1Je voudrais faire quelques remarques d’introduction au rapport de la Commission d’enquête sur l’enseignement des arts au Québec, non pas à titre d’ex-président de cette commission mais simplement comme un citoyen à qui l’avenir de son pays importe grandement.

L’ère « technétronique »

2L’une des premières constatations que l’on peut faire au sujet du Québec, c’est le télescopage de plusieurs types de société sur une très courte période. Ce chevauchement est surtout sensible au niveau des idéologies, c’est-à-dire des définitions que les Québécois se sont données d’eux-mêmes au cours des récentes décennies. L’une des contradictions majeures de cette société a longtemps été qu’elle se définissait comme une société agricole traditionnelle, alors qu’elle devenait de plus en plus une société industrielle moderne. Pendant près d’un siècle, son système d’éducation s’est inspiré de postulats métaphysiques et moraux qui tendaient à former des individus qui auraient pu vivre dans une société traditionnelle, mais qui étaient très peu préparés aux tâches de la société industrielle que le Québec était en train de devenir. Après la guerre de 1939-45, la critique des élites, de la culture québécoise et de son système d’éducation aboutirent à la commission Parent et à son rapport qui déclencha une vaste réforme de l’éducation. Les transformations qui sont encore en cours ont pour objectif avoué de former des citoyens qui puissent vivre et s’épanouir dans une société industrielle moderne. Quoique le Québec en soit encore à accomplir des tâches de rattrapage dans le domaine de l’éducation, il n’est pas sûr que son système ne soit pas d’ores et déjà plus adapté à la société de demain que celui de la plupart des sociétés occidentales desquelles le Québec s’est réellement inspiré.

3Il arrive justement que la société dans laquelle nous vivons n’est déjà plus tout à fait la société industrielle ; elle le sera de moins en moins. Au moment donc où nous nous décidons à définir notre pays comme une société industrielle et à adapter notre système d’éducation aux impératifs de ce type de société, nous nous rendons compte que la vie que nous vivons de plus en plus diffère de celle que vivaient les individus des sociétés industrielles hautement développées. Déjà, aux États-Unis, plusieurs études tentent de décrire les principaux caractères de ce type de société qu’on dit communément « postindustrielle ». Au cours d’un récent colloque tenu à Princeton, d’aucuns ont parlé de société « technétronique », c’est-à-dire d’une société « modelée culturellement, psychologiquement, socialement et économiquement par l’action de la technologie et de l’électronique, notamment les ordinateurs et les systèmes de communication2 ». Sans accepter toutes les vues de l’auteur, on peut croire qu’il est probable que ces critères sont parmi les plus importants de cette société. Brzezinski est d’avis que seuls aujourd’hui les États-Unis vivent dans ce type de société : pour lui, « l’Europe et l’Amérique ne sont plus dans la même ère historique ». Acceptant provisoirement cette opinion, il est évident que les retombées de cette nouvelle technologie ont déjà commencé de se faire sentir au Québec et au Canada et que ce seront ces sociétés qui les premières suivront de près les États-Unis dans cette voie « technétronique ». De ce point de vue, le cas du Québec devient exemplaire : ce sera le premier pays de culture non américaine qui deviendra, à brève échéance, de type postindustriel. Ce qui ne va pas sans présenter un immense défi pour le Québec.

4Étant donné les problèmes auxquels il doit faire face (domination économique et politique par les autres pays nord-américains, modestie de ses ressources financières, retard historique), il ne peut se payer le luxe d’affronter l’avenir au petit bonheur de politiques à la petite semaine. Non seulement il doit posséder une politique planifiée de développement économique, mais aussi de développement socioculturel. Moins que tout autre pays, le Québec ne peut se passer de l’action concertée des citoyens et de l’État dans ces domaines.

5Il n’en est pas moins vrai que les problèmes sont énormes. Les tâches de rattrapage de la société industrielle n’étant pas terminées – certaines ne faisant que débuter – il lui faut déjà penser à préparer la société postindustrielle. C’est dans le dosage de ces deux types d’action que réside la spécificité du problème québécois. À moins de nous vouer à n’être que d’éternels « rattrapeux », il nous faut essayer de discerner quelles sont les tâches essentielles de rattrapage qu’il nous faut accomplir pour nous consacrer à celles qu’on pourrait appeler de dépassement : dans celles-là, on fait entrer autant celles qui sont d’adaptation à la société postindustrielle que celles où le Québec inscrit ses propres finalités nationales. Si nous n’avons en vue que des tâches de rattrapage, nous courons le risque de vouloir rejoindre des pays qui sont déjà partis des endroits où nous voulons les rejoindre ; ce serait là la politique la plus catastrophique que le Québec pourrait suivre. Il n’est toutefois pas sûr que tout ne l’y invite d’ailleurs pas : autant ses voisins que ceux de ses nationaux qui vivent des miettes de la domination politico-économique sont fort aises de voir le Québec continuer à servir de réservoir de manœuvres et de ressources naturelles abondantes. Il faut avoir l’audace de concevoir une politique réaliste qui tienne compte de la nature de la société québécoise et de ses intérêts immédiats et futurs. Puisque nous vivons à la porte du premier pays qui commence à vivre cette ère technétronique, nous avons le devoir de nous enquérir des principaux traits de la société qui en naît. De toutes les institutions, c’est le système d’éducation qui doit le premier tenir compte des mutations sociétales qui se produisent et les refléter dans sa philosophie, ses objectifs, ses programmes et sa pédagogie. Comme l’éducation est directement en prise sur l’avenir, à travers les jeunes individus qu’elle forme et qui vivront cet avenir, elle doit essayer de prévoir leurs besoins. Il est vrai qu’il est plus rassurant pour les enseignants, les administrateurs et même les étudiants de continuer, année après année, à faire ce que d’autres générations avaient fait. C’est toutefois peu probable que dans un monde en transformation accélérée, où les mots d’ordre sont éducation permanente et recyclage, on puisse un jour revenir à la stabilité de jadis.

6Si l’on a pu dire que les objectifs de l’éducation dans les sociétés industrielles étaient de former de bons producteurs et de bons citoyens, c’est-à-dire des individus qui s’insèrent le mieux possible dans le système économique et l’État, que prévoit-on pour les individus de la société postindustrielle ? Les diverses analyses conduites aux États-Unis montrent que le savoir devient un outil du pouvoir et que ses titulaires, à cause de la complexification croissante des connaissances et des techniques, seront en nombre très limité. Brzezinski, par exemple, se livre à de nombreuses prévisions optimistes sur le développement technologique, l’allongement de la vie et la disparition (encore une fois) des idéologies. Quant à la vie sociale, à la vie quotidienne des citoyens, il prévoit qu’elle devient tellement atomisée « que l’intimité du groupe ne peut être récréée à l’aide de la stimulation artificielle de gens réunis pour un dîner. L’intérêt nouveau accordé aux médicaments semble viser la création d’une intimité par le biais de l’introspection en s’appuyant sur une éventuelle expansion de la conscience3. » Donc, des atomes qui se droguent pour supporter la vie. « D’une société se préoccupant essentiellement de réalisations, ou passera à une société de divertissement, avec une pléthore de spectacles pour spectateurs passifs (sports de masse, télévision) fournissant l’opium à des masses qui se verront de façon croissante dépourvues de tout objectif4. » L’auteur ajoute : « le problème qui tend à s’imposer est celui du bien-être psychologique de millions de travailleurs en col bleu de la petite classe moyenne, à la situation plutôt confortable, mais n’ayant virtuellement aucun but à leur existence5 ». Il est à souligner que Brzezinski n’est pas un contempteur de la société postindustrielle. Pour lui, la mutation que la société occidentale connaît aujourd’hui est aussi importante que « celle que connut l’humanité quand elle sortit du stade de l’animalité ».

De l’homme « normal » à l’homme « normatif »

7Devant une telle perspective, quels devraient être les objectifs d’un système d’éducation ? On ne peut pas ne pas se poser la question. Si l’on ne veut pas que l’écart entre l’école parallèle (celle des médias de communication) et l’autre s’accentue, il faut que cette dernière tienne compte de ce qui se passe dans la société et qu’elle cesse d’éduquer les individus comme s’ils devaient vivre hier plutôt que demain. Et quand on dit école, on veut tout aussi bien dire université que maternelle. Il est malheureux que la nature des choses veuille que ceux qui vont vivre demain soient éduqués par ceux qui vivent aujourd’hui après avoir été formés par ceux qui ont vécu hier et même avant-hier. Aux époques de brusque changement socioculturel, ce processus ne peut engendrer que frustrations, révolte et violence.

8Devant le tableau que brossent de la société postindustrielle ceux qui aux États-Unis sont aux premières loges, on ne doit plus penser former les individus comme s’ils allaient vivre à la haute époque de la société industrielle où chacun devait contribuer au bien-être des classes possédantes en remplissant des tâches abrutissantes pendant la plus grande partie du jour. Il fallait alors éduquer (ou ne pas éduquer) les individus pour qu’ils fussent suffisamment inconscients pour remplir toutes ces tâches sans se révolter (bons producteurs et bons citoyens). Maintenant que le labeur des hommes a produit des conditions telles qu’on puisse commencer à produire en abondance des biens de consommation, on prévoit que les masses « seront dépourvues de tout objectif » et qu’elles n’auront « virtuellement aucun but à leur existence ». C’est alors qu’on peut se demander si les objectifs du système d’éducation ne devraient, eux aussi, changer du tout au tout. Au lieu de viser à former des producteurs (comme hier) ou des consommateurs (comme on voudrait qu’elle le fasse aujourd’hui), l’école pourrait former des hommes, c’est-à-dire des êtres qui pourraient enfin développer librement toutes leurs facultés.

9Devant une telle mutation de la société, il n’est pas étonnant que plusieurs groupes éprouvent un malaise croissant. Qu’il s’agisse des Noirs, des citoyens économiquement faibles, des jeunes et particulièrement des étudiants, on peut relier de façon directe ou indirecte tous les mouvements de contestation aux changements qui se produisent aujourd’hui dans la société américaine ; comme cette société est à l’avant-garde des changements technologiques et que les autres sociétés la prennent consciemment ou inconsciemment pour modèle, il n’est pas surprenant que l’angoisse se généralise et que la contestation apparaisse aux États-Unis et dans les pays qui vont, à plus ou moins brève échéance, passer à ce stade culturel. Chacun propose un remède à ce malaise. Sans jeter le discrédit sur les solutions à court terme, on peut croire que la première institution qui devra se réformer, c’est le système d’éducation. C’est la solution qui, plus ou moins rapidement, devra changer la vie dans les sociétés qui, au fur et à mesure qu’elles accéderont au stade postindustriel, devront former des hommes qui vivront dans cette société plutôt que dans la société industrielle.

10Si donc on se demande quel type d’individu un tel système d’éducation devra former, on en vient vite à la conclusion que ce ne devrait plus être des individus dont la fonction principale sera de s’insérer dans le système de production, comme ce fut le cas dans la société industrielle. La plupart des sociologues ou autres spécialistes qui se sont posé cette question semblent d’accord pour penser que pour faire pendant à la mutation sociétale qui est en train de se produire, il faudra qu’on passe de l’homme « normal » à l’homme « normatif ». Qu’est-ce à dire ? Dans la société industrielle, les objectifs de la société étant déterminés par les propriétaires des moyens de production (capitalisme oligopole ou étatique), les individus sont scolarisés et jugés en fonction de leur adaptation et de leur insertion dans la société. Le concept de normalité dans les sciences humaines (théories et applications) reflète cette vision du monde. Il est bien évident que si on laissait la société postindustrielle se développer sur sa lancée de la société d’aujourd’hui, cet idéal de normalité ne pourrait en être qu’accentué. Le contrôle de la nature s’accompagne d’ores et déjà d’une volonté de contrôler aussi les hommes et de mettre sur fiches leurs moindres caractéristiques. C’est devant les premières réalisations américaines de ce contrôle que la contestation s’engage. C’est aussi devant la standardisation et l’uniformité des réalisations technologiques que naît l’angoisse. Comme il est arrivé au xix^e siècle, les premiers moments de la transformation sociale s’accompagnent de la naissance de toutes sortes de mouvements utopiques. Rupture brusque d’avec la société, contestation globale de l’ordre des choses et projection d’un monde complètement désaliéné où les anciennes valeurs pourraient à nouveau fleurir. Il est probablement inévitable qu’il en soit ainsi. Quand l’homme se sent atteint dans son humanité, c’est-à-dire dans sa liberté profonde, il proteste de tout son être. Mais comme au temps de Marx, la solution n’est pas dans cette vie qu’on veut inventer en dehors du monde ; elle est dans ce monde et de ce monde. La technologie contemporaine est là pour demeurer. Si l’on comprend qu’on puisse dans des mouvements de refus et d’impuissance détruire des ordinateurs qui symbolisent cette nouvelle forme de société, il faut penser que, comme les machines que les ouvriers détruisaient au XIX^e siècle, des machines vont revenir, toujours de plus en plus nombreuses.

11Il n’est pas indifférent de constater que la contestation se produit aujourd’hui dans les divers niveaux du système d’éducation ; le bien rare étant devenu l’information, il n’est pas surprenant qu’on veuille mettre en question sa production, sa distribution ainsi que sa consommation. Les institutions de recherche et d’enseignement sont devenues les lieux chauds de la société contemporaine. C’est à l’école et dans tous les milieux qui la prolongent que va se jouer de plus en plus le sort des hommes. Et c’est d’abord là que va se former l’homme normatif qui remplacera l’homme normal d’aujourd’hui. Comment le définir ? Ce sera un homme dont l’éducation aura été finalisée vers le développement de sa personnalité totale (perception, conception et imagination) plutôt que vers la tâche à remplir au service de l’État ou de l’industrie. Ce sera un homme dont l’éducation « ouverte », acquise par une pédagogie « ouverte », débouchera sur la « culture ouverte » de la société. Il serait oiseux de résumer ici les nombreuses pages que le rapport de la commission consacre à cette notion d’ouverture. Qu’il suffise de dire qu’on peut revenir à la fonction symbolisante de l’homme que les systèmes binaires des ordinateurs et les signalisations de tous ordres tendent à oblitérer.