1Récemment, Léon Dion3 publiait un excellent article sur l’idéologie politique et l’analyse fonctionnelle de la réalité sociopolitique ; les remarques qui suivent ne veulent être qu’un prolongement de cet article. Nous ne voulons pas discuter l’hypothèse que Dion formule, mais examiner brièvement la nature de l’idéologie et les relations que les phénomènes dits idéologiques entretiennent avec la culture et la structure sociale.

2Si l’on passe en revue un certain nombre de définitions de l’idéologie, on se rend compte qu’elles oscillent entre deux pôles : scientifique et existentiel. Parmi les positions les plus cohérentes, axées sur le pôle scientifique, on peut citer celle d’un certain nombre d’anthropologistes et celle des logiciens positivistes. C’est ainsi qu’Ayer4, qui illustre la position des logiciens, propose d’utiliser le critère de vérifiabilité pour distinguer entre jugement de réalité et jugement de valeur ; toute proposition qui ne peut être vérifiée scientifiquement est une pseudo-proposition. Comme l’idéologie contient toujours les deux espèces de jugement, elle irait, si l’on employait le critère de vérifiabilité d’Ayer, rejoindre la métaphysique au rayon des choses insignifiantes. C’est l’opinion d’Arnold Brecht : « Je ne vois pas comment la science ne pourrait pas ne pas appeler “idéologies” tous les principes, les évaluations et les maximes concernant la fin et les moyens et qui ne sont pas des théories scientifiquement établies5. » L’idéologie équivaudrait, selon ces critères, à toute production mentale qui ne serait pas scientifique. Quant à la conception que se font de l’idéologie certains anthropologistes, elle est aussi large et aussi cohérente que celle des positivistes, sans toutefois se fonder sur un critère de vérifiabilité. Fried écrit : « Les idéologies expliquent à l’homme pourquoi il existe, d’où il vient et ce qu’il devrait être ; elles lui expliquent le fonctionnement de l’univers, quelles relations il doit entretenir avec le milieu et les fins de la culture6. » Honigman énonce à peu près les mêmes idées en ajoutant que l’idéologie comprend aussi le monde des valeurs. Du point de vue de ces anthropologistes, la question de la vérité scientifique ou existentielle de l’idéologie ne se pose pas ; ce pan de la réalité doit être décrit aussi objectivement que la technique et l’organisation sociale ; l’idéologie se présente comme une catégorie aussi vaste que celle de la superstition, du temps où les anthropologistes étaient ethnocentristes.

3Les sociologues, d’autre part, emploient généralement le mot d’idéologie pour désigner une sorte d’illusion, de jugement biaisé. Merton, par exemple, écrit : « Aussi longtemps que l’attention a été centrée sur les déterminants sociaux de l’idéologie, de l’illusion, du mythe ou de la croyance non vérifiée, la sociologie de la connaissance ne pouvait pas naître7. » L’idéologie étant un des thèmes les plus importants de la sociologie de la connaissance, qui étudie les facteurs existentiels qui influent sur la connaissance, les sociologues se sont préoccupés de vérité existentielle beaucoup plus que les anthropologistes. Mais il y a, entre eux, une autre différence. Les anthropologistes que nous avons cités, et la plupart de leurs collègues, s’accordent à penser que l’idéologie fait essentiellement partie de la culture ; au contraire, dans les définitions des théoriciens politiques et des sociologues, l’idéologie est liée à la structure sociale ; cette liaison serait même la caractéristique principale de l’idéologie. Arthur Child, suivant en cela Manheim et Lukacs, écrit : « nous avons constaté que l’idéologie devient possible, d’une façon ou d’une autre, quand existe une société divisée en classes8 ». Idéologie est entendue ici dans le sens où la plupart des sociologues l’emploient, c’est-à-dire un système de croyances qui se donne comme un système de vérités empiriques alors qu’en réalité il ne s’agit que des jugements de valeur d’une classe socioéconomique qui défend ainsi, consciemment ou inconsciemment, ses intérêts de classe. Est-ce à dire qu’il n’y aurait pas de phénomène idéologique (au sens sociologique) avant l’apparition des classes sociales ? Fried et Honigman parlent d’idéologie globale, de vision du monde bien individuée et différente de celle des autres sociétés ; la notion d’idéologie employée dans ce sens-là est presque synonyme de culture. À ce sujet-là, Sartre fait une réflexion qui va dans le même sens. Revenant d’URSS où il avait assisté à une rencontre d’écrivains venant des deux côtés du rideau de fer, il écrit dans L’Express du 19 octobre 1956 : « Il faut un moment d’adaptation pour comprendre [les principes] des autres et l’on se trouve vraiment en présence, en URSS, de ce que j’appelle une idéologie et une culture, ce qui pour moi est la même chose. » Toute culture globale est idéologique au sens restreint du terme parce qu’elle présente deux des caractéristiques principales qu’on associe à l’idée d’idéologie : l’aliénation et la rationalisation. Toute culture est essentiellement sélective, c’est-à-dire qu’elle ne choisit de la réalité que ce qui est compatible avec son système de valeurs, ou mieux, elle interprète la réalité selon ses catégories explicites et implicites ; chaque culture ne donne de la réalité qu’une image fragmentaire et c’est en cela qu’on peut dire qu’elle représente au départ une aliénation. D’autre part, pour se maintenir en équilibre, chaque culture rationalise ses choix pour mieux les justifier ; comme dans toute rationalisation, chaque culture, pour défendre sa vision du monde, qui est toujours fragmentaire et particularisée, mêle les éléments de réalité et de valeur. Ce n’est pas seulement avec la naissance des classes sociales qu’apparaît l’idéologie, mais avec l’apparition de la culture humaine.

4Quelle que soit la notion d’idéologie qu’on examine, globale ou restreinte, la notion de l’autre tient une grande place dans la formation de l’une et l’autre espèce d’idéologie. Dans les sociétés tribales et folk, l’autre qui se dresse en face du nous global de ces sociétés peut être la nature, le surnaturel ou une autre société globale ; l’idéologie globale aura pour fonction de justifier l’existence de ce nous global face à ces autres. L’hétérogénéité du personnel et des valeurs apparaissant avec la division poussée du travail (même dans les sociétés tribales, n’aperçoit-on pas un embryon d’idéologie interne dans les relations entre les sexes et les classes d’âge ?), l’autre se présente comme un groupe ou une catégorie sociale à l’intérieur même de la société globale. C’est alors qu’on commence à douter de la bonne foi de l’autre qui, sous certains aspects, est même, puisqu’il participe à la même culture globale ; c’est là qu’apparaît l’idéologie restreinte.

5Ces deux espèces d’idéologie font partie intégrante de la culture. Dion distingue l’idéologie sociale de l’idéologie politique sans montrer explicitement comment elles se distinguent. Pour ceux qui voient dans la réalité sociale deux dimensions, la dimension culturelle (action) et la dimension proprement sociale (groupe), tout phénomène idéologique, parce qu’il comporte un élément d’évaluation (action), appartient, tant par ses aspects cognitifs qu’affectifs, à la dimension culturelle de la réalité. L’idéologie que Dion appelle politique et qui semble se rapprocher de notre idéologie restreinte est liée plus étroitement à la structure sociale que l’idéologie globale ; d’autre part, les classes sociales deviennent des sous-cultures qui continuent de participer à la culture et à l’idéologie globales d’une société ; l’idéologie restreinte, axée sur la distribution du pouvoir à l’intérieur de la société globale, reste partie intégrante de la dimension culturelle ; cette participation est médiatisée par l’organisation sociale qui, elle-même, joue un rôle de charnière entre la structure sociale et la culture des sociétés globales.