la raison pour laquelle une nouvelle contradiction apparaît maintenant ?… Ce qui expliquerait l’émergence et la recherche de nouvelles valeurs, parce que si vous ne tenez aucun compte des activités symboliques de l’homme et que vous les réduisez à leur utilité ou à des valeurs-signes, vous introduisez une contradiction qui pourrait expliquer certaines réactions culturelles…

12Herbert Marcuse : Cette contradiction, qui n’est peut-être qu’une autre formulation de celle qui existe entre la richesse de la société et son appropriation ainsi que sa distribution par le capitalisme, cette contradiction a toujours existé, de tout temps, sous le régime capitaliste. Toutefois, et en cela je suis entièrement d’accord avec vous, cette contradiction « culturelle » est aujourd’hui par elle-même une force explosive en puissance, parce que la démence et la déraison, le gaspillage, la destruction et la violence déchaînés dans le système sont si évidents et si provocateurs qu’on ne peut plus les réprimer efficacement. Par suite, l’opposition radicale, que ses protestations soient conscientes ou non, vise le système dans sa totalité.

13Marcel Rioux : Ne pensez-vous pas que quiconque se place à l’intérieur du point de vue marxiste devrait faire la critique de l’appropriation des valeurs symboliques ? Ne peut-on pas dire que l’appropriation de la plus-value des activités symboliques a été réalisée par le système ou par ceux qui le dirigent ?

14Herbert Marcuse : Il en a toujours été ainsi, le capital se l’est toujours appropriée. Qu’appelez-vous système symbolique ?

15Marcel Rioux : Je dirais que le système symbolique ressortit à la logique de l’ambivalence, alors que le système capitaliste ressortit à la logique de l’équivalence, qui laisse de côté l’ambiguïté des symboles. Ne pensez-vous pas que l’approfondissement de la critique du capitalisme, d’un point de vue marxiste, ne devrait pas se préoccuper énormément de ce problème ?

La critique marxiste devrait s’adjoindre la critique freudienne

16Herbert Marcuse : Je le crois, en effet. La critique marxiste a été orientée, et doit toujours l’être davantage à mon avis, sur ce que l’on a appelé les éléments intermédiaires ou les forces qui existent entre la base et la superstructure, sur l’idéologie et la culture idéologique. Vous savez certainement qu’à l’École de Francfort, nous avons essayé de l’analyser selon la théorie freudienne. Nous voulions montrer jusqu’à quel point l’exploitation et la répression sociales manipulent l’inconscient et les pulsions primitives de l’homme. Ce serait là un développement interne et un prolongement de la théorie marxiste.

17Marcel Rioux : Je suppose que cette démarche s’accorde avec ce que vous écrivez dans L’homme unidimensionnel au sujet du négatif et de la négation, parce que si l’homme n’est pas une créature de besoin, mais de désir – dans le désir il y a des aspects positifs et négatifs – et si vous ne tenez pas compte de l’aspect négatif en considérant l’homme comme un être de besoin – besoin que l’on peut mesurer et satisfaire – vous laissez de côté l’ambivalence du désir. N’êtes-vous pas d’accord avec cette interprétation ?

18Herbert Marcuse : Non. À mon avis, la nouvelle école psychologique française dont vous semblez vouloir parler est sans aucun doute rétrograde par rapport à Freud. Elle se contente de substituer aux expressions très concrètes de Freud sur les besoins instinctifs un concept très généralisé et très abstrait du désir qui, dès lors, devient une nouvelle entité métaphysique.

19Marcel Rioux : Si vous rejetez ce concept de désir, travaillerez-vous avec le concept de besoin ? Ou en emploierez-vous un autre ?

20Herbert Marcuse : Oui, sans aucun doute, je me servirais encore du concept de besoin. Il est évident qu’il y a de nombreux besoins, de valeurs politiques très différentes. Il y a des besoins conformistes, il y a des besoins non conformistes, et la distinction entre besoins immédiats et besoins véritables est une des pierres angulaires de la théorie marxiste.

21Marcel Rioux : Je croyais que vous seriez d’accord avec cette argumentation, parce que, de cette façon, on peut faire le lien avec ce que vous dites dans L’homme unidimensionnel, lorsque vous parlez peut-être vous ai-je mal compris de la disparition du principe de négation et de la négation dans la société contemporaine… Toutefois, je suis d’accord avec vous pour dire que le concept de désir est difficilement opérationnalisable et d’usage difficile en sociologie…

22L’autre question que je veux vous poser là-dessus a trait à une recherche que nous sommes en train de mettre sur pied et qui porte sur la « nouvelle culture ». Nous travaillons dans un cadre marxiste et partons des contradictions à l’intérieur de la société et des réactions produites par ces contradictions. Utiliseriez-vous, dans l’examen de cette nouvelle culture et particulièrement dans l’étude du comportement des jeunes, le concept de rupture, d’aires de rupture et peut-être aussi celui de mutation ?

23Herbert Marcuse : Rupture avec quoi ?

Une rupture dans la morale sociale

24Marcel Rioux : Nous partons de l’hypothèse que lorsqu’un type de société, un mode de production est en changement ou est en transition, apparaissent certains types de comportement qui sont en rupture avec les connaissances et les valeurs établies…

25Herbert Marcuse : Oui, je vois ce que vous voulez dire et c’est absolument ce que je dirais. Je dirais que dans quelques-unes des contrecultures les plus avancées et les plus politiquement militantes, il y a assurément rupture, non seulement avec certains aspects du conformisme social, mais aussi avec son système tout entier. Et il s’agit en partie d’une transformation radicale des valeurs dominantes les plus efficaces : par exemple, la valeur moralisatrice du travail, la morale sociale fondée sur cette dernière, les valeurs d’héroïsme, de virilité et de productivité toujours croissante et agressive. Je vois dans cette transformation un effort vers la libération des instincts vitaux réprimés (énergie érotique au sens large que lui a donné Freud plus tard), une lutte contre la prédominance croissante de l’instinct de mort et de destruction sur l’instinct de vie. Je crois que, de nos jours, cette tendance a beaucoup de force.

26Marcel Rioux : Si nous considérons, toutefois, que les valeurs sont partie de la superstructure et qu’elles sont reliées à l’infrastructure par l’intermédiaire des classes sociales et des groupes, comment se fait-il qu’aujourd’hui, nous parlions de valeurs en changement sans que nous puissions identifier une classe ou une quasi-classe qui serait le support de ces valeurs ? Comment interprétez-vous ce fait ?

27Herbert Marcuse : Eh bien, en premier lieu, les valeurs ne font pas partie de la seule superstructure ; dans la mesure où les valeurs déterminent à la fois et très certainement le comportement et les besoins, elles font partie de la base même de la société. En second lieu, la caractérisation des valeurs selon les classes est, elle aussi, une notion très ambivalente. Les valeurs prédominantes ont certainement toujours présenté des caractérisations de classe ; et en même temps il a toujours existé, dans ces valeurs, une validité plus générale, transcendante, qu’on ne peut tout simplement limiter à un intérêt et à des aspirations de classe.

28Maintenant, je dirais qu’actuellement les nouvelles valeurs des contre-cultures annoncent en puissance des valeurs beaucoup plus générales qui conduisent à une société sans exploitation. Le fait que nous ne puissions voir encore la « puissance révolutionnaire » qui amène cette transformation n’a rien de nouveau sur le plan historique : un motif révolutionnaire, une classe révolutionnaire émergent seulement pendant le déroulement du processus historique lui-même. Mais ils ne se contentent pas d’être là comme des choses qu’il suffit d’activer et de diriger.

29Marcel Rioux : Au début de la société industrielle, Marx a justement repéré le prolétariat comme classe révolutionnaire ; c’était visible. Comment se fait-il qu’aujourd’hui nous détections de nouvelles valeurs et que nous ne semblions pas pouvoir identifier une classe révolutionnaire ?

30Herbert Marcuse : J’ai déjà mentionné que, selon moi, cela était dû aux changements de structure du système capitaliste lui-même. La classe ouvrière a pris une extension considérable dans la population dépendante considérée dans son ensemble et, par conséquent, elle ne peut plus être identique à la classe ouvrière du XIXe siècle. Son comportement, sa conscience et ses aspirations ne sont plus non plus les mêmes.

31Marcel Rioux : Mais il devrait y avoir une autre classe qui…

32Herbert Marcuse : Pourquoi donc ?

33Marcel Rioux : Si vous observez des valeurs qui changent, ces valeurs…

34Herbert Marcuse :… Exigent un substratum dans la population et ce substratum populaire, à mon avis, émergera de cette population dépendante qui est une classe, la classe ouvrière contemporaine avec son extension, y compris les cols bleus et les cols blancs, y compris les salariés et les ouvriers.

35Marcel Rioux : Est-ce que vous apercevez aux États-Unis la nouvelle classe ouvrière décrite par Serge Mallet ? Ce que Mallet décrivait pour la France existe-t-il aux États-Unis ?

36Herbert Marcuse : Je n’appellerais pas cela une nouvelle classe ouvrière. Autant que je me souvienne, ses réflexions se concentrent sur les techniciens, les chercheurs, les savants, etc., ce qui est beaucoup trop étroit. Ce n’est là qu’une partie de la nouvelle classe ouvrière qui, comme je le répète, comprend de larges couches sociales, la petite et la moyenne entreprises, l’intelligentsia, etc.

Et la culture jeune ?

37Marcel Rioux : Comment voyez-vous les jeunes dans cette conjoncture ?

38Herbert Marcuse : Ils forment aujourd’hui ce que je n’hésite pas à appeler une sorte d’« avant-garde », en raison de leur situation privilégiée. À cause de leur degré d’intégration relativement faible dans la société organisée, leur conscience et leurs besoins sont en opposition radicale avec l’ordre établi. Et ceci évidemment les conduit à une certaine séparation d’avec les « masses », séparation qui, à mon avis, a été un facteur de toutes les révolutions historiques. Il y a toujours eu, à la source de changements radicaux, un groupe relativement restreint d’intellectuels qui a été à l’origine de toute transformation révolutionnaire, comme un fer de lance intellectuel, et qui n’a trouvé qu’ensuite un soutien populaire.

39Marcel Rioux : J’ai entendu ce matin à la radio de San Diego que le FBI croit que les Américains peuvent dormir en paix, parce que les forces extrémistes sont en voie de disparition aux États-Unis ; on y disait que le SDS (Students for a Democratic Society) s’est effondré.

40Herbert Marcuse : Qu’est-ce que cela veut dire « s’est effondré » ?

41Marcel Rioux : Le nombre de leurs adhérents diminue de plus en plus… Au Canada et au Québec, c’est la même chose. Contrairement à ce qu’on observait en 1968, alors que les jeunes étaient très actifs, il semble y avoir beaucoup d’apathie chez les jeunes d’aujourd’hui. Croyez-vous que ce soit passager ?

42Herbert Marcuse : Eh bien, je vous ferai remarquer deux choses. En premier lieu, c’est, je pense, une absurdité de dire que dans ce pays tout le monde peut dormir en paix. Allez demander aux militants, aux gens des ghettos, s’ils dorment vraiment en paix. Mais, par ailleurs, je ne crois pas à l’effondrement du mouvement étudiant. Je crois que le mouvement étudiant se trouve en période de redéfinition et de regroupement : son objectif primordial est de se trouver des formes d’organisation – d’organisation efficace – adaptées aux nouvelles conditions sociales et politiques du capitalisme évolué. À mon avis, il représente une force vitale de changement radical qui ne disparaîtra pas.

43Marcel Rioux : Ce matin, à la radio, on disait que les seuls groupes actifs étaient les Maoïstes ; selon cette opinion, il y aurait eu ralentissement dans les organisations de droite, les Minutemen et le Ku Klux Klan.

44Herbert Marcuse : Il existe certainement un parti de droite fort. En fait, je crois qu’il y a une sérieuse possibilité que ce pays s’oriente vers un régime néofasciste.

45Marcel Rioux : Selon vous, cette tendance est-elle plus forte depuis les deux dernières années ? S’amplifie-t-elle ?

46Herbert Marcuse : Oui, depuis l’avènement de l’administration Nixon. Le pouvoir du secteur exécutif du gouvernement s’accroît constamment. Un petit groupe de dirigeants prend les décisions les plus vitales pour le sort du pays sans aucune participation populaire véritable. Des législateurs sclérosés ont renoncé scandaleusement à une grande partie de leurs pouvoirs constitutionnels. Les militaires ont des moyens qui continuent à croître, tandis qu’on pratique des coupures des programmes d’assistance sociale encore plus importants. Les couches politiques les plus élevées complotent et se laissent corrompre et on perfectionne la surveillance électronique de la population. Le gouvernement intimide les moyens d’information, et l’information, par répercussion, est faussée. La répression légale et illégale s’intensifie.

47Marcel Rioux : C’est curieux, parce qu’avec la réélection de Brandt en Allemagne et la possibilité que l’alliance socialo-communiste prenne le pouvoir en France, il semble qu’il y ait une légère tendance vers la gauche en Europe.

48Herbert Marcuse : Il semble que oui. Mais je me demande si cette tendance ne sera pas submergée par le flot de l’intérêt commun des capitalistes.

49Marcel Rioux : Vous considérez que l’Allemagne est une exception ?

50Herbert Marcuse : Pour le moment. Bien que je sache que les militants allemands ne seraient pas d’accord ; d’après eux, la répression en Allemagne est très vigoureuse.

Le rôle des arts dans la libération de l’homme

51Marcel Rioux : Je voudrais maintenant aborder un sujet dont vous parlez dans vos livres : celui de l’art, de la pratique des arts, et de l’éducation artistique dans les écoles. Croyez-vous que l’art a un rôle particulier à jouer dans notre système d’éducation ?

52Herbert Marcuse : Je m’y connais très, très mal en pédagogie et je n’aime pas parler de la valeur éducationnelle de l’art. Quant à la partie plus générale de votre question sur le rôle de l’art dans les changements sociaux, je l’ai étudiée dans mon dernier livre, Counter-revolution and Revolt, et je ne peux qu’en répéter ici la conclusion. L’art joue, en effet, un rôle très important dans les changements sociaux ; il ne le fait jamais directement, mais toujours de façon indirecte ; il développe la conscience, l’imagination et la sensibilité au-delà et à l’encontre des formes établies. Je ne crois pas que l’art puisse prendre une part active à quelque action politique que ce soit, qui vise à apporter dans la société un changement radical et je crois que la fonction essentiellement critique de l’art transcende tous les mouvements politiques.

53Marcel Rioux : Si nous revenons à notre discussion précédente sur le besoin et le désir, sur le symbole et le signe, ne pensez-vous pas que les artistes, comme créateurs de symboles, créent justement quelque chose qui ne peut être enfermé dans un code ?

54Herbert Marcuse : Je suis un très mauvais manieur de symboles. Quant à moi, je vois l’artiste comme un créateur d’images, de besoins et d’impulsions qui révèlent les profondeurs de la répression sociale et individuelle et la possibilité d’une société meilleure pour l’avenir. Mais encore une fois, jamais de façon directe, uniquement dans la transformation et l’aliénation esthétiques qui séparent l’art d’une réalité donnée. Ma position à ce sujet est très proche de celle d’Adorno.

Le socialisme aux États-Unis ?

55Marcel Rioux : J’ai lu certains écrivains américains Daniel Bell et Michael Harrington en particulier qui prédisent une résurgence du socialisme aux États-Unis. Harrington a publié un volume sur le socialisme aux États-Unis et Bell a publié un article là-dessus. Quelles sont vos prévisions à ce sujet ?

56Herbert Marcuse : Eh bien, je pense que le socialisme dans le sens marxiste est, en tant que théorie et dans la pratique, encore limité dans ce pays à des groupes minoritaires, particulièrement ceux de l’élite intellectuelle et des jeunes. Ceci ne signifie pas qu’il n’existe pas, pour le socialisme, un point d’appui populaire en puissance aux États-Unis (la situation objective est dans ce pays plus que mûre !). Toutefois, la nouvelle base populaire est encore en train de se constituer, au milieu d’obstacles écrasants ; elle ne peut être que le résultat et l’objectif d’un long processus d’éducation politique. La transition au socialisme pendant la phase du monopolisme capitaliste d’État ne peut être celle qu’on avait envisagée au cours des étapes historiques précédentes.

57Marcel Rioux : Nous lisons souvent que la Nouvelle Gauche américaine, c’est-à-dire les jeunes qui ont des idées de gauche élèvent des critiques au sujet de Marx, ne l’étudient pas et qu’ils veulent construire un socialisme en dehors de l’Ancienne Gauche. Est-ce vrai ?

58Herbert Marcuse : C’est tout à fait exact. L’Ancienne Gauche est discréditée et par l’aile communiste et par l’aile sociale démocratique. On l’a souvent accusée d’être devenue un « Parti de l’ordre », au mieux un parti radicalement réformiste, mais nullement révolutionnaire. Et parallèlement, le concept de socialisme chez les membres de la Nouvelle Gauche a évolué, lui aussi. Le socialisme est vu comme étant une société qualitativement différente : qualitativement différente au niveau de l’utilisation des forces de production, des relations de production, de la conception du travail et de la manière de vivre tout entière.

59Marcel Rioux : Vous-même enseignez dans une université de la Californie qui est censée représenter l’une des régions les plus avancées des États-Unis…

60Herbert Marcuse : Je n’enseigne plus. Depuis 1970.

61Marcel Rioux : Vous êtes plutôt un philosophe en résidence… Je suppose que vous rencontrez des étudiants…

62Herbert Marcuse : Je rencontre encore des étudiants, mais je ne suis plus un employé de l’Université. J’y ai toujours mon bureau parce que certains de mes anciens élèves ont commencé leur thèse avec moi et il faut que je les suive jusqu’à la fin.

63Marcel Rioux : Les étudiants les plus progressistes que vous rencontrez et que vous guidez, quelles sont leurs tendances fondamentales ? Que cherchent-ils ? Rejettent-ils Marx ?

64Herbert Marcuse : Ils ne rejettent pas Marx. Bien au contraire. Ils prennent le temps de relire Marx, ou de l’étudier pour la première fois. Et c’est encore dans ses ouvrages qu’ils trouvent la théorie la plus adaptée à la réalité et à leurs aspirations.

Le rôle des petites nations. Le Québec

65Marcel Rioux : Certains auteurs, George Lichtheim entre autres, ont avancé l’idée que des sociétés de petite et de moyenne taille peuvent réaliser des changements importants, parce qu’elles sont moins rigoureusement engagées dans certaines voies de développement que les grands pays. En partant de cette hypothèse, croyez-vous qu’un Québec indépendant pourrait s’engager d’une façon appréciable dans la mise sur pied d’un nouveau type de société ? Est-ce possible en Amérique du Nord ?

66Herbert Marcuse : Je ne pense pas que les petites et les moyennes nations (ce n’est pas une question de dimension géographique) deviennent les forces décisives d’un changement radical. Là encore, Marx a eu raison. Je crois qu’il faudrait que le changement radical, pour durer et réussir, survînt dans les pays industrialisés les plus évolués, qui sont encore assez puissants pour imposer leurs intérêts et leur volonté aux autres pays. Tant qu’il en sera ainsi, les petits pays et les pays moins développés resteront sous la dépendance d’une puissance étrangère. Nous constatons aujourd’hui que, même dans les nouveaux pays d’Afrique et d’Asie, l’indépendance nationale n’a aucunement fait disparaître la dépendance économique ; au contraire, le néocolonialisme semble plus profitable pour les impérialistes que le colonialisme d’autrefois.

67Marcel Rioux : Je ne sais pas si cet argument de Lichtheim s’appuyait sur celui de Trotski qui parle de « privilège du retard historique ». C’est un argument qui se fonde aussi sur la biologie : devant une glaciation ou quelque autre changement écologique de grande importance, les animaux les plus adaptés à un milieu ne peuvent pas changer, parce qu’ils ont perdu toute adaptabilité…

68Herbert Marcuse : Oui, mais on raisonnait ainsi à une époque où les pays relativement peu évolués et industriellement sous-développés concurrençaient réellement les nations plus avancées. Il y a un cas classique : c’est celui de l’Allemagne de 1870, qu’on ne peut pas comparer avec les pays arriérés ou sous-développés d’aujourd’hui, parce que l’Allemagne avait déjà une base industrielle et qu’elle possédait les moyens politiques et militaires de défendre et de développer ses intérêts.

69Marcel Rioux : Je crois que Veblen se sert de la même idée quand il parle de « law of combined development ».

70Herbert Marcuse : Il l’a appliquée à l’Allemagne impériale.

71Marcel Rioux : Certains d’entre nous ont tenté d’appliquer cette idée au Québec, par rapport au Canada. En Amérique du Nord, le Québec représente le maillon faible de ce système ; il est dominé politiquement par le Canada et économiquement par les États-Unis. Cette double domination fait naître un désir de changement. Comme les Québécois ont été plus ou moins absents du développement de leur propre pays – ils étaient plutôt des scieurs de bois et des porteurs d’eau et constituaient le prolétariat –, ils ont aujourd’hui à décider ce qu’ils veulent devenir collectivement. Certains d’entre nous avons pensé qu’ils sont acculés à inventer de nouvelles solutions, parce qu’ils ne peuvent pas répéter le développement capitaliste des États-Unis à la fin du XIXe siècle ; la seule force à leur disposition, c’est leur État ; celui-ci aurait à nationaliser des industries et des services pour être en mesure de mettre en marche un nouveau développement de la société.

72Herbert Marcuse : Eh bien, si cela devait vraiment conduire à toujours plus d’indépendance et à l’autodétermination, ce serait très certainement un grand pas en avant. Cependant, nos conclusions précédentes s’appliquent également ici. Il ne peut y avoir de véritable indépendance nationale sans indépendance économique. Il n’existe pas en ce monde d’aide économique désintéressée.

73Marcel Rioux : Certains Québécois s’intéressent à l’expérience d’Allende, au Chili.

74Herbert Marcuse : On ne sait pas encore quel sera son destin. Toutes les conjectures sont possibles sur le maintien de son régime. Toutefois, les efforts d’Allende et l’appui du peuple chilien sont un événement historique de la plus grande importance et un motif d’espérer.

75Marcel Rioux : Toutefois, vous considérez que l’avenir des pays d’Amérique latine n’offre rien d’encourageant ?

76Herbert Marcuse : Rien, à moins que ne soient détruites l’hégémonie des États-Unis et la puissance de leurs satellites. Pas avant !

77Marcel Rioux : Ainsi, vous revenez à l’idée que tout changement d’importance ne peut venir que de la métropole du système capitaliste ?

78Herbert Marcuse :… Doit venir de la métropole ! Il est tout à fait possible que les pays arriérés puissent entre-temps parvenir à tenir jusqu’à l’arrivée effective des changements, mais cela est peu probable.

79Marcel Rioux : Je me souviens, lors d’une entrevue que vous avez donnée à Paris, au moment de la révolte étudiante, Edgar Morin vous disait que vous ne deviez pas être aussi pessimiste que vous l’êtes dans L’homme unidimensionnel, parce qu’il y avait révolution…

80Herbert Marcuse : J’ai l’impression que malheureusement ce que j’ai écrit s’est vérifié. Malheureusement !

81Marcel Rioux : Je suppose donc que tous ceux d’entre nous qui espèrent des changements dans ce continent devraient regarder du côté des États-Unis ?

82Herbert Marcuse : Exactement. Cependant, toute aide que les pays retardés peuvent recevoir de pays et de groupements socialistes sympathisants leur permettrait de s’organiser et de se maintenir. Mais, à l’échelle mondiale, les États-Unis sont la source principale de changement.

83Marcel Rioux : Et vous voyez, aux États-Unis, des forces de changement ?

84Herbert Marcuse : Certainement, et j’en ai parlé dans mon livre Counter-revolution and Revolt. Aucune de ces forces n’est révolutionnaire en soi, mais les virtualités sont là. Et ces virtualités, je les vois encore dans ce conflit éclatant entre les possibilités de l’actuelle société industrielle et la lamentable utilisation qui en est faite. À la longue, on ne peut pas faire disparaître cette contradiction.

85Marcel Rioux : Que pensez-vous du Club de Rome et de ceux qui parlent de pollution et de croissance zéro ?

86Herbert Marcuse : Vous touchez là un problème politique de bien plus grande envergure. Il est certain que chacun doit combattre la pollution partout où c’est possible, qu’il faut réorienter la croissance économique plutôt que de l’arrêter, partout où les améliorations écologiques ne se font pas aux dépens des pauvres. Cependant, la véritable écologie présuppose un changement radical et on n’y parviendra jamais dans le cadre du capitalisme, parce que ce changement est tout bonnement incompatible avec le système qui est fondé sur le profit.

87Marcel Rioux : Comment expliquez-vous que le Club de Rome soit composé de capitalistes ?

88Herbert Marcuse : Pourquoi ne le serait-il pas ? Il leur est utile et peut montrer à quel point ils se préoccupent du progrès.

Et la libération des femmes ?

89Marcel Rioux : Que pensez-vous du Mouvement de libération de la femme ?

90Herbert Marcuse : Dans mon livre, j’ai classé et cité, entre autres, le Mouvement de libération de la femme parmi les plus grandes forces de progrès de notre époque. J’ai suggéré que la libération de la femme impliquerait une transformation des valeurs instinctuelles, cette ascendance de l’instinct vital sur l’agression, cette négation de la brutalité et des valeurs compétitives d’auto-affirmation qui seraient essentielles à une société meilleure. Mais je me suis attiré des désagréments ! On m’a accusé d’avoir une fois de plus considéré que certaines qualités étaient « naturelles » chez la femme, tandis que ces qualités sont en fait conditionnées par la vie sociale ; par exemple, plus de tendresse, de douceur, d’érotisme…, appelez cela comme vous voudrez ! Je ne suis pas d’accord, car il n’est plus possible, après un conditionnement qui a duré des milliers d’années, de faire la distinction entre ce qui est conditionné par la société et ce qui est naturel et biologique. Le conditionnement social plonge dans la sphère biologique et s’y intègre. Parmi les femmes qui me critiquent, il s’en trouve qui ne veulent pas être considérées comme des personnes du sexe féminin, mais comme des personnes « neutres ». Cette façon de penser ne m’enthousiasme guère. Je m’explique. Je ne sais pas si vous avez lu le Los Angeles Times aujourd’hui. Un groupe de femmes – leur nom m’échappe – a écrit au président Nixon pour protester parce qu’aucune femme n’a été nommée membre de son cabinet. Eh bien, si j’appartenais au Mouvement de libération de la femme, j’aurais écrit exactement le contraire, c’est-à-dire que je l’aurais remercié de ne pas y avoir nommé de femmes. Je pense que cela illustre bien ma pensée, mais je me demande s’il existe des associations féminines qui agiraient ainsi.

91Marcel Rioux : Et le bonheur ? Est-il possible d’être heureux dans nos sociétés ?

92Herbert Marcuse : Seulement d’une manière très, très limitée, dans notre société. Parce qu’on ne peut pas, dans sa propre conscience et dans la perception des choses, refouler les événements et les obstacles. Il ne peut y avoir qu’un bonheur provisoire, très timide et très précieux, mais nous devrions en prendre notre large part avant qu’il ne soit trop tard. Vous êtes d’accord ?

Notes

1 Forces, no 22, 1973, p. 46-63.

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