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Nouvelles valeurs et gouvernance au Canada

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Neil Nevitte

Chapitre 4. Engagement civique, confiance et démocratie : les données de l’Alberta

Lisa Young

Texte intégral

  • 1 Voir, dans le présent ouvrage, les articles de M. Kanji (chapitre 3) et R. Nadeau (chapitre 2).
  • 2 Pour un examen des explications possibles de ce phénomène, voir J. Nye, « In Government We Don’t T (...)

1Plusieurs données comportementales indiquent que les Canadiens sont de plus en plus désenchantés par la qualité de la vie démocratique du pays depuis les trois dernières décennies. Les sondages d’opinions révèlent une réelle insatisfaction envers la démocratie, un mécontentement à l’égard de la qualité de la représentation politique et un appui croissant à la démocratie directe1. De toute évidence, le comportement de l’électorat canadien durant les années 1990 indique un maigre appui à la politique traditionnelle : l’accord de Charlottetown fut désavoué lors d’un référendum national et à l’occasion des élections de 1993 ; le système des partis nationaux fut bouleversé par l’apparition de deux partis perçus comme des protestations régionales. Cette insatisfaction croissante et ce mécontentement est un phénomène complexe qui échappe aux explications simplistes. Quelques observateurs ont prétendu qu’une structure affaiblie et une mauvaise performance des institutions sont mises en cause, alors que d’autres chercheurs se sont penchés sur les changements qui ont eu lieu dans la société, plus spécialement ceux qui ont trait à la structure sociale et aux valeurs des individus2.

2Le but de cet article est de vérifier s’il est possible de trouver une autre explication au désenchantement croissant envers la vie démocratique canadienne, à savoir une explication par la relation société civile/capital social. Cette explication prétend que la baisse de l’engagement au sein des associations qui composent la société civile contribue au déclin du « capital social », c’est-à-dire au déclin des normes de réciprocité et de confiance, lequel, à son tour, détruit la base sur laquelle s’édifie la gouvernance démocratique. Cet argument a été avancé par Robert Putnam, dont les travaux ont été rapidement relayés par les médias. Ce dernier a réintroduit un intérêt très vif pour la société civile au sein du processus d’élaboration des politiques tant au Canada qu’aux États-Unis.

  • 3 L’Alberta Civil Society Survey [Enquête sur la société civile de l’Alberta] fut entrepris par le R (...)

3L’explication société civile/capital social sera examinée à la lumière de l’Alberta Civil Society Survey de 1999. Cette étude fut menée auprès de 1272 Albertains durant la période allant du mois de décembre 1998 au mois de janvier 19993. Il faut tout d’abord reconnaître que certaines précautions s’imposent, du fait que cette étude est fondée sur un sondage mené exclusivement en Alberta. L’Alberta est une province relativement riche, qui possède de bas taux d’appartenance syndicale et une culture politique qui minimise le pouvoir du gouvernement. Des sondages d’opinion publique ont démontré que les niveaux d’appui à la démocratie directe et le désenchantement envers le gouvernement fédéral sont plus élevés en Alberta que partout ailleurs au pays. Cela dit, l’Alberta Civil Society Survey est le seul instrument disponible qui comporte des données canadiennes et permette de vérifier si notre hypothèse est fondée. Soulignons que cette étude n’est qu’un préliminaire, car les conclusions qui peuvent être tirées de ces données sont limitées, alors que l'argument société civile/capital social porte sur l’ensemble des sociétés. Il faudra donc considérer les résultats présentés dans ce chapitre comme ayant une portée restreinte.

Engagement civique, confiance et démocratie

  • 4 Voir G. Almond et S. Verba, The Civic Culture : Political Attitudes and Democracy in Five Nations, (...)

4Les ouvrages consacrés à la problématique société civile/capital social donnent une explication du désengagement civique qui nécessite des considérations prudentes ainsi qu’une étude empirique. L’argument de base est le suivant : les nations industrielles avancées, plus particulièrement les États-Unis, ont, ces dernières années, fait l’expérience d’un déclin de la qualité de la société civile. Ce déclin se manifeste par des niveaux décroissants d’appartenance à des associations et par une tendance à s’éloigner des activités récréatives de groupes. Ce déclin de l’engagement civique s’accompagne d’un déclin de la confiance interpersonnelle. L’existence d’une relation entre l’engagement civique et la confiance interpersonnelle est fondée sur l’idée que l’engagement au sein de la vie communautaire inculque aux individus des habitudes et des pratiques de coopération. Selon cette théorie, ceux qui sont engagés dans la communauté sont plus disposés à faire confiance aux autres et ils présupposent que les autres se comporteront selon des normes tacites qui impliquent la réciprocité. Or la confiance est nécessaire au bon fonctionnement de la démocratie. De nombreuses études empiriques menées depuis plus de 40 ans ont montré une corrélation entre la confiance interpersonnelle et la persistance des institutions démocratiques4. Si l’on en croit Brehm et Rahn,

  • 5 J. Brehm et W. Rahn, « Individual Level Evidence for the Causes and Consequences of Social Capital (...)

ces normes [de réciprocité] deviennent une partie intégrante du capital social de la communauté, permettant ainsi aux gens de se faire une idée juste des intentions des autres, même lorsqu’ils ne peuvent directement connaître celles-ci. La confiance générale permet aux gens de se dégager des relations familières au sein desquelles la confiance se fonde sur la connaissance accumulée au fil du temps. Si la manière dont la vie se déroule à l’intérieur même de la démocratie est incertaine [...], une telle confiance globale devient donc nécessaire, afin que les gens appuient les projets démocratiques5.

5De ce point de vue, il est clair que le déclin de la confiance pourrait compromettre la volonté qu’ont les gens de s’engager dans la gouvernance démocratique.

  • 6 Pour une excellente vue d’ensemble des ouvrages sur la question, voir P O’Connor, Mapping Social C (...)
  • 7 W. A. Galston, « Won’t You Be My Neighbor ? », in The American Prospect, 26 (1996), p. 16.

6La dernière décennie a connu un nouvel intérêt des chercheurs en sciences sociales pour l’étude des démocraties industrialisées à la lumière des idées de « société civile » et de « capital social6 ». Plusieurs raisons expliquent cette résurgence, à savoir l’influence des universitaires étudiant l’importance de la société civile sur le processus de démocratisation en Europe de l’Est et dans les nations en développement, mais aussi la publication des ouvrages provocateurs de Robert Putnam, Making Democracy Work et Bowling Alone. Comme William Galston l’a fait remarquer, « il est rare qu’une thèse comme celle-ci passe si rapidement de l’obscurité universitaire à la sagesse populaire [...]. L’argument de Putnam a touché un point sensible. La majorité des Américains croient que, pendant les quarante dernières années, des aspects importants de leur société ont changé pour le pire7 ».

7On pourrait penser que cet intérêt renouvelé constitue, du moins en partie, une réaction aux conditions de l’organisation sociale postmoderne ou postindustrielle. Dans une société hétérogène où il y a de moins en moins de croyances partagées, de références et de pratiques culturelles, où la population est de plus en plus mobile et par conséquent déracinée, où les liens familiaux sont affaiblis par les distances, où la structure familiale a été transformée et où nous semblons souvent manquer de but commun et d’identité commune, l’argument invoquant la société civile et le capital social est sans aucun doute séduisant pour plusieurs. Ceci dit, cette littérature est souvent contestée en raison du portrait nostalgique qu’elle fait d’une période révolue considérée comme l’âge d’or de la société civile. Les critiques soulignent, avec justesse, qu’une telle nostalgie peut contenir une envie irréaliste, voire non souhaitable, de retourner à une époque qui empêchait les femmes de faire partie de la main-d’œuvre ou d’avoir une plus grande liberté, qui avait une tolérance légale et sociale fort peu développée pour la diversité ethnique et sexuelle, et était fort peu disposée à un relâchement de la moralité traditionnelle.

  • 8 B. Edwards et M. W. Foley, « The Paradox of Civil Society », in Journal of Democracy, 7 (1996), p. (...)
  • 9 T. Janoski, Citizenship and Civil Society : A Framework of Rights and Obligations in Liberal, Trad (...)

8L’expression « société civile » renvoie à l’association qui se forme dans l’interstice se situant entre l’État et le domaine strictement privé. Plus précisément, la société civile renvoie à l’association privée bénévole, allant du comité de voisins aux entreprises philanthropiques8. Il n’y a aucun consensus sur la définition précise de la société civile. Pour certains, celle-ci englobe le marché des affaires ; pour d’autres, elle est perçue comme un domaine intermédiaire qui exclut le marché des affaires9. La notion de société civile est particulièrement importante pour la pensée politique américaine, surtout depuis que Tocqueville lui a accordé une grande importance, ayant remarqué que la propension des Américains à se regrouper de manière bénévole dans des associations (allant des conseils municipaux aux organisations caritatives) était leur plus grande défense contre la tyrannie de l’État.

  • 10 R. Putnam, « Tuning in. Tuning out : The Strange Disappearance of Social Capital in America », in (...)
  • 11 R. Putnam, Making Democracy Work : Civic Traditions in Modem Italy, Princeton, Princeton Universit (...)
  • 12 K. Newton, « Social Capital and Democracy », in American Behavioral Scientist, 40 (5) (1997), p. 5 (...)

9L’idée de société civile est intimement liée au concept de capital social. Putnam définit le capital social comme étant constitué « des caractéristiques de la vie sociale, tels les réseaux, les normes et la confiance, qui permettent aux participants d’agir collectivement de manière plus efficace en vue de poursuivre des objectifs communs10 ». Poursuivant les travaux du sociologue James Coleman, Putnam soutient que le capital social est un bien public, la propriété d’une communauté plutôt que celle d’un individu. Les sociétés possédant un capital social abondant se caractérisent par des « cercles vertueux » au sein desquels la confiance interpersonnelle favorise la coopération entre les citoyens ; la coopération, en retour, engendre la confiance11. Envisagé de cette manière, le capital social « se concentre sur les valeurs et les attitudes culturelles qui prédisposent les citoyens à la coopération, à la confiance, à la compréhension et à l’empathie à l’égard des autres — afin de se traiter les uns les autres comme des concitoyens plutôt que comme des étrangers, des compétiteurs ou des ennemis potentiels12 ».

  • 13 R. Putnam, Making Democracy Work, p. 171-172.
  • 14 Ibidem, p. 173-174.
  • 15 Newton, « Social Capital and Democracy », p. 579.

10Selon Putnam, la confiance sociale provient de deux sources qui sont liées l’une à l’autre : les normes de réciprocité et les réseaux d’engagement civique. Les normes de réciprocité sont les règles tacites d’obligation sociale (comme ramasser les feuilles durant l’automne), qui sont appliquées à travers l’approbation et la désapprobation sociale. Ceci doit être pensé en tant que réciprocité généralisée, c’est-à-dire comme une relation continue d’échange, plus ou moins juste, dans laquelle un service donné devient un service rendu13. Les normes effectives de réciprocité, comme le soutient Putnam, sont susceptibles d’être associées à des réseaux denses d’échanges sociaux. Les réseaux d’engagement civique, comme les associations de quartiers, les chorales, les associations sportives et j’en passe, encouragent la coopération et la réciprocité au sein de la communauté. De tels réseaux fournissent des moyens pour punir ceux qui méprisent les normes de réciprocité ; ils renforcent les normes en facilitant la communication et en améliorant la transmission de l’information au sujet de la fidélité des individus14. L’importance que Putnam accorde à la participation à des associations formelles (comme jouer aux quilles dans une ligue organisée et jouer aux quilles régulièrement avec un groupe d’amis) évoque l’affirmation de Tocqueville et de plusieurs autres auteurs selon laquelle la participation bénévole à des associations formellement organisées est essentielle au développement des normes démocratiques entre citoyens, car elle enseigne les vertus civiques de confiance, de modération, de compromis, de réciprocité ainsi que les propensions à la discussion et à l’organisation démocratique15.

  • 16 Ibidem, p. 579.
  • 17 Ibidem, p. 581.

11Cette conclusion n’est pas acceptée par tous. Comme Newton le souligne, « à première vue, il ne semble pas plausible d’attribuer un rôle crucial à des organisations bénévoles qui fonctionnent sur la base de quelques heures à peine par semaine, même pour une petite minorité d’activistes16 ». L’influence de l’éducation, la socialisation familiale et les expériences de travail ont toutes potentiellement plus d’effet que la participation à des organisations bénévoles. Si l’interaction des personnes au sein des groupes non hiérarchisés est, en fait, si importante pour l’instauration de ce que Putnam appelle « les habitudes du cœur », alors il est possible que le type le plus important d’interaction n’apparaisse pas au sein des associations formelles, mais dans les groupes informels qui « se réunissent occasionnellement, non sur une base régulière, pour jouer aux fléchettes, discuter d’un roman, étudier la religion, éveiller les consciences, organiser une fête de quartier ou un groupe de surveillance du voisinage, diriger un cercle de gardiennes d'enfants ou de covoiturage, organiser un groupe de soutien ou simplement prendre un verre dans un bar17 ».

  • 18 O’Connor, Mapping Social Cohesion, p. 13.
  • 19 N. Eliasoph, Avoiding Politics : How American Produce Apathy in Everyday Life, Cambridge, Cambridg (...)
  • 20 Ibidem, p. 230.
  • 21 Ibidem.

12L’approche société civile/capital social s’est attiré de nombreuses critiques dans bien des milieux. Une des objections renvoie à la distinction faite entre l’engagement civique et l’engagement politique. Les critiques soutiennent que l'engagement civique peut effectivement produire des bénéfices sociaux et économiques, mais qu’il peut aussi ne pas produire des bénéfices politiques. Ainsi, Benjamin Barber soutient que seule l’activité politique qui encourage la délibération et l’échange d’idées peut engendrer la compréhension du bien public nécessaire au développement des politiques sociales18. Dans la même optique, les recherches de la sociologue américaine Nina Eliasoph indiquent que la relation conjecturale entre l’engagement civique et la confiance dans le gouvernement est peut-être illusoire19. Eliasoph est devenue une participante et une observatrice active au sein de trois ensembles de réseaux sociaux dans les banlieues californiennes. Ces groupes étaient composés de bénévoles civiques (qui recueillaient de l’argent pour une école secondaire et pour des campagnes contre la drogue), d’amateurs de danse country et western et d'activistes environnementaux s’opposant aux installations nucléaires établies dans la région. Dans son étude, elle constate que, dans les deux premiers groupes, qui correspondent davantage à la notion de société civile élaborée par Putnam, comme la participation à une chorale et le bénévolat, les participants faisaient tout pour ne pas discuter publiquement de questions politiques. Eliasoph conclut que « les gens qu’elle a rencontrés désiraient créer un esprit de communauté, mais ne voulaient pas discuter politique [...], la bienséance civique se faisant imaginative et les conversations ouvertes et réfléchies en public se faisant rares20 ». Les résultats les plus intéressants de cette étude renvoient au fait que les bénévoles « désiraient personnifier l’idéal républicain, mais n’étaient pas du tout disposés à affronter les difficultés de vivre selon cet idéal au sein d’une communauté qui est davantage concernée par la politique nationale et globale qu’à l’époque de Tocqueville [...]. Ils s’encouragent mutuellement à ne pas parler de questions qui ne peuvent être résolues par de simples citoyens locaux qui se réunissent et se préoccupent les uns des autres. Cette conviction est alimentée par une sorte de fuite politique21. » Cet apolitisme déterminé et ce dégoût pour la politique sont profondément enracinés dans la société américaine et ne sont peut-être pas si étrangers à la société canadienne.

  • 22 J. Van Deth, « Interesting But Irrelevant : Social Capital and the Salience of Politics in Western (...)

13S’appuyant sur une étude de sondages effectués en Europe de l’Ouest durant les années 1990, Jan Van Deth a défendu l’hypothèse que de hauts niveaux de capital social affaiblissent la primauté du politique (défini en tant qu'importance accordée à la politique). Les individus des démocraties postindustrielles qui ont le plus accès au capital social — par l’éducation, le revenu et l’engagement au sein d’associations — accordent moins d’importance à la politique que leurs compatriotes moins fortunés. Van Deth en conclut que la politique devient moins importante lorsque les citoyens sont plus autonomes et ont plus de ressources. En d’autres mots, le capital social permet à ces citoyens de se rabattre sur leurs propres ressources et leur propre ingéniosité afin de résoudre les problèmes qui autrement demanderaient des solutions politiques22. Les résultats provenant des études de Van Deth et Eliasoph soulèvent de sérieuses réserves concernant l’hypothèse d’un lien entre la société civile et le capital social, tel qu’il est énoncé dans les ouvrages se rapportant à la question.

Structure de la recherche

14Afin de vérifier l’argument société civile/capital social, le présent article utilise des données provenant de l’Alberta Civil Society Survey de 1999. Plus précisément, il cherchera à vérifier l’hypothèse selon laquelle l’engagement civique, ou l’engagement au sein d'associations qui englobent la société civile, contribuerait à la confiance interpersonnelle, laquelle, à son tour, favoriserait la confiance envers les institutions politiques et le gouvernement. Afin de déterminer s’il y a une relation entre ces variables, nous allons utiliser une simple analyse bivariée et nous servir d’une régression linéaire pour vérifier la force de ces relations par rapport à d’autres explications possibles.

15Il faut souligner ici que le propre de cette recherche est de trouver de telles relations à un niveau individuel plutôt qu’à un niveau sociétal. Bien que Putnam et d’autres auteurs aient affirmé que le capital social est une propriété des communautés et non des individus, certains universitaires ont soutenu avec conviction que le concept peut être mesuré à un niveau individuel. Selon Brehm et Rahn,

  • 23 J. Brehm et W. Rahn, « Individual Level Evidence for the Causes and Consequences of Social Capital (...)

le capital social est un concept global qui se fonde sur un comportement individuel et sur des attitudes et des prédispositions du même ordre. Plusieurs institutions alimentent les habitudes et les valeurs qui donnent lieu au capital social : sont inclus dans ces institutions les communautés et les autres organisations bénévoles, les familles, les organisations paroissiales et les modèles culturels23.

  • 24 Ibidem.

16Brehm et Rahn précisent qu’au niveau individuel, le capital social peut être compris comme « la relation réciproque entre la participation civique et la confiance interpersonnelle24 ».

17Des études ultérieures seront nécessaires afin de déterminer si ces relations existent à un niveau sociétal.

L’engagement civique

  • 25 R. Putnam, « Bowling Alone : America’s Declining Social Capital », in Journal of Democracy, 28 (19 (...)
  • 26 Statistiques Canada, Caring Canadians, Involved Canadians : Highlights from the 1997National Surve (...)

18L’expression « engagement civique » renvoie à l’engagement individuel au sein d’associations qui constituent la société civile. Selon Putnam, le déclin de l’engagement civique dans la société américaine est intimement lié au déclin de la confiance interpersonnelle. En fait, son analyse est fondée sur l’observation que l’appartenance à tout type d’organisation, de la PTA aux ligues de quilles, est sur le déclin aux États-Unis25. Des mesures comparables à celles-ci ne sont pas disponibles au Canada. De plus, les maigres données que nous avons indiquent un modèle inverse. Les données de Statistiques Canada sur le taux de bénévolat indiquent un hausse légère de 27 % à 31 %26. Le bénévolat n’est pas synonyme toutefois d’engagement civique. Ce dernier comprend également d’autres activités, telle la participation à des organisations religieuses, à des équipes sportives et récréatives, etc.

  • 27 L’enquête sur la participation civique menée par Statistiques Canada a constaté des situations lég (...)

19Afin d’atteindre les buts poursuivis par cette étude, nous avons mis au point trois mesures distinctes de l’engagement. La première, l’engagement civique, renvoie à l’implication non politique et à des organisations civiques non commerciales. Comme le démontre le tableau 4.1, la majorité des membres d’une association répertoriés par l’Alberta Civil Society Survey se trouve dans la catégorie « groupes civiques ». Ces associations comprennent les clubs sociaux, les groupes de bénévoles, les associations de quartier, les groupements religieux, les organisations ethniques, les associations récréatives et les groupes de parents. La catégorie « autres groupes » fut également incluse dans les groupes civiques en considérant que la plupart des autres implications organisationnelles ne seraient ni de nature commerciale ni de nature politique. Parmi tous les groupes civiques, les groupements religieux (églises, temples, mosquées) sont ceux qui comptent le plus de membres (38 % des répondants), suivis des associations récréatives (28 %), des associations de quartier (18 %) et des groupes de bénévoles (16 %). Parmi les groupes compris dans cette catégorie, les membres des groupes de bénévoles étaient les plus susceptibles d’être fortement engagés — 26 % des répondants appartenant à de tels groupes étaient des dirigeants et 52 % des bénévoles actifs27.

TABLEAU 4.1. Appartenance et activités au sein de groupes

TABLEAU 4.1. Appartenance et activités au sein de groupes

Source : compilé à partir de l'Alberta Civil Society Survey.

20La seconde mesure a trait à l’engagement professionnel. Elle ne comprend que les classes d’appartenance à une association, à savoir les syndicats et les organisations professionnelles ou commerciales. Il faut noter que l’adhésion à plusieurs syndicats ou à plusieurs associations professionnelles (par exemple, l’association Bar) n’est pas considérée comme volontaire, mais comme une condition d'embauche. Une implication plus active, par exemple assister régulièrement à des rencontres ou jouer un rôle actif, est toutefois considérée comme volontaire. Parmi les répondants au sondage, 23 % ont dit faire partie d’une organisation professionnelle ou commerciale et 15 % ont dit faire partie d’un syndicat. Dans ces deux groupes, 37 % et 59 % seulement admettent n’avoir joué aucun rôle, si ce n’est avoir contribué aux frais d’adhésion.

  • 28 Le « membership » des partis politiques est étonnamment haut.

21Parallèlement à ces deux mesures de l’engagement civique et professionnel, nous avons également développé une troisième mesure : l’engagement politique. Les deux types d’appartenance à une association qu’on y retrouve sont l’appartenance à un parti politique et l'appartenance à un groupe d’action politique autre qu’un parti. Parmi les répondants, 11 % disent appartenir à un parti politique et 4 % à un groupe d’action politique28.

22Notons que les frontières entre les organisations civiques, commerciales et politiques ne sont pas aussi délimitées qu’on pourrait le croire. Les syndicats et les associations professionnelles peuvent elles-mêmes s’impliquer dans le processus politique en appuyant un parti ; en fait, l’activisme syndical est, si on peut dire, une forme d’action politique. Cela dit, l’appartenance syndicale est en soi plus intimement reliée à l’engagement commercial qu’à l’activité politique. De même, les associations de quartier peuvent devenir hautement politisées quand elles font du lobbying pour des changements politiques ; de leur côté, les organisations ethniques peuvent intervenir dans les luttes politiques et les groupes religieux mobiliser leurs membres en vue d’une activité politique. Néanmoins, nous devons situer ces groupes au sein de la société civile, car l’engagement dans la sphère politique n’est pas leur première raison d’être.

  • 29 L’analyse de fiabilité a donné les résultats alpha suivants : 0,4124 pour l’indice d’engagement ci (...)

23Pour ces trois mesures d’engagement, des échelles supplémentaires ont été construites de manière à ce qu'un répondant puisse recevoir un point sur l’échelle de l’appartenance à une catégorie de groupes et un point additionnel s’il est un participant occasionnel, deux points s’il assiste régulièrement aux rencontres, trois points s’il est un bénévole actif et finalement quatre nouveaux points s’il exerce un rôle de dirigeant au sein de ce groupe. Cette mesure évalue à la fois l’ampleur et l’intensité de l’appartenance à une association. Par exemple, un individu qui est un membre inactif de trois catégories de groupes recevra trois points, comme ce serait le cas pour un individu qui assisterait régulièrement aux rencontres d’une des catégories de groupes29.

Les facteurs d’engagement

  • 30 Putnam, « Tuning in, Tuning out ».

24Avant de considérer les relations qui se tissent entre l’engagement civique, la confiance interpersonnelle et la confiance envers les gouvernements, il serait utile de considérer les facteurs qui agissent sur le degré d’engagement des individus au sein des associations comprises dans la société civile. Cela revêt une importance primordiale, lorsque l’on considère les conséquences possibles d’une telle recherche sur les politiques gouvernementales. Plusieurs études concernant l’engagement civique font appel au facteur démographique (dans une certaine mesure), ainsi qu’à d'autres facteurs particuliers. La thèse la plus connue est celle que Putnam appelle « l’étrange disparition de l'Amérique civique » ; dans celle-ci, Putnam vérifie plusieurs séries d’explications potentielles du déclin de l’engagement civique. Il soutient que l’éducation est de loin le plus fort corrélat qui affecte l'engagement civique. Pour lui, « les gens instruits sont plus enclins à s’unir et à faire confiance, parce que leur situation économique et financière le leur permet, et surtout parce qu’ils disposent de qualités, de ressources et de valeurs qui leur furent inculquées à la maison et à l’école ». Pour Putnam, les niveaux croissants de scolarité ont partiellement compensé la tendance générale du désengagement civique. Il affirme aussi que les résidents des régions urbaines sont légèrement plus réticents et moins enclins à devenir membre d’un groupe. Il considère qu’il y a un effet générationnel très fort dans les générations d’après-guerre, qui sont moins capables d’engagement que les générations qui les ont précédées. À ses yeux, les citoyens nés entre 1930 et 1945, qu’il nomme « la longue génération civique », est la dernière génération de ce type en Amérique30.

  • 31 J. Brehm et W. Rahn, « Individual Level Evidence for the Causes and Consequences of Social Capital (...)

25L’ultime responsable du déclin de la société civile aux États-Unis, toujours selon Putnam, est la télévision. La montée de la télévision en tant que composante majeure du temps de loisir coïncide parfaitement avec le désengagement générationnel. La télévision, prétend-il, « privatise notre temps de loisir », ce qui a pour résultat un déclin de l'engagement civique. C’est aussi l’argument de Brehm et Rahn, qui affirment que, chez les Américains, chaque heure supplémentaire passée devant la télévision a un effet négatif sur la participation civique, effet correspondant à une augmentation de revenu de 1000 dollars31.

  • 32 Putnam, « Tuning in, Tuning out ».

26Putnam écarte également plusieurs causes potentielles de désengagement civique. Il exclut le facteur mobilité en tenant compte du fait que le taux global de mobilité n’a pas augmenté durant cette période. Il écarte également le nouveau rôle de la femme, car il estime que les femmes qui travaillent appartiennent davantage à des associations bénévoles que les femmes au foyer, même si les femmes au foyer passent en moyenne plus de temps à des activités volontaires. Finalement, bien qu’il trouve une corrélation entre le mariage et l’engagement civique, surtout si la famille a des enfants, il croit que le haut taux de divorce est plutôt une conséquence qu’une cause du déclin du capital social32.

FIGURE 4.1. Engagement selon l’éducation

FIGURE 4.1. Engagement selon l’éducation

Les résultats

27Une analyse des données de l’Alberta Civil Society Survey (ACSS) de 1999 démontre que l’éducation postsecondaire est un indice prédominant de l’engagement civique, professionnel et politique. Comme l’illustre la figure 4.1, les individus ayant au moins une année d’études postsecondaires sont plus susceptibles d’engagement au sein d’organisations communautaires, de groupes professionnels et de groupes politiques. En fait, une analyse régressive montre que l’éducation postsecondaire est le facteur déterminant le plus significatif des deux dernières formes d’engagement et le deuxième en importance quant à l’engagement civique (voir le tableau 4.2). Ces résultats correspondent parfaitement à ceux de Putnam.

28L’indice le plus important de l’engagement civique en Alberta, comme le souligne justement Putnam, est le temps passé devant la télévision. Plus un individu passe d’heures à regarder la télévision, moins il est susceptible de s’impliquer dans une organisation civique ou une organisation professionnelle. La figure 4.2 montre que plus on regarde la télévision, moins le score pour les trois catégories d’engagement sera élevé. Il faut noter que la mesure du nombre d’heures passées devant la télévision chaque semaine est une mesure rudimentaire. De toute évidence, une distinction qualitative doit être faite entre l’individu qui regarde un programme d'affaires publiques régulièrement, parce qu’il porte un intérêt à sa communauté ou aux affaires nationales, et celui qui passe le même nombre d’heures devant la télévision à regarder l’émission de Jerry Springer (qui alimente un intérêt d’un tout autre genre). Jusqu’à un certain point, la thèse de Putnam selon laquelle la lecture des journaux est positivement liée à l’engagement civique est corroborée par ces résultats (voir la figure 4.3), bien que cette relation soit moins claire que la relation établie avec le fait de regarder la télévision et qu’elle n’ait pas eu non plus un effet significatif dans l’analyse régressive. Les heures consacrées à l’Internet et au courrier électronique à la maison ont un effet mixte, qui n’est pas non plus statistiquement significatif dans l’analyse régressive.

TABLEAU 4.2. Facteurs d’engagement civique, professionnel et politique

TABLEAU 4.2. Facteurs d’engagement civique, professionnel et politique

* Significatif à p < 0,05.
** Significatif à p < 0,01.

FIGURE 4.2. Engagement résultant de l'influence de la télévision

FIGURE 4.2. Engagement résultant de l'influence de la télévision
  • 33 Une étude menée par Statistiques Canada en 1997, qui comprenait des groupes rattachés à leur trava (...)
  • 34 La mesure de l’engagement civique utilisée dans cette analyse est très sensible aux variations des (...)

29Toujours selon les conclusions de Putnam, nous avons déterminé que l’âge a un effet significatif positif très marquant sur les trois formes d’engagement. Les individus nés avant la Seconde Guerre mondiale sont plus susceptibles de s’impliquer dans une organisation civique ou politique que les plus jeunes générations. Cela dit, si l’on considère l'intensité de l’engagement, nous nous apercevons que les individus qui sont dans la trentaine avancée ou au début de la quarantaine sont légèrement plus engagés que ceux qui ont plus de 55 ans (voir la figure 4.4). Lorsque l’on tient compte du sexe de ces groupes, on s’aperçoit que le modèle conjectural de Putnam est vrai pour les hommes mais pas pour les femmes (voir figure 4.5). L'engagement civique culmine chez les femmes de 35-44 ans et diminue dans les groupes subséquents. De toute évidence, cette explication est liée aux cycles de vie correspondant à l’éducation des enfants ; il ne s'agit aucunement d’un effet cohorte tel que proposé par Putnam. De plus, les personnes dont l’âge se situe entre 35 et 54 ans, c’est-à-dire qui sont au faîte de leur carrière, sont plus disposées à s’engager dans une organisation professionnelle que les générations plus jeunes ou plus vieilles. Étant donné l’importance de la vie professionnelle et le fait que l’engagement professionnel peut inculquer ce que Putnam appelle « les habitudes du cœur » — tout autant que le fait l’engagement civique —, ce résultat ne doit pas être négligé33. Autrement dit, les données ne corroborent pas entièrement l’argument de Putnam sur l’existence d’une génération civique née avant la Seconde Guerre mondiale34.

FIGURE 4.3. Engagement résultant de la lecture des journaux

FIGURE 4.3. Engagement résultant de la lecture des journaux

FIGURE 4.4. Engagement selon l'âge

FIGURE 4.4. Engagement selon l'âge

FIGURE 4.5. Engagement selon l’âge et le sexe

FIGURE 4.5. Engagement selon l’âge et le sexe

FIGURE 4.6. Engagement par années de résidence

FIGURE 4.6. Engagement par années de résidence

FIGURE 4.7. Engagement civique selon le statut matrimonial

FIGURE 4.7. Engagement civique selon le statut matrimonial

30La conclusion de Putnam selon laquelle la mobilité ne rend pas compte de la diminution de l’engagement est remise en question par les résultats présentés dans la figure 4.6. Cette figure indique que plus un individu vit longtemps à son domicile, plus le degré d’engagement civique et politique est élevé. Ce modèle s’applique également lorsqu’on tient compte de l’âge. Ces résultats indiquent que les modèles d’organisation sociale qui exigent des individus qu’ils déménagent fréquemment pour des raisons de travail ou de formation a un effet atténuant sur l’engagement civique dans les années suivant chaque déménagement.

31Les structures familiales traditionnelles sont également liées à l’engagement. Les répondants qui sont mariés ou veufs sont plus fortement engagés, du moins dans les catégories civique et politique, que ceux qui sont conjoints de fait, divorcés ou séparés. Toutefois, certaines de ces variations peuvent être expliquées par le fait qu’avoir des enfants à la maison a un effet sur l’engagement. Parmi les femmes, celles qui ont des enfants de cinq ans et moins sont nettement plus engagées que celles qui n’en ont pas. On ne retrouve pas un effet similaire chez les hommes. Pour les hommes comme pour les femmes, la présence d’enfants entre six et douze ans augmente considérablement le degré d’engagement civique. L’effet considérable des enfants sur l’engagement civique, surtout chez les femmes, indique que la différence d'âge quant à cet engagement se rapporte peut être davantage au style de vie qu’à l’effet cohorte. La figure 4.7 indique les niveaux d'engagement civique selon l’état matrimonial et le sexe. Cette figure indique que l'effet atténuant du divorce sur l’engagement civique est beaucoup plus prononcé chez les hommes que chez les femmes. Ceci reflète en partie la tendance selon laquelle les femmes ont généralement la garde principale des enfants dans l’éventualité d’un divorce.

FIGURE 4.8. Engagement selon le type d'emploi

FIGURE 4.8. Engagement selon le type d'emploi

32Certaines données indiquent également que les structures familiales traditionnelles — l'homme qui travaille et la femme qui demeure au foyer — favorisent l’engagement civique (voir la figure 4.8). Les femmes qui se déclarent tout d’abord comme étant des femmes au foyer ont un plus haut score en moyenne d'engagement civique que les femmes qui travaillent à l’extérieur. Le fait d’avoir une femme au foyer n’a aucun effet sur l’engagement civique des hommes.

FIGURE 4.9. Hauts niveaux de confiance interpersonnelle

FIGURE 4.9. Hauts niveaux de confiance interpersonnelle

33Globalement, les résultats de Putnam concernant les facteurs de l'engagement civique aux États-Unis sont corroborés par les résultats de l’ACSS. L’engagement au sein d’une organisation civique est plus élevé parmi ceux qui ont une éducation postsecondaire et parmi les Albertains plus âgés. Comme Putnam le fait remarquer, ces deux effets, jusqu’à un certain point, s’annulent l’un l’autre : l’engagement civique diminuerait considérablement en Alberta si ce n’était de l’effet positif de l’accès accru à l’éducation postsecondaire. Regarder la télévision et les fréquents déménagements semblent atténuer l'engagement civique. Finalement, les individus vivant au sein d’une structure familiale traditionnelle paraissent plus susceptibles de s'engager dans leur communauté.

Engagement civique et confiance interpersonnelle

  • 35 J. Brehm et W. Rahn, « Individual Level Evidence for the Causes and Consequences of Social Capital (...)
  • 36 Voir O’Connor, Mapping Social Cohesion.

34L’argument société civile/capital social est fondé sur l’hypothèse que l’engagement civique favorise la confiance interpersonnelle. C'est dans cette relation que le capital social apparaît, toujours selon cet argument. Dans leur étude sur le niveau individuel de capital social aux États-Unis, Brehm et Rahn ont remarqué que l'engagement civique et la confiance interpersonnelle cohabitent en « une étroite relation réciproque, bien que l’effet de la participation sur la confiance soit nettement plus élevé que l’inverse ». Ils ont également observé que la satisfaction à l’égard de la vie en général était fortement liée à la confiance interpersonnelle, que la richesse et l’éducation facilitaient la confiance et que la persécution (mesurée par la peur le soir et le fait d’être victime d’un vol) était négativement associée à la confiance35. En analysant les données du World Values Survey, John Helliwell remarqua une corrélation positive entre les niveaux de confiance et l’engagement civique au Canada. Ses résultats indiquent que les types d’appartenance ne modifient pas les niveaux de confiance : c’est plutôt l’ampleur de l’engagement qui compte36.

35Afin de vérifier l’effet de l’engagement civique sur la confiance interpersonnelle parmi les répondants de l’ACSS, trois critères de confiance interpersonnelle furent développés :

  • la plupart des gens sont fondamentalement bons ;
  • on peut faire confiance à la plupart des gens ;
  • la plupart des gens cherchent à profiter de vous (codage inverse)37.

Les résultats

  • 38 Le coefficient de corrélation de Pearson est de 0,203 pour l’engagement civique, par comparaison a (...)

36Les trois mesures d’engagement sont positivement liées à la confiance interpersonnelle, mais l’engagement civique est le corrélat le plus important38 (voir la figure 4.9). L’analyse régressive (voir le tableau 4.3) a déterminé que l’engagement civique est le troisième indice en importance pour ce qui est de la confiance interpersonnelle, constatation qui appuie fortement l'argument société civile/capital social. Plus un individu s’engage auprès de sa communauté, plus il exprimera un niveau de confiance interpersonnelle élevé.

37L’indice le plus élevé de confiance interpersonnelle dans le modèle régressif était la peur de marcher dans son propre quartier le soir. Même si on pourrait croire que cette peur est en fait un élément de méfiance interpersonnelle, il est possible de concevoir des individus confiants qui évaluent correctement les risques encourus par le fait de marcher dans leur quartier le soir. Les résultats de l’analyse régressive confirment également les résultats de Brehm et Rahn selon lesquels la satisfaction générale envers la vie (dans ce cas, mesurée par la réponse « très bien » à la question : « d’une manière générale comment diriez-vous que les choses vont actuellement : très bien, bien, pas très bien ? ») a un effet marquant et statistiquement très significatif.

38L’âge et l’éducation postsecondaire sont des indices de l'engagement comme de la confiance interpersonnelle. L’âge a un effet positif marquant sur la confiance interpersonnelle : la figure 4.10 montre que les individus âgés de moins de 35 ans sont moins confiants que les générations plus âgées, alors que ceux qui ont entre 55 et 64 ans sont les plus confiants de tous. À un degré moindre, l’éducation postsecondaire a un effet positif sur la confiance interpersonnelle. D’autres indices d’engagement civique, comme la télévision, la lecture des journaux et la mobilité résidentielle, n’ont eu aucun effet statistiquement significatif dans l’analyse régressive.

39Bien que la peur liée à la criminalité et la satisfaction générale envers la vie constituent les effets les plus importants sur la confiance interpersonnelle, l’engagement civique est néanmoins un important indice de confiance. Ceci confirme l’argument général établi dans la littérature consacrée à la relation société civile/capital social et corrobore les résultats empiriques de Brehm et Rahn à propos du cas américain. Cela dit, il faut noter que l’âge et l’éducation postsecondaire sont des indices relativement forts de la confiance interpersonnelle. Les membres de la génération civique de Putnam sont, en fait, plus confiants que les jeunes Albertains, l’éducation postsecondaire ayant un effet positif important sur la confiance interpersonnelle.

  • 39 B. Edwards et M. W. Foley, « The Paradox of Civil Society », p. 49.

40Foley et Edward soulignent que la notion de « société civile » est un concept trop vague. Ils préconisent des recherches empiriques se focalisant sur la forme particulière d'un engagement civique qui a l’effet positif que Putnam et d’autres ont proposé. À leurs yeux, les organisations de mouvements sociaux, les groupes d’intérêts et les associations politiques sont plus susceptibles d'engendrer ces effets que les chorales apolitiques et les ligues de quilles vantées par Putnam39. Une analyse bivariée détaillée par catégories de groupes conforte toutefois la thèse de Putnam. Celle-ci indique des relations statistiquement significatives entre la confiance interpersonnelle et les activités de bénévolat, les associations de quartier, les groupes religieux, les associations récréatives, professionnelles et commerciales et les partis politiques. Les activités des clubs sociaux, des groupes ethniques, des syndicats et des groupes d'action politique ne sont pas liées à la confiance interpersonnelle. Les relations les plus significatives avec la confiance interpersonnelle renvoient aux associations de quartier, aux groupes récréatifs et aux activités bénévoles. Ces groupes sont essentiellement apolitiques, bien que certaines associations de quartier puissent à l’occasion être impliquées dans une activité politique ; les groupes récréatifs et bénévoles sont moins susceptibles de l’être. Pour ce qui est du fait d’inculquer la confiance interpersonnelle, les arguments de Putnam sont corroborés par les données de l’ACSS.

TABLEAU 4.3. Facteurs de confiance interpersonnelle

Bêta

Bêta pondéré

Constante

8,224

Éducation postsecondaire

0,566

0,091

Âge (en années)

0,027

0,142

Marié

0,266

0,047

Emploi à temps plein

0,169

0,029

Revenu de 70 000 5 et +

0,329

0,051

Femme

0,293

0,051

Ruralité

0,124

0,018

Nombre d’années
dans la résidence actuelle

0,020

0,043

Heures de télévision/semaine

0,015

0,05

Heures de lecture
de journaux/semaine

0,003

0,004

Engagement civique

0,091

0,137

Engagement professionnel

-0,038

-0,019

Engagement politique

0,035

0,012

Très heureux de son sort

0,796

0,109

Craintif

-1,139

-0,178

r-carré

0,135

Remarque : les variables en gras sont statistiquement significatives à 0,05 ; régression des moindres carrés ordinaires.

Les facteurs de fiabilité et la confiance dans le gouvernement

  • 40 K. Newton, « Social Capital and Democracy », p. 579.
  • 41 Voir R. J. Dalton, Citizen Politics in Western Democracies : Public Opinion and Political Parties (...)

41La composante finale, et peut-être même la plus essentielle, de l’argument société civile/capital social renvoie au fait que l'engagement civique et la confiance interpersonnelle sont les conditions préalables à la démocratie. Une fois de plus, cet argument a d’abord été exprimé à un niveau global : dans les communautés où les gens sont engagés et où on trouve de hauts niveaux de confiance interpersonnelle, le caractère démocratique d’un gouvernement peut correspondre à la confiance qu’on a dans celui-ci. Si l’on traduit ce qui vient d’être dit à un niveau individuel, tout indique que la confiance interpersonnelle est positivement liée à la confiance dans le gouvernement et au crédit dont jouissent les institutions publiques. La relation conjecturale entre la confiance interpersonnelle et la confiance envers les institutions politiques est, à vrai dire, l’élément le plus controversé de l’argument société civile/capital social. Comme Newton le fait remarquer, « placer un haut niveau de confiance dans les gens ordinaires (confiance horizontale) est une chose, placer le même niveau de confiance dans les politiciens (confiance verticale) en est une autre40 ». De plus, la méfiance envers le gouvernement peut être comprise également comme une évaluation rationnelle faite par un citoyen informé. C’est l’argument qu’avance l’école de la mobilisation cognitive41.

Figure 4.10. Confiance interpersonnelle selon l'âge

Figure 4.10. Confiance interpersonnelle selon l'âge
  • 42 J. Brehm et W. Rahn, « Individual Level Evidence for the Causes and Consequences of Social Capital (...)

42Les résultats empiriques provenant d’autres études semblent soutenir à la fois l’approche de la société civile et l’approche de la mobilisation cognitive. Brehm et Rahn, en analysant des données provenant d’une étude américaine, ont découvert qu’un grand engagement civique s’accompagne d’une confiance diminuée envers le gouvernement, ce qui réfute directement la relation dont ils avaient émis l’hypothèse42. En d’autres mots, l’engagement au sein d’organisations communautaires a réduit la confiance envers les gouvernements. La confiance interpersonnelle, toutefois, a un effet positif sur la confiance envers les institutions gouvernementales. Cet effet est appréciable, mais moindre que l’effet de trois autres variables, à savoir la croyance que les représentants gouvernementaux ne sont pas préoccupés par les besoins des citoyens (effet négatif), la satisfaction générale à l’égard de la vie (effet positif) et les prévisions économiques positives (effet positif). Ces résultats confortent l’hypothèse selon laquelle l’engagement civique contribue à la confiance interpersonnelle, laquelle, à son tour, contribue à la confiance dans le gouvernement.

FIGURE 4.11. Effets de la confiance interpersonnelle

FIGURE 4.11. Effets de la confiance interpersonnelle
  • 43 N. Nevitte, The Decline of Deference.

43D’autres analyses ont toutefois abouti à des conclusions différentes. Dans son analyse des données du World Value Survey que l’on trouve dans le présent ouvrage, Roese conclut que le déclin de la confiance envers le gouvernement n’est pas lié au déclin de la confiance interpersonnelle, mais renvoie plutôt à un déclin généralisé de la confiance envers les grandes institutions. Il conclut également que les changements économiques n'expliquent pas le déclin de la confiance envers le gouvernement. Il prétend plutôt que le sentiment d’efficacité et l’activisme politique sont les deux indices les plus marquants de la confiance envers le gouvernement. À vrai dire, Roese pense qu’il y a là une relation négative : en fait, les individus qui ont un sens aiguisé de l’efficacité et sont actifs sur le plan politique ont une moins grande confiance que les autres dans le gouvernement. Les conclusions de Roese correspondent aux résultats de Nevitte, qui affirme que le déclin de la confiance envers les institutions politiques chez les Canadiens dépend de l’âge, de l’éducation, de l’intérêt pour la politique et des orientations propres aux valeurs postmatérialistes43. Plus précisément, Nevitte a découvert que les individus qui sont plus jeunes, mieux instruits et plus intéressés par la politique et sont d’orientation postmatérialiste ont tendance à avoir moins confiance dans les institutions politiques que les autres citoyens.

Les résultats

44Plusieurs mesures de la confiance envers le gouvernement et les institutions ont été utilisées pour explorer les liens entre l’engagement civique, la confiance interpersonnelle et la confiance envers les institutions gouvernementales. On a demandé aux répondants quel était le degré de confiance qu’ils avaient envers les gouvernements fédéral et provincial et jusqu'à quel point ils avaient confiance dans un certain nombre d’institutions, à savoir la Cour suprême, la police et les partis politiques. On leur a également demandé quelle était leur confiance envers un certain nombre d’institutions non gouvernementales, par exemple le United Way.

  • 44 Il conviendrait de noter ici qu’il y a une corrélation positive entre la confiance interpersonnell (...)

45Les analyses statistiques ont montré que la confiance interpersonnelle est un indice significatif de la confiance dans le gouvernement et les institutions politiques (voir la figure 4.11). Dans l’analyse régressive, la confiance interpersonnelle était un indice statistiquement significatif pour toutes les mesures de confiance envers le gouvernement et les institutions politiques (voir le tableau 4.4). En réalité, la confiance interpersonnelle était le plus fort indice de confiance envers le gouvernement, la police et les partis politiques. Ces résultats soulignent la valeur de l’argument société civile/capital social, car ils confirment, du moins au niveau individuel, la présence d’une relation entre la confiance interpersonnelle et la confiance envers le gouvernement et les institutions politiques. Il faut noter toutefois que ces analyses montrent que la confiance interpersonnelle et la confiance dans le gouvernement ont un lien entre elles, et rien de plus ; il demeure possible, en effet, que la causalité aille en sens contraire, c’est-à-dire que ce soit la confiance envers les institutions publiques qui incite les individus à se faire confiance44.

46L’engagement civique a peu d’effets directs sur la confiance envers les gouvernements ou les institutions publiques. La relation bivariée entre l’engagement civique et les mesures de la confiance n'était statistiquement significative que pour la confiance envers la Cour suprême, les partis politiques, la police et le gouvernement fédéral. Dans l’analyse régressive, l’engagement civique n’était un indice statistiquement significatif que pour la seule confiance envers les partis politiques. Si on examine l’engagement civique selon ses différentes composantes, on observe que seuls l’engagement auprès d’une Église, l’appartenance à un groupe ethnique et l’appartenance à une association récréative ont un lien solide et positif avec les mesures de confiance (les données ici sont absentes). Ces résultats indiquent par-dessus tout que, si l’engagement civique a un effet significatif sur la confiance envers le gouvernement, il est surtout indirect. Autrement dit, c’est par l’effet de l’engagement civique sur la confiance interpersonnelle que cet effet se produit, et par l’effet de la confiance interpersonnelle sur la confiance envers les institutions politiques.

TABLEAU 4.4. Facteurs de confiance dans le gouvernement et confiance dans les institutions politiques (coefficients bêta)

TABLEAU 4.4. Facteurs de confiance dans le gouvernement et confiance dans les institutions politiques (coefficients bêta)

Remarque : les variables en gras sont statistiquement significatives à 0,05.

47Les mesures de confiance envers le gouvernement ne peuvent être séparées des évaluations de sa performance, ni de l'attachement des répondants à un parti et à des tendances idéologiques. Il n’est pas surprenant que l’affiliation politique ait eu un effet marquant sur la confiance envers les deux niveaux de gouvernement. L’analyse régressive a montré que le plus fort indice de confiance envers le gouvernement fédéral (libéral) et le quatrième indice de cette confiance étaient l’identification au Parti libéral fédéral. Le fait de s’identifier à un admirateur du Reform Party a eu un effet négatif statistiquement significatif sur les deux mesures. Encore plus frappant fut l’effet de l’affiliation au Parti conservateur provincial sur la confiance envers le gouvernement conservateur provincial albertain (voir le tableau 4.4).

48L’efficacité politique (mesurée par ceux qui sont d’accord ou très d’accord avec l’affirmation « un individu moyen peut influencer les décisions politiques ») fut un indice statistiquement significatif de la confiance envers le gouvernement fédéral, le gouvernement provincial et les partis politiques (voir le tableau 4.4). À première vue, cela semble aller à l’encontre des résultats de Roese qui soutiennent que le sentiment d’efficacité contribue à la diminution de la confiance dans le gouvernement. Il faut noter toutefois que Roese utilise une mesure d'efficacité générale, alors que cette étude utilise une mesure d’efficacité politique. Aucune mesure comparable à celles utilisées par Roese n’était disponible pour cet ensemble de données. Or c'est une chose de conclure que ceux qui croient pouvoir influencer les décisions politiques ont une grande confiance dans le système politique, et c’en est une autre de conclure que ceux qui croient pouvoir contrôler leur entourage ont une plus grande confiance. Néanmoins, ces résultats indiquent la nécessité d’explorer le paramètre de l’efficacité, c’est-à-dire d’explorer plus en profondeur la relation qui existe avec la confiance dans le gouvernement.

49L’analyse régressive confirme la conclusion de Roese que l’activisme politique renforce la méfiance envers le gouvernement. L’engagement politique a un effet négatif statistiquement significatif sur toutes les mesures de confiance envers le gouvernement, sauf pour la confiance envers le gouvernement fédéral et les partis politiques. Lorsqu’on étudie l’engagement politique selon ses différentes composantes, on observe que l’appartenance à un parti politique a un faible effet négatif sur toutes les mesures de confiance, sauf quand il s’agit de la confiance envers les partis politiques. L’appartenance à un groupe d’action politique a un effet négatif plus fort et plus persistant. Ces résultats vont dans le même sens que l'approche de la mobilisation cognitive, car ils indiquent que les individus qui sont les plus étroitement engagés dans le système politique sont insatisfaits de ce qu’ils voient. Cela dit, il est également possible que l’activisme politique en question soit propre aux Albertains, comme c'est le cas pour l’appartenance au parti anti-étatique du Reform ou l’appartenance à un groupe hostile au gouvernement comme la Canadian Taxpayers’ Federation ou la National Citizens’ Coalition.

FIGURE 4.12. Confiance dans le gouvernement selon l'âge

FIGURE 4.12. Confiance dans le gouvernement selon l'âge
  • 45 N. Nevitte, The Decline of Deference.

50L’effet de l’âge sur les mesures de confiance envers le gouvernement pose problème. L’approche de la société civile et l’approche de la mobilisation cognitive indiquent que l’âge devrait avoir un lien positif avec la confiance envers le gouvernement et les institutions politiques. Selon Putnam, les générations nées après la Seconde Guerre mondiale sont moins civiques ; par conséquent, elles devraient avoir moins confiance dans les autres et dans le gouvernement et les institutions publiques. De même, l’approche de la mobilisation cognitive soutient que les générations plus jeunes, mieux instruites et plus impliquées sur le plan cognitif, préfèrent des modes de participation politique non traditionnels, alors que les générations plus âgées appuient davantage les institutions politiques traditionnelles45.

FIGURE 4.13. Confiance dans les institutions

FIGURE 4.13. Confiance dans les institutions
  • 46 Ibidem, p. 57 ; voir figures 3 et 4.

51Pourtant, contrairement à ces prévisions, on observe que, parmi les répondants de l’ACSS, les 35 ans et moins sont ceux qui ont le moins confiance dans les autres, et ont le plus confiance dans le gouvernement et les institutions politiques (voir les figures 4.12 et 4.13). Comme le tableau 4.4 l’indique, l'âge a un effet négatif statistiquement significatif sur toutes les mesures de confiance, sauf dans deux cas. Les jeunes baby-boomers (âgés de 35 à 44 ans) sont ceux qui ont le moins confiance dans les institutions politiques. Ces résultats ne correspondent pas entièrement à ceux de Nevitte. Dans son analyse des données provenant d’une étude de 1990, celui-ci observe que les cohortes les moins confiantes envers les institutions gouvernementales sont celles dont les membres ont entre 25 et 34 ans46. Il s'agit donc exactement de la même cohorte dont les membres ont maintenant entre 35 et 44 ans dans l’ACSS de 1999. Ainsi donc, la relation avec la confiance interpersonnelle existe parmi les cohortes de tous âges ; autrement dit, l’âge et la confiance interpersonnelle sont des variables indépendantes par rapport à la confiance envers le gouvernement.

  • 47 Cet indice a été réalisé à partir de quatre mesures de confiance, à savoir la confiance dans le go (...)

52En revanche, l’effet générationnel qui ressort de ces données est instructif. Si ces données démontrent un effet cohorte plutôt qu’un effet lié au cycle de vie, alors elles indiquent que la confiance envers les gouvernements augmentera avec le temps, quand les nouvelles générations auront remplacé les baby-boomers un peu cyniques. La figure 4.14 met en évidence la relation qui existe entre l’âge et la confiance envers les institutions gouvernementales chez les Canadiens (nous avons utilisé ici les données du Canadian Election Study). Bien que la perspective soit légèrement moins sombre que dans les données de l’ACSS, il n’en demeure pas moins que le même profil subsiste : les répondants dont l’âge était de 33 à 52 ans en 1997 (c’est-à-dire la même cohorte que ceux qui ont entre 35 et 54 ans dans l’ACSS de 1999) sont ceux qui ont le moins confiance dans les institutions politiques47. Si ces mêmes perspectives se confirment sur une longue période, on peut s’attendre à ce que la crise actuelle de la confiance envers le gouvernement diminue, lorsque les baby-boomers représenteront une proportion moins grande de la population.

53Cette analyse des données de l’Alberta indique qu’il est tout à fait justifié d’utiliser l’argument société civile/capital social. L’engagement civique jusqu’à un certain point présuppose la confiance interpersonnelle. La relation entre ces deux concepts repose en partie sur des facteurs communs : l’âge, l’éducation postsecondaire, le fait d’être marié et une prospérité relative. Par-delà ces données, on observe que l’engagement dans les associations faisant partie de la société civile favorise la confiance entre citoyens. Bien que l’engagement civique ne soit pas directement lié à la confiance dans les institutions politiques, la confiance interpersonnelle est un indice marquant de la confiance envers celles-ci. Cette constatation corrobore l’argument de Putnam et des autres auteurs qui soutiennent que le déclin de l’engagement civique et de la confiance interpersonnelle peut d’une certaine manière contribuer au déclin de la confiance dans les institutions politiques.

Conséquences pour les politiques

54Au début de cet article, nous avons fait remarquer que les résultats présentés n’étaient qu’un préliminaire. Ils sont basés sur des données provenant d’études consacrées à une province plutôt atypique (l’Alberta) et ne sont dès lors pas entièrement concluants. Une recherche plus approfondie devra donc être menée avant de prendre des initiatives politiques fondées sur ces résultats. Cela dit, il serait utile de considérer, au moins de façon préliminaire, les types d’initiatives politiques qui pourraient correspondre aux résultats de cette étude. Développer de telles politiques n’est pas une tâche facile. L’argument de la société civile est par nature communautaire : il envisage un engagement collectif et volontaire généralisé dans le domaine de la société civile comme une base sur laquelle repose la gouvernance démocratique. Si la société civile au Canada ou aux États-Unis a chuté ces dernières décennies, cela est dû en partie à une éthique atomiste et individualiste propre à ces sociétés. En outre, la société civile est par définition en dehors du domaine de l’État. Il y a donc des limites propres aux politiques publiques quant à la capacité de revitaliser la société civile. De plus, dans une société qui valorise l’autonomie individuelle et la diversité, il y a peu de place pour une intervention de l’État touchant certains domaines. Par exemple, assister régulièrement à des offices religieux est, selon plusieurs études, un puissant indice d’engagement civique. Exiger de l’État qu’il favorise une telle pratique serait toutefois très inopportun dans un système moderne libéral.

  • 48 W. A. Galston, « Won’t You Be My Neighbor ? », p. 16.

55Il faut noter aussi que la notion de société civile est hautement flexible et peut être utilisée dans des programmes qui se situent aux antipodes de l'éventail politique. Comme William Galston le fait remarquer, « cette nouvelle insistance sur la société civile peut être détournée : sur la droite, pour miner le gouvernement ; sur la gauche, pour réanimer le combat des années 1960 contre le libéralisme au nom de la démocratie participative48 ». La flexibilité de la notion de société civile ainsi que la possibilité que des programmes spécifiques préexistants soient élaborés au nom de la revivification de celle-ci renforcent la nécessité de développer des politiques intimement liées aux résultats de la recherche, du moins lorsqu’il est question d’aborder les changements concernant les caractéristiques de cette société.

56À la lumière de ces mises au point, les discussions qui vont suivre se pencheront plus spécialement sur les barrières de la confiance interpersonnelle et de l’engagement civique, ainsi que sur les solutions possibles qui peuvent éliminer ces barrières. La discussion adoptera la logique de nos recherches, autrement dit nous observerons d’abord la relation entre la confiance interpersonnelle et la confiance envers le gouvernement, ensuite la relation entre l’engagement civique et la confiance interpersonnelle, et enfin nous aborderons des questions plus larges telles que la taille du gouvernement, le rôle de l’État dans la gestion du secteur bénévole et l’importance de la performance institutionnelle.

Favoriser la confiance interpersonnelle

  • 49 K. Newton, « Social Capital and Democracy », p. 580.

57L’analyse des données de l’ACSS montre que la confiance interpersonnelle est un indice marquant de la confiance envers le gouvernement et les institutions politiques. Cette relation existe indépendamment de l’effet générationnel. L’analyse des facteurs qui déterminent la confiance interpersonnelle nous indique par contre que les Albertains plus âgés et mieux instruits ont tendance à être plus confiants. Alors que peu de choses peuvent être faites pour contrer l’effet générationnel, il est toutefois intéressant de noter qu’une éducation supérieure a des effets positifs bien au-delà des bienfaits économiques. Comme Newton le souligne, « l’éducation nous dote d’un savoir général concernant un ensemble de dates, de lieux, de noms, d’événements, de concepts, de références et de citations qui améliore l'interaction sociale des individus, qui sans cela seraient dispersés. L’école [...] développe la compréhension d’idées abstraites comme la citoyenneté, la confiance, la justice, l'égalité, le bien commun, et la règle d’or49 ». La tendance actuelle, qui fait de l’éducation secondaire et postsecondaire un lieu réservé à l’apprentissage d’un métier, nous éloigne de la fonction socialisante de l’éducation. De plus, étant donné que l’éducation postsecondaire est devenue difficilement viable financièrement pour plusieurs Canadiens, l’écart existant entre les salaires et la confiance générale risque d’augmenter plutôt que de diminuer. Garantir l’accessibilité à une éducation postsecondaire est donc un moyen d’assurer des réserves de confiance interpersonnelle et peut-être même de les augmenter.

58Le fait que la peur de marcher la nuit dans son propre quartier soit un bon indice du peu de confiance interpersonnelle nous amène à soulever la question du taux de criminalité et de la façon dont on conçoit celui-ci. Il est impossible de déterminer si les répondants qui ont dit avoir peur de marcher dans leur quartier la nuit réagissaient de manière exagérée à leur perception du taux de criminalité ou s’ils réagissaient en fonction d’un véritable risque de criminalité. Étant donné que l’impression générale des Canadiens est que le taux de criminalité est en hausse, alors qu’en fait il tend à descendre, il ne serait pas inutile d’entreprendre une campagne d’information publique pour atténuer significativement ce genre de peur.

Engagement civique et confiance interpersonnelle

59Un des facteurs les plus déterminants de confiance interpersonnelle parmi les répondants de l’ACSS est l’engagement civique ou l’engagement au sein d’organisations communautaires bénévoles. Afin de renforcer la confiance interpersonnelle, les gouvernements pourraient encourager l'engagement civique. Il faut, par contre, reconnaître que la majorité des facteurs déterminant l’engagement civique constatés dans cette étude ne sont pas concernés par les politiques publiques. Le gouvernement ne peut pas faire grand-chose, par exemple, pour décourager les gens de regarder la télévision.

  • 50 Statistiques Canada, Caring Canadians, p. 38.
  • 51 Il faut admettre que les entreprises poursuivent un but qui est le leur dans les activités de char (...)

60Le fait que les structures familiales traditionnelles aient un lien avec l’engagement civique nous laisse croire que certaines politiques pourraient favoriser de telles initiatives. Mais, en réalité, de telles politiques seraient totalement inappropriées, si on considère les résultats de cette étude. Le fait, par exemple, que le divorce ait un lien avec le désengagement, tout spécialement chez les hommes, ne nous indique pas nécessairement que le divorce engendre le désengagement. Il est tout à fait possible, en effet, que les traits personnels qui contribuent au désengagement puissent également contribuer à la propension au divorce. Une meilleure manière d'envisager le fait que les structures familiales traditionnelles, spécialement celles où les deux parents ont un revenu, aient un lien positif avec l’engagement civique, serait de penser les choses en fonction du temps disponible à consacrer à la communauté. Dans son étude sur le don, le bénévolat et la participation, Statistiques Canada a constaté que la raison principale que les gens donnaient pour ne pas être bénévoles était un manque de temps50. La croissance des familles à deux revenus a créé une pression autant sur les femmes que sur les hommes. Cette pression s’accompagne de pressions économiques qui poussent les gens à travailler de longues heures ou à faire des heures supplémentaires, voire même à avoir plus d’un emploi. Dans la mesure où le rapport au temps limite l'engagement dans la communauté, des heures de travail plus flexibles pourraient faciliter le bénévolat et atténuer les pressions qui s’exercent sur les familles. Certaines entreprises, d’ailleurs, accordent du temps libre aux membres de leur personnel qui participent à des événements communautaires en lien avec la compagnie, facilitant par là l’engagement social51.

  • 52 W. A. Galston, « Won’t You Be My Neighbor ? », p. 16.

61Bien que le gouvernement puisse légiférer sur des questions concernant les heures de travail et inciter les entreprises à encourager le bénévolat, nous devons reconnaître que la responsabilité de ces changements revient principalement aux entreprises (ou aux gouvernements lorsqu’ils sont employeurs). Ceci soulève la question de la relation entre le marché et la société civile. William Galston souligne que, si on veut que la société civile soit encouragée aux États-Unis, il faudra que « les conservateurs favorables au marché libre reconnaissent que les opérations de l’économie contemporaine ne sont pas toujours compatibles avec la société civile. Alors que le capital social est fortement identifié à un lieu, les entreprises accordent de moins en moins d’importance aux liens communautaires et historiques52 ». Les citoyens qui travaillent de longues heures dans une situation d'insécurité sont moins disposés à s’engager dans la communauté que les individus qui ont une sécurité d’emploi et une certaine réciprocité de la part de leurs employeurs.

62Les gouvernements peuvent faciliter l’engagement civique en créant des cadres de travail dont les normes législatives encouragent la formation des associations bénévoles et réduisent les barrières propres à ces activités. Le Canadian Panel on Accountability and Governance in the Voluntary Sector (dirigé par un groupe d’associations nationales de bénévoles) a recommandé que les gouvernements, ainsi que le secteur privé, encouragent le développement du bénévolat par des contributions financières et par différentes formes de spécialisation. Cette association, inspirée d’une pratique britannique récente, a également recommandé la création d’ententes entre le gouvernement et les groupes de bénévoles, afin de définir l’essentiel de ce qui doit être fait des deux côtés et permettre ainsi une consultation des bénévoles dans l’élaboration des politiques. Elle a recommandé en outre que l’on apporte des changements aux processus de crédit d’impôt pour les dons de charité, la création d’une commission du bénévolat afin d’augmenter la responsabilité financière des groupes de bénévoles et la réforme des normes de gestion financière de ces organisations.

  • 53 Royaume-Uni, Compact on Relations Between Government and the Voluntary and Community Sector in Eng (...)

63Reconnaissant l’importance d’une coopération bien gérée entre le gouvernement et le monde des bénévoles, le gouvernement britannique a adopté une entente sur les relations entre les deux secteurs53. Cette entente prévoit que « l’activité bénévole et communautaire est fondamentale au développement d'une société démocratique et diversifiée ». Dans cette entente, le gouvernement britannique entend reconnaître l’indépendance des groupes de bénévoles, afin de fournir un financement stratégique s’échelonnant sur plusieurs années, d’évaluer les nouvelles politiques en fonction de leurs effets potentiels sur le monde des bénévoles et de promouvoir des relations de travail effectives entre le gouvernement et ce secteur.

  • 54 T. Janoski, Citizenship and Civil Society, p. 233.
  • 55 O’Connor, Mapping Social Cohesion, p. 4.

64Bien qu’il soit difficile pour le gouvernement de prendre des mesures qui encouragent directement l’engagement civique, il est utile de penser celui-ci comme un bénéfice indirect des programmes élaborés pour des objectifs différents. Par exemple, un centre de jour tenu par un groupe de parents attire ceux-ci au sein d’une organisation communautaire, alors qu’un centre de jour privé tenu par un entrepreneur traite les parents comme de simples clients. Dans la mesure où l’argument de la société civile est vrai, l’organisation tenue par les parents produit un bénéfice social relié au capital social, alors que l’autre ne le fait pas. Des programmes élaborés dans le but d’inviter les citoyens à participer ajoutent au capital social de la communauté. Pour aborder la question du renforcement des liens communautaires aux États-Unis, Janoski favorise la croissance de la participation décisionnelle, au travail comme dans la communauté. Les droits de participation « sont des moyens d’amener la société vers la réciprocité54 ». Dans la même optique, Jonathan Lomas et Gerry Veenstra soutiennent que l’organisation des structures gouvernementales, comme, par exemple, les comités de santé régionaux dirigés en vue d’optimiser les relations et la collaboration, améliorerait le capital social, en plus de remplir l’objectif premier de donner des soins adéquats55. Une telle participation à la communauté et à l’élaboration des programmes gouvernementaux répondrait au besoin qu’ont les citoyens d’une plus grande participation aux prises de décisions et manifesterait une plus grande préoccupation de la part du gouvernement face aux demandes des citoyens.

65Bien qu’un plus grand engagement des citoyens dans les prises de décisions concernant les différents services soit un objectif souhaitable, il faut noter qu’il y a une différence qualitative entre de telles mesures et le fait que le gouvernement se décharge de ses responsabilités. Rien n’indique que le retrait de l’État encouragerait la création d’un capital social.

Le gouvernement restreint-il l’engagement civique ?

  • 56 W. A. Galston, « Won’t You Be My Neighbor ? », p. 17.

66Certains partisans de la société civile prétendent que le gouvernement « restreint » la société civile en assumant plusieurs des fonctions jadis réservées aux groupes bénévoles privés. La croissance de la richesse, selon cet argument, a réduit le besoin d’organismes de charité. À l’heure actuelle, dès que l’État se retire, les organisations civiques tendent à le remplacer. Au sujet de cet argument, Galston fait remarquer que, dès que la ville de New York se retire, « de nouvelles organisations de quartier surgissent à la fois pour former un nouveau partenariat avec le secteur public et aussi pour combler, grâce à leurs efforts, les lacunes constatées56 ».

  • 57 T. Janoski, Citizenship and Civil Society, p. 134-135.

67L'argument selon lequel l’État restreint le bénévolat et ne favorise pas la formation du capital social n’est pas confirmé par les résultats empiriques des études transnationales de Thomas Janoski. Cette étude compare les taux de bénévolat dans les sociétés sociales démocrates et libérales. Les sociétés libérales sont celles qui ont le moins d’avantages sociaux et favorisent le moins la citoyenneté sociale ; elles comprennent le Canada et les États-Unis. L’étude a montré que, lorsque les activités religieuses et l’appartenance syndicale sont mises entre parenthèses, les taux d'appartenance à une association bénévole ne sont pas si différents d’un type de pays à l’autre, bien que les taux aient été légèrement supérieurs dans les pays libéraux. Les États-Unis avec leurs services sociaux minimum ont en fait des taux pratiquement identiques à ceux de la Suède, de la Norvège et des Pays-Bas, et à peine différents de ceux du Canada57. Ces résultats indiquent que les États qui comptent plusieurs services sociaux ne restreignent d’aucune façon le bénévolat.

  • 58 Canada West Foundation, Alternative Service Delivery Project : Research Bulletin, Calgary, Canada (...)

68L’idée discutable selon laquelle l’État restreint la société civile s’avère une compréhension un peu simpliste de la relation entre la société et l’État. Dans le modèle canadien tout particulièrement, les associations bénévoles dépendent très souvent du financement gouvernemental. Par exemple, une étude portant sur 72 agences de services sociaux non lucratives dans les quatre provinces de l’Ouest et en Ontario a démontré que, en moyenne, 81 % des revenus annuels du groupe provenaient du gouvernement58. Les bénévoles étaient pourtant une composante fondamentale des services rendus par ces agences qui comptaient environ 60 bénévoles. Ceci indique que l’appui de l’État et le bénévolat sont complémentaires et ne se font pas concurrence. Encore une fois, il y a lieu de faire une distinction entre la collaboration des associations communautaires et du gouvernement pour les services sociaux (qui encouragent l’engagement civique) et la privatisation des services (qui transforment les services sociaux en une marchandise accordée selon la perspective de profit).

Arrangements politiques et performance institutionnelle

69Même en admettant que l'engagement civique et la confiance interpersonnelle contribuent à la confiance dans les institutions politiques, il ne s’ensuit pas que les préoccupations concernant les arrangements politiques et la performance institutionnelle ne soient pas pertinentes. Les résultats préliminaires de cet article indiquent que l’hypothèse d’une société centrée sur l’argument société civile/capital social n’offre qu’une explication partielle du désenchantement à l’endroit du gouvernement et des institutions politiques. De plus, les résultats statistiques indiquent une corrélation entre la confiance interpersonnelle et la confiance envers le gouvernement, mais ne spécifient pas une direction causale.

  • 59 B. Edwards et M. W. Foley, « The Paradox of Civil Society ».

70Dans leur critique de l’argument de Putnam, Foley et Edwards soutiennent que Putnam ne parvient pas à prendre en considération une variable politique59. Cette variable comprend les organisations politiques (mouvements sociaux, groupes d’intérêts, partis politiques) qui ont un rôle important dans la société et les règlements politiques dominants qui régissent les règles du jeu, les joueurs et les résultats acceptables. Ils estiment que les règlements politiques sont souvent déterminés par les éléments les mieux nantis ou les plus influents de la société civile. En ce sens, les arrangements politiques peuvent représenter une trahison de la confiance que la société civile place dans les politiciens et les partis politiques. En deux mots, leur argument est que la méfiance envers la classe politique est peut-être le résultat d’une trahison de la confiance et non le résultat du déclin de la société civile.

  • 60 M. Levi, « A State of Trust », p. 85 ; idem, « Social and Unsocial Capital : A Review Essay of Rob (...)
  • 61 M. Levi, « A State of Trust », p. 92.

71De la même manière, Margaret Levi souligne que les institutions, y compris les institutions gouvernementales, peuvent influencer la confiance en fournissant l’assurance que ceux qui ne respectent pas les normes sociales seront punis. Levi soutient que les États qui sont en mesure de contrôler les lois, de sanctionner les criminels et de fournir de l’information et des garanties à propos de ceux qui méritent la confiance sont des États capables d’engendrer la confiance interpersonnelle60. En plus d’accomplir ces fonctions de base, les États peuvent également engendrer la confiance en inspirant un sentiment de justice. Un important moyen pour y parvenir est d’impliquer les citoyens dans le processus politique décisionnel « de manière à les rendre conscients des questions débattues et à les inclure dans les pourparlers qui mènent aux compromis61 ». Finalement, Levi soutient que les États sont susceptibles d’engendrer la confiance interpersonnelle lorsqu’ils répondent judicieusement à la confiance des citoyens. Les gouvernements qui respectent leurs promesses et traitent les citoyens dignement rendent les citoyens plus confiants et plus fidèles.

  • 62 J. Brehm et W. Rahn, « Individual Level Evidence for the Causes and Consequences of Social Capital (...)
  • 63 E. Muller et M. A. Seligson, « Civic Culture and Democracy ».

72Brehm et Rahn ont mis de l'avant certaines données empiriques qui corroborent l’argument de Levi selon lequel l’État peut engendrer la confiance interpersonnelle. Selon leur modèle, le plus puissant facteur déterminant la confiance interpersonnelle est la confiance envers les institutions gouvernementales. Ce résultat « implique qu’une pauvre performance de la part du gouvernement peut amorcer une chute dramatique du capital social, tout d’abord en minant la confiance et ensuite en alimentant le cycle de réciprocité62 ». De même, des recherches transnationales entreprises par Muller et Seligson ont montré que de bas niveaux de confiance interpersonnelle ne sont pas un obstacle à la démocratisation, mais que l’expérience à long terme de la démocratie engendre la confiance interpersonnelle. Selon leurs résultats, la confiance interpersonnelle est le produit de la démocratie et non sa cause63. Au vu de cet état de fait, il apparaît qu’une approche des politiques qui considérerait le désengagement et le désenchantement des citoyens comme une simple fonction des arrangements sociaux risquerait d’aggraver le problème en ignorant la question fondamentale de la performance gouvernementale et institutionnelle. Ceci signifie concrètement que la recommandation d’un changement institutionnel, comme celui proposé par Docherty et Nadeau dans ce volume, devrait être sérieusement prise en compte. De telles réformes devront se concentrer sur la capacité du gouvernement à répondre aux besoins des citoyens, mais devront aussi encourager un comportement « digne de confiance » de la part des acteurs politiques.

Conclusion

73L’analyse présentée dans cette étude offre une tentative d’explication partielle au problème du mécontentement des citoyens. Cette étude confirme l'argument société civile/capital social. Selon cet argument, l’engagement au sein d’organisations communautaires semble contribuer à la confiance interpersonnelle, qui, à son tour, est liée à la confiance envers le gouvernement et les institutions politiques. Bien que plusieurs contraintes empêchent le gouvernement d’encourager l’engagement civique, le développement des mécanismes de consultation des citoyens et de l’administration communautaire des services peut s’avérer efficace. Rien n’indique que le retrait du gouvernement va encourager le développement du capital social, mais il semble que la performance du gouvernement puisse avoir un effet sur la confiance en général.

74Des recherches ultérieures concernant les relations entre l’engagement civique, la confiance interpersonnelle et la confiance envers les gouvernements seront nécessaires. De telles recherches devront avoir une portée nationale et en même temps rester sensibles aux variations régionales et interprovinciales susceptibles de se manifester. Il est également important que ces recherches examinent les relations entre ces variables au niveau sociétal, ou global, en plus du niveau individuel. Cela permettra une évaluation plus profonde de l’argument au niveau de l’organisation sociale et des normes sociétales.

Notes

1 Voir, dans le présent ouvrage, les articles de M. Kanji (chapitre 3) et R. Nadeau (chapitre 2).

2 Pour un examen des explications possibles de ce phénomène, voir J. Nye, « In Government We Don’t Trust », in Foreign Policy, 108 (1997), p. 99-111.

3 L’Alberta Civil Society Survey [Enquête sur la société civile de l’Alberta] fut entrepris par le Research Unit for the Civil Society à l’Université de Calgary. Les fonds pour cette étude provenaient de la Donner Fundation. Ni le RUSCS ni la Donner Fundation n’assument la responsabilité des jugements portés dans cet article.

4 Voir G. Almond et S. Verba, The Civic Culture : Political Attitudes and Democracy in Five Nations, Newbury Park, Sage Publication, 1963 ; et R. Inglehart, Culture Shift, Princeton, Princeton University Press, 1990. La présente analyse est mise en doute par d'autres chercheurs : cf. E. Muller et M. A. Seligson, « Civic Culture and Democracy : The Question of Causal Relationships », in American Political Science Review, 88 (3) (1994), p. 635-652.

5 J. Brehm et W. Rahn, « Individual Level Evidence for the Causes and Consequences of Social Capital », in American Journal of Political Science, 41 (3) (1997), p. 999-1023.

6 Pour une excellente vue d’ensemble des ouvrages sur la question, voir P O’Connor, Mapping Social Cohesion (CPRN Discussion Paper Number E01), disponible sur Internet : <http://www.cprn.ca>

7 W. A. Galston, « Won’t You Be My Neighbor ? », in The American Prospect, 26 (1996), p. 16.

8 B. Edwards et M. W. Foley, « The Paradox of Civil Society », in Journal of Democracy, 7 (1996), p. 3.

9 T. Janoski, Citizenship and Civil Society : A Framework of Rights and Obligations in Liberal, Traditionnal and Social Democratic Regimes, Cambridge, Cambridge University Press, 1998, p. 12-13.

10 R. Putnam, « Tuning in. Tuning out : The Strange Disappearance of Social Capital in America », in Political Science and Politics, 28 (décembre 1995), p. 664.

11 R. Putnam, Making Democracy Work : Civic Traditions in Modem Italy, Princeton, Princeton University Press, 1993, p. 171.

12 K. Newton, « Social Capital and Democracy », in American Behavioral Scientist, 40 (5) (1997), p. 575-586.

13 R. Putnam, Making Democracy Work, p. 171-172.

14 Ibidem, p. 173-174.

15 Newton, « Social Capital and Democracy », p. 579.

16 Ibidem, p. 579.

17 Ibidem, p. 581.

18 O’Connor, Mapping Social Cohesion, p. 13.

19 N. Eliasoph, Avoiding Politics : How American Produce Apathy in Everyday Life, Cambridge, Cambridge University Press, 1998.

20 Ibidem, p. 230.

21 Ibidem.

22 J. Van Deth, « Interesting But Irrelevant : Social Capital and the Salience of Politics in Western Europe », in European Journal of Political Research, 37 (2000), p. 115-147.

23 J. Brehm et W. Rahn, « Individual Level Evidence for the Causes and Consequences of Social Capital », p. 1000.

24 Ibidem.

25 R. Putnam, « Bowling Alone : America’s Declining Social Capital », in Journal of Democracy, 28 (1995), p. 666.

26 Statistiques Canada, Caring Canadians, Involved Canadians : Highlights from the 1997National Survey of Giving Volunteering and Participating, Ottawa, 1998, p. 27.

27 L’enquête sur la participation civique menée par Statistiques Canada a constaté des situations légèrement différentes d’engagement dans les associations. Parmi les déclarations des répondants, les activités les plus fréquemment déclarées sont, par ordre décroissant, les activités dans des organisations rattachées au travail, les activités sportives ou récréatives, religieuses, communautaires ou liées à l’école, culturelles, éducatives, les activités de passe-temps, les activités rattachées à des organisations politiques. Voir Statistiques Canada, Caring Canadians, p. 43.

28 Le « membership » des partis politiques est étonnamment haut.

29 L’analyse de fiabilité a donné les résultats alpha suivants : 0,4124 pour l’indice d’engagement civique ; 0,1674 pour l’indice d’engagement dans le marché ; 0,2460 pour l’indice d’engagement politique. Cela semble indiquer que l'indice d’engagement civique incarne le mieux le concept qu’il essaie de mesurer. Les résultats alpha pour les indices d’engagement professionnel et d’engagement politique sont faibles ; ce qui reflète un bas degré de corrélation parmi les éléments qui y sont inclus. Ils ont néanmoins été retenus parce qu’ils reflètent les définitions de l’engagement lié au marché et de l’engagement politique. Là où cela convenait, les trois indices sont ventilés pour démontrer l’effet de types particuliers d’engagement sur d’autres variables.

30 Putnam, « Tuning in, Tuning out ».

31 J. Brehm et W. Rahn, « Individual Level Evidence for the Causes and Consequences of Social Capital », p. 1015.

32 Putnam, « Tuning in, Tuning out ».

33 Une étude menée par Statistiques Canada en 1997, qui comprenait des groupes rattachés à leur travail dans sa définition des organisations, découvrit que la cohorte la plus susceptible de participer était celle des personnes qui ont entre 45 et 54 ans, suivie de la cohorte des 55 à 64 ans. En regardant les taux de participation des bénévoles, la même étude constata que la cohorte des 35-44 ans était la plus active, suivie de celle des 45-54 ans, et enfin de la cohorte des personnes âgées de 15 à 24 ans. Ce qui contredit directement l’argument de Putnam de la « longue génération civique ». Voir Statistiques Canada, Caring Canadians, p. 44, 29.

34 La mesure de l’engagement civique utilisée dans cette analyse est très sensible aux variations des niveaux d’engagement ; les répondants qui ont les meilleurs résultats sont ceux qui occupent une position dominante dans une des catégories organisationnelles. Ce peut être un effet de l’âge, puisque des individus plus jeunes pourraient ne pas être jugés aptes à tenir un rôle de meneur dans une organisation. Pour mettre ce fait à l’épreuve, une autre mesure a été créée qui inscrit la position de meneur comme étant la même que celle d’un membre actif d’un groupe. La ventilation de l’âge sur les mesures de l’engagement n’a pas changé du tout avec cette autre mesure.

35 J. Brehm et W. Rahn, « Individual Level Evidence for the Causes and Consequences of Social Capital », p. 1015-1016.

36 Voir O’Connor, Mapping Social Cohesion.

37 Le résultat alpha qui mesurait la fiabilité de cette échelle était 0,4476.

38 Le coefficient de corrélation de Pearson est de 0,203 pour l’engagement civique, par comparaison avec le coefficient de 0,06 pour l’engagement professionnel et de 0,09 pour l’engagement politique.

39 B. Edwards et M. W. Foley, « The Paradox of Civil Society », p. 49.

40 K. Newton, « Social Capital and Democracy », p. 579.

41 Voir R. J. Dalton, Citizen Politics in Western Democracies : Public Opinion and Political Parties in the United States, Great Britain, West Germany and France, 1re édition, Chatham (NJ), Chatham House, 1988 ; et N. Nevitte, The Decline of Deference, Peterborough, Broadview Press, 1996.

42 J. Brehm et W. Rahn, « Individual Level Evidence for the Causes and Consequences of Social Capital », p. 1015.

43 N. Nevitte, The Decline of Deference.

44 Il conviendrait de noter ici qu’il y a une corrélation positive entre la confiance interpersonnelle et la confiance dans les organisations non gouvernementales, y compris les petites entreprises, le United way et les organisations religieuses.

45 N. Nevitte, The Decline of Deference.

46 Ibidem, p. 57 ; voir figures 3 et 4.

47 Cet indice a été réalisé à partir de quatre mesures de confiance, à savoir la confiance dans le gouvernement fédéral, la confiance dans le gouvernement provincial, la confiance dans les tribunaux et la confiance dans la fonction publique. La mesure alpha de fiabilité de cet indice était de 0,6645.

48 W. A. Galston, « Won’t You Be My Neighbor ? », p. 16.

49 K. Newton, « Social Capital and Democracy », p. 580.

50 Statistiques Canada, Caring Canadians, p. 38.

51 Il faut admettre que les entreprises poursuivent un but qui est le leur dans les activités de charité ; de ce point de vue, ce ne sont pas des initiatives entièrement bénévoles.

52 W. A. Galston, « Won’t You Be My Neighbor ? », p. 16.

53 Royaume-Uni, Compact on Relations Between Government and the Voluntary and Community Sector in England, Londres, Imprimeur de la Reine, 1998.

54 T. Janoski, Citizenship and Civil Society, p. 233.

55 O’Connor, Mapping Social Cohesion, p. 4.

56 W. A. Galston, « Won’t You Be My Neighbor ? », p. 17.

57 T. Janoski, Citizenship and Civil Society, p. 134-135.

58 Canada West Foundation, Alternative Service Delivery Project : Research Bulletin, Calgary, Canada West Foundation, 1999.

59 B. Edwards et M. W. Foley, « The Paradox of Civil Society ».

60 M. Levi, « A State of Trust », p. 85 ; idem, « Social and Unsocial Capital : A Review Essay of Robert Putnam’s Making Democracy Work », in Politics and Society, 24 (1996), p. 45-55.

61 M. Levi, « A State of Trust », p. 92.

62 J. Brehm et W. Rahn, « Individual Level Evidence for the Causes and Consequences of Social Capital », p. 1014.

63 E. Muller et M. A. Seligson, « Civic Culture and Democracy ».

Table des illustrations

Titre TABLEAU 4.1. Appartenance et activités au sein de groupes
Légende Source : compilé à partir de l'Alberta Civil Society Survey.
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Titre FIGURE 4.1. Engagement selon l’éducation
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Titre TABLEAU 4.2. Facteurs d’engagement civique, professionnel et politique
Légende * Significatif à p < 0,05.** Significatif à p < 0,01.
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Titre FIGURE 4.2. Engagement résultant de l'influence de la télévision
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Titre FIGURE 4.3. Engagement résultant de la lecture des journaux
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Titre FIGURE 4.4. Engagement selon l'âge
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Titre FIGURE 4.5. Engagement selon l’âge et le sexe
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Titre FIGURE 4.6. Engagement par années de résidence
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Titre FIGURE 4.7. Engagement civique selon le statut matrimonial
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Titre FIGURE 4.8. Engagement selon le type d'emploi
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Titre FIGURE 4.9. Hauts niveaux de confiance interpersonnelle
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Titre Figure 4.10. Confiance interpersonnelle selon l'âge
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Titre FIGURE 4.11. Effets de la confiance interpersonnelle
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Titre TABLEAU 4.4. Facteurs de confiance dans le gouvernement et confiance dans les institutions politiques (coefficients bêta)
Légende Remarque : les variables en gras sont statistiquement significatives à 0,05.
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Titre FIGURE 4.12. Confiance dans le gouvernement selon l'âge
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Titre FIGURE 4.13. Confiance dans les institutions
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Auteur

Département de science politique. Université de Calgary

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